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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

les garçons, les globes de lumière, les fleurs des chapeaux, le<br />

buffet où s’étalaient des viandes parées, où des pyramides de<br />

fruits montaient, rouges et dorées, parmi les ver<strong>du</strong>res et les étincelantes<br />

verreries. J’examinais les femmes, surtout, j’étudiais leur<br />

façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de leurs prunelles,<br />

le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets<br />

lourds cerclaient d’or et d’éclairs vifs, l’angle de chair <strong>du</strong> cou si<br />

délicate et fine qui s’enfonçait dans les corsages, sous le couvert<br />

rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une<br />

chose tout à fait nouvelle, comme le paysage d’un pays lointain,<br />

subitement entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu’à<br />

un très jeune homme. Porté, par une disposition chagrine de<br />

mon esprit, à faire prédominer, dans l’être humain, l’intime vie<br />

morale, c’est-à-dire à le marquer d’une laideur ou d’une souffrance,<br />

en ce moment, au contraire, je m’abandonnais à la satisfaction<br />

d’en goûter sans réserves le seul charme physique : je me<br />

réjouissais le regard de ce qu’une belle femme peut dégager de<br />

grâce autour d’elle; même chez les plus laides, je retrouvais un<br />

détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une souplesse<br />

dans les mains, n’importe quoi, qui me contentait, et je me reprochai<br />

d’avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m’être<br />

cantonné, en sauvage, au fond d’un appartement triste et<br />

sombre, de ne pas vivre enfin, alors que Paris m’offrait, à chaque<br />

pas, des joies si faciles à prendre et si douces à savourer.<br />

— Monsieur attend peut-être quelqu’un? me demanda le<br />

garçon.<br />

Quelqu’un? Mais non, je n’attendais personne. La porte <strong>du</strong><br />

restaurant s’ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors<br />

pourquoi il m’adressait cette question, le garçon… Chaque fois<br />

que la porte s’ouvrait, il m’arrivait de me retourner ainsi, avec<br />

hâte, et je dévisageais anxieusement les personnes qui entraient,<br />

comme si, en effet, je savais que quelqu’un devait venir, et que je<br />

l’attendais… Quelqu’un!… Et qui donc eussé-je atten<strong>du</strong>?<br />

J’allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,<br />

une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moimême,<br />

jamais je n’eusse songé à y mettre les pieds… j’affectais<br />

même, pour la littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité,<br />

un mépris souverain. Concevant le théâtre, non comme une<br />

distraction futile, mais comme un art grave, il me répugnait d’y<br />

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