Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
LE CALVAIRE<br />
conseil général, dans quelques années… Sapristi, c’est quelque<br />
chose, cela? Et puis, je t’en réponds, les temps vont devenir<br />
diablement <strong>du</strong>rs aux braves gens qui aiment le bon Dieu… Tu<br />
vois ce brigand de <strong>Le</strong>becq, le voilà <strong>du</strong> conseil municipal… Il ne<br />
rêve que de piller et d’assassiner, cette canaille-là… Nous avons<br />
besoin, à la tête <strong>du</strong> pays, d’un homme bien pensant, qui<br />
soutienne la religion et défende les bons principes… Paris,<br />
Paris!… Oh! ces têtes folles de jeunes gens!… Mais veux-tu me<br />
dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?… L’air est<br />
malsain par là!… Regarde le grand Maugé… il est de bonne<br />
famille pourtant… Ca ne l’a pas empêché d’en revenir avec un<br />
béret rouge?… Ne voilà-t-il pas une belle affaire?<br />
Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa<br />
prise, agitant le spectre rouge <strong>du</strong> béret <strong>du</strong> grand Maugé, qui lui<br />
paraissait plus redoutable que les cornes <strong>du</strong> démon.<br />
Que faire à Saint-Michel?… Personne à qui communiquer<br />
mes idées, mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser<br />
cette activité intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de<br />
créer que la guerre, en développant mes muscles, en fortifiant<br />
mon corps, avait mis en moi, et que des lectures passionnées<br />
surexcitaient chaque jour davantage. Je comprenais que Paris<br />
seul, qui m’avait tant effrayé jadis, pouvait fournir un aliment aux<br />
ambitions encore incertaines dont j’étais tourmenté, et les<br />
affaires de la succession terminées, l’étude ven<strong>du</strong>e, brusquement,<br />
j’étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et de<br />
Marie… Et me voici de retour à Paris!…<br />
Depuis cinq années, qu’y ai-je fait de bon, suivant l’expression<br />
<strong>du</strong> curé?… Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations<br />
confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne<br />
sais quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?… Je ne<br />
suis plus l’enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule<br />
plein de lumières, mettaient en déroute. Si je n’ai pas acquis<br />
beaucoup d’aplomb, <strong>du</strong> moins, je sais me tenir dans le monde,<br />
sans y paraître trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui<br />
est la meilleure condition que puisse souhaiter un homme de ma<br />
sorte, qui ne possède aucun des agréments et qualités extérieures<br />
qu’il faut pour y briller. Très souvent, je me demande ce que je<br />
fais là, en ce milieu qui n’est pas le mien, où l’on n’a de respect<br />
que pour le succès, si charlatanesque qu’il soit, que pour l’argent,<br />
100