Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
Juliette. Durant cette fin de nuit, troublée, fiévreuse, elle ne<br />
m’avait pas un instant quitté, prenant les formes les plus extravagantes,<br />
se livrant aux plus déplorables fantaisies, et voilà qu’au<br />
matin je la retrouvais encore et telle, cette fois, que je l’avais rencontrée,<br />
la veille, chez Lirat, avec son air décent, ses manières<br />
discrètes et charmantes. J’éprouvai même de la tristesse — non<br />
pas de la tristesse, un regret, le regret qu’on a à la vue d’un rosier<br />
dont toutes les roses seraient fanées et dont les pétales joncheraient<br />
la terre boueuse —, car je ne pouvais penser à Juliette sans<br />
penser, en même temps, aux paroles méchantes de Lirat : « … Il<br />
y avait aussi l’histoire d’un lutteur de Neuilly, à qui elle donnait<br />
vingt francs… » Quel dommage!… Quand elle était entrée dans<br />
l’atelier, j’aurais juré que c’était la plus vertueuse des femmes…<br />
Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, d’être assise,<br />
disait la bonne é<strong>du</strong>cation, la vie calme, heureuse, sans hâtes mauvaises,<br />
sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa<br />
robe, tous ses ajustements étaient d’une élégance délicate,<br />
intime, faite pour la joie d’un seul, pour la gaîté d’une maison<br />
solidement verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures…<br />
Et ses yeux tout emplis de tendresses permises, ses yeux d’où<br />
rayonnait tant de candeur, tant d’ingénuité, qui semblaient<br />
ignorer le mensonge, ses yeux plus beaux que des lacs hantés de<br />
la lune!… « Charles va bien?… » avait demandé Lirat…<br />
Charles?… son mari, parbleu!… Et, naïvement, je me faisais<br />
l’idée d’un intérieur respectable, avec de jolis enfants jouant sur<br />
les tapis, une lampe familiale, groupant autour de sa douce clarté<br />
des êtres simples et bons, un lit pudique, protégé par le crucifix<br />
et la branche de buis bénit!… Tout à coup, tombant dans cette<br />
paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, et Charles Malterre<br />
qui démolissait le divan de Lirat, à force de s’y rouler en<br />
pleurant de rage!… J’évoquai la physionomie <strong>du</strong> comédien, une<br />
face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres<br />
ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,<br />
aux plus crapuleux… J’étais énervé, irrité… Que m’importait,<br />
après tout?… Est-ce que la vie de cette femme me regardait,<br />
m’appartenait?… Est-ce que j’avais l’habitude de m’attendrir sur<br />
la destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?…<br />
Qu’elle fût ce qu’elle voudrait, M lle Juliette Roux!… Elle n’était<br />
ni ma sœur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à<br />
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