Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
J’aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui<br />
demander pardon, lui crier : « Non, non, je ne veux pas de cet<br />
argent! » Et, comme un voleur, je l’emportai.<br />
Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la veille et familiale<br />
demeure, couverts d’hypothèques, furent ven<strong>du</strong>s!… Ah! le triste<br />
voyage que je fis à cette occasion!… Il y avait bien longtemps<br />
que j’étais retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de<br />
dégoût et de lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée<br />
de ce petit pays tranquille m’était une douceur, un apaisement.<br />
<strong>Le</strong>s souffles purs qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon<br />
cerveau congestionné, calmaient ma poitrine, brûlée par les<br />
acides corrosifs que charrie l’air empesté des villes, je m’étais<br />
promis souvent, quand je serais fatigué de toujours poursuivre<br />
des chimères, de me réfugier là, dans la paix, dans la sérénité des<br />
choses maternelles. Saint-Michel!… Jamais il ne m’avait été cher<br />
autant que depuis que je l’avais quitté; il me semblait contenir<br />
des beautés et des richesses dont je n’avais pas su jouir encore, et<br />
que je découvrais subitement… J’aimais à en rappeler les souvenirs,<br />
j’aimai surtout à évoquer la forêt, la belle forêt où, tant de<br />
fois, enfant inquiet et rêveur, je m’étais per<strong>du</strong>… Délicieusement,<br />
humant l’arôme des puissantes sèves, l’oreille charmée par les<br />
harmonies <strong>du</strong> vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, ainsi que<br />
des harpes et des violoncelles, je m’enfonçais dans les grandes<br />
allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées<br />
droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et<br />
s’ouvraient comme une baie d’église, sur la clarté d’un pan de ciel<br />
ogival et radieux… Dans ces rêves, je voyais les branches des<br />
chênes tendre vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de<br />
me retrouver; les jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec<br />
un bruissement joyeux; ils me disaient : « Regarde comme nous<br />
avons grandi, comme notre tronc est lisse et vigoureux, comme<br />
l’air est bon où nous étendons nos fines ramures balancées,<br />
comme la terre est charitable où nous poussons nos racines, sans<br />
cesse gorgées de sucs vivifiants. » <strong>Le</strong>s mousses et les bruyères<br />
m’appelaient : « Nous t’avons fait un bon lit, petit, un bon lit<br />
parfumé, et tel qu’il n’y en a pas dans les maisons avares et<br />
dorées des grandes villes… Allonge-toi, et roule-toi, si tu as trop<br />
chaud, la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as<br />
trop froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer<br />
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