LA NOTION DE PAUVRETÉ DANS LE TEMPS Liliane AMOUDRUZ

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Les pires logements sont les greniers, où rien ne garantit des extrêmes de température ; car les locataires, tout aussi misérables que ceux des caves, manquent également des moyens d’y entretenir du feu pour se chauffer pendant l’hiver. » ] A Paris, fin du XIXéme siècle, à la Cité Jeanne d’Arc, les logements sont sales, les portes arrachées, les fenêtres n’ont pas de vitres ou ne s’ouvrent pas. Les cheminées sont hors d’usage. Les toilettes, à l’étage, n’ont pas de portes ou ferment mal, et les matières fécales se répandent dans les caves. Dans les hôtels garnis, les chambres ont été divisées en réduits sans fenêtres, certains locataires ne disposent que de 3 m3 - il en faudrait 14 - d’un air empuanti par les immondices amoncelés dans les cours. Le prix d’un de ces réduits varie de 45 centimes à 1 franc la nuit. Les bidonvilles se multiplient, faits de débris, sans eau, avec des cabinets d’aisance faits de tonneaux enfoncés dans le sol. Ces quartiers apparaissent comme dangereux aux autorités, car ils sont périodiquement ravagés par les épidémies de choléra ou de typhoïde. Les normes. Ce ne sont pas les victimes de cette misère qui réclament un changement, mais des philanthropes, des sociologues, des écrivains, des journalistes indignés par la promiscuité des taudis, des médecins qui mesurent les risques de cette absence d’hygiène, puis des élus, quand les pauvres seront devenus des électeurs. Les premières protestations ont été morales. Dormir avec n’importe qui, faire ses besoins sans gêne, se laver devant les autres, sont sujets de scandale pour la bourgeoisie devenue pudibonde : chacun doit avoir son lit, et si possible sa chambre, les enfants doivent être séparés des parents. La femme est incitée à rester au foyer et à s’occuper des enfants, l’homme va travailler au dehors. Presque simultanément, les médecins et les hygiénistes dénoncent les dangers de l’insalubrité et de la promiscuité. Vers 1890 les épidémies de typhoïde et de cholera incitent les autorités à faire installer l’eau potable dans les immeubles, en dépit du coût. Une enquête menée de 1894 à 1904 montre que la moyenne parisienne de mortalité tuberculeuse de 1,8‰, « pouvait atteindre 8,5‰ dans certains îlots insalubres, et jusqu’à 20‰ dans certains hôtels garnis. Il existait des immeubles tellement infestés qu’on était sûr, en y entrant, d’y mourir de tuberculose en dix ans. » Dans des logements surpeuplés, 20.000 familles nombreuses vivent dans moins d’une demi-pièce par personne, le nombre des familles sans abri se multiplie, entre 1900 et 1910 12.000 personnes meurent de tuberculose par an. Devant le danger pour la collectivité, les préoccupations morales cèdent le pas à la nécessité de repenser le problème urbain en fonction de l’hygiène. Le premier Congrès de Salubrité de l’Habitation réclame, en 1904, de l’eau pour toutes les habitations. Mais les nouvelles normes d’hygiène ne seront pas les mêmes pour les riches et les pauvres : aux premiers les salles de bains, aux seconds, les douches collectives chargées de lutter contre les mauvaises odeurs et les microbes et considérées comme hygiéniques par les médecins et les philanthropes. Elles équipent les casernes depuis 1860, les prisons et les internats. Puis les bains-douches populaires proposeront une eau imposée de l’extérieur et un lieu de propreté étranger au logement. Le rôle nouveau de l’architecte. La multiplication des rapports et des articles de revues sur la misère et les taudis génère l’idée, dans la deuxième moitié du siècle, d’un rôle nouveau de l’architecte : régler par le logement les problèmes d’hygiène et de morale. Il peut dès lors se considérer ou au service du peuple, ou chargé de régler les problèmes de société tels que les posent les classes dirigeantes. Celles-ci perçoivent les ouvriers comme une menace : « La fièvre typhoïde a suivi dans sa progression constante l’accroissement de la population entassée dans les quartiers excentriques.» (Rapport général sur les travaux de la Commission des logements insalubres pendant les années 1877 à 1883, 1884). Alors que les appartements bourgeois, même modestes, se sont construits à partir d’un consensus sur un certain mode de vie, il est admis qu’il faut imposer un modèle à cette classe amorale et «dangereuse» : fixer la femme à son foyer et faire de la maison le contenant d’une famille gardienne des enfants et responsable de la transmission de la morale. D’autres recherches sont menées dans le domaine du logement social avec des références idéologiques différentes. Les solutions collectivistes essaieront dans des programmes expérimentaux de faire fonctionner des services communs : lavoir, bains, chauffoir, garderie d’enfants, consultations médicales quotidiennes et distribution gratuite de médicaments. Elles seront accusées d’affaiblir la famille, de séparer les mères de leurs enfants, d’offrir des lieux de réunion à une pensée subversive. [Cependant le socialisme municipal s’en inspire : à Strasbourg, à la fin du XIXéme siècle, la municipalité social-démocrate développe un programme de résorption des logements insalubres et après la première guerre mondiale, l’Office d’Habitations à Bon Marché présidé par le maire socialiste Jacques Peirotes multiplie la construction de logements sociaux et de cités jardins. On trouve dans leur voisinage des services sociaux, des garderies d’enfants, des crèches, des consultations de nourrissons, des établissements de bains.] LA NOTION DE PAUVRETÉ DANS LE TEMPS Liliane AMOUDRUZ — 2e trim. 2009 p 8/27 Espaces Dialogues • La Maison des Associations • 1a, place des Orphelins 67000 STRASBOURG • espaces.dialogues@free.fr 8

Le principe du logement bon marché proposé par la collectivité, géré par elle, ou par un organisme semi-public est acquis après le vote, en 1912, d’une loi, déjà en vigueur à Paris, qui généralise à toute la France le principe de la construction municipale de logements sociaux. Que les constructions se fassent à l’initiative de la classe dirigeante ou au service du peuple, celui-ci n’est jamais consulté. Il subit. Le débat sur les normes et la liberté continue puisqu’un professeur et chercheur à l’Ecole d’architecture de Strasbourg a pu, lors d’un colloque, s’en prendre à un autre participant qui parlait, à propos du «logement très social ou adapté» de la «nécessité d’apprendre à habiter à ces personnes qu’on souhaite insérer». Jusqu’à ce qu’il soit clair qu’il s’agissait de l’utilisation des «robinets, de la gazinière, d’interrupteurs, de chasse d’eau». Discussion qui rappelait que «la restauration d’un statut de sujet-habitant ne peut pas ne pas coïncider avec un système de conventions culturelles et sociétales ». II - LES PAUVRES. Mendiants, gueux ou vagabonds, les pauvres ont toujours existé. « Domestiques, invalides, enfants abandonnés, femmes seules, marchands ambulants, ouvriers », entre la potence et la pitié ils suscitaient tantôt la compassion, tantôt la répression. Bien que l’on ne sache pas grand-chose de l’existence des pauvres dans les civilisations antiques, on peut imaginer qu’aucune société n’a évité l’effondrement des destins individuels. L’incapacité physique ou intellectuelle met les plus faibles à la merci de la solidarité familiale ou villageoise. Les calamités naturelles peuvent ravager une vie de paysan, mais aussi l’incendie, la guerre et les pillages, les dettes, les héritages misérables. Parmi les causes d’appauvrissement les plus fréquemment mentionnées on compte le surendettement, le chômage, la misère des salaires et l’industrialisation, les progrès techniques qui détruisent les formes de travail existantes. 2-1- LA PROPRIÉTÉ DE LA TERRE. LE SURENDETTEMENT. Les puissants (potentes) peuvent, à tort ou à raison, faire prononcer des sentences de confiscation des biens, de bannissement ou de prison. Les propriétaires des terres profitent des périodes d’insécurité pour aggraver leur domination sur les plus faibles. A la fin de l’Empire Romain, par exemple, le pouvoir central, trop affaibli, ne peut les empêcher de se constituer d’immenses propriétés, le plus souvent en contraignant les petits propriétaires dont ils sont les créanciers à leur vendre leurs terres à bas prix, quand ils ne s’en emparent pas purement et simplement. Ces petites gens deviennent alors tenanciers du nouveau maître, qui peut les exploiter à son gré, ou sont chassés vers la ville. Le même processus de déchéance se retrouve aux VIIIéme et IXéme siècles en Angleterre : une crise économique oblige les petits propriétaires libres à vendre leurs terres, les puissants mettent les pauvres au travail sur leurs seigneuries. Au Xéme siècle il y a de nouvelles famines. Chacune produit son lot de déclassés, devenus inférieurs et méprisés, les humiles. Les années où le temps est mauvais, les conditions de vie s’aggravent encore ; les semences pourrissent en terre, le prix des céréales augmente et beaucoup de gens s’endettent pour manger puis sont expropriés du fait de leurs dettes. Ces mécanismes de paupérisation se sont répétés au cours de l’histoire, mettant les pauvres gens en situation de dépendance aussi bien à l’égard du ciel que des hommes. 2-2- CHÔMAGE ET MISÈRE DES SALAIRES. Au XVIIéme siècle, une déflation fait perdre aux salaires réels près de la moitié de leur valeur. « A Lyon, les manouvriers doivent consacrer plus des quatre cinquièmes de leur ressources à acheter du pain ou les céréales panifiables nécessaires à la survie de leur ménage » En 1609, le conseil de Castille constate que les paysans « se trouvent pauvres, nécessiteux et endettés, de telle manière que, leurs terres n’étant suffisantes pour subvenir à leurs besoins, payer leurs dettes, ils abandonnent leurs biens, comme on l’a vu en plusieurs parties du royaume et, à cette occasion, se font fainéants et vagabonds.» En Angleterre, en 1641, « la quatrième partie des habitants de la plupart des paroisses sont un peuple misérable et, hors le temps des récoltes, sans aucune subsistance.» Exclus de la propriété des terres et des moyens de production, LA NOTION DE PAUVRETÉ DANS LE TEMPS Liliane AMOUDRUZ — 2e trim. 2009 p 9/27 Espaces Dialogues • La Maison des Associations • 1a, place des Orphelins 67000 STRASBOURG • espaces.dialogues@free.fr 9

Le principe du logement bon marché proposé par la collectivité, géré par elle, ou<br />

par un organisme semi-public est acquis après le vote, en 1912, d’une loi, déjà en vigueur à<br />

Paris, qui généralise à toute la France le principe de la construction municipale de logements<br />

sociaux.<br />

Que les constructions se fassent à l’initiative de la classe dirigeante ou au service du peuple, celui-ci n’est<br />

jamais consulté. Il subit.<br />

Le débat sur les normes et la liberté continue puisqu’un professeur et chercheur à l’Ecole d’architecture<br />

de Strasbourg a pu, lors d’un colloque, s’en prendre à un autre participant qui parlait, à propos du «logement très social ou<br />

adapté» de la «nécessité d’apprendre à habiter à ces personnes qu’on souhaite insérer». Jusqu’à ce qu’il soit clair qu’il s’agissait<br />

de l’utilisation des «robinets, de la gazinière, d’interrupteurs, de chasse d’eau». Discussion qui rappelait que «la restauration<br />

d’un statut de sujet-habitant ne peut pas ne pas coïncider avec un système de conventions culturelles et sociétales ».<br />

II - <strong>LE</strong>S PAUVRES.<br />

Mendiants, gueux ou vagabonds, les pauvres ont toujours existé. « Domestiques, invalides, enfants abandonnés, femmes<br />

seules, marchands ambulants, ouvriers », entre la potence et la pitié ils suscitaient tantôt la compassion, tantôt la<br />

répression.<br />

Bien que l’on ne sache pas grand-chose de l’existence des pauvres dans les civilisations antiques, on peut imaginer qu’aucune<br />

société n’a évité l’effondrement des destins individuels. L’incapacité physique ou intellectuelle met les plus faibles à la merci de<br />

la solidarité familiale ou villageoise. Les calamités naturelles peuvent ravager une vie de paysan, mais aussi l’incendie, la guerre<br />

et les pillages, les dettes, les héritages misérables. Parmi les causes d’appauvrissement les plus fréquemment mentionnées on<br />

compte le surendettement, le chômage, la misère des salaires et l’industrialisation, les progrès techniques qui détruisent les<br />

formes de travail existantes.<br />

2-1- <strong>LA</strong> PROPRIÉTÉ <strong>DE</strong> <strong>LA</strong> TERRE. <strong>LE</strong> SUREN<strong>DE</strong>TTEMENT.<br />

Les puissants (potentes) peuvent, à tort ou à raison, faire prononcer des sentences de confiscation des biens, de bannissement<br />

ou de prison. Les propriétaires des terres profitent des périodes d’insécurité pour aggraver leur domination sur les plus<br />

faibles.<br />

A la fin de l’Empire Romain, par exemple, le pouvoir central, trop affaibli, ne peut les empêcher de se constituer d’immenses<br />

propriétés, le plus souvent en contraignant les petits propriétaires dont ils sont les créanciers à leur vendre leurs terres à bas<br />

prix, quand ils ne s’en emparent pas purement et simplement. Ces petites gens deviennent alors tenanciers du nouveau maître,<br />

qui peut les exploiter à son gré, ou sont chassés vers la ville.<br />

Le même processus de déchéance se retrouve aux VIIIéme et IXéme siècles en Angleterre : une crise économique oblige<br />

les petits propriétaires libres à vendre leurs terres, les puissants mettent les pauvres au travail sur leurs seigneuries. Au Xéme<br />

siècle il y a de nouvelles famines. Chacune produit son lot de déclassés, devenus inférieurs et méprisés, les humiles. Les années<br />

où le temps est mauvais, les conditions de vie s’aggravent encore ; les semences pourrissent en terre, le prix des céréales<br />

augmente et beaucoup de gens s’endettent pour manger puis sont expropriés du fait de leurs dettes.<br />

Ces mécanismes de paupérisation se sont répétés au cours de l’histoire, mettant les pauvres gens en situation de dépendance<br />

aussi bien à l’égard du ciel que des hommes.<br />

2-2- CHÔMAGE ET MISÈRE <strong>DE</strong>S SA<strong>LA</strong>IRES.<br />

Au XVIIéme siècle, une déflation fait perdre aux salaires réels près de la moitié de leur valeur. « A Lyon, les manouvriers<br />

doivent consacrer plus des quatre cinquièmes de leur ressources à acheter du pain ou les céréales panifiables nécessaires à<br />

la survie de leur ménage »<br />

En 1609, le conseil de Castille constate que les paysans « se trouvent pauvres, nécessiteux et endettés, de telle manière que,<br />

leurs terres n’étant suffisantes pour subvenir à leurs besoins, payer leurs dettes, ils abandonnent leurs biens, comme on l’a vu<br />

en plusieurs parties du royaume et, à cette occasion, se font fainéants et vagabonds.»<br />

En Angleterre, en 1641, « la quatrième partie des habitants de la plupart des paroisses sont un peuple misérable et,<br />

hors le temps des récoltes, sans aucune subsistance.» Exclus de la propriété des terres et des moyens de production,<br />

<strong>LA</strong> <strong>NOTION</strong> <strong>DE</strong> <strong>PAUVRETÉ</strong> <strong>DANS</strong> <strong>LE</strong> <strong>TEMPS</strong> <strong>Liliane</strong> <strong>AMOUDRUZ</strong> — 2e trim. 2009 p 9/27<br />

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