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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

— Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon<br />

épaule, pauvre mignon!<br />

J’éclatai en sanglots, et je m’écriai :<br />

— Tu comprends qu’il faut que je te quitte… Et j’en mourrai!<br />

— Allons, tu es fou de parler ainsi… Est-ce que tu crois que je<br />

pourrais vivre sans toi, mon chéri?… Voyons, ne pleure pas, ne te<br />

désole pas…<br />

Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à<br />

chaque instant plus douce :<br />

— D’abord nous avons quatre mille francs… nous pouvons<br />

vivre quatre mois avec cela… Pendant ces quatre mois tu<br />

travailleras… Voyons, en quatre mois, si tu n’as pas le temps de<br />

faire un beau livre!… Mais ne pleure plus… parce que si tu<br />

pleures, je ne te dirai pas un gros secret… un gros, gros, gros<br />

secret… Sais-tu ce qu’elle fait, ta petite femme qui se doutait<br />

bien un peu de cela?… le sais-tu?… Eh bien! depuis trois jours,<br />

elle va au manège, elle prend des leçons d’équitation… et,<br />

l’année prochaine, comme elle sera très forte, Franconi l’engagera…<br />

Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute école?…<br />

Deux mille, trois mille francs par mois… Ainsi, tu vois qu’il n’y a<br />

pas de quoi se désoler, pauvre mignon!<br />

Toutes les déraisons, toutes les folies m’étaient bonnes. Je m’y<br />

accrochais désespérément, comme le marin per<strong>du</strong> s’accroche aux<br />

épaves incertaines que la vague pousse. Pourvu qu’elles me soutinssent<br />

un instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux<br />

récifs, vers quelles profondeurs plus noires, elles<br />

m’entraîneraient. Je conservais aussi cet espoir absurde <strong>du</strong><br />

condamné à mort qui, jusque sur la sanglante plate-forme,<br />

jusque sous le couteau, attend un événement impossible, une<br />

révolution instantanée, une catastrophe planétaire, qui le délivreront<br />

de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron des paroles<br />

de Juliette!… Des résolutions de travail héroïque me venaient à<br />

l’esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés…<br />

J’entrevoyais des foules haletantes penchées sur mes livres; des<br />

théâtres où des messieurs graves et maquillés s’avançaient, lançant<br />

mon nom aux admirations frénétiques <strong>du</strong> public. Vaincu par<br />

la fatigue, brisé par l’émotion, je m’endormis…<br />

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