Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
J’allais proférer des menaces… Je m’étais levé, à demi, hors<br />
des draps, je gesticulais… Et, tout à coup, ma colère tomba… Je<br />
me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et<br />
baisant cette belle nuque parfumée :<br />
— Ce que je veux, ma chérie, c’est que tu sois heureuse…<br />
Que tu reçoives tes amis… C’était si bête ce que j’exigeais de<br />
toi!… N’es-tu donc pas la meilleure des femmes?… Ne<br />
m’aimes-tu pas?… Ah! je n’aurai plus d’autre volonté que la<br />
tienne, je te le promets!… Et tu verras comme je serai gentil<br />
avec eux… Tiens… pourquoi n’inviterais-tu pas Gabrielle à<br />
dîner?… Et Jesselin aussi?…<br />
— Non! non!… Tu dis cela maintenant, et demain tu me le<br />
reprocherais… Non, non!… Je ne veux pas t’imposer des gens<br />
que tu détestes… Des sales filles, et des crétins!…<br />
— Je ne sais où j’avais la tête… Je ne les déteste pas… au<br />
contraire, ils me plaisent beaucoup… Invite-les, tous les deux…<br />
Et j’irai prendre une loge au Vaudeville.<br />
—Non!<br />
—Je t’en conjure!<br />
Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.<br />
— Eh bien! nous verrons demain.<br />
Sincèrement, à cette minute, j’aimais Gabrielle, Jesselin,<br />
Célestine… Je crois même que j’aimais Malterre.<br />
Je ne travaillais plus. Non que l’amour <strong>du</strong> travail m’eût abandonné,<br />
mais je n’avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je<br />
m’asseyais, à mon bureau, devant <strong>du</strong> papier blanc, cherchant des<br />
idées, n’en trouvant pas, et retombant fatalement dans les<br />
inquiétudes <strong>du</strong> présent, qui était Juliette, dans les effrois de<br />
l’avenir, qui était Juliette encore!… De même qu’un ivrogne<br />
presse la bouteille tarie pour en exprimer une dernière goutte de<br />
liqueur, de même je pressais mon cerveau dans l’espoir d’en faire<br />
gicler des gouttes d’idées!… Hélas! mon cerveau était vide! Il<br />
était vide, et il me pesait sur mes épaules, autant qu’une boule<br />
énorme de plomb!… Mon intelligence avait toujours été lente à<br />
s’éveiller : il lui fallait l’excitation, le cinglement d’un coup de<br />
fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de ma passivité, je<br />
subissais facilement des influences intellectuelles et morales,<br />
bonnes ou mauvaises. Aussi l’amitié de Lirat m’était-elle très<br />
utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son esprit;<br />
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