Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
LE CALVAIRE<br />
frent les destinées perverties, les vies per<strong>du</strong>es; on n’en remonte<br />
jamais, jamais! » Et je m’y suis précipité…<br />
Malgré les menaces <strong>du</strong> ciel chargé de nuages, la terrasse <strong>du</strong><br />
café est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée;<br />
les cafés-concerts, les cirques, les théâtres ont vomi là « le<br />
gratin » de leur public. Partout des toilettes claires et des habits<br />
noirs; des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège,<br />
ennuyées, malsaines et blafardes; des gommeux ahuris,<br />
dont la tête se penche sur la boutonnière défleurie et qui mordillent<br />
le bout de leurs cannes, avec des gestes grimaçants de<br />
macaque. Quelques-uns, les jambes croisées, pour montrer leurs<br />
chaussettes de soie noire, brodées de fleurettes rouges, le chapeau<br />
renvoyé légèrement en arrière, sifflotent un air à la mode —<br />
le refrain que, tout à l’heure, ils ont chanté aux Ambassadeurs, en<br />
s’accompagnant avec des assiettes, des verres et des carafes… La<br />
dernière lumière s’est éteinte à la façade de l’Opéra. Mais, tout<br />
autour, les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges,<br />
pareilles à des bouches d’enfer. Sur la place, acculées au bord <strong>du</strong><br />
trottoir, des voitures de remise s’alignent, lamentables et rapiécées,<br />
sur une triple file. <strong>Le</strong>s cochers dormaillent, couchés sur<br />
leurs sièges; d’autres, réunis en groupes, comiques sous des<br />
livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de cigares et<br />
se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires de leurs<br />
clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs de<br />
journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d’un boniment<br />
croustillant, le nom d’une femme connue, la nouvelle d’un<br />
scandale, tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant<br />
comme des chats entre les tables, offrent des photographies obscènes,<br />
qu’ils découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui<br />
s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Et des<br />
petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigres visages<br />
d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’un sourire<br />
équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante et<br />
hideuse impureté des vieilles prostituées. À l’intérieur <strong>du</strong> café,<br />
toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit <strong>du</strong><br />
bout des lèvres un verre de champagne, on grignote un sandwich<br />
<strong>du</strong> bout des dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant<br />
de monter au club ou d’aller se coucher, par habitude, ou par<br />
148