Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
une somme égale au moins… Plus rien ne me paraissait difficile;<br />
la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n’avais plus<br />
qu’à marcher… Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le<br />
travail haletant, l’angoisse, il n’en était plus question. Un roman,<br />
deux romans par an, des pièces de théâtre même… Qu’était-ce,<br />
je vous prie, pour un homme amoureux comme moi?… Ne<br />
disait-on pas que X… et que Z…, des imbéciles irréparables et<br />
notoires, avaient fait, en quelques années, des fortunes<br />
énormes?… Des idées de roman, de comédie, de drame, me<br />
venaient en foule, et je les indiquais d’un geste large et hautain…<br />
Je me voyais déjà accaparant toutes les librairies, tous les théâtres,<br />
tous les journaux, l’attention universelle… Aux heures d’inspiration<br />
pénible, je regarderais Juliette, et les chefs-d’œuvre<br />
naîtraient de ses yeux ainsi que les royaumes d’une féerie… Je<br />
n’hésitai pas à exiger le départ de Malterre et à me charger de<br />
l’existence de Juliette. Malterre écrivit des lettres désespérées,<br />
pria, menaça; finalement, il partit. Plus tard, Jesselin, avec le bon<br />
goût et l’esprit qu’il avait, nous raconta que Malterre bien triste,<br />
voyageait en Italie.<br />
— Je l’ai accompagné jusqu’à Marseille, nous dit-il… Il voulait<br />
se tuer, pleurait tout le temps… Vous savez, je ne suis pas un<br />
gobeur, moi; mais, vraiment il me faisait de la peine… Non là,<br />
vrai!<br />
Et il ajouta :<br />
— Vous savez?… Il était résolu à se battre avec vous… C’est<br />
son ami, monsieur Lirat, qui l’en a empêché… Moi aussi, <strong>du</strong><br />
reste, parce que je ne comprends que les <strong>du</strong>els à mort.<br />
Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d’un air en apparence<br />
indifférent. Elle passait de temps en temps sa langue sur sa<br />
bouche; il y avait dans ses yeux comme le reflet d’une joie intérieure.<br />
Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d’apprendre<br />
que quelqu’un souffrît à cause d’elle? Hélas! je n’étais déjà plus<br />
en état de me poser ces points d’interrogation.<br />
Une vie nouvelle commença.<br />
<strong>Le</strong> quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait,<br />
dans sa maison, des voisinages qui m’étaient pénibles, et puis,<br />
surtout, l’appartement renfermait des souvenirs qu’il me convenait<br />
d’effacer. Dans la crainte que ces combinaisons n’agréassent<br />
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