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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

j’allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!…<br />

J’examinai la pièce où Juliette entrerait tout à l’heure!… Cette<br />

pièce était un cabinet de toilette, servant en même temps de<br />

salon. L’impression que j’en eus me fut désagréable. La toilette,<br />

étalée brutalement, avec ses deux cuvettes de cristal rose craquelé,<br />

me choqua. <strong>Le</strong>s murs et le plafond, ten<strong>du</strong>s de satin rouge<br />

criard, les meubles en peluche brodée, les portières compliquées,<br />

des bibelots très chers et très laids, posés çà et là sur les meubles;<br />

des tables bizarres, sans destination, des consoles chargées de<br />

lourds ornements, tout cela disait un goût vulgaire. Je remarquai,<br />

occupant le milieu de la cheminée, entre deux massifs vases<br />

d’onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la poitrine, souriait<br />

avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, <strong>du</strong> bout de ses<br />

doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l’amour <strong>du</strong> luxe cher et<br />

grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à l’attendrissement<br />

bébête. C’était à la fois navrant et sentimental. Pourtant,<br />

et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le disparate, le<br />

fugitif, le heurté des appartements de filles, ces appartements où<br />

l’on sent l’existence hagarde, où l’on peut, au nombre des bibelots<br />

entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là,<br />

amant d’une heure, d’une nuit, d’une année; où chaque siège<br />

vous crie une impudeur et une trahison; où l’on voit sur une<br />

vitrine l’agonie d’une fortune, sur un marbre des traces encore<br />

chaudes d’une larme, sur un lustre des gouttes encore chaudes<br />

de sang… La porte s’ouvrit, et Juliette, toute blanche, dans une<br />

robe longue et flottante, apparut… Je tremblais… le rouge me<br />

montait à la figure; mais elle me reconnut, et, souriant de ce sourire<br />

qu’enfin je retrouvais, elle me tendit la main :<br />

— Ah! monsieur Mintié! dit-elle… que c’est gentil à vous de<br />

ne m’avoir pas oubliée!… Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet<br />

original de Lirat?<br />

— Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j’ai eu l’honneur<br />

de vous rencontrer chez lui…<br />

— Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez<br />

jamais!…<br />

— Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup… mais j’ai<br />

travaillé tous ces jours-ci.<br />

Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention<br />

ironique, j’ajoutai, en matière de défi :<br />

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