Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
moi par aucun lien… Aperçue hier, comme une passante de la<br />
rue, comme un de ces mille êtres vagues que l’on frôle chaque<br />
jour, et qui s’en vont et qui s’effacent, elle était déjà retournée au<br />
grand tourbillon de l’oubli… et, plus jamais, je ne la reverrais…<br />
Si Lirat se trompait?… me disais-je tout en déjeunant… Je<br />
connaissais ses exagérations, le besoin qu’il avait d’être méchant,<br />
son horreur et son mépris de la femme… Ce qu’il racontait de<br />
Juliette, il le racontait de toutes les autres… Oui, peut-être que<br />
ce comédien, ce croupier, tous les détails de cette existence<br />
infâme, où sa verve amère s’était complue, n’existaient que dans<br />
son imagination… Et Charles Malterre?… Sans doute, j’eusse<br />
préféré qu’elle fût mariée; il m’eût été agréable qu’elle pût<br />
s’appuyer au bras d’un homme, librement, respectée, enviée des<br />
plus honnêtes!… Mais elle l’aimait, ce Malterre, elle vivait avec<br />
lui, décemment, elle lui était dévouée : « Charles sera très chagrin<br />
de votre refus. » J’avais encore dans l’oreille la voix presque<br />
suppliante avec laquelle elle prononça ces mots… Elle s’inquiétait<br />
donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire à ce Malterre… Et<br />
à la pensée que Lirat, abusant d’une situation fausse, la calomniait<br />
odieusement, j’eus le cœur serré, une grande pitié<br />
m’envahit, je me surpris à dire tout haut : « Pauvre fille! »…<br />
Cependant, ce Malterre s’était roulé sur le divan, il avait pleuré, il<br />
avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres… Et puis,<br />
après?… Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?…<br />
Qu’elle eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les<br />
lutteurs!… au diable!… Et je sortis, fredonnant un air gai, de<br />
l’allure dégagée d’un monsieur qui n’a aucun souci dans<br />
l’esprit… Et pourquoi en aurais-je eu, je vous le demande?…<br />
Je descendis les boulevards, m’arrêtant aux boutiques, flânant,<br />
malgré le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore<br />
imprégné de brume; l’air était froid, piquait <strong>du</strong>r. Sur le trottoir,<br />
des femmes passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux<br />
de loutre, quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures<br />
pareilles à celle de Juliette, et, chaque fois, j’étais intéressé par ce<br />
manteau et par cette capote. Je les regardais vraiment avec<br />
plaisir, j’aimais à les suivre de l’œil jusqu’à ce qu’ils eussent disparu<br />
dans la foule. Au coin de la rue Taitbout, je me souviens, je<br />
croisai une femme grande, mince, jolie et ressemblant à Juliette,<br />
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