Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
J’aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes<br />
bras, pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées… Eh bien! ma<br />
voix était <strong>du</strong>re, cassante. J’avais prononcé : « Je ne dînerai pas »,<br />
sur un ton de menace. Ils m’examinaient, un peu effarés, ne<br />
cessaient de répéter :<br />
— Ah! monsieur Jean!… Comme il y a longtemps!… Ah!<br />
monsieur Jean!… Comme vous êtes beau garçon!…<br />
Alors Marie, pensant qu’elle m’intéresserait, commença de me<br />
débiter les nouvelles <strong>du</strong> pays.<br />
— Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!…<br />
<strong>Le</strong> nouveau ne prend point ici; c’est trop jeune, ça veut faire <strong>du</strong><br />
zèle… Baptiste a été tué par un arbre…<br />
Je l’interrompis :<br />
— Bien, bien, Marie… Vous me conterez tout cela demain…<br />
Elle me con<strong>du</strong>isit à ma chambre, et me demanda :<br />
— Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?<br />
— Comme vous voudrez!<br />
Et, la porte refermée, je m’abattis dans un fauteuil, et longtemps,<br />
longtemps, je sanglotai.<br />
<strong>Le</strong> lendemain je me levai dès l’aube… <strong>Le</strong> Prieuré n’avait pas<br />
changé; il y avait seulement un peu plus d’herbes dans les allées,<br />
de mousse sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je<br />
revis la grille, les pelouses teigneuses, les sorbiers, chétifs, les<br />
marronniers vénérables; je revis le bassin où baignaient les<br />
arums, où le petit chat avait été tué, le rideau de sapins qui<br />
cachait les communs, l’étude abandonnée; je revis le parc, ses<br />
arbres tor<strong>du</strong>s et ses bancs de pierre pareils à de vieilles tombes…<br />
Dans le potager, Félix binait une plate-bande… Ah! comme il<br />
était cassé, le pauvre homme!<br />
Il me montra une épine blanche, et me dit :<br />
— C’est là que vous veniez avec défunt vot’pauv’père, pour<br />
guetter le merle… Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?<br />
— Oui, oui, Félix.<br />
— Et pis la grive, itou, dame!<br />
— Oui, oui, Félix…<br />
Je m’éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard,<br />
qui pensait mourir au Prieuré, et que j’allais chasser, et qui s’en<br />
irait où?… Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la<br />
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