Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LE CALVAIRE<br />
gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur les<br />
chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselines<br />
bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougies<br />
de fard, des gants, des bas, des voilettes pen<strong>du</strong>es aux branches<br />
des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,<br />
effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s’agenouillait<br />
aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des<br />
plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites pour<br />
tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette avec<br />
amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations<br />
vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d’une flamme<br />
de vice canaille, s’attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce<br />
n’est qu’en public, à l’éclat des lumières, sous le feu croisé des<br />
regards d’homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l’expression<br />
de joie un peu étonnée et candide qu’elle conservait jusque<br />
dans ces milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en<br />
ce cabaret, avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés<br />
on ne sait où, présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des<br />
escrocs, des princes, toute une chiennerie internationale et boulevardière<br />
que nous traînions à nos trousses. On disait généralement<br />
: « La bande Mintié ».<br />
— Que faites-vous ce soir?<br />
— Je vais avec la bande Mintié.<br />
Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de<br />
l’endroit; il n’ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,<br />
d’ailleurs, avec une sorte d’admiration, en dépit de tous les<br />
détails honteux ou tragiques qu’il nous révélait.<br />
« Cet homme très entouré et qu’on écoute respectueusement?…<br />
Il avait été valet de chambre. Son maître le chassa, pour<br />
vol. Mais il se fit croupier, exploita tous les bouges clandestins,<br />
devint caissier de cercle, puis, habilement, pendant quelques<br />
années, disparut. Aujourd’hui, il possédait des intérêts dans des<br />
maisons de jeu, des parts dans des écuries de course, <strong>du</strong> crédit<br />
chez les agents de change, des chevaux et un hôtel où il recevait.<br />
Il prêtait secrètement de l’argent, à cent pour cent, à des demoiselles<br />
dans l’embarras et dont il avait, au préalable, expertisé les<br />
talents et la rouerie. Généreux à ses heures, avec esclandre; achetant<br />
des tableaux très chers, il passait pour un homme honorable<br />
150