Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
OCTAVE MIRBEAU<br />
même indifférent, même colère, était une caresse. Il m’eût été<br />
difficile de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette<br />
femme, un mélange d’innocence et de volupté, de finesse et de<br />
bêtise, de bonté et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose<br />
curieuse! à un moment, j’avais vu se dessiner, près d’elle,<br />
l’horrible image <strong>du</strong> chanteur des Bouffes. Et cette image formait,<br />
pour ainsi dire, l’ombre de Juliette. Loin de se dissiper, à mesure<br />
que je la regardais, l’image incarnait, en quelque sorte, une<br />
consistance corporelle. Elle grimaça, virevolta, bondit avec des<br />
contorsions infâmes; ses lèvres s’allongèrent, immondes,<br />
obscènes, vers Juliette qui l’attirait, dont la main plongeait dans<br />
ses cheveux, courait, frémissante, tout le long <strong>du</strong> corps, heureuse<br />
de se souiller à d’impurs contacts. Et l’ignoble pitre dévêtait<br />
Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite <strong>du</strong><br />
péché!… Je <strong>du</strong>s fermer les yeux, faire des efforts douloureux<br />
pour chasser cette abominable vision, et, l’image évanouie,<br />
Juliette reprit aussitôt son expression de tendresse énigmatique<br />
et candide.<br />
— Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disaitelle,<br />
en me recon<strong>du</strong>isant, tandis que Spy, qui l’avait suivie dans<br />
l’antichambre, aboyait et dansait sur ses pattes grêles d’araignée.<br />
À peine dehors, j’eus un retour d’affection subite et violente<br />
pour Lirat, et, me reprochant de l’avoir boudé, je résolus d’aller<br />
lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue<br />
Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait,<br />
je fis d’amères réflexions. Cette visite m’avait désenchanté,<br />
je n’étais plus sous le charme <strong>du</strong> rêve et, rapidement, je retournais<br />
à la vie désolée, au nihilisme de l’amour. Ce que j’avais<br />
imaginé de Juliette était bien vague… Mon esprit, s’exaltant à sa<br />
beauté, lui prêtait des qualités morales, des supériorités intellectuelles<br />
que je ne définissais pas et que je me figurais<br />
extraordinaires; de plus, Lirat, en lui attribuant, sans raison, une<br />
existence déshonorée et des goûts honteux, en avait fait une<br />
martyre véritable, et mon cœur s’était ému. Poussant plus loin la<br />
folie, je pensais que, par une irrésistible sympathie, elle me<br />
confierait ses peines, les graves et douloureux secrets de son<br />
âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de devoir, de<br />
vertu, de résignation. Enfin, je m’attendais à une série de choses<br />
solennelles et touchantes… Au lieu de cette poésie, un affreux<br />
117