Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
— C’est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir<br />
pour moi de la connaître.<br />
Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me laissais pas<br />
de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle<br />
consentit… Ah! quelle tristesse!<br />
Elle habitait Liver<strong>du</strong>n. Son père était médecin, et sa mère, qui<br />
menait une mauvaise con<strong>du</strong>ite, avait quitté son mari… Quant à<br />
elle, Juliette, on l’avait mise en demi-pension chez les sœurs… <strong>Le</strong><br />
père buvait et, chaque soir, rentrait ivre… alors c’étaient des<br />
scènes terribles, car il était fort méchant. <strong>Le</strong> scandale devint tel<br />
que les sœurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez<br />
elles la fille d’une mauvaise femme et d’un ivrogne… Ah! quelle<br />
misérable existence! Toujours enfermée dans sa chambre,<br />
n’osant pas sortir, et quelquefois battue sans raison par son<br />
père!… Une nuit, très tard, le père entra dans la chambre de<br />
Juliette et… (Comment vous exprimer cela! disait Juliette rougissante…<br />
Oui, enfin, vous comprenez?…) elle saute <strong>du</strong> lit, crie,<br />
ouvre la fenêtre… mais le père prend peur et s’en va… <strong>Le</strong> lendemain,<br />
Juliette partit pour Nancy, espérant vivre en travaillant…<br />
C’est là qu’elle avait connu Charles.<br />
Tandis qu’elle parlait, d’une voix douce et toujours pareille, je<br />
lui avait pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,<br />
aux endroits douloureux <strong>du</strong> récit. Et je m’emportais contre le<br />
père infâme… Et je maudissais la mère abandonnant son<br />
enfant!… Je sentais s’agiter en moi de formidables dévouements,<br />
gronder de sourdes vengeances… Quand elle eut finit, je<br />
pleurais à chaudes larmes. Ce fut une heure exquise!<br />
Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux<br />
ou trois femmes, amies des amis de Malterre. L’une d’elles,<br />
Gabrielle Bernier, grande blonde, très jolie, entrait toujours de la<br />
même façon.<br />
— Bonjour, Monsieur… bonjour, petite… Ne vous dérangez<br />
pas, je me sauve.<br />
Et elle s’asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon,<br />
par gestes brusques.<br />
— Figurez-vous que j’ai encore eu une scène tantôt avec<br />
Robert… Quel type, si vous saviez!… Il s’amène chez moi et me<br />
dit en pleurnichant : « Ma petite Gabrielle, il faut que je te<br />
quitte, ma mère me l’a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus<br />
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