Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
Sans connaître exactement ma situation de fortune je sentais<br />
la ruine proche. J’avais payé des sommes considérables, les dettes<br />
s’accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies<br />
de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes : l’or<br />
coulait de ses doigts, comme l’eau d’une fontaine, en un ruissellement<br />
continu. « Elle me croit sans doute plus riche que je ne le<br />
suis, pensais-je, voulant me tromper moi-même : je devrais<br />
l’avertir, peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses<br />
désirs » La vérité est que j’écartais systématiquement toute idée<br />
de ce genre, que je redoutais les conséquences probables d’une<br />
pareille révélation plus que n’importe quel malheur dans le<br />
monde. En mes rares instants de lucidité, de franchise avec moimême,<br />
je comprenais que, sous son air de douceur, sous ses naïvetés<br />
d’enfant gâtée, sous la passion robuste et vibrante de sa<br />
chair, Juliette cachait une volonté terrible d’être belle toujours,<br />
a<strong>du</strong>lée, courtisée, un effroyable égoïsme qui n’eût reculé devant<br />
aucune cruauté, devant aucun crime moral… Je m’apercevais<br />
qu’elle m’aimait moins que le dernier de ses chiffons, qu’elle<br />
m’eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une paire<br />
de gants… Entraînée dans cette existence, elle ne s’arrêterait<br />
point… Et alors?… Alors un grand froid me secouait de la tête<br />
aux pieds… Qu’elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne voulais<br />
pas!… <strong>Le</strong> moment le plus pénible pour moi, c’était le matin,<br />
au réveil. <strong>Le</strong>s yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus<br />
ma tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation,<br />
avec d’épouvantables tortures… Et plus elle me paraissait compromise,<br />
plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J’avais<br />
beau me dire que l’argent manquait tout à coup, que le crédit<br />
avec lequel, malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux<br />
semaines, l’agonie de mes espérances, me serait retiré; je m’entêtais,<br />
je m’acharnais en d’impossibles combinaisons… Je me<br />
voyais abattant des besognes formidables en huit jours… Je<br />
rêvais de trouver des millions dans des fiacres… Des héritages<br />
prodigieux me tombaient <strong>du</strong> ciel… <strong>Le</strong> vol me hantait… Peu à<br />
peu toutes ces folies prenaient un corps dans mon cerveau<br />
détraqué… Je donnais à Juliette des palais, des châteaux; je<br />
l’écrasais sous le poids des diamants et des perles; l’or, autour<br />
d’elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la hissais sur<br />
des pourpres vertigineuses… Puis, la réalité revenait brusque-<br />
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