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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

ches, elle se trouvait vraiment dans son élément, s’épanouissait,<br />

resplendissait. Ses doigts passionnés éprouvaient des jouissances<br />

physiques à courir sur les satins, à toucher les crêpes, à caresser<br />

les velours, à se perdre dans les flots laiteux des fines batistes. <strong>Le</strong><br />

moindre bout de soie, à la façon dont elle le chiffonnait, revêtait<br />

aussitôt un joli air de chose vivante; des soutaches et des passementeries,<br />

elle savait tirer les plus exquises musiques. Quoique je<br />

fusse très inquiet de toutes ces fantaisies ruineuses, je ne pouvais<br />

rien refuser à Juliette, et je me laissais aller au bonheur de la<br />

savoir si heureuse, au charme de la voir si charmante, elle dont la<br />

beauté embellissait les objets inertes autour d’elle, elle qui animait<br />

tout ce qu’elle touchait d’une vie de grâce!<br />

Pendant plus d’un mois, tous les soirs, on apporta chez nous<br />

des paquets, des cartons, des gaines étranges… Et les robes succédaient<br />

aux robes, les chapeaux aux manteaux. <strong>Le</strong>s ombrelles,<br />

les chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s’entassaient,<br />

s’amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des<br />

armoires.<br />

— Tu comprends, mon chéri, m’expliquait Juliette, surprenant<br />

dans mes regards un étonnement; tu comprends… je<br />

n’avais plus rien… Ça, c’est un fonds… Je n’aurai maintenant<br />

qu’à l’entretenir… Oh! ne crains rien, va! Je suis très économe…<br />

Ainsi, regarde… j’ai fait faire à toutes mes robes un corsage montant,<br />

pour la ville, et puis un corsage décolleté, pour quand nous<br />

irons à l’Opéra!… Compte ce que cela m’économise de costumes…<br />

Un… deux… trois… quatre… cinq…, cinq costumes,<br />

mon chéri!… Tu vois bien!<br />

Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fit sensation. Tant que<br />

<strong>du</strong>ra cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des<br />

hommes… Je sentais les convoitises de ces regards de toute une<br />

salle braqués sur Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui<br />

la déshabillaient, de ces regards qui laissent tomber tant<br />

d’or<strong>du</strong>res autour de la femme qu’on admire. J’aurais voulu<br />

cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle un voile de laine<br />

sombre et grossière; et, le cœur mor<strong>du</strong> par la haine, je souhaitai<br />

que le théâtre, tout à coup, s’effondrât dans un cataclysme; qu’il<br />

broyât, en une chute formidable de son lustre et de son plafond,<br />

tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de la pudeur de<br />

Juliette, qui m’emportaient chacun un peu de son amour. Elle,<br />

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