Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
je voulais à tout prix réhabiliter. <strong>Le</strong> corps à demi penché sur la<br />
glace baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et<br />
je me disais : « Elle m’a peut-être reconnu… peut-être va-t-elle<br />
s’arrêter, descendre, se montrer. » Oui, je me disais cela, sans<br />
m’attribuer la moindre idée de conquête galante; je me disais<br />
cela comme si c’eût été une chose toute simple, et toute naturelle…<br />
<strong>Le</strong> coupé filait, preste et leste, dansant sur ses ressorts, et<br />
le fiacre avait peine à le suivre.<br />
— Plus vite! commandai-je… plus vite donc et dépassez!<br />
<strong>Le</strong> cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques<br />
secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient.<br />
Alors une tête de femme, dont les cheveux s’ébouriffaient sous le<br />
chapeau très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les<br />
lèvres, fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif,<br />
apparut dans l’encadrement de la portière… D’un coup d’œil<br />
méprisant, elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moimême,<br />
tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture… Ce<br />
n’était pas Juliette!… Je ne rentrai chez moi qu’à la nuit tombée,<br />
très désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!<br />
Je n’avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m’habillai<br />
plus longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma<br />
toilette et, pour la première fois, le nœud de ma cravate me parut<br />
une chose grave; je m’absorbai dans sa confection avec complaisance.<br />
Cette révélation soudaine en amena d’autres plus importantes<br />
encore. Ainsi, je remarquai que mes chemises étaient mal<br />
coupées, que le plastron godait, d’une façon disgracieuse à<br />
l’ouverture <strong>du</strong> gilet; que mon habit affectait une forme très<br />
ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais<br />
assez ridicule, et me promis de changer cela dans l’avenir. Sans<br />
faire de l’élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il<br />
m’était bien permis d’être comme tout le monde, ce semble.<br />
Parce que l’on se mettait bien, on n’était pas forcément un imbécile.<br />
Ces préoccupations me con<strong>du</strong>isirent jusqu’à l’heure <strong>du</strong><br />
dîner. D’habitude, je mangeais chez moi, mais, ce soir-là, mon<br />
appartement, je le jugeai trop petit, trop morose; il m’étouffait,<br />
et j’avais besoin d’espace, de bruit, de gaîté. Au restaurant, je<br />
m’intéressais à tout, au va-et-vient des gens, aux dorures <strong>du</strong> plafond,<br />
aux grandes glaces qui répétaient, jusqu’à l’infini, les salles,<br />
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