Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que<br />
l’haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle en<br />
ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours<br />
si odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.<br />
—Juliette!<br />
Juliette ne bouge pas… Mais le drap qui suit les on<strong>du</strong>lations<br />
<strong>du</strong> corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli<br />
rigide, le drap me fait l’effet d’un linceul. Et l’idée de la mort,<br />
tout d’un coup, m’entre dans l’esprit, s’y obstine. J’ai peur, oui,<br />
que Juliette ne soit morte!<br />
—Juliette!<br />
Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s’abîme dans un<br />
vertige et, tandis qu’à mes oreilles résonnent des glas lointains,<br />
autour <strong>du</strong> lit je vois les lumières de mille cierges funéraires<br />
vaciller sous le vent des de profundis. Mes cheveux se hérissent,<br />
mes dents claquent, et je crie, je crie :<br />
— Juliette! Juliette!<br />
Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure<br />
comme en un rêve :<br />
— Jean!… mon Jean!<br />
Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la<br />
défendre : je l’attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie :<br />
— Juliette!… ma Juliette!… ne dors pas… Oh! je t’en prie,<br />
ne dors pas!… Tu me fais peur!… Montre-moi tes yeux, et<br />
parle-moi, parle-moi… Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi<br />
bien, bien fort… Mais ne dors plus, je t’en conjure.<br />
Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles,<br />
se rendort, la tête sur mon épaule… Mais l’évocation de la<br />
mort, plus puissante que la révélation de l’amour, persiste, et<br />
bien que j’écoute le cœur de Juliette qui bat contre le mien régulièrement,<br />
elle ne s’évanouit qu’au jour.<br />
Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j’ai ressenti<br />
le baiser froid de la mort!… Que de fois aussi, en pleine<br />
extase, m’est apparue la soudaine et cabriolante image <strong>du</strong> chanteur<br />
des Bouffes!… Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir<br />
les paroles ardentes de Juliette!… Que de fois l’ai-je enten<strong>du</strong><br />
qui me disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et<br />
ricanante : « Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé,<br />
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