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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

sa conversation m’ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;<br />

ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une<br />

forme moins indécise que je m’efforçais de transcrire : il m’habituait<br />

à voir, à comprendre, me faisait descendre, avec lui dans le<br />

mystère de la vie profonde… Maintenant, jour par jour, et, pour<br />

ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaient les<br />

horizons de lumière où j’avais ten<strong>du</strong>, et la nuit venait, une nuit<br />

épaisse, qui non seulement était visible, mais qui était tangible<br />

aussi, car je la touchais réellement, cette nuit monstrueuse; je<br />

sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux, s’agglutiner à mes<br />

doigts, s’enrouler autour de mon corps, en anneaux visqueux…<br />

Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit<br />

jardin que décoraient deux grands platanes, et que limitait un<br />

mur, tapissé d’un treillage et couronné de lierre. Par-delà ce mur,<br />

au fond d’un autre jardin, une façade de maison montait grise et<br />

très haute, dardant sur moi cinq rangées de fenêtres; au troisième<br />

étage, contre la croisée qui l’encadrait comme un vieux<br />

tableau, un vieux homme était assis. Il avait une calotte de<br />

velours noir, une robe de chambre à carreaux, et jamais il ne bougeait.<br />

Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur la poitrine, il semblait<br />

dormir. De son visage, je ne voyais que des angles de chair<br />

jaune et ridée, des trous d’ombre et des mèches de barbe sale,<br />

pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les troncs des<br />

arbres morts. Parfois un profil de femme se penchait sur lui,<br />

sinistrement; et ce profit avait l’air d’une chouette posée sur<br />

l’épaule <strong>du</strong> vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux<br />

ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans<br />

le jardin, la croisée s’ouvrait, et j’entendais une voix aigre,<br />

pointue, colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le<br />

vieux homme se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement<br />

d’oscillation, puis il redevenait immobile, un peu plus<br />

enfoui dans les plis de sa robe de chambre, un peu plus écroulé<br />

au fond de son fauteuil. Je restais des heures à regarder le malheureux,<br />

et j’imaginais des drames terribles, une intimité tragique,<br />

une existence noble, gâchée, per<strong>du</strong>e, broyée par cette<br />

femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je me le représentais<br />

beau, jeune et fort… C’était peut-être jadis un artiste, un<br />

savant, ou simplement un homme heureux et bon… Et il marchait,<br />

la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait vers<br />

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