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livre bertrand couv geo AVRIL 07 27/04/07 11:29 Page 1<br />
La joie d’une leçon de ski,<br />
La joie d’une leçon de vie,<br />
La Voie de la jubilation,<br />
La Bible du bonheur.<br />
9 782903 420376<br />
Prix conseillé<br />
25 € + port<br />
A <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> Alain Bertrand
français 27/04/07 11:49 Page 1<br />
A CORPS PERDU<br />
Titre chinois :<br />
Texte de Alain Bertrand<br />
Illustrations de Meng Fan-Cong<br />
Titre anglais : GLEE<br />
Ce livre est distribué dans toutes les librairies, du moins toutes les bonnes.<br />
Il peut aussi être commandé directement sur le site qui lui est consacré :<br />
1<br />
www.skipanda.com
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Avant-propos<br />
Le ski a un impact qui lui attache des millions d’accros.<br />
A CORPS PERDU, qui leur apporte la compréhension de ce qui unit leur<br />
<strong>corps</strong> à leur esprit, est le voyage initiatique d’un garçon qui vacille au seuil de l’adolescence, en<br />
quête de la femme qui le hante. Il apprend à skier pour se libérer des contraintes de la gravité et<br />
voler jusqu’à elle. En chemin il apprend aussi l’amour, la vie et la mort.<br />
Avec un mélange de savoir-faire technique et d’orientalisme A CORPS<br />
PERDU innove sans complexe une méthode d’enseignement, une vision du monde et un genre<br />
littéraire.<br />
- Depuis 100 ans qu’il existe, le ski alpin est enseigné sans référence à la gravité. Or, sans<br />
gravité, pas de ski. Ce conte apporte au ski ce que Newton apporta à la pomme, et Galilée au<br />
système solaire. Il définit un nouveau virage, ainsi qu'une méthode d’enseignement originale.<br />
- Les morales du passé ont décrié le <strong>corps</strong> et la chair comme la source de tous nos maux. Le conte<br />
confère au désir l’universalité de la gravité avec un cocktail de philosophie douce et de désinvolture<br />
dure. Il vole ainsi au secours des théologiens de nos religions terrestres. Aux religions qui<br />
s’éreintent à déguiser de sauvages pratiques préhistoriques en volonté divine, il propose des mythes<br />
plus civilisés et une foi plus évidente, qui défrichent la voie à un réveil spirituel universel.<br />
- Qu’est la littérature, si ce n’est la plainte sans fin des humains dans les affres d’un destin<br />
contraire ? Toutes les histoires s’achèvent sur une défaite ou sur ‘ils se marièrent, eurent beaucoup<br />
d’enfants et connurent un bonheur sans partage’, tant il est un préjugé indiscuté que le bonheur<br />
n’a pas d’histoire. Or, ce conte débute précisément à l’orée du bonheur.<br />
Né, par erreur, à Paris, d’une mère normande et d’un père méridional, tous<br />
deux protestants jusqu’à la moelle, l’auteur a vécu de façon extensive et intensive à San Francisco,<br />
Pékin et Chamonix. Marié et divorcé un nombre de fois à peu près égal, il est aussi père de<br />
deux enfants qui concèdent volontiers que c’est ce en quoi il a pataugé le plus misérablement.<br />
Cinéaste l’été, moniteur de ski l’hiver, rêveur indiscret à plein-temps, son destin poursuit un cours<br />
certain 1 .<br />
Tous les vingt ans, notre société en mutation s’emballe pour un livre qui<br />
l’aide à tisser des liens entre le monde moderne et la culture du passé. Ce fut le destin de<br />
‘Le Prophète’, ‘Le Petit Prince’ et ‘Jonathan Livingston le Goéland’.<br />
- A mille milles de la rue d’Ulm, A CORPS PERDU ne retourne pas aux sources, il coule<br />
de source, il est l’incantation au bonheur d’un aède du XXIème siècle. Un texte qui hante et<br />
une pensée qui s’insinue sous la peau poussent leurs racines hors littérature, directement dans le<br />
terreau de la vie, de la technique et de la science. Espèce en voie d’apparition, ce livre souffle une<br />
bourrasque d’air frais sur le roman moderne, il marque le jour ‘J’ où un nouvel art a pris son<br />
essor. Vous éprouverez le frisson de la beauté à glisser sur la neige et sur les mots au fil de cette<br />
histoire.<br />
Jeff Tolbert à Randolph Vermont, ce 4 juillet 2004<br />
1) Les plus graves soupçons pèsent sur sa prétention à l’immortalité.<br />
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La répétition du prénom de son frère<br />
l’a empêchée de dépasser la page 8 de cette histoire.<br />
Afin de calmer son exaspération,<br />
je voudrais que Chanette se souvienne que,<br />
si son prénom à elle n’y apparaît pas,<br />
néanmoins elle est l’héroïne de trois scenarii.<br />
Il est vrai qu’ils n’ont pas eu l’heur d’être produits,<br />
cependant, au poids du papier,<br />
elle sort gagnante.<br />
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Table des Chapitres<br />
I<br />
Prologue<br />
Pages<br />
L’odyssée montagnarde du Tao . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11<br />
II<br />
La curiosité est un vilain défaut<br />
1 Chanou s’en balance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15<br />
2 Où la curiosité chasse Chanou hors du nid . . . . . . . . . . . 21<br />
III<br />
Nouveaux mondes<br />
3 Chanou s’enfonce dans la forêt du loup . . . . . . . . . . . . . . 31<br />
4 Où la Montagne de Neige piège Chanou . . . . . . . . . . . . 39<br />
5 Où Chanou se heurte à la Montagne de Fourrure . . . . . . 47<br />
IV<br />
A travers le miroir<br />
6 Où l’on perd Chanou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57<br />
7 De l’autre côté du miroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65<br />
8 Au-delà du bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73<br />
V<br />
Miracles<br />
9 Où Chanou sombre dans le monde à l’envers et le désespoir 83<br />
10 Où l’on . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91<br />
11 Où Chanou tombe victime d’un miracle . . . . . . . . . . . . . 99<br />
VI<br />
Battling Tigresse<br />
12 Où Chanou s’arrache aux griffes de Tigresse . . . . . . . . . . 109<br />
13 Où Chanou se défait de Tigresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117<br />
14 Où Tigresse rattrape Chanou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125<br />
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VII<br />
Certaines certitudes sont remises en question<br />
15 Où il est prouvé que déraper freine,<br />
tandis que couper accélère, because la friction . . . . . . . . 135<br />
16 Où l’éloge de la paresse provoque des effets divers . . . . . 143<br />
17 D’une vilaine fille qui use et abuse de Chanou . . . . . . . . 151<br />
VIII<br />
Voler dans le vide<br />
18 Où Chanou se rend à l’appel du vide . . . . . . . . . . . . . . . 161<br />
19 Où Chanou avale la montagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171<br />
20 Yaaaaahhhhhouououou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179<br />
IX<br />
De l’injustice faite à Lucifer et au sexe des femmes<br />
21 Lucifer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189<br />
22 Où Chanou sombre à fond la couette . . . . . . . . . . . . . . . 197<br />
X<br />
Rage et furie<br />
23 La Vérité est vraie et pas vrai est encore vrai . . . . . . . . . . 207<br />
24 La traque à <strong>Panda</strong> . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215<br />
25 La traque aux traqueurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223<br />
XI<br />
Aimer, donner, conquérir<br />
26 Des amours d’un vieux pin chinois pour une nymphe . . . 235<br />
27 Le don d’ubiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245<br />
28 A la source . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253<br />
XII<br />
Révélation<br />
29 La joie de <strong>Ski</strong>er . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267<br />
30 Au clair d’oiseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277<br />
XIII<br />
Epilogue<br />
Le Tao du Tao : Miserere Deo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293<br />
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I<br />
Prologue<br />
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L’Odyssée montagnarde du<br />
Autrefois dans cette lointaine contrée d’avant que Chanou<br />
n’ait acquis le don d’ubiquité, un jour qu’il songeait tout haut tout seul<br />
à califourchon sur son nuage, papa Hibou le surpris à murmurer,<br />
“J’aimerais bien mourir…”<br />
Le sang de Papa Hibou ne fit qu’un tour. “Idiot ! Arrête<br />
de dire des choses affreuses,” protesta son vieux pap. “ Qu’est-ce qui<br />
te prend ?”<br />
“Je ne suis pas affreusement idiot, je suis<br />
curieux… de découvrir… ce qui arrive… après,” expliqua Chanou.<br />
L’esprit d’aventure, qui contamine les jeunes de la Vallée 3 , avait<br />
épargné Hibou qui manqua en mourir d’une crise d’asthme, son allergie rituelle à<br />
l’absurdité.<br />
Note sur les notes : Trop de notes ineptes énervent considérablement 4 .<br />
2) Se prononce TAO, signifie le chemin : le chemin que prend le monde du train où vont les choses, et la piste<br />
sur laquelle Chanou fut aperçu pour la dernière fois.<br />
3) ‘La’ Vallée (de Chamonix)<br />
4) Telle celle-ci.<br />
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II<br />
La curiosité<br />
est un vilain défaut<br />
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Chapitre Un<br />
Chanou s’en balance<br />
Seigneur le Vent qui demeure sur la montagne, certaine fois<br />
chuchote à travers les pins. Certaine nuit il hurle, certain matin il chante. Or,<br />
un beau jour qu’il soufflait le cœur à l’aise dans une fleur en trompette, il<br />
glissa dans mon oreille gauche le conte d’un garçon. Ni le conte, ni le garçon<br />
ne valaient grand-chose. J’ai secoué la tête dans tous les sens sans parvenir à<br />
l’extraire de mon oreille. Alors, coincé pour coincé, je me suis résolu à sortir<br />
mon stylo qui fuit et, une tâche<br />
par-ci, une phrase par-là, j’ai<br />
recraché ce conte véritable.<br />
17<br />
Comme toute histoire sérieuse,<br />
celle de Chanou commence au<br />
fond d’une forêt touffue ! Au<br />
cœur de notre forêt vit Hibou,<br />
Chevalier du Soleil Noir. Hibou<br />
est tout savant, tout bon, tout<br />
prudent, tout aveugle le jour,<br />
tout myope la nuit, tout vieux le<br />
jour comme la nuit, tout tout<br />
quoi. Surtout, Hibou aime<br />
d’amour tout fou son fils,<br />
Chanou.<br />
Comme il l’aime à cœur <strong>perdu</strong> si tellement très beaucoup,<br />
Hibou a travaillé dur toute sa vie pour lui offrir le plus beau de tous les<br />
cadeaux du monde : une enfance heureuse, un bonheur évident, sans faille,<br />
complet, ineffable…<br />
Le -B-O-N-N-N-N-H-EU-U-U-U-U-R !
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Au fin fond de notre histoire lointaine, dans la poitrine d’un<br />
enfant, bat le pouls du bonheur. Chanou l’enfant habite le chalet au toit de<br />
bardeaux qui se blottit dans les bras du bouleau, derrière le pétale de la grande<br />
fleur de lys. Cette fleur pousse au pied du Mont-Blanc qui roupille sous une<br />
épaisse couette de neiges éternelles.<br />
Or, tandis que Hibou l’aime si fort, Chanou se balance à<br />
<strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>. Pourquoi ?<br />
Les gens qui n’ont jamais connu le bonheur prétendent<br />
que le bonheur est sans histoire. Ils causent sans connaître. De fait, les gens<br />
malheureux tombent victimes d’une tragédie unique et lourde, tandis que les<br />
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gens heureux sont criblés de la foule des légers problèmes dont fourmille le<br />
chemin du bonheur. La puberté, par exemple. Si elle ne vient pas, un gars de<br />
30 ans parle comme une fille. C’est la tragédie absolue. Si elle vient, la gorge<br />
du garçon éructe un remue-ménage discordant. C’est le début de toutes sortes<br />
de petites joies, toutes plus épineuses à empoigner les unes que les autres.<br />
Chez Chanou, cette sorte de joie s’abattit sur lui la nuit où<br />
une aurore blanche bascula dans la clarté du jour. Alors qu’il s’étirait dans la<br />
chaleur de sa couette, il sentit une furieuse envie de pisser, mais pas moyen.<br />
Au farfouillement de ses mains qui exploraient le phénomène, il découvrit une<br />
consternante et protubérante raideur, un machin dur qu’il percevait comme<br />
son zizi, mais un zizi tel qu’il ne l’avait jamais pratiqué auparavant. Ce Bon<br />
Vieux Zizi, souple et adroit à pisser dans les coins, parti, yavé pu ! Ce nouveau<br />
machin raide comme une pince-monseigneur, se dressait debout sur son pied,<br />
lourd et ankylosé, planté entre ses cuisses. Un fil à plomb tire sa ficelle droit<br />
vers le bas ; une boussole pointe son aiguille droit au Nord ; alors que cette<br />
raideur suivait mécaniquement ses mouvements dans n’importe quelle direction.<br />
Quand Chanou sautait à bas de son lit, Zizi saillait vers le plafond.<br />
Si Chanou faisait les pieds au mur, Zizi montrait le plancher ! Zizi en faisait à<br />
sa tête et Dieu seul sait ce qu’il avait en tête. Rongé d’inquiétude, Chanou<br />
eu la surprise de voir ce zigoto de Zizi zapper du zénith à son zigzag pendouillard,<br />
il put pipi, ce qui le soulagea d’un grand poids… jusqu’à la nuit suivante,<br />
quand Zizi se livra de plus belle à cette facétie déconcertante.<br />
La répétition du fantasque phénomène conduisit Chanou à<br />
s’en ouvrir à Papa Hibou. Papa Hibou lui répondit que le temps du désir était<br />
venu. A Chanou qui n’entendait rien à ce mot ‘désir’, Papa Hibou expliqua<br />
qu’il s’agissait d’une force impérieuse qui arrachait les enfants à leur maison et<br />
leur Papa.<br />
Jusqu’à ce jour, le plus loin de chez lui où il soit jamais<br />
parvenu est là où sa balançoire le lance. La corde qui pend de la plus haute<br />
branche du bouleau est longue de dix mètres. Cela fait une très grande balançoire.<br />
Chanou s’accroche en bout de corde. Un coup de reins en haut, un coup de<br />
reins en bas, un coup il s’abandonne au vide béant du ciel qui l’aspire<br />
là-haut, un coup il fond du ciel à la conquête de la basse terre qui se jette à sa tête.<br />
En plein ciel, pendant cet instant d’éternité, où il flotte les pieds en apesanteur<br />
au-dessus de la tête, ses désirs sont comblés, il est libre.<br />
A quoi bon descendre ?<br />
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Il ferait bon s’envoler au ciel, se volatiliser d’un léger coup d’aile, et mourir<br />
d’un soupir, de l’indicible félicité du don de soi au vide d’en haut, duvet au fil<br />
de l’air. Puis s’insinue le désir foncier du sol qui bascule en hurlant dans le trou<br />
béant du vide sous les pieds, la dégringolade vertigineuse, l’excitation de<br />
la vitesse, la certitude des membres pesants qui s’ancrent puissamment aux<br />
quatre coins du <strong>corps</strong>. La Force précipite Chanou contre le sol de toute la<br />
pesanteur qui lui plombe le ventre. Juste à l’instant de s’écraser à plat le sol,<br />
-miracle- la corde se tend à rompre, il rebondit à fleur de pâquerette et reprend<br />
son essor. Il fonce sur le ciel vide, s’arrache aux griffes de la pesanteur à <strong>corps</strong><br />
<strong>perdu</strong>.<br />
Ce qui étonne Chanou, c’est que l’apesanteur muette,<br />
comme la vitesse hurlante, soient filles de l’air, qu’elles n’existent que<br />
fugitives, insaisissables. Que ne peut-il les attraper au vol, isoler l’apesanteur,<br />
geler la vitesse, jouer avec chacune d’elles à caprice délié.<br />
Pourquoi ? Il voudrait… une chose qu’il ne s’est jamais avouée à lui-même,<br />
il voudrait, comme papa Hibou, avoir des ailes à plumes et voleter à sa guise.<br />
Seulement voilà, il lui est poussé deux bras nus, dotés des qualités aérodynamiques<br />
d’une brique. Papa est oiseau, fiston est garçon et ça fait désordre à<br />
l’intérieur d’une même famille !<br />
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Chapitre Deux<br />
Où la curiosité chasse Chanou hors du nid<br />
Chanou a une chaude maison, un doux papa, mais de maman…<br />
point. Pourquoi ! Hé bien parce que tout simplement c’est comme ça. Elle<br />
devrait être là et elle n’y est pas. Il n’en souffre pas, c’est seulement une<br />
absence avec laquelle il s’est habitué à vivre, un vide auquel il s’est attaché, une<br />
blessure douce-amère qui lui est chère. De toute façon, Papa Hibou déteste en<br />
discuter. Rien que d’y faire allusion l’emplit de nervosité et emplit son fils de<br />
curiosité. Du temps de Zizi-le-Flasque, Chanou croyait qu’une maman c’était<br />
pour les grandes personnes. Il lui suffirait de grandir et il y aurait droit,<br />
comme à respirer et dormir. Mais maintenant qu’est venu le temps de Zizi-le-<br />
Dru, il advient que dans son sommeil elle prenne le visage de Blanche-Neige.<br />
Ce n’est heureusement qu’un nom sans femme, une neige sans blancheur, un<br />
blanc sans couleur, un rêve sans ardeur, mais qui aspire Chanou dans son<br />
tourbillon.<br />
Hibou, qui craint que son innocence ne plonge son fils dans<br />
une errance de tous les dangers, lui serine pour la énième fois, “Ta quête est<br />
blanc cauchemar, les plus beaux rêves sont noirs. La lumière<br />
blanche est une répugnante mixture de toutes les couleurs.<br />
De l’aube au crépuscule, tu pèles une à une les teintes de l’arcen-ciel,<br />
il te plonge dans le noir pur et doux d’une nuit d’encre,<br />
le refuge de nos rêves.” Pour mieux lui marteler le message dans sa tête,<br />
il y ajoute une vérité 5 nouvelle. “ Le cauchemar est un blanc du<br />
sommeil et la femme un cauchemar de blancheur. Blanche-<br />
Neige est un cauchemar de neige.”<br />
“Neige ?” murmure Chanou timidement.<br />
5) Les vérités sont une spécialité de hibou<br />
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“La neige est blanc sale. A l’aube, douce et<br />
tendre, au crépuscule dure et glaciale. La femme est neige<br />
et blanche, Blanche-Neige est femme. Femme et neige tu<br />
fuiras.”<br />
Chanou, bien sûr, ne fuit rien. Il est en proie à une folle<br />
envie de toucher. Pour toucher Blanche-Neige il eut fallu savoir où la chercher,<br />
et pour sûr, elle ne se cache pas dans son chalet sous le pétale de la fleur de lys,<br />
il le saurait, car il n’ignore aucun recoin de son chalet et sa clairière du fond<br />
des bois. Or, de Blanche-Neige, point. Elle est ailleurs. Ailleurs ! Où ça se<br />
trouve ailleurs ?<br />
Il cherche d’abord la réponse dans la turgescence qui lui<br />
surgit du ventre. Mais ce grand crétin chauve branle du chef et reste muet.<br />
C’est pourtant à force de le questionner de la main qu’il perçoit pour<br />
la première fois un filet de voix sourdre de sa poitrine. “Depuis toujours<br />
je t’attends. Je suis la sirène qui surfe l’écume de tes rêves. Du<br />
fin fond de ton futur je glisse à ta rencontre. Je suis celle qui<br />
colmate les brèches du cœur. En moi tu es né au monde, en moi<br />
tu anéantiras ta vie, en moi tu demeures.”<br />
Ainsi Chanou acquiert-il la certitude de cette femme, bien<br />
qu’il ne sache encore où elle se trouve. En quel ailleurs la chercher, à travers<br />
quel espace ou quel temps ? Est-elle mère ou fille ? A quoi la bougresse peutelle<br />
bien ressembler ? La certitude accroît son impatience à la trouver, et<br />
l’incertitude l’accroît encore bien davantage.<br />
Quand il flotte au plus haut de sa balançoire, il plane un<br />
instant comme papa, il se sent des plumes et des ailes, mais il reste prisonnier<br />
de sa corde. Papa Hibou vole où bon lui semble, fiston Chanou vole où la corde<br />
lui ordonne et pas question de désobéir ! Chanou tire sur sa corde comme une<br />
chèvre sur son licol. Pourrai-je un jour m’envoler au-delà de ma corde ? Quand<br />
je serai grand, me poussera-t-il des ailes, comme à Papa ?<br />
Avec tact, Hibou ne s’appesantit jamais sur cette différence<br />
de mauvais aloi entre oiseau et garçon. Cela suggérerait que Chanou tient plus<br />
de sa mère que de son père. Et ça, c’est tabou. Quant à voler sans ailes, Hibou<br />
sait pas. La seule chose qu’il sache est qu’il a peur. Même le bonheur de se<br />
balancer ne va pas sans le risque de tomber. Entre bonheur et terreur, le cœur<br />
de Hibou balance au gré des hauts et des bas de la balançoire de Chanou.<br />
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“Ne monte pas<br />
trop haut, mon chéri, tu te<br />
briserais le cou !” s’écrie Hibou.<br />
Évidemment, d’un<br />
solide coup de reins, d’un autre et<br />
encore un autre, Chanou s’empresse<br />
d’expédier la balançoire vers des altitudes<br />
inédites. Il s’envole par-dessus le<br />
toit du chalet. Et là, que découvre-t-il ?<br />
“Bein ça alors !”<br />
Ailleurs est un sapin plus haut que<br />
son bouleau. Hop, il saute à bas de la<br />
balançoire.<br />
“Ne grimpe pas<br />
à l’arbre, mon chéri, tu te<br />
romprais les os !” l’avertit Hibou.<br />
Aussitôt Chanou<br />
s’empresse d’escalader le sapin. Il est<br />
pratique à grimper, car ses branches<br />
forment échelle. La curiosité rend Chanou léger, mais non téméraire.<br />
Il s’arrête dès qu’il sent la frêle cime osciller. Il écarte la<br />
branche touffue et découvre... “Bein ça alors !”<br />
Ailleurs est une montagne plus haute que son sapin ! Hop, hop, hop, il<br />
dégringole à bas du sapin.<br />
“Ne gravis pas la montagne, mon chéri,” le met<br />
en garde Hibou. “Elle est au fond d’une forêt hantée de bêtes<br />
sauvages, de monstres et de loups affamés !”<br />
Lui qui adore les bêtes, joue comme un sauvage et aime les<br />
monstrueuses tortues ninja, n’a cure de l’avertissement.<br />
D’un pied léger, Chanou tourne le dos à son chalet, sa<br />
balançoire, la grande fleur de lys, et gambade à travers bois et fourrés vers<br />
la montagne. En chemin il rencontre une biche effarouchée, une marmotte<br />
sifflante et une airelle mûre qui toutes se cachent ou détalent à la vue de<br />
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Chanou qu’elles prennent pour un sauvage sorti de sa réserve. Chanou réalise<br />
que le plus terrifié de tous est encore…Hibou. Il volette tout à la panique de<br />
le voir, victime de sa curiosité, s’exposer à découvert si loin de la maison.
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“Et si Jean-Mi, René, Eric,<br />
les trois ‘J’, nos fidèles ennemis...,<br />
te rattrapent ici au fond de<br />
la forêt, où personne ne peut les<br />
surprendre à te faire du mal ? ”<br />
s’inquiète le vieil oiseau.<br />
Le bonheur de Hibou et Chanou suscite<br />
nécessairement la jalousie de leurs voisins.<br />
Aussi Jean-Mi le Jaloux, René la Jugeote<br />
et Eric le Judas de Jarnac les haïssent-ils<br />
fidèlement tous deux. Les trois 3 ‘J’ leur<br />
promettent souvent de brûler leur petit<br />
chalet. Las, ils n’ont pas encore osé y mettre<br />
le feu. Et c’est bien dommage, car à<br />
quoi servent les ennemis, s’ils n’osent<br />
même plus réduire ta maison en cendres !<br />
En fait, il est bien doux d’observer ses<br />
sinistres ennemis griller sur les braises de<br />
leur propre haine !<br />
En définitive, le ‘chez moi’ d’un hibou est son havre de paix.<br />
Pelotonné au creux de sa maison, à l’abri des ennemis, il est heureux. Sans<br />
ennemi qui rôde, la maison semblerait moins chaude, le bonheur moins bleu.<br />
Sans maison, le désastre serait total. Aussi Hibou tente-t-il toujours de boucler<br />
son fils chéri dans son petit chalet de bois, loin des dangers et du froid des<br />
ailleurs insondables. Mais il a dû mal fermer la porte car Chanou se lance en<br />
quête de celle qui l’attend, quelque part ailleurs.<br />
Dévoré d’inquiétude, Hibou se prend à bégayer et trembler,<br />
sa toque de professeur vacille, ses lunettes lui tombent du nez, son bec claque<br />
dans le vide et Gros Bouquin lui chute<br />
de l’aisselle. Les vieux s’effeuillent, ils se<br />
dépouillent au long du chemin. Ça fait<br />
désordre. Nos vieux sont comme ça, surtout<br />
ceux qui nous aiment à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> !<br />
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III<br />
Nouveaux mondes<br />
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Chapitre Trois<br />
Chanou s’enfonce dans la forêt du loup<br />
Ayant fait trembler<br />
toute la forêt, Chanou se sent fort. Mais<br />
courir et faire peur fatiguent. Il s’assoit le<br />
dos à un gros chêne pour reprendre son<br />
souffle. Le soleil mourant se faufile déjà<br />
entre les branches basses, les ombres<br />
s’allongent sur les échasses du soir et<br />
Chanou songe combien il serait bon<br />
d’avoir un copain. Seulement voilà, la<br />
biche court toujours d’un même souffle<br />
sans un regard derrière elle, la marmotte<br />
se tasse derrière le rocher et l’airelle fait<br />
le dos rond sous la feuille. Aucun être<br />
vivant en vue ; pourtant il les perçoit qui<br />
retiennent leur souffle et se figent sur<br />
place.<br />
Seule une grande<br />
ombre grise se faufile entre les arbres<br />
à la lisière de la clairière. Il devine<br />
qu’il s’agit du grand loup gris, car Papa<br />
Hibou, perché sur la branche au-dessus,<br />
fait un barouf de tous les hiboux à trembler<br />
comme une feuille parmi les feuilles<br />
dans le vent du nord. Pour le Chevalier<br />
du Soleil Noir, une ombre sombre dans<br />
la nuit se détache plus claire qu’un soleil<br />
au ciel de midi.<br />
“Tu vois cette bête<br />
féroce, elle s’appelle femme !”<br />
prétend Hibou.<br />
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Chanou songe que son père le prend pour une pomme, mais<br />
il y met tant d’affection qu’il mérite qu’on ignore sa naïveté. Cependant,<br />
femme féroce ou loup, l’animal a les dents aiguës et Chanou ignore son intention<br />
immédiate. Par crainte d’un malentendu Chanou tente de grimper au<br />
chêne et Hibou de le hisser du bout de son aile, mais le tronc est gros et<br />
moussu, et Chanou est lourd et joufflu.<br />
Il est des moments où<br />
l’on se sent bien seul,<br />
surtout lorsqu’on a fait<br />
peur à tout le monde<br />
sauf au grand loup gris.<br />
Il est des moments où<br />
l’on aimerait tant avoir<br />
sous la main ses fidèles ennemis, Jean-Mi le<br />
Jaloux, René la Jugeote et Eric le Judas de Jarnac, soit qu’ils tirent le loup,<br />
soit, mieux encore, que le loup les mange. Un petit coupe-faim ! Il s’assoit sur<br />
ses talons, le dos appuyé à l’arbre et cherche quelque réconfort en mordant<br />
dans une barre chocolatée 6 . Le grand loup gris qui rôde autour de la clairière<br />
s’intéresse aux deux : le petit de l’homme a l’air croquant, la barre chocolatée<br />
savoureuse. Il observe les deux, il hésite. Parmi les loups, l’homme souffre<br />
d’une connotation détestable. L’homme est réputé animal retors ! Le grand<br />
loup gris tergiverse ; il a un mal de chien à prendre une décision. Chanou lui<br />
lance un morceau de sa barre chocolatée, le loup observe la barre d’un côté,<br />
le garçon de l’autre. Pour ménager sa fierté, et l’aider à faire le bon choix,<br />
Chanou fait mine de s’en aller. Quand il revient au pied du chêne, le morceau<br />
de chocolat a disparu. Chanou sourit, le loup le fixe droit dans les yeux.<br />
Chanou lui sacrifie une autre barre. Son regard vrillé dans les yeux de Chanou,<br />
le grand loup gris baisse le nez, se saisit du chocolat puis s’évapore dans le bois<br />
sans un merci.<br />
Sur ce, rassurées, l’airelle aventure un œil sous le bord de sa<br />
feuille, la marmotte risque une moustache par-dessus la crête de son rocher,<br />
la biche broute le lichen entre les plaques de mousse. Un élan de sympathie<br />
universelle 7 enfle le cœur de Chanou, il s’emplit les yeux du chatoiement des<br />
6) Horreur visqueuse et sirupeuse, genre de mélasse qui se casse comme une limace, que nos enfants<br />
consomment en masse. Ça agace, mais la mode n’en passe pas.<br />
7) Universel signifie ‘N’importe où, ailleurs que chez moi’.<br />
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étoiles qui scintillent à travers les feuilles qui bruissent, il s’emplit les yeux<br />
jusqu’à ras bord, jusqu’à ce qu’une pluie d’étoiles déborde sur son <strong>corps</strong> et<br />
le noie d’une douce chaleur. Une lassitude envahit ses membres, ses yeux<br />
papillott…… papa…… papi……p… Chanou s’engourdit, s’assoupit, il<br />
dort. Les ailes en croix, Hibou se couche sur l’enfant qui dort.<br />
Quand Chanou lève les paupières sur le frisson cristallin de<br />
l’aube, Papa supplie, “ Je t’en prie, ne gravis pas la montagne, mon<br />
chéri, la forêt, tu l’as vue, est hantée d’animaux sauvages, de<br />
bêtes monstrueuses et de femmes faméliques ! La montagne est<br />
encore plus redoutable !”<br />
Je n’ai pas encore rencontré de bêtes monstrueuses, songe<br />
Chanou, mais si elles ressemblent aux autres, elles me plairont certainement.<br />
D’un pied assuré, il s’élance vers la montagne.<br />
En chemin il croise une femme édentée qui fléchit sous<br />
le poids des ans et du bois qu’elle glane. Dans un élan de sympathie il court<br />
lui donner un coup de main. Quand la vieille aperçoit ce garnement qui se<br />
précipite sur elle, toute seule au fond des bois, elle ne fait ni une ni deux, elle<br />
jette hotte et bois, prend ses jambes à son cou et abandonne Chanou interdit.<br />
Et si elle était celle qu’il attend !<br />
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“Arrête ! lui crie Hibou. Ne l’attrape pas. Cet<br />
animal est un loup. Si tu l’accules il risque de se retourner sur<br />
toi !”<br />
Chanou songe que si ce n’est que les yeux de son père papillotent<br />
au soleil, c’est qu’il le prend pour une pomme. Il comprend bien que<br />
le désarroi chez Hibou est un appel à l’aide ; pourtant il le garde à distance et<br />
se délecte à le taquiner. Ce vide doux amer qui les sépare, s’accompagne du<br />
sentiment de sa domination sur son père. Conscient des efforts de son père<br />
pour le prévenir contre les femmes, il manifeste une claire préférence pour le<br />
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loup édenté qui jette son bois et détale sur deux pattes. Le désespoir de son<br />
père, en mal de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle, lui donne la<br />
mesure de sa propre importance. “ Notre maison est chaude et sûre.<br />
Reviens, reviens vite chez nous avant que nos ennemis et le jour<br />
éclatant ne nous surprennent dehors, sans toit, ni ombre !”<br />
“Papa, Papa, écoute !” supplie Chanou.<br />
“ La forêt est la maison de l’airelle mûre, de la marmotte, de<br />
la biche, du loup effarouché et aussi de la grande femme grise.<br />
Ils sont le trésor de leur maison de forêt. Ils partagent leur<br />
maison avec moi, ils m’accueillent chez eux. Leur forêt est<br />
devenue ma maison, je m’y sens bien. Je suis chez moi dans ton<br />
chalet et je suis aussi chez moi dans leur forêt. Voudrais-tu me<br />
chasser de ma maison de forêt ?”<br />
L’inconvénient des papas, c’est que même si, par hasard,<br />
ils écoutent, ils n’entendent encore pas. Pauvre Hibou n’entend là que dangereuses<br />
inepties : l’enfant quitte un chalet chaud pour une forêt sans mur, ni<br />
début, ni fin où rôde tout et n’importe quoi, un lieu de désordre, une terre<br />
inexplorée, l’inconnu.<br />
Quand, à gambader par la forêt, Chanou parvient au<br />
sommet de la montagne du fond de la forêt, à sa plus grande surprise, il découvre…<br />
: Ailleurs… Une montagne ! Une montagne encore plus haute, toute<br />
blanche, belle comme un rêve de femme. Si haute qu’elle lui bloque carrément<br />
la vue. Sa beauté l’abasourdit, et il en oublie de regarder la vallée à ses pieds.<br />
Cependant elle est barrière en travers de son chemin. Or, qu’elles soient belles<br />
ou vilaines, Chanou ne supporte pas les barrières. Les obstacles sont un défi et<br />
Chanou n’a pas encore appris à fuir les défis. Un tourbillon de désirs le pousse<br />
à conquérir.<br />
Le vent qui passe pousse sa comptine :<br />
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HIBOUDITCHANOUFAITETVOILA<br />
HIBOU DIT<br />
Fais pas ci fais pas ça<br />
Dis pas ci dis pas ça<br />
Le toit est tout en bois<br />
Si tu l’cognes patatras<br />
Boum tu tombes tout en bas<br />
L’hôpital je n’sais pas<br />
D’aucuns n’en reviennent pas<br />
CHANOU FAIT<br />
Comme il veut et ma foi<br />
Faut bien l’dire même à toi<br />
Il se fout de papa<br />
Frôle le sol touche le toit<br />
100 à l’heure juste à ras<br />
Not’Chanou de tout ça<br />
S’en balance à Dieu va.<br />
ET VOILA<br />
Hibou le sage voudrait bien rester à la maison et mettre une<br />
bûche au feu. Mais la sagesse de Hibou est altérée d’une faille : son amour à<br />
cœur <strong>perdu</strong> pour son fils. Pour cette passion sauvage, Hibou abandonne son<br />
petit chalet de madrier et se lance à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> dans le sillage de Chanou qui<br />
ouvre grand la porte au vent du printemps.<br />
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Chapitre Quatre<br />
Où la montagne de neige piège Chanou<br />
Hibou s’affole de la toque, des lunettes et<br />
du bec. C’est ce que Hibou réussit le<br />
mieux : il s’affole très bien.<br />
“ Non chéri, non ! Ne monte pas à<br />
la neige ! Comme les poissons<br />
meurent à l’air, les petits du hibou<br />
meurent à la neige !”<br />
Chanou connaît la musique, il ne doute plus que sa passion de père ait, depuis<br />
longtemps, fait perdre son bon sens à Hibou et il bondit gaiement vers la<br />
neige.<br />
A bout d’arguments, Hibou, bégaye d’impuissance et invoque<br />
le démon des démons. “Ne ne ne mmmm… ne mmmmmm…<br />
monte pas à la à la à la à la la la la neige, mon chéri, c’est le<br />
royaume de la chose la plus horro, la plus horrorro, roro, rorororo,<br />
Rorrible ! C’est le royaume de pire que le Yéti, c’est le<br />
royaume de… de… de… <strong>Panda</strong> !! ”<br />
Chanou adore le panda de peluche du fond de sa couette. <strong>Panda</strong> des<br />
neiges n’est probablement rien de plus que le grand frère du panda de peluche.<br />
“ J’aime les nounours,” avance Chanou.<br />
“ Lui ne t’aime pas,” le prévient Hibou.<br />
“ Tu le connais ?”<br />
“ Que trop !”<br />
“ Qu’est-ce qu’y t’a fait ?”<br />
“ Rien !”<br />
“ Rien,” s’esclaffe Chanou. “Cela fait beaucoup !”<br />
Considérant la quantité astronomique de Rien qui emplit l’univers, faire Rien,<br />
est énormément plus que faire le jour ou la nuit, faire ni chaud ni froid, faire<br />
ni rire ni pleurer, faire peur ou froid dans le dos, faire chou blanc ou chou gras,<br />
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ni fait ni à faire, faire à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse ! Que <strong>Panda</strong> le<br />
Rorrible ait pu faire à Papa le Hibou tout ce gros tas de Rien impressionne<br />
Chanou, qui retient ce Rien comme un bon point à l’actif du Rorrible.<br />
“ Quand tu l’as rencontré la dernière fois ?”<br />
demande Chanou, sérieusement intéressé.<br />
“ Je ne l’ai jamais vu, Dieu merci !”<br />
“ Jamais ! Alors comment tu le connais ?”<br />
Hibou exhale une bouffée d’indignation.<br />
“ Sa réputation est exécrable.<br />
Il lui est consacré un long article<br />
dans Gros Bouquin. C’est une<br />
brute épaisse, un être de perdition.”<br />
“ C’est quoi la perdition ?”<br />
“ Perdition signifie cause <strong>perdu</strong>e.<br />
Si tu le suis tu es <strong>perdu</strong>, même sans<br />
cause !”<br />
“ Tu veux dire qu’il dévore les<br />
enfants, comme la grande femme ?”<br />
le taquine Chanou.<br />
“ Pire que femme et loup réunis !<br />
Femme et loup ne mangent que ton <strong>corps</strong>, tandis que <strong>Panda</strong> te<br />
dévore de la tête à l’âme !”<br />
Chanou perçoit mal la différence. Par ailleurs, il a déjà<br />
fait son affaire de la femme édentée et du grand loup gris, alors un <strong>Panda</strong> qui<br />
s’attaque à la… l’âne, la lame, la âme, l’âme ou quelque chose du genre ! Pire<br />
que le loup et nos fidèles ennemis, ce doit être passionnant ! Allègre, Chanou<br />
bondit de roc en roche en rocher vers cet énorme glaive blanc, étincelant, fiché<br />
au cœur de la forêt. Son imagination, qui court plus vite que ses pieds, lui<br />
donne clairement à voir la gueule béante de la rorrible bête qui vomit cette<br />
énorme montagne blanche du fin fond du noir néant du ciel. Hibou désespère<br />
de faire entendre raison à cette jeune tête de mule !<br />
A mesure qu’il s’élève au-dessus de la vallée, l’air s’allège,<br />
ses pieds s’alourdissent, sa respiration halète. Cependant, un pas après l’autre,<br />
Chanou monte toujours plus haut, jusqu’aux flocons toujours plus lourds et<br />
plus blancs qui flottent en l’air, puis collent au sol. Et voilà qu’il piétine de la<br />
terre tendre et blanche.<br />
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La neige est une épaisse couette de pluie sèche, qui tombe<br />
du ciel mais ne s’infiltre pas dans le sol. Elle s’empile par terre flocon à flocon,<br />
poudre molle. A chaque pas Chanou s’enfonce et laisse une empreinte.<br />
Blanche-Neige serait-elle la femme à l’intérieur de la neige ? Il y appuie la<br />
face. La neige cède avec un crissement sourd comme le soupir de plaisir qu’a<br />
sans doute étouffé sa mère inconnue quand il enfouissait son visage dans sa<br />
poitrine blanche en tirant à pleine gencive édentée sur le téton têtu qu’elle ne<br />
lui laissait jamais avaler.<br />
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Une fraîcheur apaisante le pénètre, qui le cède à une morsure<br />
aigre sur les joues. Il saute en arrière et reprend son ascension en pataugeant<br />
plus profond. Bientôt, arracher l’un après l’autre chaque pied englué à son<br />
piège de neige molle l’épuise. Brusquement la neige l’engloutit jusqu’au<br />
ventre. La neige est-elle sa mère qui l’aspire dans le gouffre de son ventre<br />
tendre ou est-elle un piège sournois tendu par le rorrible monstre ?<br />
Pauv’ vieux Hibou, qui fidèlement volette par-dessus<br />
sa tête, affirme d’un air docte, “ Je t’avais prévenu, petit malin !<br />
Le plus lourd que neige sombre, la neige le noie et l’avale<br />
et c’est comme ça, parce que c’est ce qui est consigné dans<br />
Gros Bouquin.”<br />
Chanou ne peut plus ni avancer, ni reculer. La neige,<br />
indiscutablement, est froide. Chanou juge que ce doit être la raison pour<br />
laquelle Papa Hibou ne lui dit jamais rien qui vaille de sa mère.<br />
Le drôle de petit rire qui danse dans le vent gémit :<br />
Je siffle sur les cimes<br />
Je souffle sous les gouffres<br />
Je guette et je fouette<br />
Je gèle les oreilles<br />
Je pince les peaux minces<br />
Je respire le pire<br />
Je zigouille sans trouille.<br />
Le vent des cimes lui glisse à l’oreille un drôle de gloussement,<br />
qui lui frissonne la moelle. Pour la première fois de sa vie, Chanou<br />
regrette amèrement de n’avoir pas écouté Hibou, qui, tout à sa panique, vole<br />
par-dessus sa tête en cercles que bouscule le vent.<br />
La curiosité est un vilain défaut. Chanou paie sa sottise et<br />
son audace. Il a froid, il a peur, il est <strong>perdu</strong>, il a entraîné Papa Hibou au-delà<br />
du bout du monde, là où il n’y a plus ni fleur de lys, ni chalet, plus de rêve<br />
non plus, plus de mère, ni d’amante, ni feu qui rougeoie dans la cheminée !<br />
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Même leurs trois fidèles ennemis avides de sang frais,<br />
Jean-Mi, René et Eric, le Jaloux, la Jugeote et le Judas de Jarnac, n’oseraient<br />
s’aventurer sur une montagne aussi sinistre. Hibou, qui rêve de se réfugier<br />
dans sa garçonnière douillette tout en bas, se fait chahuter par le tumulte de<br />
la tempête qui hurle !<br />
Chanou, qui rêve de voler vers l’étrangère guillerette tout<br />
en haut, échoue enlisé dans une congère renfrognée qui le fige. La vie nous<br />
laisse rarement faire à notre idée ! Chanou pleure amèrement sa désobéissance.<br />
Hibou se presse contre lui, tout du moins, contre ce qui dépasse encore de la<br />
congère. Il le réchauffe et sèche ses larmes d’un revers d’aile.<br />
Soudain, le vent se tait, la montagne se calme et un vague<br />
murmure rigole dans l’oreille gauche de Chanou.<br />
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Chapitre Cinq<br />
Où Chanou se heurte<br />
à la montagne de fourrure<br />
Le vent se tait et un petit rire secoue l’oreille de Chanou.<br />
C’est curieux, il ne se savait pas capable de rire et pleurer à la fois. Or il est<br />
en train de pleurer. Il retient sa respiration et ses larmes, puis il écoute. Aucun<br />
doute : un petit rire lui secoue une nouvelle fois l’oreille gauche !<br />
Un horrible pressentiment lui tenaille l’estomac !<br />
La Bête, que Hibou lui a prédite, est là, toute proche, prête<br />
à l’écrabouiller, à lui arracher les nerfs un à un, à le dépouiller froidement de<br />
sa pauvre peau palpitante de vie.<br />
Le rire s’approche tout près. Chanou n’ose pas regarder,<br />
il enfonce la tête dans les épaules et enfouit furieusement son visage dans les<br />
plumes tièdes de Hibou.<br />
“ Petit curieux, que cherches-tu ici ?” sonne une<br />
voix profonde de trente-six pieds sous terre.<br />
“ Mon Dieu !” frémit Chanou. “ J’entends des<br />
voix, comme Jeanne d’Arc.” Puis de nouveau ce même petit rire. Mais<br />
rien ne se passe, -rien, rien du tout. Un suspense, au bout duquel il<br />
n’arrive rien. Rien de bon, rien de mauvais, simplement Rien.<br />
De saisissement, Chanou oublie ses larmes, il soulève une<br />
paupière, voit du blanc, voit du noir, une grande ombre secouée au rythme du<br />
petit rire. Il ouvre une seconde paupière, renverse la tête en arrière, et encore<br />
en arrière, fait le point sur la montagne et découvre… encore une montagne !<br />
Une montagne de poils, qui rigole dans sa pelisse. En réunissant les pièces<br />
noires et blanches du puzzle la ressemblance en beaucoup plus grand avec la<br />
peluche du fond de sa couette s’impose. “ Ce doit être le <strong>Panda</strong><br />
Rorrible !” reconnaît Chanou. Mais le monstre rigole !<br />
D’un délicat coup de patte, il extrait Chanou de sa congère<br />
et examine ce petit bout de machin qui halète derrière deux yeux écarquillés<br />
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de terreur. <strong>Panda</strong> rit de plus belle. Il lui enfile un habit chaud, mais le fou rire<br />
de <strong>Panda</strong> est contagieux ; le soulagement aidant, il se communique à Chanou.<br />
Le gros ours et le petit homme roulent bientôt tous deux dans la neige en<br />
hurlant de rire.<br />
Hibou est mortifié. Est-il séant de rire de la misère du pauvre<br />
monde transi et <strong>perdu</strong> dans la montagne ! <strong>Panda</strong>, dès le premier abord, se<br />
conduit en insensé. Sa réputation, sa dégaine, son air poilu, sa force brute, ses<br />
mauvaises façons, son rire vulgaire, le son de sa voix, tout en <strong>Panda</strong> exaspère<br />
Hibou. Il est bien sûr soulagé que Chanou se soit extrait de sa congère, mais<br />
il est maintenant tombé entre les pattes de ce <strong>Panda</strong>… ! Il est urgent de soustraire<br />
Chanou à sa pernicieuse influence. Mais comment ! Ce satané garnement<br />
de Chanou, béatement inconscient du danger, se roule dans la neige en grattant<br />
le ventre de la bête ! “ Est-il convenable de gratter un ventre<br />
dont le propriétaire ne vous a pas été présenté ? se demande Hibou.<br />
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Qu’a-t-il fait du bon sens que je lui ai inculqué à sa naissance ?<br />
Cet enfant est ma croix.”<br />
A la mauvaise humeur de Papa<br />
Hibou, Chanou reconnaît qu’il est sur le chemin de<br />
sa mère. Ce gros mec de <strong>Panda</strong> n’a pourtant pas<br />
grand-chose d’une femme. Si ce n’est que Chanou<br />
peut s’enfoncer beaucoup plus profondément dans sa<br />
fourrure douce et chaude que dans les plumes raides<br />
de Hibou. Le seul ailleurs imaginable est au-delà de<br />
la montagne. Elle doit habiter de l’autre côté de la<br />
montagne blanche et, peut-être, <strong>Panda</strong> a-t-il entendu<br />
parler d’elle. A en croire Zizi-le-Dru qui s’obstine à<br />
lui montrer le sommet de la montagne de son doigt<br />
rond, il n’a guère le choix, il lui faut franchir la montagne.<br />
Mais comment s’extirper du piège blanc de la<br />
neige ?<br />
Chanou s’émerveille de ce que<br />
<strong>Panda</strong>, en dépit de son volume et de sa masse, se<br />
déplace sans effort à la surface de la neige. En réponse à sa curiosité, <strong>Panda</strong><br />
explique, “ J’ai deux trucs magiques. L’un, c’est ça,” dit-il en désignant<br />
les planches attachées à ses pattes arrière, “ et l’autre, il est ici,”<br />
ajoute-t-il en désignant sa tête.<br />
Chanou avait déjà remarqué les bouts<br />
de bois qui lui allongent les pieds de<br />
deux bons mètres, mais à sa tête, il ne<br />
remarque rien de particulier. Il lui<br />
trouve une tête normale. Enfin, pour un<br />
panda. Chanou, pour sa part, se considère<br />
beaucoup plus normal que <strong>Panda</strong>,<br />
quant à sa tête. A tout le moins elle n’est<br />
pas couverte de poil dru comme celle de<br />
<strong>Panda</strong>, ou de plumes courtes, comme<br />
celle de Hibou. Tout bien considéré,<br />
il trouve que <strong>Panda</strong>, comme Hibou<br />
d’ailleurs, aurait beaucoup à gagner à<br />
lui emprunter sa tête de Chanou ; même<br />
s’ils ne gagnaient pas en beauté, ils<br />
gagneraient en normalité.<br />
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<strong>Panda</strong>, qui est affligé de la mauvaise habitude de lire les<br />
pensées des gens dans leurs têtes, se reprend à rigoler. Il laisse l’enfant à son<br />
arrogance et se contente de fixer en silence une paire de bottes raides et deux<br />
planches à ses pieds. <strong>Panda</strong> n’ignore pas combien la tête bénéficie d’un préjugé<br />
favorable, le pied d’un préjugé défavorable.<br />
La rumeur qui plane dans le vent remarque :<br />
Monsieur Canard court sans tête,<br />
Peut pas s’passer de ses pieds,<br />
Moi je cause sans queue ni tête,<br />
Mais je sais où j’mets les pieds,<br />
La tête a beau faire sa tête,<br />
Le pied c’est quand même le pied.<br />
A choisir, entre tête et pied, <strong>Panda</strong> n’hésiterait pas. Le pied<br />
est plus sérieux. Quant à l’esthétique de ces longues planches, il se fait bien de<br />
longs becs pour corriger la platitude du visage canard, alors pourquoi pas des<br />
orteils à rallonge ? Quelqu’un a bien planté une queue à poils au derrière des<br />
chats, alors pourquoi diable pas une queue de bois au talon des gens ?<br />
“ Ces planches sont des skis,” explique <strong>Panda</strong>.<br />
“ Sur eux, tes pieds flottent à la surface de la neige, rapides<br />
comme le vent. Ça s’appelle glisser ou skier.”<br />
“ Glisser !” s’exclame Hibou. “ Pourquoi pas<br />
tomber, pendant qu’il y est ? Des histoires à dormir debout de<br />
bonshommes marchant sur les eaux ! Des superstitions pour<br />
ignares. Ce pauvre enfant a déjà assez de mal à se déplacer<br />
sur ses propres pieds sans l’embarrasser de ces longues planches<br />
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ridicules. Béquilles, absurdes pieds difformes, vrai elles font<br />
désordre.”<br />
Mais il se trouve<br />
que, effectivement, grâce à elles, par<br />
miracle, Chanou se déplace à la surface<br />
des neiges mouvantes, comme Jésus<br />
à la surface des eaux, sans plus<br />
s’engloutir !<br />
<strong>Panda</strong> rigole dans sa pelisse. Hibou<br />
insiste que <strong>Panda</strong> a triché.<br />
“ Le petit du Hibou et les<br />
gens sensés sont tous d’accord<br />
pour s’enfoncer dans la neige.<br />
Ces planches sont contre<br />
nature. Il devrait y avoir une<br />
loi écologicolo-pénale là contre.<br />
<strong>Panda</strong> sera puni pour y avoir<br />
eu recours. Si Chanou était<br />
destiné à flotter à la surface de<br />
la neige, il serait né avec des<br />
planches aux pieds, ou, du<br />
moins, il lui en pousserait,<br />
comme il pousse des bois au<br />
front des cerfs. Pas vrai ?”<br />
“ Est-ce que tes skis savent le chemin de ma<br />
mère ?” s’enquiert Chanou, sourd au babillage de son père.<br />
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IV<br />
A travers le miroir<br />
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Chapitre Six<br />
Où l’on perd Chanou<br />
“ Le chemin de ta mère ?” répète <strong>Panda</strong> évasif.<br />
“ Hum… !” “ Ce n’est pas une réponse.” éructe Hibou au plus<br />
mal de son aise.<br />
Mais <strong>Panda</strong> ne dispose pas de réponse simple. Il se gratte le<br />
crâne perplexe, jusqu’à ce que l’interrogation dans le regard de l’enfant le<br />
convainque de parler.<br />
“ Sais-tu qui est cette mère que tu cherches ?”<br />
demande <strong>Panda</strong>.<br />
“ Pas vraiment,” admet l’enfant à contrecœur,<br />
“ je l’ai cherchée dans la neige, elle n’y est pas.”<br />
“ Comment veux-tu trouver quelqu’un dont tu ne<br />
connais ni la tête, ni l’adresse ?” demande <strong>Panda</strong>.<br />
Le désarroi de Chanou l’engage à poursuivre.<br />
“ Tu veux que je te dise qui est ta<br />
mère ?” Le fol espoir de l’enfant extirpe toute<br />
la tirade de la gorge de l’ours. “ Avant la<br />
naissance d’un enfant, sa mère est une<br />
amante qui engouffre dans son ventre<br />
le zizi de son père et sa semence. Après<br />
sa naissance, chaque jour où elle<br />
l’élève, elle est une femme qui conduit l’enfant<br />
jusqu’à l’orée de son amour, au-delà duquel il échappe à son<br />
monde douillet, et va à la rencontre de sa vie à lui. Son désir<br />
de maman façonne la femme selon son besoin de mère et<br />
l’enfant crée sa mère.<br />
L’amour arrache la femme à son état<br />
de petite fille, pour en faire ta mère.<br />
De même que la femme, tes skis vont te<br />
conduire au bout de leur vitesse, à<br />
l’orée de leur monde blanc, au-delà<br />
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duquel tu voleras à tire-d’aile vers ton destin à toi. Ton désir<br />
de Blanche-Neige façonnera une présence si forte, qu’un<br />
jour une étrangère d’ailleurs surgira de tes traces, que tu<br />
reconnaîtras pour ta première ‘seule et unique dame’. Tes skis<br />
la feront jaillir de la neige. Qu’elle soit mère ou amante, ton<br />
besoin d’elle t’enseignera cette femme.”<br />
“ Ta théorie de l’enfant qui élève sa mère est un<br />
morceau de bravoure de ton imbécillité,” ronchonne Hibou.<br />
“ Pourquoi ne pas lui enseigner des stupidités du genre<br />
‘Le Pouvoir aux Enfants’, ‘le besoin crée l’organe’, ou ‘créer<br />
des gens par parthénogenèse’ 8 ! Créer, créer. J’en ai rien à<br />
faire de la création. Pourquoi s’acharner à créer de nouvelles<br />
absurdités, quand il reste tant de bon sens ancien à étudier ?<br />
De toute façon, cet enfant est parfaitement heureux tel qu’il<br />
est. Je ne l’ai jamais entendu exprimer quelque besoin que ce<br />
soit pour une chose telle qu’une mère.”<br />
“ Papa a raison, d’une certaine façon,” réfléchit<br />
Chanou, “ je ne lui ai jamais dit mon besoin de mère. J’aurais<br />
voulu la demander, que je n’aurais pas su comment.”<br />
Pour l’heure, son espérance de mère inspire à Chanou une foi aveugle en<br />
<strong>Panda</strong>, lequel, au grand dam de Hibou, tourne les skis de Chanou sur une<br />
courte pente qui remonte en sa fin.<br />
8) Une chouette façon d’enfanter sans affecter sa virginité. Le père, d’ordinaire, est un dieu ou un ange.<br />
Marie et Athéna y ont bien réussi, ce qui a fait les gros titres en leur temps. Des vestiges de leur prouesse<br />
survivent de nos jours dans le gémissement guttural que les filles en extase crient à leurs gars :<br />
‘Mon Dieu ! ‘ ou ‘Tu es un ange, mon salop ! ‘<br />
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“ Quand tu glisses, reste debout et attends,”<br />
recommande <strong>Panda</strong>. “ Surtout ne tente rien.”<br />
“ Je veux grimper cette montagne blanche, pas<br />
la descendre,” proteste Chanou.<br />
Pour toute réponse, l’ours le lâche. Ses pieds fuient sous son<br />
<strong>corps</strong>, ils lui échappent, Chanou glisse, il vacille ne sachant que faire pour ne<br />
rien faire, il hésite entre tout, il ne se décide à rien, court après ses pieds,<br />
guette une instruction de <strong>Panda</strong> derrière lui. Le fils de salop arbore un sourire<br />
niais et reste coi. L’indifférence de <strong>Panda</strong> à ses malheurs emplit Chanou de<br />
colère, mais le temps qu’il ouvre la bouche pour lui crier son indignation, il a<br />
tranquillement stoppé. Sa tête est calme, mais son cœur bout. “ Pourquoi<br />
tu m’as lâché, tu sais bien que je ne sais pas, c’est pas juste !”<br />
“ De quoi te fâches-tu ?” demande <strong>Panda</strong>, toujours<br />
aussi zen. “ Tu es devenu magicien sans le savoir ! Tes skis, tels<br />
une baguette magique, effleurent la neige du bout de leurs spatules<br />
9 et te voilà transporté ailleurs, comme sur un tapis volant.”<br />
“ Bizarre, bizarre !” s’étonne Chanou. “ Je n’ai<br />
fait aucun mouvement, et je me suis déplacé. Je n’ai pas<br />
marché, mais je suis allé ailleurs.” Chanou constate que ses pieds sont<br />
sous lui, qu’il se tient debout sur eux. Il est encore entier, et deux traces rectilignes<br />
s’étirent derrière lui qui conduisent à son point de départ. <strong>Panda</strong> dit<br />
vrai, il a accompli un miracle magique, il l’a fait voler comme Papa Hibou,<br />
voler à ras la neige, mais voler. Ce qui chagrine Chanou, est qu’il ne l’ait pas fait<br />
exprès ! “ Comment recommencer ?” songe Chanou. “ Comment<br />
traverser la montagne blanche tout de suite ?”<br />
<strong>Panda</strong> prophétise, “ Un jour, tes skis t’emporteront<br />
vers les terres vierges d’ailleurs et d’antan, au-delà du Mont-<br />
Blanc 10 , jusqu’à la femme par-delà les neiges. Mais ceci est<br />
un autre chapitre de ton histoire.”<br />
Seulement voilà, Chanou n’est pas disposé à attendre un<br />
chapitre de plus. Puisqu’il sait glisser, il y retourne tout de go, illico, à la force<br />
du muscle, dans la première pente venue, droit sur la femme et… qui m’aime<br />
me suive !<br />
9) Le ‘nez’ des skis est retroussé en cuillère, de façon à permettre aux skis de franchir les obstacles en<br />
glissant par-dessus, au lieu de se planter dans la neige molle.<br />
10)Le Mont-Blanc est le plus haut sommet des Alpes, aux confins de la France et de l’Italie, à 4.808m<br />
au-dessus du niveau des mers.<br />
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Chanou fend la bise, Hibou s’affole, <strong>Panda</strong> rigole. C’est ce à quoi tous deux<br />
excellent : <strong>Panda</strong> rigole très bien ; Hibou s’affole très bien.<br />
Chanou glisse vif sur la pelisse que tisse la neige lisse ;<br />
à quoi il connaît que la femme qui l’attend a le ventre blanc et lisse. L’enfant<br />
s’évanouit aussi fluide que la brise à travers la chevelure du saule, la vaste hure<br />
du vent lui fouette le visage de cristaux brillants, lui enserre le <strong>corps</strong> de mille<br />
fils fins, il jubile, s’il y a chevelure dans l’air il doit y avoir femme par terre,<br />
qu’elle soit de glisse ou de grisette la griserie le porte à fleur de sol, il flotte,<br />
il vole comme le vent. Mais un coup de vent a-t-il cure de ne savoir jam…<br />
mai-i-i-i-i-i-s s’arrêter- ééééééééé…? A quoi il connaît que l’attirance de la<br />
femme est irrésistible.<br />
Tandis qu’il s’essouffle à courir de Hibou à Chanou, puis de<br />
Chanou à Hibou, ce bon vieux vent porte à tire d’aile toutes les voix d’la terre.<br />
Il entend Hibou dire, “ Hi, hi, ho, ho, ça ne me dit rien qui vaille.”<br />
Il entend Chanou crier, “ Aïeyaïe yaïe, ça barde et je braille !”<br />
Il entend Chanou hurler,<br />
“ Ça ne va pas mieux !”<br />
Il entend Hibou murmurer,<br />
“ Ça n’est pas sérieux.”<br />
Bien qu’il se précipite de l’un à l’autre aussi<br />
vite que son souffle le porte, ce bon vieux vent<br />
se trouve bientôt seul à seul avec Hibou seul,<br />
car pour ce qui est de Chanou, il glisse à une<br />
vitesse inouïe, hors d’ouïe, hors de vue, <strong>perdu</strong><br />
foutu, inexplicablement disparu, sans qu’il<br />
n’y put… RIEN.<br />
Simplement, brusquement, totalement…<br />
absent. Chanou a cessé d’être ici ! Cette fois,<br />
il est tellement <strong>perdu</strong>, qu’il ne reste plus du<br />
tout de Chanou. Son chalet et sa forêt sont<br />
<strong>perdu</strong>s, son chemin est <strong>perdu</strong> et voici que<br />
Chanou en personne est <strong>perdu</strong>.<br />
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A l’endroit où se trouvait Chanou il y a quelques instants,<br />
pfuit… plus rien. Plus personne ! Rien qu’un grand vide ! Magie ou sorcellerie ?<br />
Il était une fois un Chanou curieux de neige, de glisse, de<br />
<strong>Panda</strong> et de maman. Mais à ce jour nous avons <strong>perdu</strong> Chanou <strong>corps</strong> et biens !<br />
Ça fait désordre !<br />
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Chapitre Sept<br />
De l’autre côté du miroir<br />
Ça y est, Chanou a <strong>perdu</strong> pieds, <strong>corps</strong> et biens. Plus de<br />
Chanou, disparu. Cependant, il a laissé deux traces rectilignes derrière lui.<br />
En trois coups d’ailes, Hibou, Chevalier du Soleil Noir, aurait tôt fait de<br />
suivre la piste si ses vieux yeux myopes la nuit et aveugles 11 le jour savaient<br />
le conduire. Quant à ce gros balourd de <strong>Panda</strong>, c’est sûr, il va s’enfoncer<br />
jusqu’au cou et se planter comme une pioche dans la neige.<br />
Hé bien non, et ça surprend Hibou, il se balance doucement<br />
dans la pente, file tel la foudre sur les traces de Chanou et, sans effort, se pose<br />
à côté de lui, aussi léger qu’un papillon sur une fleur. Plus précisément, à côté<br />
de ce qui reste de Chanou : un amas de planches, bras, jambes emmêlés, avec<br />
un petit nez planté au beau milieu d’un visage, fiché sur un cou qui s’allonge<br />
pour tenter de respirer hors de la neige.<br />
11)Nyctalopement bigleux<br />
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Hibou et <strong>Panda</strong> remettent rapidement les abattis de<br />
Chanou dans leur bon ordre. Il vérifie ses jointures et s’assoie d’aplomb sur la<br />
neige. Éberlué, il considère la situation. Si la femme est aussi en pente que la<br />
montagne, son attirance n’est sûrement pas sans danger. Hibou le réprimande,<br />
“ La pente t’a aspiré, n’y retourne jamais plus.”<br />
“ Est-ce que j’ai volé ?”<br />
demande Chanou.<br />
“ La pente est comme<br />
une voiture qui dévale sans chauffeur,”<br />
corrige <strong>Panda</strong>. “ Tu serais bien inspiré de<br />
ne sauter à bord d’une voiture folle que<br />
si tu sais où trouver le frein et le volant.”<br />
L’idée que la femme puisse,<br />
comme la voiture, être folle, effleura sa pensée<br />
mais lui déplut, il s’en tint donc à celle de lui<br />
sauter de dessus et de vite la maîtriser au frein et<br />
au volant.<br />
“ J’ai quand même volé ?” insiste Chanou.<br />
“ Volé, non, mais flotté, oui, tu peux dire que tu<br />
as flotté,” concède <strong>Panda</strong>, “ malheureusement ça n’a pas duré.”<br />
“ Pourquoi !”<br />
“ Parce-qu’il faut apprendre et que tu n’as pas<br />
appris.”<br />
Chanou veut bien savoir, mais il a horreur d’apprendre.<br />
“ Apprendre, apprendre quoi ? Qu’y a-t-il à apprendre<br />
pour se casser la gueule en glissade ? Apprendre à culbuter,<br />
dégringoler et se perdre ? Ça j’en suis très capable, inutile<br />
d’apprendre !” Pourtant, Chanou sait que celle qu’il cherche habite<br />
par-delà le Mont-Blanc. Par conséquent, de l’autre côté du Mont-Blanc il ira.<br />
C’est quand même pas une culbute qui arrêtera un Chanou ! La question est<br />
comment franchir la montagne blanche ?<br />
Jusqu’à hier, très simple : tu veux aller quelque part, tu mets un pied devant<br />
l’autre jusqu’à ce que tu y parviennes. Maintenant, sur la neige, cela ne mène<br />
nulle part : tu fais un pas en avant, tu glisses deux pas en arrière ! Et puis glisser<br />
est une étrange occupation : tes pieds s’enfuient et tu disparais que tu le<br />
veuilles ou non, comme si tu ne comptais pour rien, rien qu’un jouet aux<br />
mains d’un magicien.<br />
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Ou pire, une congère t’engloutit toi et ta passion pour glisser, ton désir de<br />
femme et tout.<br />
Une montagne normale, couverte d’herbages, au pire tu<br />
t’essouffles à la grimper, mais tu lui as vite fait entendre de quel bois tu te<br />
chauffes. Alors que ce Mont-Blanc, c’est une autre histoire. Il grandit au point<br />
de s’élever au-dessus de tous les autres. A cette altitude, le vent des cimes en<br />
a balayé les arbres et n’a laissé qu’un crâne chauve haut perché sur un <strong>corps</strong><br />
sans fin. Alors, comme il a froid, il se drape d’une couverture blanche, dite<br />
neige. Et qu’est-ce que la neige ! Un peu de neige ne pèse rien du tout, tu<br />
éternues dessus, elle s’envole, tu la serres, elle s’écrase, tu la réchauffes au creux<br />
de la main, elle s’évanouit. Comment se peut-il que rien sur rien, une montagne<br />
de rien, puisse te dépouiller de ta force, te voler ta volonté ! Ce gros tas de<br />
rien peut même t’avaler froidement, d’une seule bouchée, un bonhomme<br />
entier ! Chanou néglige le froid, impropre<br />
à qualifier la femme, mais retient<br />
l’idée de sa profondeur insondable.<br />
69<br />
Comment <strong>Panda</strong> s’y prend-il,<br />
lui qui pèse une lourde tonne de viande<br />
et de poils ?<br />
Selon lui,<br />
“ A la minute où tu poses le<br />
pied sur la pente neigeuse, tu<br />
entres dans un miroir qui réfléchit<br />
ton monde à l’envers.<br />
Une histoire d’antan rapporte<br />
que, par un beau jour d’été, une<br />
petite fille du nom d’Alice,<br />
qui avait trop chaud dans ses<br />
beaux atours du dimanche, du<br />
méprendre la surface du lac<br />
d’eau fraîche pour son miroir.<br />
Elle se pencha si près pour<br />
corriger sa mèche, qu’elle tomba<br />
carrément à l’intérieur.<br />
De l’autre côté du miroir, elle<br />
se trouva esseulée dans un bois<br />
sombre au fond duquel elle
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aperçut, par chance, un merveilleux château. Dès qu’elle<br />
courut vers lui, il disparut ; se croyant irrémédiablement<br />
<strong>perdu</strong>e, en sanglotant elle partit dans la direction opposée, et<br />
là, sans crier gare, le château se dressa devant elle.”<br />
“ Mon enfant, mon Chanou, ce sont là des<br />
contes à dormir debout pour enfants débiles !” place Hibou. Il bée,<br />
tousse, crache, s’asphyxie dans une crise d’asthme. Il souffre d’une très<br />
ancienne allergie à l’absurdité qui provoque souvent chez lui ces crises<br />
d’asthme. “ Le monde réel est implacable, il ne tolère aucune de<br />
ces sornettes. Si tu marches dans une direction, tu arrives<br />
nécessairement quelque part ; il suffit de marcher assez<br />
longtemps. C’est un fait d’expérience.”<br />
Oui, c’est un fait, si Chanou tourne ses skis vers le bas, vrai<br />
de vrai, il arrive quelque part, mais non pas où il veut ! Ça fait désordre !<br />
Inversement, cent fois plus lourd que lui, <strong>Panda</strong> se promène sur la neige avec<br />
autant d’aisance que Hibou vole dans l’air. Plus il considère l’énorme <strong>Panda</strong><br />
qui rigole dans sa pelisse, moins Chanou saisit le mystère. Hibou presse<br />
Chanou d’abandonner et retourner à sa balançoire derrière le chalet à l’ombre<br />
de la fleur de lys. “ Cette montagne est trop grosse pour toi, trop<br />
blanche, elle porte la poisse. Ne vois-tu pas qu’elle glisse ?<br />
Personne ne revient jamais d’une chute de l’autre côté du<br />
Mont Blanc. N’es-tu pas heureux auprès de ton vieux papa ?<br />
Pourquoi chercher ailleurs un bonheur dont tu jouis déjà à la<br />
maison…? ”<br />
Chanou s’avouer battu ? Hors de question ! Renoncer ?<br />
Tu veux rire ! S’il faut patauger dans la neige, découvrir à tâtons son secret<br />
inconnu, hé bien tant pis, vaille que vaille, pour voler, il est prêt à tous les<br />
sacrifices, même apprendre la montagne blanche !<br />
70
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Il comprendra le Mont-Blanc, le franchira, le vaincra.<br />
Il réalise déjà que la neige veut lui confisquer son <strong>corps</strong> avant de le lui rendre,<br />
espérons-le, de l’autre côté du miroir, où la femme d’ailleurs, l’attend depuis<br />
l’aube des temps.<br />
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Chapitre Huit<br />
Au-delà du bonheur<br />
Plus Hibou argumente, plus <strong>Panda</strong> rigole et plus Chanou<br />
s’impatiente. “ Qu’est-ce que tu peux bien vouloir de plus !” insiste<br />
Hibou.<br />
75
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“ Voir au-delà de mon bonheur, glisser<br />
jusqu’aux terres qui s’étendent devant mes skis,” risque Chanou,<br />
“voler vers la femme qui m’attend de l’autre côté du Mont-<br />
Blanc.”<br />
“ Mais tu es fou, ma parole, voler sans ailes,<br />
c’est tomber comme une pierre, et pour quoi ? Pour une…<br />
femme ! Fou furieux, mon fils est devenu fou furieux !”<br />
“ <strong>Panda</strong> n’a pas<br />
d’ailes, il pèse cent fois plus lourd<br />
que moi et il y arrive bien !”<br />
“ <strong>Panda</strong>, <strong>Panda</strong>,<br />
encore <strong>Panda</strong>, toujours <strong>Panda</strong> !<br />
Tu me feras mourir d’inquiétude !<br />
<strong>Panda</strong> n’est rien ! Le bonheur<br />
est suffisant, il est tout.”<br />
D’où il apparaît à<br />
Chanou que la femme qui l’attend n’est<br />
peut-être pas le bonheur. Cependant, s’il<br />
peut se passer du bonheur, il est hors de<br />
question qu’il se passe de la femme.<br />
“Mon pauvre papa, grâce<br />
à toi, le bonheur j’en ai autant<br />
que je veux ; je peux bien en<br />
gaspiller un peu.”<br />
“ Gaspiller !<br />
Tu le balances par la fenêtre en<br />
gros et en détail ! La clarté du soleil te rend fou à lier.<br />
Il arrivera fatalement un jour où tu épuiseras tes réserves<br />
de bonheur ; à ce jeu tu perdras et ton bonheur et ta vie.<br />
Ce jour-là j’en mourrai de chagrin !”<br />
Chanou éclate d’un rire cristallin qui laisse Hibou<br />
abasourdi. “ Si tu es déjà mort une première fois d’une crise<br />
d’inquiétude, mourir de chagrin te sera moins pénible.”<br />
L’ardeur de Chanou à suivre <strong>Panda</strong> est si fraîche, si féroce,<br />
qu’il ne perçoit pas la détresse de son père.<br />
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Son Chanou, au rire frais comme une giboulée d’avril,<br />
s’échappe du chaud petit chalet blotti dans les bras du bouleau. Il se précipite<br />
à la traîne de cet ours en noir et blanc au-devant d’à pics vertigineux, d’avalanches,<br />
de séracs 12 , de cyclones, de raz-de-marées… au-devant… d’une femme !<br />
Le sombre cœur de Hibou se serre. Il est clair que ses vieilles plumes n’y<br />
survivront pas. Pour la première fois il entrevoit le visage de sa mort, et elle<br />
lui semble légère, parce qu’elle s’avance à l’allure de son enfant. Peut-être<br />
aurait-il dû retenir son fils de monter sur une balançoire ; il n’aurait ainsi<br />
pas découvert le grand arbre, l’idée de se balancer du haut d’une montagne<br />
vertigineuse ne lui serait pas venue, le désir de suivre <strong>Panda</strong> n’aurait jamais<br />
point en son esprit et Hibou, à l’heure où je te parle, serait encore assis auprès<br />
du feu au fond de l’âtre.<br />
77<br />
Pourtant si Chanou doit grimper<br />
aux arbres et tomber des montagnes,<br />
autant qu’il le fasse avec ordre et<br />
méthode, sous la férule de <strong>Panda</strong>.<br />
L’ours est encore en vie, comme son<br />
existence tend à le prouver, donc il<br />
doit connaître le secret pour survivre<br />
dans ces mondes hostiles.<br />
Bien à contre-cœur, Hibou, suivra le<br />
penchant de son enfant ; il tentera<br />
de lui éviter les plus lourdes bévues<br />
de l’ours et quelques-uns des hasards<br />
du voyage. A chaque pas qu’il aidera<br />
son fils à franchir vers la lumière de<br />
ce monde inconnu, il le perdra un<br />
peu plus. A chaque battement d’aile,<br />
son vieux cœur poussif s’essoufflera.<br />
A chaque coup au cœur, ses yeux<br />
noirs sécheront à la clarté du jour et<br />
se brouilleront, ils loucheront, se<br />
plisseront, clignoteront, jusqu’au<br />
jour où ils se fermeront pour de bon.<br />
12)Enchevêtrement d’énormes blocs de glace et crevasses béantes à l’endroit où un glacier se partage en blocs de<br />
glace, rocs et avalanches qui cascadent par-dessus une rupture de pente.
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Chaque pas de son fils vers le sommet blanc le rapprochera de sa fin de hibou,<br />
du grand saut dans son inconnue à lui, l’inconnue à l’appel de laquelle<br />
personne, même les hiboux qui volent, n’échappent. Ainsi, le père pourra-t-il<br />
accompagner son enfant dans son grand saut dans l’inconnue. Mais à chacun<br />
son inconnue : à Hibou la mort, à Chanou la femme.<br />
“ C’est pourtant bien une femme qui m’a<br />
apporté mon lot de douleur,” songe Hibou, “ pourquoi faut-il que<br />
la douleur du père inspire pareille ferveur au fils ? La raison<br />
en est peut-être que la femme de ma douleur m’a aussi donné<br />
la septième merveille du monde, mon Chanou.”<br />
A l’heure de basculer dans l’inconnue, un cocktail de peur<br />
et de curiosité exalte les deux garçons. Un élan de sauvagerie leur frissonne la<br />
moelle, qui les jette à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> vers leurs destins incertains.<br />
78
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“ <strong>Panda</strong>, grand <strong>Panda</strong>,” minaude<br />
Chanou, “ sage <strong>Panda</strong>, brave <strong>Panda</strong>,<br />
sois gentil, mène-moi de l’autre côté du<br />
miroir et du Mont-Blanc.”<br />
“ Le chemin du sommet est en zigzag,<br />
en montées et en descentes,” explique<br />
<strong>Panda</strong>. “ Pour y monter, je t’apprendrai<br />
à descendre; pour descendre je<br />
t’apprendrai à t’arrêter ; pour t’arrêter<br />
je t’apprendrai à basculer à <strong>corps</strong><br />
<strong>perdu</strong> dans la ligne de pente 13 les pieds<br />
attachés à ces planches.”<br />
Plus <strong>Panda</strong> cause zigzag, plus le désordre<br />
s’accroît, plus la curiosité de Chanou s’exacerbe.<br />
Son appétit de la femme le submerge à un degré<br />
tel que le zigzag d’une silhouette sinueuse prend<br />
<strong>corps</strong> devant ses yeux médusés. C’est ainsi que<br />
Chanou inventa la chute de reins cambrée.<br />
13)La ligne la plus directe vers le bas de la pente,<br />
celle selon laquelle coulerait une rivière.<br />
79
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V<br />
Miracles<br />
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Chapitre Neuf<br />
Où Chanou sombre dans le monde<br />
à l’envers et le désespoir<br />
Plus <strong>Panda</strong> cause, plus le mystère s’épaissit et moins<br />
Chanou y comprend quoi que ce soit. Ce pauvre <strong>Panda</strong> a des œufs brouillés<br />
plein la cervelle. Hibou s’applique à remettre les pendules à l’heure.<br />
“ Primo, chuter dans le vide est strictement réservé aux oiseaux<br />
qui sont équipés d’ailes. Qui n’a pas d’ailes, tombe comme<br />
une pierre et se tue. Secundo, qui veut aller quelque part, ne<br />
s’entrave pas de ces planches à croche-patte que ce gros plein de<br />
poils nomme skis. Tertio, qui veut monter, monte ; qui veut<br />
descendre, descend ; qui veut s’arrêter, s’arrête ; qui veut ne pas<br />
tomber, s’accroche aux branches. Quattro, le chemin le plus<br />
court, d’un point à un autre, est la ligne droite. Qui ose<br />
prétendre que c’est le zigzag est un fieffé menteur,” affirme Hibou.<br />
“ <strong>Panda</strong>, montre-lui tes mouvements, mais épargne-nous tes<br />
explications débiles.”<br />
De toute évidence, <strong>Panda</strong> fait ce qu’il veut sur la neige,<br />
donc il possède tous les secrets de neige, donc Chanou les lui volera. Parce que<br />
Chanou, dans le futur, quand il sera grand, un jour,<br />
il percera tous les secrets du monde, tous jusqu’au<br />
dernier et là, là… il sera plus savant que Hibou,<br />
plus rusé que <strong>Panda</strong>, plus fort que Superman et<br />
l’héroïne se pâmera dans ses bras. <strong>Panda</strong>, qui ne se<br />
départit jamais de sa mauvaise habitude de lire<br />
dans la pensée des gens sympathiques, poursuit<br />
imperturbable, “ Es-tu prêt à basculer ?”<br />
“ Hein ?”<br />
“ Basculer dans le monde<br />
à l’envers, de l’autre côté du miroir,”<br />
précise <strong>Panda</strong>.<br />
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Chanou qui ne se tient plus de curiosité, acquiesce d’abondance. <strong>Panda</strong><br />
l’entraîne déjà dans la pente, quand, instruit par l’expérience, Chanou<br />
sursaute. “ Attention, ça glisse !”<br />
“ Et alors !” rigole <strong>Panda</strong>.<br />
“ Je veux m’envoler au ciel, pas m’écraser par<br />
terre !” s’affole Chanou.<br />
Hibou vole à son aide. “ Il n’a pas de plumes et pas<br />
d’ailes, il va se faire mal. Il vient de tomber ! Depuis son<br />
premier pas, à neuf mois d’âge, chaque fois qu’il a glissé il<br />
est tombé, il s’est fait mal, il s’est fait une bosse, il s’est cogné,<br />
égratigné, blessé, il a saigné. Les hommes, c’est un fait d’observation,<br />
ça se tue volontiers en chutant ! Chez eux, il s’agit<br />
d’une irrésistible inclination à percuter un peu tout et rien.<br />
Ça suffit comme ça !”<br />
<strong>Panda</strong> hoche la tête d’un air entendu. “ Aussi, au<br />
fil des ans, Chanou a-t-il acquis un instinct qui se défend<br />
violemment contre glissade et chute.”<br />
“ Encore heureux !” s’esclaffe vieux papa Hibou, qui<br />
rend coup pour coup.<br />
“ Sans quoi, il ne serait pas ici aujourd’hui.<br />
Glisser et tomber sont dangereux ! Chanou les abhorre !”<br />
<strong>Panda</strong> renonce à faire entendre raison à l’oiseau à tête de<br />
mule et s’adresse à l’enfant. “ Il se trouve que skier est précisément<br />
ça : une interminable chute glissée ; chute contrôlée, mais chute<br />
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dans le vide. Autant savoir ce qui t’attend. Dans le monde à<br />
l’envers, tu t’envoles vers la terre. J’espère que tu n’es pas déjà<br />
trop vieux pour surmonter ta terreur de la chute.”<br />
Entre ses dents serrées, Chanou souffle, “ Je suis prêt !”<br />
“ On y va ?” le presse <strong>Panda</strong>.<br />
Ses yeux fermés très fort, Chanou murmure faiblement,<br />
“ Ok !”<br />
L’appréhension dévore l’estomac de Hibou. Mais tandis que<br />
l’enfant oscille en équilibre délicat au sommet de la pente, <strong>Panda</strong> le retient de<br />
sa lourde patoche.<br />
Moqueur, <strong>Panda</strong> glousse en encouragement, “ Essaye les<br />
yeux ouverts ! Place tes pieds en travers de la pente, fais-toi<br />
croissant de lune, bascule tes skis à plat sur la neige et laisse les<br />
déraper en crabe vers le bas.”<br />
A l’arrêt, sage et immobile comme cette image, Chanou<br />
s’agenouille en appuyant les tibias contre les languettes de ses chaussures.<br />
Il tourne épaules et nombril face à la pente et se penche en aval comme s’il<br />
s’articulait sur une charnière placée sous les pieds. Il se penche jusqu’à la<br />
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limite de la chute. Tiens ! Il ressemble à un croissant de lune, il se sent<br />
croissant de lune, il est croissant de lune, mais rien ne se produit ! Les skis<br />
restent plantés sur leur carre 14 , ils demeurent fichés dans la neige, figés sur place.<br />
“ Pourquoi <strong>Panda</strong> réussit et moi pas ?” râle Chanou.<br />
La charade qui se baguenaude dans le vent demande :<br />
Qui rêvait d’oies sauvages,<br />
Mais se traîne comme un bœuf ?<br />
L’ours glisse sur un nuage.<br />
Toi, tel un vieux teuf-teuf,<br />
Ne tente que force et rage.<br />
Tu te plantes comme un œuf !<br />
<strong>Panda</strong> explique, “ Tu fais tout parfaitement bien,<br />
sauf pour ta tête.” Chanou est sceptique. Il a bien vu <strong>Panda</strong> skier sur ses<br />
pieds, mais non sur la tête. <strong>Panda</strong> s’y prend différemment. “ La peur dans<br />
ta tête te fait croire que tu bascules complètement, en fait,<br />
ta bascule reste bloquée à mi-chemin. Quand tu sens que, un<br />
millimètre de plus, tu vas t’écraser le nez dans la pente en bas,<br />
alors fais trois choses : ignore ta répugnance à t’écraser la face<br />
contre terre, bascule plus avant vers l’aval, paye-toi une bonne<br />
dégringolade en travers de la pente.”<br />
L’aplomb de <strong>Panda</strong> laisse Chanou pantois et Hibou le<br />
souffle coupé. “ Chuter égale accident,” braille Hibou.<br />
“ Ou tu t’accroches aux branches pour rester en<br />
vie, ou tu t’écrases en mille morceaux.”<br />
14)Le bord métallique et coupant sous la semelle des skis.<br />
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“ Dans sa chute en crabe, un ski exerce une<br />
F fff rrr ric tion<br />
... ... sur la pente,” explique calmement <strong>Panda</strong>.<br />
“ Ainsi tu bascules pour chuter ; tu chutes pour<br />
déraper ; tu dérapes pour produire une friction et stopper.<br />
Telle est la nature des choses et leur ordre convenable, quand<br />
nous les appelons à cor et à cri et qu’elles veulent bien nous<br />
écouter.”<br />
“Si je veux freiner, je dois chuter tête première,”<br />
songe Chanou. “ Pourquoi faire une chose aussi idiote ? Tomber<br />
dans les bras d’une femme, ça va encore… mais dévisser du<br />
flanc d’une montagne… !” Entre le doute et la foi, son cœur balance.<br />
En proie à un accès de foi aussi irrépressible que l’érection d’un matin<br />
glorieux, Chanou prie à cœur é<strong>perdu</strong>, “ Toi que je cherche, tu me<br />
désires tant que tu devrais me donner le courage de me laisser<br />
tomber de cette montagne pour te trouver. Surtout, le jour où<br />
nos chemins se croisent, s’il te plaît, désire-moi encore.” Puis le<br />
doute lui étreint le cœur. “ Je dois descendre sur quelle route ?<br />
Basculer dans quelle pente ? Et si j’arrivais trop tôt, et elle<br />
trop tard !”<br />
Puis un désir fou de glisser à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>, l’appel de la<br />
vitesse et un nouvel accès de foi l’arrachent au doute et l’exaltent. Tout<br />
guilleret, il fredonne, “ <strong>Panda</strong> affirme que tu es la source. Que<br />
pour aller à toi, il suffit d’écouter le silence, attendre que le son<br />
de toi coule dans mon oreille, puis basculer et me laisser glisser<br />
vers ta fraîcheur. Tu coules au fond de la vallée, je glisse au<br />
creux de la gorge… toi qui coules, moi qui glisse, comment<br />
pourrions-nous ne pas nous réunir au plus profond.”<br />
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Puis le doute revient à la charge. La neige est une dégringolade<br />
sans fin, la femme, une quête sans fin. Son cœur fait plouf dans le lac<br />
glauque de l’incertitude, qui -gllloc- l’engloutit et referme sur lui ses eaux glacées.<br />
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catégoriquement.<br />
Chapitre Dix<br />
Où l’on<br />
“ Le dérapage est dans la chute,” déclare <strong>Panda</strong><br />
“ L’accident est dans le dérapage,” rectifie Hibou.<br />
Chanou serre les dents et tente l’expérience. Il bascule dans<br />
la pente jusqu’à ce que ses skis décrochent de leurs carres, qu’ils partent<br />
presqu’à plat et que… il perde l’équilibre. Mais, au lieu de s’affaler à plat ventre,<br />
et ça fait tout drôle, ses pieds glissent latéralement en une chute freinée :<br />
il dérape. “ Comment est-ce possible ? Je me laisse tomber et<br />
pourtant je reste debout ! Comment est-il possible de basculer<br />
dans la pente et pourtant freiner ? Plus déconcertant tu<br />
meurs ! Ça sert à quoi son truc à l’ours,” songe pourtant Chanou,<br />
“ j’étais arrêté au départ, je n’avais pas besoin de me freiner,<br />
je ne bougeais même pas ! C’est quand je glisse qu’il me faut<br />
freiner.”<br />
Comme d’habitude, <strong>Panda</strong> lit dans sa pensée. Il explique :<br />
“ Quand tes skis glissent penchés sur leurs carres côté<br />
montagne 15 , les carres tranchent la neige et les skis foncent tout<br />
droit, comme un train sur ses rails. A l’inverse, penche les<br />
chevilles côté vallée. Ça bascule tes skis dans la pente jusqu’à<br />
ce qu’ils soient assez à plat pour déraper. Ce dérapage les<br />
décroche des rails, les pivote en travers, les freine et les stoppe.<br />
Le dérapage fait tout ça pour toi.”<br />
“ A l’arrêt ça marche bien et fort, donc, quand<br />
je glisse,” note Chanou, “cela doit être plus dur. J’ai intérêt<br />
à pousser les pieds en dérapage de toutes mes forces.” Mais,<br />
curieusement, plus il y met de cœur, plus ses skis vont droit et plus tôt il<br />
s’écrase dans la première congère venue. Franchement loupé !<br />
15)Vous avez deux carres, ou bords métalliques, sous chaque ski : quand le skieur se tient en travers de la<br />
pente, la carre côté montagne, s’appelle ‘carre amont’, et la carre côté vallée, s’appelle ‘carre aval’.<br />
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Embarrassé, <strong>Panda</strong> le rejoint. “ Il est un mystère :<br />
le moins tu essayes de plus t’arrêter, le plus tu réussis à moins<br />
glisser, comprends-tu ?”<br />
“ Non !”<br />
“ Bein si, voyons : le plus tu freines moins fort,<br />
le moins ça avance plus vite. D’accord !”<br />
“ Bein… !”<br />
<strong>Panda</strong> commence à s’énerver. “ Moins tu freines plus<br />
tôt, plus tu t’arrêtes moins tard. Ok ! Ça peut pas être plus<br />
clair, non ?”<br />
“ Si ! Ça pourrait !” proteste Chanou.<br />
Hibou est secoué de la serre à la toque d’une irrépressible<br />
quinte de sa toux sèche : sa fidèle allergie à l’absurde.<br />
Remis de sa culbute, Chanou essaie à nouveau de conduire<br />
un dérapage jusqu’à l’arrêt. Or, pour se concentrer, Chanou a la détestable<br />
habitude de s’accroupir mollement. Il se trouve plus dense, ainsi. Il s’est déjà<br />
accroupi, mais n’a pas encore eu le temps de se concentrer, que le dérapage l’a<br />
arrêté. <strong>Panda</strong> sursaute d’enthousiasme. “ Voilà, tu as tout compris !”<br />
“ Balaise !” s’exclame Chanou. “ Je me suis arrêté !<br />
Mais comment ?” se demande-t-il. “ J’ai rien fait, rien d’autre<br />
que m’effondrer à croupetons.”<br />
“ Tu veux dire que moins j’essaye, mieux ça<br />
freine ?” hasarde-t-il.<br />
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<strong>Panda</strong> pousse un soupir de soulagement.<br />
“ Évidemment ! Tes efforts frénétiques n’aboutissent<br />
qu’à planter tes carres dans la neige et tuer la<br />
frfrfrfrfriction. Plus de friction, rien que de l’accélération, tu<br />
fonces comme un train lancé à pleine biture sur deux rails bien<br />
droits.”<br />
“ Pourquoi tu me l’as<br />
pas dit plus tôt ?” demande Chanou.<br />
“ Tu m’as dit que les chevilles suffisaient<br />
à mettre les skis à plat. Et ça<br />
marche pas !”<br />
Pour se justifier, <strong>Panda</strong><br />
ajoute, “ Il faut aussi te pencher<br />
en appui contre tes languettes de<br />
chaussures et dans la pente, encore et plus, sans rien faire, sans<br />
même chercher à pivoter tes skis. Dès qu’ils sont suffisamment<br />
à plat pour sortir du rail creusé dans la neige par les carres, ils<br />
pivotent tout seuls. Je me tue à te le répéter !”<br />
Chanou se demande si <strong>Panda</strong> est franchement de mauvaise<br />
foi, simplement inconscient, ou bien s’il ruse pour l’amener à réfléchir par luimême.<br />
Chanou essaye de ne plus essayer. Il glisse en croissant de<br />
lune en diagonale à la pente. A l’appui des jambes contre les languettes,<br />
il pense accélérer, mais, tout au contraire, ses skis pivotent en travers de sa<br />
route ! Il aspire ses genoux au menton, soulève ses pieds du sol, se fait léger,<br />
si léger que ses skis crissent, la neige gicle, Chanou dérape, fffrrrrr / / / / //////,<br />
freine et s’arrête comme un choucas qui, face au vent, suspend son vol et plane<br />
immobile dans la bourrasque.<br />
Alors Chanou prend enfin conscience d’avoir pénétré dans<br />
le miroir et d’évoluer dans l’envers du décor, là où le monde marche sur la tête.<br />
Sur une pente neigeuse ça fonctionne à l’inverse des terres plates. “ Si je<br />
fuis la pente, elle me rattrape, me balaye et m’embarque,”<br />
raisonne-t-il, “ mais si, par curiosité, je persiste à me pencher<br />
dans la pente, à m’ouvrir au vide, le vide en personne monte à<br />
moi et me porte dans ses bras.”<br />
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Basculer dans les bras du vide n’est pas le fruit d’un effort, mais d’un laisseraller,<br />
d’un abandon, d’un renoncement à l’équilibre des terres plates. “ Tôt<br />
ou tard,” se dit-il, “il est iné-vitable que la pente me conquière.<br />
Le choix est simple : soit je me rends à la pente en aval, et,<br />
avec l’aide de Dieu, j’exerce quelque contrôle sur ma chute,<br />
ou alors je me bagarre comme un damné, et finalement je me<br />
bousille en bas.”<br />
Il avait combiné de se rendre maître de la technique du ski<br />
aux fins de conquérir la neige et la femme. Dans cette histoire, il jouait le rôle<br />
du chasseur, mais il semble maintenant qu’on lui attribue celui de la proie. Il<br />
présage de son destin aux mains de son futur vainqueur et ça ne le rassure pas.<br />
Il n’a guère plus de chance d’échapper à la domination de la femme, qu’il n’en<br />
a d’échapper à celle de la pente.<br />
La tactique de la femme est<br />
aussi irrésistible que celle de la<br />
pente : elle cède. L’abeille<br />
résiste-t-elle à la fleur qui<br />
oscille sous son poids ! La<br />
femme cédera si totalement<br />
qu’il en perdra l’équilibre, basculera,<br />
s’effondrera et, dans sa<br />
chute é<strong>perdu</strong>e, elle le cueillera<br />
sans défense, le gobera et l’avalera<br />
tout rond. Ainsi la femme<br />
et le garçon qui s’aiment ne<br />
font-ils plus qu’un. Que la fragile<br />
Juliette au sourire éclatant<br />
d’une rangée de canines blanches<br />
dévore Roméo, lui semble<br />
un tant soit peu plus tragique<br />
que l’anecdote de Shakespeare 16 . Pourtant son désir de mère ou d’amante est<br />
si pressant qu’il le porte à souhaiter mourir illico presto aux mains de l’aimée<br />
sans pitié.<br />
16)Shakespeare : une gloire de la culture Anglo-saxonne, qui lança la mode du sang et du meurtre si chère<br />
au cœur des tribus aborigènes qui résident dans la pluie et le brouillard du Nord.<br />
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L’imbécile heureux qui braille au vent dit :<br />
Sont le gouffre duquel jaillit<br />
Le vide dans ma tête<br />
L’air frais sous mes pieds<br />
L’insipide senteur<br />
De la faille béante<br />
L’invisible force<br />
Qui aspire Chanou<br />
Au creux de son sein<br />
Au vide de son ventre.<br />
<strong>Panda</strong> propose une comparaison un peu simpliste. “ Fais<br />
comme si tu pilotais une voiture à une seule pédale : le dérapage-frein.<br />
La voiture veut tout le temps accélérer, alors toi,<br />
tu gardes constamment le pied sur le frein. Tu freines beaucoup<br />
pour t’arrêter, et presque pas du tout pour accélérer.”<br />
Chanou plisse le front, adresse un clin d’œil à Hibou :<br />
<strong>Panda</strong>, c’est clair, les embrouille. Nul n’ignore que dans une voiture il y a au<br />
moins deux pédales : l’une pour<br />
accélérer, l’autre pour freiner. Où a<br />
t-on jamais vu accélérer en<br />
appuyant sur le frein, même légèrement<br />
? L’accélérateur accélère, le<br />
frein freine. Un point c’est tout !<br />
Chanou rit des balivernes du vieil<br />
ours débile. Et pourtant, c’est<br />
incroyable, il freine en chutant !<br />
Ça fait désordre !<br />
Pour la première fois, les certitudes définitives de Hibou<br />
vacillent. “ Si le contraire du raisonnable freine si efficacement,<br />
peut-être, après tout, le déraisonnable n’est-il pas si<br />
déraisonnable !” Hibou éprouve maintenant la plus grande peine à<br />
distinguer le vrai du faux, le logique de l’absurde et l’ordre du désordre.<br />
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Chanou entrevoit que ne pas agir est fichtrement monstre efficace 17 .<br />
Tout aussitôt il cesse de se bagarrer à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>. S’il ne sait toujours pas<br />
s’envoler, il sait du moins atterrir, maintenant. Mère et amante lui échoiront<br />
sans qu’il les traque, ce qui ne fait pas l’affaire de Chanou que sa curiosité de<br />
jeune chiot pousse à fourrer son nez partout.<br />
17)Patois chamoniard. ‘Monstre’ ici signifie ‘très’.<br />
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Chapitre Onze<br />
Où Chanou tombe victime d’un miracle<br />
Hibou perd le Nord.<br />
Il ne sait plus distinguer avec sûreté le<br />
bien du mal, le blanc du noir, et ça,<br />
quand tu fréquentes un panda, ça pose<br />
problème ! Il tente de mettre de l’ordre<br />
dans le désordre de ses nouvelles idées.<br />
Entre deux toux sèches de son allergie à<br />
l’absurde, il risque, “ Le frein est<br />
dans la friction, la friction est<br />
dans le dérapage, et le dérapage<br />
est dans la chute, donc le<br />
frein est dans la chute.”<br />
Malgré sa bonne volonté, Hibou répugne à suivre <strong>Panda</strong><br />
dans l’absurde. Parce qu’un hibou en vol voit les choses de haut et, surtout<br />
la nuit, quand les humains trébuchent dans le noir, il lui est donné de voir<br />
beaucoup de gens freiner et beaucoup chuter, mais c’est l’un ou l’autre, rarement<br />
les deux à la fois. En général, celui qui freine ne tombe pas ; celui qui<br />
tombe n’a pas freiné. Aussi un paradoxe du genre : ‘freiner c’est chuter’, lui<br />
reste-t-il en travers de la gorge, son asthme récidive, des quintes de toux<br />
se bousculent en vrac, qui le laissent sans poumon, sans voix, sans air, sans<br />
réaction, impuissant, titubant, en plan, vlan et pan, et rataplan. Si Hibou ne<br />
finit pas de sa belle mort, il le devra à son allergie à l’absurde.<br />
<strong>Panda</strong> répugne à suivre Hibou dans le rationnel. Parfois,<br />
pourtant, pour resouder une amitié ou renforcer une idée, il lui arrive de faire<br />
une entorse à ses principes, ce qui est malaisé pour un personnage dépourvu<br />
de principes, comme lui. Il se fait violence et s’exprime en termes techniques<br />
recevables même par l’esprit terre à terre de Hibou. “ Chuter skis droits<br />
dans la pente s’appelle schusser et cela accélère ; tandis que chuter<br />
skis en travers de la pente s’appelle déraper et cela freine.”<br />
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Schusser ou déraper, la sensation de chute inspire à Chanou<br />
un sentiment mêlé de frayeur et de conquête. Frayeur et conquête n’inspirent<br />
à Hibou qu’une sainte panique qui réveille son ulcère. C’est la faute à Hibou,<br />
après tout ; s’il l’avait fait naître avec des ailes, Chanou n’aurait nul besoin<br />
d’apprendre de <strong>Panda</strong> ses secrets de vol. Pour <strong>Panda</strong>, la neige, le Mont-Blanc,<br />
le monde et au-delà peut-être n’ont plus de mystère. Cependant, si Chanou<br />
suit <strong>Panda</strong>, il brise le cœur de Hibou. Il doit choisir entre l’univers et le cœur<br />
de Hibou. Naturellement il veut les deux.<br />
Son bon cœur souffle à Chanou de se blottir contre Hibou,<br />
entre aile et poitrine palpitante. Il y attend sans mot dire que le soleil<br />
parvienne à son zénith. Dès que le soleil a dépouillé Hibou du velours de la<br />
nuit, il l’aveugle et l’assomme de sa clarté gluante. Le noble Chevalier du<br />
Soleil Noir titube à tâtons à travers les éclats de midi et se réfugie au tronc<br />
creux d’un majestueux sapin chenu et solitaire. Tandis que la joie guillerette<br />
vadrouille en liberté sur la montagne, le sombre oiseau de la nuit dort à<br />
longueur de jour clair.<br />
Chanou se dépêche de retrouver <strong>Panda</strong>. Ils grimpent à la<br />
montagne blanche plantée au beau milieu du ciel bleu. Quelque fois noyée<br />
dans les nuages au loin, quelque fois obsédante, à portée de pied mais toujours<br />
hors d’atteinte. Chanou tente de retrouver ses marques au milieu de tant de<br />
contradictions. “ Plus je dérape, plus je chute ; plus je descends,<br />
et plus je m’éloigne du sommet de la montagne et de la femme<br />
qui m’attend.”<br />
“ Chaque chose en son<br />
temps,” le rassure <strong>Panda</strong>. “ Te sentirais-tu en<br />
sécurité, au sommet de la montagne, assis<br />
dans une voiture sans frein ni volant ?<br />
Je t’ai montré le frein, je vais te donner<br />
le volant.” Il dessine sur la neige la trace laissée<br />
par une paire de skis qui virent.<br />
arrondi.”<br />
“ Un virage est un zigzag<br />
Chanou reconnaît qu’il préfère<br />
les formes rondes aux anguleuses et osseuses.<br />
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“ Pour terminer ton virage,” poursuit <strong>Panda</strong>,<br />
“ tu -zags- en pressant les genoux en flèche, tibias contre les<br />
languettes de chaussures. Grosso modo, il s’agit du dérapage<br />
que tu sais déjà faire, les épaules face à la pente en croissant<br />
de lune.”<br />
Chanou glisse presque droit dans la ligne de pente, il s’agenouille contre la<br />
languette des chaussures. Progressivement, ses pieds pivotent en travers de la<br />
pente, les skis dérapent et freinent.<br />
“ Cet appui contre la languette marche pas<br />
mal !” apprécie-t-il en lui-même. “ Il m’arrache à la pente. Il me<br />
fait irrésistiblement déraper en travers de mon chemin ; ainsi<br />
j’échappe à l’accélération. Je tourne, donc je freine, ou<br />
bien plutôt est-ce que je freine, donc je tourne ? Je freine et je<br />
tourne tout à la fois. Pourtant ce n’est là qu’une moitié du<br />
virage, la seconde moitié encore. Comme les moitiés vont de<br />
pair (une vieille tradition chez les moitiés) il faut me résoudre<br />
à la première moitié. Avant de m’arracher à la pente, il faut<br />
bien que je m’y lance. Le pire reste à faire. Dur, dur !”<br />
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<strong>Panda</strong> met un terme à ces considérations frivoles. “ Pour<br />
le -zig- du zigzag, voici venu le temps des miracles.” Chanou<br />
de rigoler. “ La magie passe encore, mais les miracles ! <strong>Panda</strong><br />
me prend vraiment pour une pomme,” songe Chanou par-devers lui.<br />
“ Enfin, je fais semblant d’y croire, rien que pour ne pas le<br />
peiner. Ce n’est pas le mauvais type, seulement naïf comme les<br />
vieux dont les neurones se ramollissent et qui deviennent un<br />
peu simples dans leur tête. En fait, il est difficile de deviner<br />
l’âge des pandas. Vu les sornettes qu’il débite, celui-là doit<br />
avoir pas mal d’heures de ski dans les pattes.”<br />
Avant que <strong>Panda</strong> ne le reprenne, il lui fait du plat.<br />
“ <strong>Panda</strong>, grand <strong>Panda</strong>, livre-moi ton secret. Ta formule<br />
magique !”<br />
<strong>Panda</strong> est bien conscient qu’il le manipule, mais il se pique<br />
d’exactitude. “ Je ne fais pas dans la magie, je fais dans le<br />
miracle. Mets-toi en croissant de lune, garde les pieds serrés<br />
immobiles sur place et résiste à toute glisse. Plus tu résistes,<br />
mieux le miracle fonctionne. Maintenant penche-toi vers moi<br />
que je chuchote ma formule miracle dans le creux de ton<br />
oreille. Approche la tête plus près de ma bouche…”
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C’est très inconfortable car il y a de la pente et que Chanou<br />
va perdre l’équilibre et s’affaler sur <strong>Panda</strong> qui se tient juste dessous. Du petit<br />
doigt de sa grosse patoche, l’ours l’attire délicatement par le col, encore,<br />
encore, et encore, quand soudain, avant que <strong>Panda</strong> ait eu l’occasion de lui<br />
chuchoter sa formule, sans crier gare, les spatules recourbées, à l’avant des skis<br />
de Chanou dérivent en aval, la pente monte à lui, ses deux pieds pivotent, ils<br />
fuient sous son <strong>corps</strong>, Chanou s’envole dans la pente, s’enveloppe autour de<br />
<strong>Panda</strong>, et finit doucement en dérapage, deux pas plus bas.<br />
Sans le vouloir, ni se mouvoir, Chanou a viré sur place.<br />
Ses skis ont chuté droit dans la ligne de pente, mais, et c’est étrange, ils n’ont<br />
pas foncé en bas ; ils ont pivoté sur la ligne de pente, l’ont passée et ont<br />
gentiment stoppé. Il en demeure ébahi et inquiet : quelque chose s’est produit<br />
qu’il ne sait expliquer, ni déclencher, ni arrêter… Ça fait désordre. Il n’a pas<br />
eu le temps d’avoir peur, il n’a rien fait, il n’a pas bougé un seul muscle,<br />
raisonnablement il ne devait donc rien se passer, or… il a viré mieux qu’au<br />
prix d’efforts désespérés. C’est un peu fort de café !<br />
Ce qui le rassure pourtant est qu’après l’avoir avalé, la pente<br />
se soit dispensée de le digérer ; elle l’a vomi intact un peu plus bas, comme la<br />
baleine qui avait bouffé Jonas eu un hoquet de dégoût et le dégueula sur la<br />
plage. La mère et la fiancée de Chanou seront-elles baleines qui dégueulent ou<br />
baleines qui digèrent tout de go ! Qui sait ! Après avoir dévoré Roméo, il<br />
pourrait ne pas être tellement de son goût, Juliette le dégobillerait, ce qui<br />
serait heureux pour la santé de Roméo. La pente avale et recrache ; Juliette<br />
déglutit et régurgite encore et toujours. Une tragédie qui se répète tourne au<br />
gag, au jeu, et Chanou ne saurait dire qui gagne, du garçon ou de la fille, et<br />
qui perd. Est-ce le garçon qui enfonce les défenses de la fille, ou est-ce la fille<br />
qui embusque le garçon ! Les deux versions l’interpellent et à la perspective que<br />
son plaisir se renouvelle de toi à moi et de moi à toi, le désir embrase ses chairs.<br />
Tandis qu’il apprend à vaincre cette montagne d’obstacles,<br />
combien de baleines affamées rêvent de sa chair, combien de jeunes filles<br />
deviennent belles, qui ne savent rien de lui ! La joie de fondre sur la ligne de<br />
pente et d’en jaillir, crée des liens forts. Chanou se prend d’affection pour cet<br />
immense obstacle blanc qui le sépare de… -pause et silence- … Soudain sa tête<br />
est vide, il souffre d’une éclipse de mémoire. Les mots -la femme- ne lui<br />
reviennent plus ! Cela ne dure que le temps d’une glissade, mais assez longtemps<br />
pour qu’il lui soit infidèle avant que de l’avoir connue.<br />
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Il ne lui est pas poussé d’ailes, et cependant Chanou a volé<br />
un court instant. <strong>Panda</strong> a dit miracle, <strong>Panda</strong> a accompli un miracle tout<br />
simplement miraculeux ! Chez Chanou la stupeur le cède à une dévotion sans<br />
borne. <strong>Panda</strong> accomplit exactement ce qu’il promet. Tout ce que <strong>Panda</strong> dira,<br />
désormais, même le plus inextricablement absurde, il y croira dur comme fer.<br />
Il le suivra au bout du monde. <strong>Panda</strong> est un maître, peut-être même un dieu !<br />
Il semble bien que le miracle soit plus fort que la magie, les dieux plus forts<br />
que les magiciens. Alors, quand il sera grand, Chanou ira au plus fort, il sera<br />
dieu <strong>corps</strong> et âme. Voilà. Sa décision est prise et elle n’est pas pour déplaire à<br />
sa dame de cœur. Les femmes, c’est bien connu, résistent mal aux héros, alors<br />
aux dieux… !<br />
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VI<br />
Battling Tigresse<br />
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Chapitre Douze<br />
Où Chanou s’arrache<br />
aux griffes de Tigresse<br />
<strong>Panda</strong> est un maître. Avant de devenir lui-même maître,<br />
puis dieu, que Chanou doit-il faire pour devenir disciple de <strong>Panda</strong> et mériter<br />
qu’il le garde pour toujours près de lui ?<br />
Avec sa vilaine habitude de lire dans la tête des gens, <strong>Panda</strong><br />
a entendu la déclaration d’allégeance de l’enfant. Pour la première fois, il est<br />
grave. “ Un bon disciple est un garçon ou une fille qui me quitte<br />
parce qu’il a appris tout ce que je pouvais lui enseigner.”<br />
“ Hé bien moi, je serai ton plus mauvais<br />
disciple,” promet Chanou. “ Apprends-moi tout et, tu verras, je<br />
ne te quitterai jamais.”<br />
A l’extrémité des poils qui cachent les yeux de <strong>Panda</strong> perlent<br />
deux larmes. Un panda frappé d’extase ça fait ça !<br />
Pour le -zig- il suffit à Chanou de se pencher en bas, jusqu’à<br />
ce que les spatules à la pointe avant des skis, dérivent toutes seules dans la<br />
pente. Mais basculer est plus vite dit que fait. A chaque -zig- d’un nouveau<br />
virage, la crainte saisit Chanou. La crainte est passagère clandestine, hôte sans<br />
gêne, qui s’invite sans façon, envahit les membres de Chanou, parle en maîtresse,<br />
comme si elle était chez elle et, pour faire bonne mesure, le paralyse à<br />
sa guise. Une fois entrée, plus question de la chasser, la crainte panique du vide<br />
devient tigresse affamée. C’est ainsi que Chanou réalise inopinément qu’il est<br />
habité par un fauve.<br />
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Que la forêt soit<br />
hantée de bêtes dites féroces, telles<br />
que le grand loup gris et la femme<br />
famélique, il le sait et maîtrise la<br />
situation. Mais que dans les<br />
recoins de son propre <strong>corps</strong> et les<br />
méandres de sa tête à lui déambule<br />
en liberté un fauve de l’acabit<br />
d’une tigresse, la découverte a<br />
de quoi déranger. Les baleines sont<br />
une menace, mais une menace<br />
végétarienne. Juliette est déjà une<br />
menace omnivore. Tigresse, elle,<br />
est carrément carnivore, et<br />
Chanou, grosso modo, est de la<br />
viande ! Ses chances de s’en sortir<br />
s’effondrent en chute libre. = Meat, Viande<br />
Comment faire comprendre à<br />
toutes ces créatures plus ou moins<br />
vouées à le dévorer qu’il ne cherche d’ennui à personne, qu’il essaye simplement<br />
d’atteindre l’autre face de la montagne blanche. Il est bien<br />
pratique d’avoir gros <strong>Panda</strong> balaise dans les parages, quand petit Chanou<br />
s’emploie à éviter tout malentendu aux pattes griffues d’une tigresse coléreuse,<br />
qui élève sûrement toute une portée de petits tigres affamés. Une fois sorti<br />
d’affaire, il pourrait bien y avoir une dame ou deux qui soient vachement<br />
fières de ses faits d’armes.<br />
La Force de faire «zig-plonger» ses spatules en virage, lui<br />
vient quand il se penche dans la pente debout sur la pointe des pieds. D’abord<br />
simple petite étincelle qui brille dans les profondeurs des entrailles, à l’endroit<br />
où pousse le bébé au creux du ventre des femmes ; à mesure qu’il se penche,<br />
l’étincelle embrase une flambée fulgurante qui réveille en sursaut Tigresse-la-<br />
Vorace. Le fauve fond sur la Force, stoppe les spatules en train de «zig-plonger»,<br />
laboure le ventre de Chanou, lui dévore les entrailles, lui coupe les<br />
jambes, chasse la Force hors du <strong>corps</strong> de l’enfant et reste seul maître à bord,<br />
les babines retroussées sur un croc en bataille. Il doit sa victoire éclair au seul<br />
fait qu’il a réussi à enfoncer les carres des skis de Chanou profondément dans<br />
la neige. La bête est douée d’un défaut majeur, elle est effroyablement jalouse :<br />
dès que l’enfant se penche dans la pente, Tigresse détecte la Force poindre en<br />
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lui, elle rugit et défend furieusement son territoire. Chanou lui appartient, elle<br />
entend bien ne le partager avec personne. La colère de Tigresse est<br />
redoutable. S’il l’attaque de face, la bête fauve gagne toutes les batailles.<br />
Chanou doit la contourner, la prendre par surprise, feindre<br />
de l’ignorer, tricher. Chaque fois qu’il se penche dans la pente, il doit plonger<br />
d’un coup d’un seul par-dessus le <strong>corps</strong> de l’animal assoupi ; alors, le pas franchi,<br />
la Force l’arrache aux griffes de Tigresse et la pente s’élève à sa rencontre.<br />
Il a beau se concentrer sur ce monde miraculeux, se souvenir<br />
intensément de l’exaltation qui règne de l’autre côté de la frontière de<br />
crainte, chaque fois qu’il doit franchir le pas de la crainte, il doit vite plonger<br />
avant que Tigresse ne l’attaque au ventre. A chaque virage, le trac le reprend,<br />
puis la crainte cède au bonheur, et le bonheur à la crainte, en un balancement<br />
sans fin. “ Tourner,” décide Chanou, “ est une condition instable.<br />
Aussi, instable risque d’être ma relation à ma dame. Si elle<br />
tient de mon virage, il me faudra la conquérir encore et à<br />
nouveau, bonheur et crainte allant et venant et me transperçant.<br />
Maintenant que <strong>Panda</strong> m’a livré son secret, je suis un<br />
initié. Espérons que la femme qui m’attend est au courant de<br />
mon initiation et qu’elle se dispensera de me sauter à la gorge.”<br />
<strong>Panda</strong> avoue que l’on s’habitue aux intrusions de Tigressela-Vorace,<br />
mais quant à s’en défaire ! Jamais ! Il remarque judicieusement<br />
que l’autorité et le muscle d’un adulte ne suffiraient pas à mater la bête.<br />
Or, Chanou n’est qu’un enfant ! Esquiver le fauve semble un parti plus<br />
raisonnable. En sa qualité de fauve, <strong>Panda</strong> connaît les astuces, trucs et maîtresmots<br />
qui trompent la vigilance de Tigresse.<br />
La première ruse consiste à commencer à l’arrêt. En<br />
l’absence de glissement, Tigresse ne nourrit aucune méfiance. Immobile, en<br />
croissant de lune et sur forte pente, <strong>Panda</strong> fait s’appuyer Chanou sur son bâton<br />
planté sur la ligne de pente à un bon mètre en aval, bien solide, sans risque.<br />
Puis, comme Chanou visse les hanches, nombril sur la pente, les skis décrochent<br />
de leur carre, dérivent à plat dans la pente, les pieds pivotent sous son<br />
<strong>corps</strong>. A cet instant, Tigresse qui somnolait se réveille en sursaut, mais il est<br />
trop tard, le temps qu’elle rugisse, les pieds se sont déjà enfuis, les skis ont<br />
plongé en -zig-, hors d’atteinte de ses crocs, le virage miraculeux sauve Chanou<br />
du félin. Enfin le dérapage le freine en -zag- rond.<br />
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Maintenant qu’il a pris confiance en ce vissage des hanches<br />
à l’arrêt, Chanou s’y risque en glissant lentement. Comme il ne se penche pas<br />
dans la pente, et c’est la deuxième ruse de <strong>Panda</strong>, Tigresse ne se doute encore<br />
d’aucune menace imminente.<br />
Discrètement, sans geste brusque qui<br />
puisse donner l’éveil au fauve, il visse<br />
les hanches, les épaules aussi et même<br />
la tête vers la pente, jusqu’à ce que,<br />
dos cambré, il parvienne à observer les<br />
talons de ses skis par-dessus son<br />
épaule, derrière son dos. Dressé sur la<br />
pointe de ses pieds, Chanou s’absorbe<br />
tant à regarder ses talons, qu’il en<br />
oublie ses skis, la pente, la glisse. A la<br />
soudaine accélération des pieds,<br />
Tigresse devine qu’il lui joue un tour<br />
et que les skis sont en train de dériver<br />
dans la pente ; elle fond toutes griffes<br />
dehors. A cette attaque, la Force se<br />
coule prestement dans la pente, afin<br />
de l’y entraîner sournoisement.<br />
Tigresse fond de tout son poids sur le<br />
vide laissé par la Force dans sa retraite, et, portée par son élan, elle pousse les<br />
skis à virer encore plus facilement, ce qui est exactement ce qu’elle tentait<br />
d’empêcher. Ainsi prend fin leur<br />
duel.<br />
Pareille aisance à<br />
chuter en virage grise Chanou. Sa<br />
confiance et sa science du virage<br />
font un bond. Durant le -zig- du<br />
zigzag, il lui suffit maintenant,<br />
pour dériver des spatules à plat la<br />
neige, de tourner le nombril face à<br />
la vallée, de se dresser sur les orteils<br />
comme un danseur qui monterait<br />
sur ses pointes à l’intérieur de ses<br />
chaussures de ski, l’œil en vigie,<br />
afin de repérer Tigresse-la-Vorace<br />
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L’espace d’un -zig- en<br />
plongeon, et bien qu’il ne<br />
lui soit pas encore poussé<br />
d’ailes visibles, il goûte à<br />
l’ivresse de l’oiseau. Cet<br />
avant-goût de liberté est la<br />
troisième ruse que lui<br />
enseigne l’ours et elle est<br />
toute dans les orteils. Il<br />
skie sur les pointes et se<br />
rapproche du ciel.<br />
en maraude du plus loin qu’il sait. Durant le -zag-,<br />
inversement, il s’effondre le profil bas, agenouillé,<br />
le tibia de tout son poids contre la languette de<br />
chaussure, pour échapper à l’attention de l’animal<br />
et déraper en travers de la pente. De -zig- plongé en<br />
-zag- arrondi, il flotte sans effort. Par un coup de<br />
baguette magique, chaque fois qu’il se dresse sur la<br />
pointe des orteils, il fait plonger les spatules,<br />
esquive le fauve et vire comme sur un nuage.<br />
L’allégresse qui s’élance sur le vent, le balaye comme<br />
L’envie de voler, donne des ailes,<br />
Il plane comme plongent les, hirondelles,<br />
Aérien pétale, il prend pied,<br />
Sur une pluie d’étoiles, incendiées,<br />
Vierges de l’âcre charme,<br />
Du sang et des larmes.<br />
“ J’ai encore en stock quelques ruses, astuces et<br />
trucs,” dit <strong>Panda</strong> pour exciter son appétit. “ Seulement, si tu veux<br />
tromper efficacement Tigresse, il faut que tu sois sincère, de<br />
sorte que l’animal ne détecte jamais à l’avance ton intention de<br />
virer dans le vide de la pente. Si tu parviens à la tromper, tu<br />
peux la prendre par surprise. Ce qui est exactement ce que je<br />
vais te faire. Je vais te trahir en toute sincérité.”<br />
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Interloqué, Chanou dévisage <strong>Panda</strong>, qui se tient à deux pas<br />
sous lui, sans discerner le moindre petit iota d’un vague indice d’humour, pas<br />
un brin ni même une brindille. Royalement indifférent aux sentiments de son<br />
disciple, <strong>Panda</strong> poursuit. “ A l’arrêt, en croissant de lune, garde les<br />
pieds immobiles et appuie ton épaule contre ma paume, laissetoi<br />
basculer face à moi, je te retiens…” Avant que Chanou ne réalise,<br />
les spatules de ses skis décrochent de leurs carres coupantes, se couchent à plat<br />
sur la neige, dérivent vers l’aval, la pente monte à lui et ses pieds fuient sous<br />
son <strong>corps</strong>. D’un bond, Tigresse bondit de son estomac à sa gorge, mais ses skis<br />
dérapent déjà en -zag- et se rangent sagement en travers de la pente…<br />
ça y est, il a viré.<br />
Que <strong>Panda</strong> l’ai retenu ou tiré, cela on ne le saura jamais<br />
vraiment. Toujours est-il qu’il a encore tourné. Ainsi en va-t-il des miracles.<br />
Ça ne prévient pas. Même quand tu t’y attends, ça surprend encore. Ça attrape<br />
l’enfant et Tigresse, tous deux, à contre-pied. Chanou comprend maintenant<br />
ce que <strong>Panda</strong> voulait dire quand il s’engageait à le trahir, et il ne lui en veut<br />
plus.<br />
Survivre dans un environnement hostile peuplé de tigresses,<br />
louves et diverses créatures carnivores, est tâche facile : courage, fuyons furtivement<br />
sur la pointe des pieds. Cela déclenche des miracles, qui rendent tout<br />
possible dans le meilleur des mondes possibles. Sauf que si les miracles sont<br />
du meilleur effet, fuir n’est guère glorieux. En fait, la plupart des femmes,<br />
qu’elles soient mères ou fiancées, tiennent la fuite en piètre opinion. Il ne peut<br />
pas gagner sur tous les tableaux à la fois. Apprivoiser la sauvagerie est un art.<br />
Il n’y a pas de formule magique ! Il y a un équilibre critique, au-delà duquel<br />
Chanou joue à cache-cache avec Tigresse dont les naseaux lui soufflent la<br />
terreur dans le cou, jusqu’à l’instant miraculeux où ses spatules dérivent<br />
toutes seules vers l’aval, et la pente, irrésistiblement, s’élève à lui. Quand ses<br />
pieds fuient en virage, dans sa chute à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>, il s’envole. Le vol est trop<br />
court pour franchir le Mont-Blanc, mais l’idée y est. Chanou n’est pas encore<br />
Dieu, mais il est en bonne voie.<br />
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Chapitre Treize<br />
Où Chanou se défait de Tigresse<br />
Ainsi il n’y a pas de formule magique, mais bien un équilibre<br />
critique et Dieu est au bout du chemin ! Sur les courtes pentes, se pencher<br />
dans la pente ne pose pas de problème. Mais dans les pentes plus pentues, cela<br />
tend à se précipiter du haut d’une falaise ! “ Le diable si je me penche<br />
là en bas, plutôt me pendre !” songe Chanou. Mais <strong>Panda</strong> est en mal de<br />
partager quelqu’autres ruses, astuces et trucs à tromper les tigresses.<br />
“ Toujours à l’arrêt et en croissant de lune, tire ton poing libre<br />
dans la pente, jusqu’à le poser dans le creux de ma patte.”<br />
A mesure que Chanou avance sa main amont, <strong>Panda</strong> recule<br />
sa patte de traître dans la pente. Quand enfin il parvient à s’appuyer sur<br />
la paume de <strong>Panda</strong>, Chanou a tellement <strong>perdu</strong> l’équilibre, que le virage est<br />
terminé. Cette fois-ci, Tigresse a vaguement reniflé le vent mais elle n’a rien<br />
vu venir. Chanou a beau s’habituer au miracle, chaque réédition le surprend<br />
autant que le fauve.<br />
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Chanou est déchiré entre émerveillement et souci.<br />
“ Quand tu ne me retiendras plus, qu’est-ce qui m’empêchera de<br />
filer tout droit dans la pente et ne plus jamais m’arrêter ?”<br />
<strong>Panda</strong> ajuste sa tactique. “ Bon, dorénavant méfietoi,<br />
c’est Tigresse qui emprunte ta voix pour me poser cette<br />
question. Rassure-toi, cool. Lancé par la dérive, le pivotement<br />
des skis s’amplifie comme une boule de neige qui roule,<br />
il entraîne automatiquement tes skis à déraper en un -zagdont<br />
le rayon se raccourcit progressivement jusqu’à l’arrêt<br />
complet.”<br />
“ Il suffit que je me penche et que, encore une<br />
fois, je ne fasse rien d’autre qu’attendre tranquillement que la<br />
Force ait mis Tigresse en déroute ?”<br />
“ Il te faut un peu plus qu’attendre. Il te faut le<br />
courage de regarder Tigresse droit dans les yeux, moustache<br />
contre moustache et taire toute envie de la provoquer.”<br />
“ C’est pas de la lâcheté, ça ?” proteste Chanou.<br />
“ Bon, entends-moi bien : Je te veux lâche,<br />
mais je te veux d’une lâcheté volontaire, tenace, inflexible.<br />
Renonce à la tentation de lui lâcher un coup de pied dans les<br />
naseaux.”<br />
“ Excuse-moi ! D’abord tu me veux brave, après<br />
tu me veux lâche… Décide-toi !”<br />
“ Je te veux les deux, exactement comme lorsque<br />
tu arrêtes d’agir. Ne Rien faire du tout est difficile, il faut<br />
le vouloir très fort. C’est le seul fait des très courageux de se<br />
retenir d’agir sur les événements. Contente-toi de basculer et<br />
attendre, car le virage advient toujours à qui sait attendre.”<br />
Chanou commence à s’habituer aux allées et venues de son<br />
animal vorace. A l’approche d’un virage pentu, le parti le plus sensé, face à<br />
Tigresse en patrouille sur son territoire, est de l’ignorer. Il bascule décontracté,<br />
droit dans la pente, et attend tranquillement de passer au travers de son <strong>corps</strong><br />
de tigresse ; parce qu’alors, Tigresse-la-Vorace s’est muée en tigre de papier.<br />
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Maintenant qu’elle est moins dangereuse, il sent poindre<br />
une fascination pour elle, un poignant regret à voir un si bel animal se muer<br />
en vulgaire tigre de papier. Il lui fonce bravement à travers le <strong>corps</strong> et<br />
-pfuit !- elle s’évanouit, tel un songe, plus rien que tigre de papier et<br />
poussière de neige. La victoire a un arrière-goût aigre-doux.<br />
Son cœur bat la chamade, il s’imagine tendant les bras pour<br />
étreindre sa dame, et -pfuit !- elle s’évanouit, tel un songe, plus rien que<br />
photos jaunies et poussière de souvenirs. Une femme de papier n’inspire ni<br />
désir au ventre de Chanou, ni rêve à sa tête.<br />
Il ne distingue même plus sa quête du ski de sa quête de la<br />
femme, il glisse dans l’indolence et la ligne de pente, comme ça, pour rien.<br />
Or, dans l’instant, une joie aiguë l’envahit, un bonheur dénué de cause et<br />
d’histoire, une félicité brute, primitive, celle d’Adam et Eve avant la pomme.<br />
De toute évidence la dame qui l’attend, de l’autre côté de la montagne, est<br />
femme de chair et de joie.<br />
De ruse en astuce et en truc à tromper les tigresses, <strong>Panda</strong><br />
tient le bâton de Chanou, en ligne avec ses pieds, assez loin en aval, bien<br />
vertical, pour empêcher qu’il le monte à<br />
son nez.<br />
Puis il lui ordonne, “ Laisse tes pieds<br />
immobiles derrière toi sur la<br />
montagne et pose ton nez sur le<br />
bâton.”<br />
Chanou descend le nez jusqu’à la poignée<br />
du bâton. Pour faire bonne mesure, il y<br />
écrase le nez à plat, bien camus, avant que<br />
Tigresse ne lui cherche noise. Il s’apprête à<br />
demander à <strong>Panda</strong> ce qu’il doit faire<br />
ensuite, mais il n’a le temps de penser ni<br />
à sa crainte, ni à la dérive, que tout est<br />
terminé. La Force mystérieuse, qui éclate<br />
au creux de ses entrailles, l’a miraculeusement<br />
fait tourner. Il en bée de surprise. Il<br />
n’en ressent ni crainte, ni joie, rien que la<br />
lumière aveuglante d’une évidence.<br />
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De ruse en astuce et en truc à tromper les tigresses, toujours<br />
plus audacieux, <strong>Panda</strong> conduit l’enfant à une petite bosse 18 , et dit,<br />
“ A l’arrêt, comme toujours, et en croissant de lune, glisse<br />
cette main amont le long de ton bâton aval, jusqu’à toucher la<br />
rondelle sur la neige.”<br />
La contorsion est maladroite, le mouvement meurtrier.<br />
La malignité de <strong>Panda</strong> s’avère manifeste. Hibou ne répète-t-il pas à satiété que<br />
ce qui est extrême est insignifiant ; qu’on ne prouve rien par l’absurde ; que le<br />
juste milieu est beau, donc efficace ! A ce point, Tigresse est sur ses gardes,<br />
déterminée à ne plus se laisser surprendre. Pour Chanou, trop c’est trop,<br />
il entend n’être le jouet de personne ; jaloux du succès insolent de <strong>Panda</strong>, il<br />
prend la décision secrète de faire échouer l’ours. A eux deux, une tigresse sourcilleuse<br />
et un enfant désobéissant, c’est bien le diable s’ils n’ont pas raison d’un<br />
ours pataud !<br />
Chanou est si sûr de lui que sa confiance se communique à<br />
Tigresse, qui ne daigne même pas lever une paupière sur une tentative vouée<br />
à l’échec.<br />
18)Tout de suite après une chute de neige, les pentes neigeuses sont lisses et unies, comme une jeune peau,<br />
mais les jours passant, il leur pousse des excroissances, comme au visage des vieux, et des bosses, comme<br />
au dos des vieux.<br />
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Comment un poing qui glisse le long d’un bâton pourraitil<br />
amener à virer deux longues et lourdes planches ancrées dans la neige ?<br />
Chanou s’applique à se contorsionner exagérément pour poser la main sur la<br />
rondelle au niveau de la neige, en s’assurant que ses skis demeurent parfaitement<br />
immobiles. Il déguste sa revanche. Ce gros lard de <strong>Panda</strong> semble ignorer<br />
que, à sournoiserie, sournoiserie et demie. Son poing atteint déjà la neige,<br />
Chanou et Tigresse jubilent à l’idée de leur imminente victoire sur <strong>Panda</strong>,<br />
mais là, c’est immédiat, bouleversant, invraisemblable, le miracle absolu :<br />
Chanou surprend ses skis à pivoter sur place de 180° au ras du bâton, comme<br />
dans un mouchoir de poche !<br />
Dès qu’elle perçoit le danger, Tigresse intervient en<br />
catastrophe ; elle fait une embardée aussi lamentable<br />
que tardive, telle une voiture dans une flaque<br />
d’huile et se répand comme une assiette de purée !<br />
Le mystère de son succès enthousiasme Chanou ; il<br />
en rigole niaisement !<br />
Drogué à l’émerveillement, Chanou plane sur<br />
un nuage. Démoralisée, démobilisée, prostrée,<br />
Tigresse boude dans un coin sombre, elle déclare<br />
forfait, et lèche ses plaies et ses bosses.<br />
Aussi <strong>Panda</strong> n’a-t-il aucune peine à induire Chanou<br />
à s’appuyer lourdement sur son bâton. Il le lui fait<br />
planter de plus en plus loin dans une pente forte.<br />
Soudain, juste avant qu’il ne s’enfonce dans la neige, <strong>Panda</strong> lui fauche traîtreusement<br />
le bâton. Chanou, é<strong>perdu</strong> et désarmé, plonge dans la pente. Malgré ses<br />
babines retroussées et son grondement de rage, Tigresse est trop lasse de ses<br />
échecs répétés pour se lancer à ses trousses.<br />
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L’essor de Chanou vers la vallée est aussi soudain que l’envol du tétra lyre 19<br />
qui surgit de la neige entre les pieds du skieur. Bien malin serait le fauve<br />
capable de le rattraper.<br />
De ruse en astuce et en truc à tromper Tigresse, Chanou se<br />
sent imparable, souverain. Il a brillamment passé l’examen du loup, il n’a fait<br />
qu’une bouchée de Tigresse, il donne désormais dans le miracle, et là encore il<br />
n’est pas le plus mauvais. Les trucs marchent à tous coups, alors un Chanou<br />
qui recourt à ces trucs ne peut jamais échouer. Simple, non ? Il décide, une fois<br />
pour toutes, que ça y est, il sait skier, qu’on ne vienne plus le déranger avec de<br />
nouveaux conseils superflus. Force ou Tigresse, il sait chevaucher les deux,<br />
même à l’envers à califourchon sur la croupe en leur tenant la queue.<br />
Au cours de ses vols entre ciel et neige, il n’a toujours pas<br />
franchi le Mont-Blanc, il n’a encore trouvé ni mère ni amante, mais il n’en est<br />
plus loin. Regardez un peu ! Bientôt il sera de l’autre côté de la montagne. Il<br />
se sent digne du désir de sa dame, de tous les désirs de cette femme, des désirs<br />
de toutes les femmes, de désirer le monde entier et le monde lui semble trop<br />
étriqué pour son désir tout entier. Un désir sans fin, glissant sur une neige sans<br />
fin, devrait facilement faire son affaire d’une femme sans fin. De ce jour, la<br />
femme de ses désirs, sa mère et son amante, peut bien être multiple comme les<br />
vagues dans l’océan, elle ne sera jamais qu’à la mesure de la générosité de son<br />
cœur : infinie. Quant à Dieu 20 , il n’a pas encore été présenté à ce type-là, ni<br />
au ciel, ni sur neige - ça fait quelque peu désordre ! - Mais qu’il se montre, si<br />
seulement il ose ! Chanou ne craint plus sa concurrence. Et si le prix à payer<br />
pour le virage vers l’aval est devenir Dieu, c’est du vol qualifié, mais Chanou<br />
assumera de bonne grâce.<br />
19)Le tétra lyre est une grosse poule noire qui a la méchante manie de se cacher sous la neige et en jaillir sous<br />
vos pieds quand vous vous approchez trop près. Elle vous procure autant de frayeur que vous lui en causez.<br />
20)L’histoire ne précise pas à quel dieu il se réfère : les Hébreux et les Musulmans en ont un jaloux,<br />
les Chrétiens en ont un impécunieux qui a mal fini, celui-ci ressemble plus au Zeus grec, un gars sympa,<br />
pas poseur pour deux sous, qui partage nos passions et nos faiblesses.<br />
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Chapitre Quatorze<br />
Où Tigresse rattrape Chanou<br />
Chanou est fier de son virage tout neuf. Comme de bien<br />
entendu, personne ne saurait refuser de devenir un dieu. Chanou, mû par une<br />
périlleuse confiance en lui, écarte ses skis à la force du muscle de ses fortes jambes.<br />
Il pousse résolument d’un pied sur l’autre, tord ses chevilles, pivote ses<br />
pieds, sue sang et eau mais rien ne se produit. Ses skis demeurent ancrés en<br />
travers de la pente. <strong>Panda</strong> rigole, Chanou se vexe.<br />
De dépit, il s’embarque en diagonale dans une longue<br />
pente. Il regarde ses talons derrière son dos, et là, ça marche : il dérive sans<br />
effort dans la pente. Puis, des tibias, il écrase les languettes des chaussures.<br />
Aussitôt les spatules accrochent la neige, les skis pivotent en travers et freinent<br />
chouette, fort et clair. Ça marche extra !<br />
Dans un grand élan d’enthousiasme, il se penche sur la montagne<br />
pour tourner franchement vers l’amont, en mettre plein la vue à <strong>Panda</strong> et<br />
lui rengorger son air moqueur. Les skis se couchent sur la montagne et freinent<br />
de plus en plus fort, jusqu’à ce que, tout d’un coup, ils cessent de freiner. Leurs<br />
carres coupent la neige selon une ligne droite et pure, plus de friction aucune,<br />
rien qu’une accélération majestueuse, puissante, tranquille, qui ne manifeste<br />
aucune intention de prendre fin. La vallée l’aspire dans un tourbillon de neige.
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Puisque la vallée accélère, la montagne doit freiner !<br />
Il se jette donc sur la montagne avec force, pensant ainsi donner un coup de<br />
frein définitif. Imperturbables, ses skis coupent la neige, deux rails tout droits<br />
courent derrière le talon de ses skis, deux rails qui le poussent vite, très vite.<br />
Il glisse, glisse, glisse à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>… Inquiet, il tourne la tête pour appeler<br />
<strong>Panda</strong> à la rescousse. Il l’aperçoit tout petit, tout loin derrière. Oh là là ! Il est<br />
grand temps de freiner ! Chanou est mal, très mal. Le monde vient à lui d’une<br />
vitesse terrible. Surtout les arbres, et c’est fâcheux, se précipitent à sa rencontre<br />
à une cadence effrénée. Ouhhhhhhhhhhh ! Ralentir à tout prix !<br />
Chanou garde son sang-froid, l’heure est à l’action décisive :<br />
il tend les jambes pour repousser loin de lui la pente menaçante. Hop, il se<br />
jette carrément sur la montagne, mais… aïe… voilà que… aïe… ses pieds<br />
ripent, ça s’arrange pas !<br />
Aïe, yaïe, hou, you, youille,<br />
Fessée, Dieu la trouille,<br />
Culbute, quelle dérouille,<br />
Une claque, en plein bouille,<br />
La neige, du nez fouille,<br />
Son cul, en barbouille,<br />
Ça vous, l’écrabouille<br />
L’en prend, plein les couilles.<br />
Il ricoche sur les fesses qu’il a rondes et cambrées, elles<br />
rebondissent très bien ses fesses et voici notre héro qui dévale la pente…, sur<br />
le derrière, les pieds liés aux skis qui fouettent l’air quelque part au-dessus de<br />
sa tête ! Pour comble de malchance, sur la ligne droite parcourue par les fesses<br />
de Chanou se trouve un majestueux sapin chenu, qui observe Chanou foncer<br />
sur lui ; l’arbre sourit en coin mais ne déplace pas la moindre brindille pour<br />
lui livrer passage.<br />
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L’onde de choc dit :<br />
- Bang -<br />
Bimme, bamme, bada-boummmm !<br />
Zip, zap, zut, zut zoom.<br />
A pas pu pas poum.<br />
- Vlan -<br />
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Telle est la dure réalité, mais quel besoin a-t-elle d’être dure<br />
cette vache de réalité ! Satisfait de sa bonne farce, le grand sapin s’ébroue<br />
joyeusement et se dépouille de sa vaste houppelande de neige sur le <strong>corps</strong> naufragé<br />
de Chanou. A peine entré en fonction, voici notre dieu enfoui sous deux<br />
pieds de neige.<br />
<strong>Panda</strong> skie jusqu’à l’arbre, bat le petit arpent de neige<br />
autour de l’arbre tout nu, mais pas trace de Chanou. Il tourne en rond.<br />
L’inquiétude le gagne. Pour comble<br />
du comble de sa plus grande malchance,<br />
Hibou dormait au fond du<br />
tronc creux du machestueux chapin<br />
chenu heurté. Hagard, secoué, la<br />
plume écaillée, la voix éraillée, le<br />
Chevalier du Soleil Noir émerge<br />
des profondeurs de l’arbre et<br />
bégaie, “ Mais kékéké …<br />
qu’est-ce que c’est ?<br />
Kékéké… qu’est-ce qui<br />
s’passe ?”<br />
Dans la précipitation de son éveil en fanfare, Hibou a mal<br />
assuré son gros livre à l’aisselle de son aile. Gros Bouquin glisse, il tente de le<br />
rattraper d’un coup d’aile. Gros Bouquin rebondit sur une branche, il lui<br />
échappe, il le fouette de son autre aile. Gros<br />
Bouquin est dévié de sa chute libre, il s’en saisit<br />
du bec, mais le livre, trop épais pour sa bouche, lui<br />
glisse entre les lèvres et ainsi de branche en branche,<br />
l’oiseau se livre à un gracieux numéro de jonglerie.<br />
<strong>Panda</strong> découvre un trait d’espièglerie chez<br />
Hibou, qui lui avait échappé. Hibou sait seulement<br />
que sans Gros Bouquin il ne sait plus rien ;<br />
aussi volette-t-il en désordre, tout à trac à l’idée de<br />
perdre son savoir englouti dans la neige. Avec la<br />
détermination du désespoir, il plonge les deux serres<br />
en avant et pince Gros Bouquin au ras de la<br />
neige, juste avant qu’il ne s’enfouisse dans la poudreuse<br />
sans fond.<br />
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Tandis qu’il reprend possession de son trésor, de son souffle<br />
et de ses esprits, Hibou se retourne contre le fauteur de tous ses troubles.<br />
“ Encore toi ! Tu me poursuis jusque dans ma retraite,<br />
tu me persécutes ! Tu m’as volé mon enfant, cela ne te suffit<br />
encore pas ? Il faut maintenant que tu casses mon sommeil et<br />
m’expulses de mon arbre !”<br />
Victime d’une erreur judiciaire, <strong>Panda</strong> dodeline du chef,<br />
comme s’il acquiesçait, mais il n’en est rien. Il est simplement ébranlé par<br />
un mini-tremblement de terre. Une main fantomatique émerge du sol, une<br />
petite voix d’outre-tombe geint dans un rire sourd, “ Pousse-toi, tu<br />
m’étouffes !” <strong>Panda</strong> sursaute, roule de côté, se prend les pieds l’un dans<br />
l’autre, trébuche en avant, titube à reculons, cherche son équilibre sur la crête<br />
de la barre de rochers, pose un pied dans le vide et se volatilise dans une<br />
cataracte de neige.<br />
Hibou a toutes les peines du monde à se retenir de pouffer.<br />
Un hibou qui rit est un phénomène extrêmement rare. Il est secoué de spasmes,<br />
ses plumes se hérissent en points d’exclamation échevelés, emmêlés,<br />
désordonnés comme les plumes des hiboux qu’autrefois les paysans, qui<br />
craignaient Dieu et encore plus Satan, clouaient à la porte de leurs granges.<br />
Si bien qu’il est difficile de distinguer, chez un Hibou qui rit, s’il est fou de<br />
douleur ou fou de bonheur.<br />
A la suite de la main fantomatique, un Chanou entier<br />
émerge de la lourde houppelande de neige que le sapin lui a déchargée sur le<br />
<strong>corps</strong>. Notre Dieu, grand, fort et tout puissant, a pris un coup au moral, son<br />
bel orgueil a maigri, il tire maintenant sur le fantomatique.<br />
Et que voit-il ?<br />
Un Hibou frappé d’une crise de nerfs, un <strong>Panda</strong> victime de<br />
la chute qu’il enseigne et lui-même effondré au pied du sapin solitaire qui lui<br />
denie le droit de passage. Chanou a <strong>perdu</strong> l’équilibre, le virage, <strong>Panda</strong> et sans<br />
doute Hibou aussi.<br />
Les pertes sont lourdes. Une débâcle de cette ampleur, ça<br />
fait désordre et ça gâche l’image de marque de n’importe quel dieu omnipotent.<br />
Il y a aussi des chances pour que cela altère son impact auprès des dames.<br />
Avant cette humiliante défaite, il se sentait la force de les séduire par milliers.<br />
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A ce jour avec une mère et une fiancée, c’est-à-dire un quota de deux femmes,<br />
il ne sortirait pas perdant. A moins que une mère soit le maxi auquel il ait<br />
encore droit.<br />
La pente neigeuse de la montagne est aussi lisse que la peau<br />
laiteuse de la femme, mais s’il ne traite pas pente et femme avec la considération<br />
qui leur est due, gare au retour de bâton ! Faire fi de la femme et de<br />
la pente n’est pas sain. Chanou s’appliquera désormais à rester en bons termes<br />
avec elles.<br />
De derrière la barre de rochers émergent<br />
deux pattes noires. Un rétablissement<br />
athlétique, et voici qu’un <strong>Panda</strong> entier<br />
mais penaud reprend pied à côté de<br />
Chanou. Hibou hulule en décrivant des<br />
cercles au-dessus de leurs têtes. “ Hi, hi,<br />
ho, ho, hou, hou je l’avais bien dit !”<br />
“ Aïeyaïe, oyoyo !” lui fait écho<br />
Chanou, pantin disloqué, la tête en bas, de la<br />
neige plein les oreilles, plein les yeux, plein la bouche et plein les trous de nez.<br />
“ Hi, hi, hi, hi.” rigole <strong>Panda</strong> dans sa pelisse pour ne<br />
rien laisser filtrer de son embarras.<br />
Chanou ouvre la vanne de ses griefs, “ J’ai fait comme<br />
tu m’as dit, de toutes mes forces et cela malgré mes craintes<br />
justifiées… et voilà que ça m’a accéléré au lieu de me<br />
freiner ! Maintenant je suis tout escagassé et tu rigoles. C’est<br />
pas juste ! Tu es un mauvais maître.”<br />
Hibou siffle de colère par les trous de son nez camus.<br />
“ Le bon sens même !”<br />
Le vieil ours débile en noir et blanc, rigole dans sa moustache.<br />
“ Cette fois-ci Tigresse t’a bien eu. Elle t’a rendu la monnaie<br />
de ta pièce ! Elle aussi a ses ruses, astuces et trucs pour<br />
tromper les petits hommes et coincer leurs skis sur leurs carres.”<br />
La montagne blanche et la femme de tous ses désirs ne lui<br />
sont jamais parues si lointaines.<br />
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VII<br />
Certaines certitudes<br />
sont remises en question<br />
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Chapitre Quinze<br />
Où il est prouvé que déraper freine,<br />
tandis que couper accélère<br />
because la friction<br />
De trois choses l’une, ou c’est Dieu qui commande, ou c’est<br />
Chanou, ou c’est Tigresse. Mais il ne saurait y avoir trois chefs. Or pour<br />
l’heure, Big Chief, c’est Tigresse. Le vieil ours débile en noir et blanc, en rigole<br />
dans sa moustache.<br />
“ Cette fois-ci Tigresse t’a<br />
bien eu. Tigresse a deux visages,” explique<br />
<strong>Panda</strong>. “ Un visage terrible, celui de ta<br />
peur vorace. Tigresse-la-Vorace rugit,<br />
grimace, menace, tu la vois venir de loin<br />
et tu as le temps de l’esquiver.”<br />
“ Son autre visage,” explique<br />
<strong>Panda</strong>, “ est celui invisible de ton habitude.<br />
Tigresse-l’Habitude t’approche, silencieuse<br />
comme un chat, transparente<br />
comme la source, rapide comme l’éclair.<br />
Tu n’as rien soupçonné, que Tigressel’Habitude<br />
s’est déjà insinuée dans tes<br />
nerfs et muscles. Dès lors, tu n’es plus maître de ton <strong>corps</strong>,<br />
il est passé aux ordres de la tigresse. Par exemple, sur les<br />
terres plates de la vallée d’en bas, tu te penches dans ton<br />
virage ; l’habitude est si invétérée que, ici sur la montagne,<br />
Tigresse-l’Habitude t’impose encore de te pencher dans ton<br />
virage. Mais voilà ! Bizarre ! Aux deux tiers du virage,<br />
ça le tue net ! Parce qu’en te penchant sur la montagne, tu<br />
coinces le ski sur la lame aiguisée de sa carre qui s’enfonce dans<br />
la neige. Prisonnier de son propre sillon, le ski coupe et file<br />
comme la flèche selon la ligne de sa carre, non la tienne.<br />
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Si tu veux stopper, tu dois décrocher ton ski de<br />
sa carre pour chuter en dérapage en travers de ton chemin.”<br />
Entre deux quintes de la toux sèche de son allergie, Hibou<br />
grogne, “<strong>Panda</strong>, <strong>Panda</strong>, tu es bien l’imposteur le plus effronté<br />
du Mont-Blanc ! L’élève de la chute s’écrase contre Mon<br />
arbre, le professeur de chute s’écrabouille au bas d’une falaise,<br />
pourtant, ce même professeur trouve encore le culot inouï de<br />
vanter les beautés de la chute. Sans les carres coupantes de ses<br />
skis, comment Chanou s’accrocherait-il à la montagne et<br />
retiendrait-il la pente de l’avaler ! Tes leçons de chute sont<br />
pernicieuses ; ce qui arrive à Chanou et toi en est la preuve<br />
irréfutable.”<br />
Il feuillette fébrilement Gros Bouquin, pour trouver la<br />
preuve de la faute de l’erreur de où <strong>Panda</strong> s’est trompé au mot : ‘Vi - ra - ge’.<br />
<strong>Panda</strong>, le vieil ours débile en noir et blanc, rigole dans sa moustache. Hibou<br />
n’a pas longtemps à feuilleter. Ça y est, il a trouvé la preuve de la faute de<br />
l’erreur de où <strong>Panda</strong> s’est trompé, à l’article ‘Vi - ra - ge’, où il est écrit :<br />
“Virage, action de tourner. En vérité je te le dis, ton ski sur<br />
la carre tu forceras comme un couteau placé sur sa lame, la<br />
neige couperas, et ski<br />
tourneras.<br />
Si tu dérapes, c’est<br />
pas bon.<br />
Dérapage, mauvais,<br />
très mauvais.<br />
Le virage consiste à<br />
couper la neige ou il<br />
ne consiste pas du<br />
tout.<br />
La technique a été<br />
éprouvée en course<br />
et consacrée par d’innombrables<br />
victoires.
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Ainsi les pères de tes pères, les prophètes, les prêtres du temple<br />
et les champions de tout le monde ont coupé la neige depuis la<br />
nuit des temps et ainsi en sera-t-il de génération en génération<br />
jusqu’à la fin des temps 21 .”<br />
Hibou jubile ; il en prend son pied sous l’aile où il reste<br />
malencontreusement coincé. “ C’est écrit en noir et blanc, c’est<br />
carrément imprimé !” A cause de son pied coincé, Hibou savoure son<br />
triomphe en équilibre précaire sur sa branche, il se rattrape d’avant en arrière<br />
et d’arrière en avant. Ses lunettes vacillent et, en déployant ses ailes pour<br />
s’équilibrer, Gros Bouquin lui échappe à nouveau de l’aisselle. Hibou se jette<br />
à la poursuite du livre qui s’envole vers le sol.<br />
“ Le bon sens même,” soutient-il mordicus en rebondissant<br />
de branche en branche comme une boule de billard.<br />
Ah, le bon sens et les grands champions, réfléchit Chanou,<br />
veulent tous que je plante mes carres profondément dans la neige pour virer.<br />
Je me conforme donc à l’avis de la majorité. Il en a de bonnes l’ours ! Alice au<br />
Pays des Merveilles ! La théorie c’est bien beau dans les livres, mais dans la<br />
vraie vie, il s’agit de ma vraie tête qui va s’enfouir dans la vraie neige, à<br />
50 km/heure et pour de vrai !<br />
<strong>Panda</strong>, comme de bien entendu, a tout écouté dans la tête<br />
de Chanou. “ Attention, Tigresse-l’Habitude est beaucoup plus<br />
meurtrière que Tigresse-la-Vorace. Tu détectes sa présence au<br />
fait qu’elle donne toujours le même ordre idiot : penche-toi sur<br />
l’amont et plante tes carres profondément dans la neige.”<br />
“ Déraper n’est pas raisonnable.” lui objecte<br />
Chanou.<br />
“ Ton bon sens raisonnable ne te fait-il pas mal<br />
aux fesses quelque fois ?”<br />
21)Frappante illustration du conte de Hans Christian ANDERSON : Les Habits Neufs de l’Empereur.<br />
Contre toute évidence, les autorités et l’opinion publiques sont persuadées que le prince porte un manteau<br />
de fils d’or si fins qu’il en est transparent, alors qu’il va simplement tout nu par les rues. Depuis 30 ans,<br />
-couper- reste le dogme fondateur de la plupart des méthodes d’enseignement du ski. Des millions de skieurs<br />
du dimanche se croient obligés de couper, meurent de honte quand ils y échouent, ne se doutent pas qu’ils<br />
pourraient skier à plat et se dégoûtent du ski. Le ski parabolique est commercialisé pour minimiser les<br />
dommages causés par cette sale manie.<br />
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“Si… mais les champions coureurs de courses…”<br />
“ Tu n’es pas champion. Avant de conduire<br />
une formule un, sache déjà trouver le frein et le volant sur une<br />
2 CV.” A mesure qu’il explique, <strong>Panda</strong> devient véhément. “ Ce n’est pas<br />
de ma faute, si couper la neige emprisonne le ski sur un rail.<br />
Tu peux glisser sur le rail courbe imposé par la coupe de la<br />
carre, mais ce n’est pas la courbe choisie par Toi. Tu veux<br />
t’échapper de cette glissière ? Alors il te faut pivoter et déraper<br />
hors du rail. Sans dérapage, pas de virage. Je sais que ça<br />
fait désordre, mais ce n’est pas moi qui ai inventé le monde !<br />
Et ainsi va le monde.”<br />
Les pieds perchés au sommet d’une<br />
bosse, au-dessus de la tête de l’enfant, les<br />
skis à plat sur la neige, <strong>Panda</strong> ponctue<br />
son argumentation d’un pivotement<br />
gauche-droite de ses skis dont les spatules<br />
balayent l’air à ras le nez levé de<br />
Chanou, avec une régularité d’essuieglaces<br />
de voiture.<br />
Mais dès que <strong>Panda</strong> bascule ses skis<br />
sur leurs carres, les skis deviennent<br />
couteaux, ils se plantent dans la neige et<br />
se coincent net. Il lui demande alors,<br />
“ A ton avis, des skis coincés sur<br />
leur carre, vont-ils pivoter ou<br />
filer tout droit ?”<br />
La réponse est évidente, elle se passe<br />
d’énoncé. De ceci Chanou induit que les<br />
gens coincés sont coupants, filent droit<br />
et finissent dans la panade, tandis que<br />
ceux qui dérapent, le frottement<br />
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contrôle leur vitesse et leur direction et ils finissent en un seul morceau.<br />
S’il avait eu une mère avec laquelle se frotter nez à nez, ou une amante avec<br />
laquelle se frotter côte à côte, cette douce habitude de la friction lui serait<br />
familière. Tigresse-l’Habitude ne ferait plus tout un plat de se frotter en large<br />
et en travers à la neige lisse comme peau fraîche. Les plumes de Hibou ne sont<br />
qu’un rugueux ersatz de la douce poitrine d’une maman. Bien sûr Hibou n’en<br />
peut mais. Pourtant Chanou lui en veut pour ses plumes rêches. Il se prend<br />
d’un intérêt tout frais pour les frictions de peaux neigeuses, à preuve Zizi-le-<br />
Dru qui se réveille en fanfare dès qu’il s’imagine fripouillant le sein de<br />
Blanche-Neige ou se fritonnant à elle <strong>corps</strong> à <strong>corps</strong>.<br />
Hibou se dit que s’il retourne à son arbre creux, ces deux<br />
garnements livrés à eux-mêmes se massacreront infailliblement aplatis à<br />
chaque détour de pente, contre chaque arbre et au bas de chaque falaise. Il n’est<br />
pas plus question de les lâcher d’une longueur d’aile, que de dormir le jour,<br />
dusse-t-il y perdre la vue, se ratatiner et vieillir prématurément. Comme<br />
il aime Chanou à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>, le sacrifice lui est léger.<br />
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Chapitre Seize<br />
Où l’éloge de la paresse<br />
provoque des effets divers<br />
Les premières incursions de Chanou dans le divin s’avèrent<br />
douloureuses. Être Dieu, est-ce en prendre pour son grade, plein d’échecs,<br />
plein d’humiliation, plein de neige, plein la gueule ? Dieu ! Un inadapté, un<br />
minable, un nul. Dieu mène une vie de chien.<br />
“ Tu te sens un peu incapable ?” hasarde <strong>Panda</strong>.<br />
Chanou exhale la haine.<br />
“ Comment t’as deviné ?”<br />
<strong>Panda</strong> glousse sottement. Chanou déteste qu’il se gondole<br />
tout seul dans son coin. Et puis il a une montagne sur les bras, lui. Non pas<br />
qu’il soit impatient, -il a appris à ne plus l’être- seulement il a un programme<br />
chargé. La femme qui l’attend depuis l’aube des temps peut se lasser d’attendre,<br />
se tirer ailleurs, tandis que la montagne lui barre le chemin. <strong>Panda</strong> se<br />
marre et Chanou se sent davantage dépouillé de pouvoir. Toutefois, s’il n’est<br />
pas dieu, il est un battant qui encaisse les coups mais ne se couche pas. Il va<br />
acquérir du savoir, s’emplir à ras bord de compréhensions nouvelles, et vite.<br />
<strong>Panda</strong> lit à livre ouvert dans son esprit.<br />
“ Je peux t’apprendre à te vider !”<br />
“ Sûrement pas. Je veux connaître plus, non<br />
pas moins. Je veux devenir fort, pas faible.” lui jette-t-il dans les<br />
pattes.<br />
“ Ta tête est pleine d’un fatras superflu dont tu<br />
peux te délester. Tu as besoin d’une grande lessive, qui fasse<br />
place nette à une Force nouvelle,” explique <strong>Panda</strong>. Chanou a appris à<br />
ne pas repousser une proposition révoltante sans l’avoir soumise à un examen<br />
minutieux. <strong>Panda</strong> poursuit, “ Tu t’es déjà débarrassé de ta peur,<br />
de ton habitude et de ton orgueil, la prochaine étape, maintenant,<br />
consiste à te vider complètement.”<br />
145
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Le concept de -vide- semble parfaitement grotesque à<br />
Chanou. Pour avoir expérimenté avec des œufs, il sait que le vide n’existe pas.<br />
Quelquefois il perce un trou à chaque extrémité d’un œuf et le gobe tout cru.<br />
Puis il enfonce la coquille vide sous l’eau, et s’amuse à regarder les bulles d’air<br />
qui s’en échappent pour laisser l’eau y pénétrer. Ce qui démontre que l’eau<br />
chasse l’air, et que l’œuf est plein d’air ou d’eau, mais jamais vide. Alors logiquement,<br />
une idée ne peut quitter sa tête, à moins d’en être chassée par une<br />
autre qui entre. <strong>Panda</strong> le suit dans son raisonnement. “ Absolument !<br />
Raison pour laquelle tu ne peux pas vouloir te vider.<br />
Ça arrive tout seul si tu restes ouvert et passif. Tu décides,<br />
par exemple que tu vas être paresseux, régulièrement, complètement<br />
paresseux. La paresse est la vertu des courageux et des<br />
paisibles. Beaucoup plus efficace que force et que rage.<br />
Ne fais rien, le ciel t’aidera !”<br />
A cet éloge de la paresse, Hibou volette tout à trac, des jets<br />
de vapeur lui soulèvent les plumes comme autant de soupapes, ses yeux<br />
globulent contre le verre de ses lunettes et sa calotte de professeur vacille sur<br />
son crâne chauffé à blanc. <strong>Panda</strong> est un être sans foi ni loi. Si Chanou écoute<br />
<strong>Panda</strong>, il finira aussi mal que l’ours. Mû par une crainte salubre et le courroux<br />
du juste, il enfonce dans la tête de son fils :<br />
“ Car, il est de notoriété publique que,<br />
Primo :<br />
La paresse<br />
est mère de tous les vices.<br />
Secundo :<br />
L’effort<br />
est toujours récompensé.<br />
Tertio :<br />
On a rien sans rien.<br />
Quattro :<br />
Tout a un prix.<br />
Quinto :<br />
La réussite se paye<br />
dans le sang et la sueur.<br />
Sexto :<br />
Bon sang<br />
ne saurait mentir.<br />
146
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Septo :<br />
Face à l’adversité, l’homme de coeur se bat debout.<br />
Octo et………Neuvio-nonante-neuf, en dix, en cent comme<br />
en mille : On n’a rien sans rien. <strong>Panda</strong> est un être immoral,<br />
amoral…ammm…aaaamm…aammmaa… amamam… !”<br />
Chacune des plumes de son <strong>corps</strong> en frémit de mépris.<br />
Or Hibou n’a pas moins de 9 589,56 plumes sur le <strong>corps</strong>, en comptant le<br />
duvet et sa plume cassée derrière l’oreille. Cela fait un très gros tas de mépris ;<br />
surtout en vrac. Les mots se bousculent en travers de son gosier, il s’y produit<br />
un embouteillage monstre d’insultes et autres joyeuses grossièretés. Hibou se<br />
tait car il se noie dans sa salive et suffoque dans les affres et les spasmes d’une<br />
irrépressible quinte de son asthme. Faute de résoudre le problème de l’absurdité<br />
du monde, Hibou serait bien avisé de trouver une cure à son allergie.<br />
Chanou a <strong>perdu</strong> sa divine toute puissance, son virage, son équilibre, la face et<br />
il est en train de perdre son père d’une crise d’asthme. En contrepartie, <strong>Panda</strong><br />
lui baille de belles phrases toutes faites et des mots creux du genre : “ tu n’es<br />
qu’un trouillard hystérique coincé sur sa carre… tu ferais<br />
mieux d’être un honnête j’m’en foutiste flottant paresseusement<br />
sur des skis à plat…”<br />
Mais <strong>Panda</strong> ne livre toujours pas le secret de sa réussite :<br />
mieux que ruses, astuces et trucs, l’arme fatale anti-Tigresse. Chanou, quant à<br />
lui, en est encore et toujours réduit à ramper, cloué au sol comme un ver de<br />
terre. Il se tord le cou pour regarder les oiseaux qui volent au ciel et il en bée<br />
d’envie. Il se sent floué, dépouillé, trahi. Hibou a raison, <strong>Panda</strong> est un bandit<br />
de grand chemin, sans foi, ni loi.<br />
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Trop de choses en ce monde se produisent hors mon intervention,<br />
proteste Chanou en son for intérieur. Avant ma naissance le monde se<br />
passait très bien de moi, après ma mort, ça ne posera pas de problème non plus,<br />
mais que le monde se dispense de moi pendant que j’y suis est fort de café ! Je<br />
ne vois pas en quoi, à quoi ni à qui je sers. Comment je pourrais être digne<br />
d’une mère qui attend un fils et non pas un raté ?<br />
Maussade et passif, il n’oppose pas<br />
d’objection à <strong>Panda</strong>, qui est impatient<br />
de justifier son propos par les faits.<br />
“ Laisse les skis écartés et couchés<br />
sur la carre aux champions<br />
coureurs de courses, qui ne circulent<br />
jamais à moins de 70 km à<br />
l’heure. Toi, tu n’es qu’un<br />
Chanou qui vient tout juste<br />
d’entrer dans le miroir aux merveilles<br />
d’Alice. Cesse d’aider<br />
tes skis à la force de tes pieds.”<br />
<strong>Panda</strong> fait monter Chanou sur le plat<br />
d’une légère bosse. “ Reste sur<br />
place, skis serrés, comme si tu<br />
pivotais sur un axe unique.<br />
Maintenant résiste au virage<br />
de toutes tes forces.” D’une seule<br />
petite griffe fine, <strong>Panda</strong> tire gentiment<br />
l’enfant par le col vers lui en aval.<br />
Malgré une résistance acharnée, Chanou<br />
virevolte et tourne comme un fétu de<br />
paille à la plus ténue brise vespérale. Un<br />
succès aussi écrasant, qui devrait<br />
enchanter Chanou, l’amène à réaliser sa<br />
totale impuissance. Il ne voit vraiment<br />
pas en quoi lui, Dieu ou qui que ce soit,<br />
pourrait avoir la moindre influence<br />
sur le déroulement du virage. Sa crainte ? Inutile ! Son muscle ? Inutile !<br />
Sa détermination ? Inutile ! Chanou est inutile, impuissant, incapable, dépité,<br />
humilié.<br />
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“ Tu vois, gamin,” jubile <strong>Panda</strong>, “ c’est si facile que<br />
même la paresse est trop d’effort. Carre ou virage, il faut choisir.<br />
Pour filer droit et vite, vive la carre. Pour freiner et tourner,<br />
vive les skis à plat.”<br />
Or il arriva qu’en ce jour…<br />
le ciel était clair, la neige étincelante, et pourtant Chanou avait un cafard<br />
d’enfer, la tête dans l’cul, le moral à zéro, plus avachi que lui, tu meurs ! Lors,<br />
Seigneur le Vent qui certaine fois chuchote, certaine nuit hurle, certain matin<br />
chante, lors Seigneur le Vent, qui porte toutes les voix de la terre, décida qu’il<br />
était de son devoir de voler à la rescousse.<br />
Aussi défit-il son vaste sac à vent, ouvrit-il tout grand la gueule et dit,<br />
“……………………………………”<br />
Ce à quoi Chanou rétorqua insolemment,<br />
“………………………………… ! ”<br />
Car Chanou était en deçà du murmure, si profondément abattu, dans le spleen<br />
jusqu’à ras les lèvres et tellement<br />
vide,<br />
qu’il n’était Vent, Seigneur ou dieu qui puisse rien y redire. C’est comme ça<br />
que la réponse de Chanou fut engloutie dans le rugissement du silence.<br />
Ainsi en fut-il.<br />
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Chapitre Dix-Sept<br />
D’une vilaine fille qui use et abuse de Chanou<br />
Bien qu’il essaye honnêtement, sincèrement et de toutes ses<br />
forces de ne pas essayer, ses pieds coincés sur des skis coincés restent coincés.<br />
Ils ne bronchent pas et Chanou reste fiché au beau milieu de la pente comme<br />
une potiche perchée sur une armoire normande. Comment se fait-il qu’il<br />
suffise à <strong>Panda</strong> de lui effleurer le col du bout d’une griffe, pour qu’il virevolte<br />
léger, en dépit de sa plus farouche résistance. Que la réponse se trouve enfouie<br />
au fond du vide est proprement ahurissant, hallucinant, barbouillant.<br />
“ Tu sais que tu es mignon ?” l’admoneste <strong>Panda</strong>.<br />
“ A toi tout seul, avec tes petits muscles rangés serrés dans<br />
tes petites jambes, tu prétends battre à son jeu la grande, la<br />
prodigieuse Force ! Elle se tient en embuscade au bas de la<br />
pente, elle t’observe, toi l’enfant, qui éreinte tes jambes chétives,<br />
et elle se tord de rire. Cool, mon gars, décontracte.”<br />
Chanou est au bord des larmes. “ Si moi je n’y peux rien, qui y peut,<br />
qui va tourner mes skis !”<br />
“ La Force.”
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“ Comment agir sur cette Force, pour qu’elle<br />
tourne mes skis quand moi je veux ? Et puis d’abord, qui<br />
elle est, pour qui elle se prend pour disposer de moi sans me<br />
demander !”<br />
“ La Force est une copine à toi. Aussi, parlelui<br />
gentiment. Quant à la plaquer au sol par la seule vertu de<br />
ton muscle, tu veux rire ! Elle est infiniment plus puissante que<br />
toi… ! Où que tu ailles, tu n’es jamais seul ; partout elle t’accompagne.”<br />
“ J’aimerais bien que ce soit toi, cet ami si<br />
costaud.”<br />
<strong>Panda</strong> s’attendrit, mais corrige, “ Je ne suis pas de<br />
taille pour Mademoiselle la Force. Elle est aussi jeune que<br />
toi, mais aussi vieille que l’univers.”<br />
La charade devient obscure ! Ma dame blanche,<br />
Mademoiselle la Force, s’étonne Chanou ? Si elle me filait le train, ça se<br />
verrait, je la toucherais. Or, elle se trouve loin devant les spatules de mes skis,<br />
de l’autre côté du Mont-Blanc. Cette montagne blanche, la Force ? Si elle<br />
m’accompagnait, la montagne tout entière glisserait à mes côtés ! Or, elle n’en<br />
fait rien. Elle se plante en plein ciel et n’en bouge plus. Même qu’elle m’accélère<br />
au long de sa pente pour se débarrasser de moi plus tôt ! Et c’est tant<br />
mieux, parce que s’il prenait envie au Mont-Blanc de m’accompagner jusque<br />
chez moi, dans mon chalet au toit en bardeaux, par exemple, il ne serait pas le<br />
bienvenu ! Le chalet est déjà petit pour Hibou et moi ! Par conséquent, le<br />
Mont-Blanc n’est pas la Force.<br />
“ Si je lui dis de se tirer ?” suggeste Chanou.<br />
<strong>Panda</strong> secoue la tête.<br />
“ Elle ne parle pas notre langue.”<br />
“ Si je la dispute, elle partira ?”<br />
“ Non.”<br />
“ Et si je la repousse ?”<br />
“ Tu pousseras dans le vide. Elle n’a pas de <strong>corps</strong>.”<br />
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Déjà que leur absence nous rend malheureux comme les<br />
pierres, qu’en notre présence elles n’arrêtent pas de nous faire des misères,<br />
si, en plus, elles n’ont pas de <strong>corps</strong>, qu’est-ce qu’il leur reste aux filles, se<br />
demande Chanou.<br />
Il se résume, “ Ce n’est pas un animal, pas une<br />
chose non plus, elle est vide… invisible. La même histoire<br />
que ma mère, quoi ! Là où elle devrait être, il n’y a rien !<br />
Tu me bourres le mou ! Elle n’existe pas… Ah, je vois, tu veux<br />
dire qu’elle est esprit, comme le bon Dieu, qui fourre son nez<br />
curieux partout sans se montrer, ni signer aucun acte ! C’est<br />
comme ça que tu fais tes miracles, avec le coup de pouce d’un<br />
dieu invisible !”<br />
Embarrassé, <strong>Panda</strong> gagne du temps en quête d’une réponse<br />
pas trop idiote. “ Hummm…”<br />
Hibou en a gros sur le cœur ! Ne voilà-t-il pas<br />
que son enfant sombre dans la superstition, la<br />
calotte ! Navrant ! Hibou est érudit sérieux,<br />
respecté et responsable. Comment Chanou,<br />
son fils chéri, peut-il bien devenir le disciple<br />
d’un <strong>Panda</strong> pataud, insaisissable voyou, qui se<br />
flatte tellement d’ouverture d’esprit qu’il<br />
admet n’importe quoi et pourquoi pas la<br />
création du monde en six jours ouvrables par<br />
Darwin 22 . Les enfants, c’est bien connu, sont<br />
ingrats et Chanou ne fait pas exception. Papa<br />
Hibou se sent ridiculisé, abandonné, rejeté,<br />
poussé dans la tombe. Il suffoque tranquillement<br />
en proie à une nouvelle quinte de toux.<br />
Or il se trouve qu’avant de suffoquer il tremblait<br />
déjà de tout son cœur, de toute son âme<br />
et de toute sa pensée. Suffoquer, tousser,<br />
s’étrangler, tout additionné, ça vous secoue<br />
22)Une controverse acharnée oppose les Évolutionnistes anglais aux croyants américains.<br />
Les Évolutionnistes sont du parti de Darwin, les croyants du parti de Dieu, celui qui prétend avoir créé<br />
le monde en 6 jours. Les Français planent au-dessus de la mêlée et considèrent qu’il s’agit d’un débat<br />
strictement Anglo-saxon, une survivance de leur guerre coloniale, et que de toute façon, quel que soit le<br />
responsable de la création du monde, Darwin ou Dieu, il aurait pu mieux faire.<br />
155
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l’oiseau d’une belle manière et le dépouille fort bien de ses attributs. Gros<br />
Bouquin, lunettes, toque et quelques plumes rebelles lui tombent du <strong>corps</strong><br />
comme feuilles au gré de la bise d’automne.<br />
Dans l’intervalle, <strong>Panda</strong> a trouvé une réponse, “ Tu ne<br />
peux ni voir la drôle, ni la lutiner, pourtant elle est extrêmement<br />
physique, elle est bien là, éternellement disponible,<br />
tu l’appelles à l’aide, elle ne se refuse jamais, ne se fatigue<br />
jamais. Elle t’enveloppe comme la coquille d’un œuf, mieux,<br />
elle te pénètre comme<br />
les rayons X jusqu’au<br />
plus intime, elle habite<br />
en toi, et comme elle y a<br />
toujours logé, tu n’as<br />
jamais réalisé le viol de<br />
ton intimité. Tu t’es habitué<br />
au viol permanent.”<br />
Chanou s’inspecte avec suspicion,<br />
il se tâte… il a bien une<br />
piqûre de moustique à l’œil<br />
gauche, mais elle ne correspond<br />
guère à la description que<br />
<strong>Panda</strong> donne de sa copine. Elle<br />
aurait choisi mon <strong>corps</strong> pour<br />
maison. L’idée d’être habité par<br />
une force aussi prodigieuse est flatteuse.<br />
Est-il possible que celle qui m’attend et que je cherche par monts et par vaux,<br />
à travers vent et neige, par-delà le Mont-Blanc et jusqu’en Italie, est-il possible<br />
qu’elle ait été présente en moi de tout temps ? Ma soif d’elle est si vive que la<br />
perspective d’être violé contre mon gré ne me déplaît pas a priori. Mais à tout<br />
prendre, s’il faut être violé dans sa chair par un <strong>corps</strong> étranger, autant que ce<br />
soit par quelque chose de réel, de palpable, que je puisse enlacer ou repousser.<br />
Comme Papa Hibou, quelqu’un que je puisse aimer en mon cœur et torturer<br />
dans sa chair. Le pire dans cette Force, c’est son sans-gêne, c’est qu’elle prenne<br />
sans demander ; parce que le bonheur c’est donner ; aussi celle qui me prend<br />
de force me dépouille de ce que je veux lui donner, je n’ai plus rien à lui offrir ;<br />
je ne suis plus rien qu’elle puisse désirer. Or, avant tout, je désire qu’elle<br />
me désire.<br />
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Il guette Hibou dans l’espoir qu’il lui souffle la réponse.<br />
Celui-ci, toque et lunettes de guingois, feuillette fébrilement son livre. Mais<br />
Gros Bouquin ne semble pas plus avancé que Chanou. Il est des choses dont<br />
Gros Bouquin ne parle pas.<br />
Même<br />
au chapitre ‘Sports’,<br />
à la subdivision ‘<strong>Ski</strong>’,<br />
au paragraphe ‘Mécanique’,<br />
à l’alinéa ‘Energie’,<br />
à l’ * ‘L’auteur répond à vos questions’.<br />
Il y a 300 pages de caractères serrés, mais pas un mot sur… !<br />
Sur quoi à propos ?<br />
Hibou lève la tête du plus profond des abysses de Gros<br />
Bouquin et demeure désemparé, la toque sur un œil, l’autre hagard. Il cherche<br />
furieusement, mais il ne sait quoi ! Ça fait désordre, crétin ! Surtout pour un<br />
Chevalier du Soleil Noir.<br />
Gros Bouquin ne sait pas, donc Hibou ne sait pas, alors<br />
comment Chanou saurait-il, lui qui n’est que l’élève de Hibou qui apprend<br />
de Gros Bouquin ! Reste ce gros tas en noir et blanc, ours de malheur,<br />
qui rigole dans sa pelisse, qui livre au compte-gouttes ruses, astuces et trucs<br />
pour tenir Tigresse en respect, mais se refuse obstinément à livrer l’arme fatale<br />
anti-Tigresse.<br />
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VIII<br />
Voler dans le vide<br />
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Chapitre Dix-Huit<br />
Où Chanou se rend à l’appel du vide<br />
Il juge le garçon parfaitement capable de trouver par luimême,<br />
c’est pourquoi <strong>Panda</strong> rechigne à lui livrer toute cuite l’arme fatale<br />
anti-Tigresse.<br />
“ Quand tu disais ‘la montagne’, tu n’en étais<br />
plus trop loin, tu chauffais.”<br />
Chanou sèche toujours autant. “ La montagne<br />
n’avance pas avec moi, comment pourrait-elle me propulser ?”<br />
“ La Force était déjà en toi à la maison ; mais<br />
il a fallu toute une énorme montagne blanche pour t’en faire<br />
prendre conscience.”<br />
Chanou dresse ses deux oreilles. Ses yeux pétillent, regardent<br />
à l’intérieur de lui et, afin de réfléchir plus intensément, il s’accroupit à<br />
son aise. “ Voyons, à la maison le sol me porte, et pas sur la montagne.<br />
Ici le vide s’ouvre sous mes pieds.”<br />
“ Voilà, tu brûles !<br />
Alors, qu’est-ce qui te pousse dans le vide ?”<br />
Le gars reste muet.<br />
“ Tu donnes ta langue au chat ?” le presse <strong>Panda</strong>.<br />
Chanou opine.<br />
<strong>Panda</strong> dévoile enfin le secret : “ Je parle d’une fille,<br />
ni belle, ni vilaine, mais follement attirante, bien que tu ne<br />
puisses ni la voir, ni la toucher. Si attirante, en fait, que personne<br />
ne lui résiste. Son grand nom est Gravité, son petit nom<br />
Pesanteur.”<br />
“ Gravité n’est qu’un mot, ” riposte Chanou.<br />
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“ Comment un mot peut-il tourner mes skis ?”<br />
“ Il suffit que tu te décontractes, que tu te<br />
penches dans la pente, que tu ailles chercher la Gravité où elle<br />
t’attend, là en bas.”<br />
Mais Chanou vibre d’impatience de s’élancer.<br />
“ Je sais, tu m’as déjà dit.”<br />
<strong>Panda</strong> lui répond du tac au tac.<br />
“ Je te l’ai dit, mais tu ne m’as pas entendu.<br />
Mon secret n’est secret que pour les sourds. Il n’est pire sourd<br />
que celui qui ne veut entendre, et toi, tu es sourd à ce secret,<br />
parce qu’il te fait peur. Je te le répéterai encore plusieurs fois<br />
avec d’autres mots, d’autres exercices, avant que tu le découvres.<br />
Les grands secrets sont comme ça, tu leur marches dessus sans<br />
les voir !”<br />
Se peut-il que j’ai depuis longtemps possédé l’arme fatale<br />
anti-Tigresse, sans le savoir ? Se peut-il qu’il n’y ait pas de secret que je<br />
ne sache avant que de l’apprendre ? Si cela est, à quoi bon rester à l’école de<br />
<strong>Panda</strong> ! Je ne suis pas aussi bête que l’ours pense. J’ai reçu le message -5<br />
sur 5-. Terminé ! Puisque je sais, je vais y parvenir tout seul. Il me suffit de<br />
chercher le vide, pour tourner. Hé bien c’est parti : je me penche là en bas, et<br />
hop mes skis plongent et tournent.<br />
Manque de pot ! Malgré son savoir et sa claire volonté, à<br />
mi-virage, Tigresse-l’Habitude lui insuffle au cœur une inclination aveugle à<br />
se pencher sur l’amont, et s’écarter du vide là en bas. Instinctivement, ses pieds<br />
forcent les skis sur leurs carres toutes droites et, comme de bien entendu, ils y<br />
restent coincés. Chanou ne braque pas plus qu’un train coincé sur son rail.<br />
A nouveau il coupe la neige et accélère sur la glissière de ses carres en dépit<br />
d’efforts désespérés pour pivoter les skis et terminer son virage.
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éloquemment :<br />
L’onde de choc que l’air pousse devant lui ajoute, fort<br />
Bime, bame, maladroit,<br />
Chanou dévale droit ;<br />
Cul par- dessus tête,<br />
Chanou s’écrase bête ;<br />
Woosh crash flic floc ouille,<br />
Dans la neige qui mouille.<br />
Chanou n’est plus qu’un indescriptible bazar<br />
répandu sur la neige. <strong>Panda</strong> sourit, ironique.<br />
“ Cool, mon gars, décontracte. Gravité<br />
fait tourner l’univers, elle fera bien<br />
tourner tes skis ! Elle n’a nul besoin de<br />
ton aide, petit machin prétentieux !<br />
Penche-toi dans la pente, fais le silence<br />
dans ta tête, écoute la Gravité de l’univers<br />
poindre dans ton ventre et, sans un<br />
froissement d’aile, envahir ton <strong>corps</strong>.<br />
Plus tu te penches, plus sa puissance<br />
enfle, t’emplit, silencieuse comme la<br />
chaleur du bain se répand dans tes<br />
membres. Alors la Force de l’univers 23<br />
habite ton <strong>corps</strong>. A chacun de tes<br />
gestes, c’est la force de la Gravité qui se<br />
rue à travers toi.”<br />
Hibou parvient à placer sa réplique acerbe. “ Je suis sûr<br />
que ta poésie élève les âmes par tonnes entières, <strong>Panda</strong>, mais<br />
elle n’empêche pas le <strong>corps</strong> de mon enfant de chuter. Ta<br />
damoiselle Gravité est si attirante que, s’il se penche d’un<br />
degré plus bas, il va basculer dans le vide… et Tomber !”<br />
23)Force et puissance. Il s’agit du ‘De’ du ‘Dao De Jing’ de Lao Tse. Cette<br />
‘De’ est la VERTU au sens antique du mot : l’efficacité des lois physiques ou celle de la volonté humaine,<br />
qu’elle soit le fruit de sa sagesse, sa science, sa foi, d’une grâce efficace ou simplement de son labeur, dans<br />
tous les cas un prolongement miraculeux de nous autres pauvres petits bonshommes. La vertu-morale est<br />
une interprétation tirée par les cheveux de la vertu-efficace qui lui attribue des valeurs de bien et de mal,<br />
qui varient très vite d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre, et qui (mal)heureusement laissent l’univers<br />
de marbre.<br />
165
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“ Il va basculer dans le vide… et tourner !”<br />
riposte <strong>Panda</strong>, sans se décourager.<br />
Désormais Chanou commande bien à ses hanches et à ses<br />
épaules ; mais Tigresse hante encore son ventre et brouille sa tête. Au seul mot<br />
de «vide», ni son ventre ni sa tête n’écoutent le moindre commandement.<br />
Heureusement, <strong>Panda</strong> le fauve comprend la mentalité de Tigresse-la-Fauve.<br />
Il sait apprivoiser les fauves. La Gravité, l’arme fatale anti-Tigresse conçue<br />
pour reprogrammer la tête, demande à être<br />
apprivoisée aussi doucement qu’un fauve. La<br />
première tentative porte sur ses pieds que Chanou<br />
insiste à placer devant lui en pare-chocs entre le<br />
grand méchant vide de la vallée et tout petit lui.<br />
Ainsi ses pieds forment-ils le premier obstacle à sa<br />
bascule.<br />
“ Je voudrais t’enseigner,”<br />
dit <strong>Panda</strong>, “ à abandonner derrière<br />
ton dos, sur la montagne là-haut, tes<br />
skis et tes pieds et toute barrière contre la<br />
Gravité, que tu crois essentiels à ta sécurité,<br />
mais qui, en fait, t’enchaînent au<br />
sol. Dépouille-toi, déleste-toi de ces<br />
lourdeurs, phobies et amarres qui retiennent ton essor.”<br />
Chanou regarde ses pieds avec nostalgie.<br />
Il lui en coûte de les quitter après tant<br />
d’années de bons et loyaux services. Une<br />
certitude : <strong>Panda</strong> va le basculer vers le<br />
fond ! Une inconnue : - comment ! -<br />
Afin de n’être ni surpris, ni déçu du<br />
voyage, Chanou s’attend au pire.<br />
<strong>Panda</strong> poursuit, “ Le virage n’est<br />
pas dans tes pieds, il est dans ta bascule vers le vide de la<br />
vallée là-bas dessous.”<br />
“ Ne te laisse pas faire, mon fils,” l’avertit Hibou.<br />
“ Défends-toi comme un homme.”<br />
166
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Chanou considère la longue pente lisse et, tout au bas, au<br />
fond de la vallée lointaine, Chamonix placide, noyée de brume. Il se souvient<br />
que chaque fois qu’il bascule et perd l’équilibre, il s’écrase le nez par terre.<br />
Pas bien grave sur le plat plancher des vaches ! Mais, ici, ça fait toute une montagne<br />
! Une chute sans fin ! Ça n’est plus le nez que tu te casses, Chanou, c’est<br />
le cou, la tête, le dos et tout et tout. Tigresse se tient aux aguets, prête à rétablir<br />
l’ordre !<br />
“ Attention, t’as pas d’ailes !” le prévient Hibou.<br />
“ L’équilibre, c’est ta vie. Tu perds l’équilibre, tu perds la vie !<br />
Quiconque s’en prend à ton équilibre, est soit un imbécile, soit<br />
un salop de fils de pu… d’ourse femelle ! Te laisses pas faire.<br />
Bats-toi !”<br />
<strong>Panda</strong> enchaîne d’un ton neutre. “ L’équilibre que<br />
j’enseigne est en mouvement, il est délicat, il s’effarouche dès<br />
que tu lui forces le pied. Pourquoi te battre ? Te heurtes-tu<br />
à une résistance du côté du vide ? Alors, cool, mon gars,<br />
décontracte et bascule.”<br />
Chanou convient qu’il n’y a pas matière à forcer quand rien<br />
ne résiste en face. Tous ses efforts, en définitive, étaient consacrés non pas à<br />
virer, mais à combattre le virage. Qui croit se battre contre skis et montagne,<br />
bataille, en fait, contre la Gravité en personne. Panique futile. La Gravité est<br />
une rivière de montagne au courant rapide.<br />
“ L’eau qui court au fond du ruisseau se force-telle<br />
à descendre ? Est-ce qu’elle désire descendre ?” demande<br />
<strong>Panda</strong>. “ Elle n’a même pas l’ombre d’une volonté de descendre,<br />
et pourtant elle coule très bien. Elle coule si bien que tu dois<br />
nager dans le sens du courant, ou tu ne traverses jamais la<br />
rivière. La Gravité-pesanteur est encore plus puissante qu’un<br />
torrent de montagne. Soit tu chutes avec elle, soit tu n’arrives<br />
nulle part. Laisse-toi porter par le flot de la Gravité.”<br />
Chanou plonge dans le flot de la Gravité, puis s’en retire<br />
en dérapage, s’y plonge encore et s’en retire à volonté, se balançant entre<br />
chute libre et frein. En s’immergeant dans le flux de la Gravité, il lui<br />
emprunte sa puissance miraculeuse. Sans la pulsion qui l’entraîne vers sa<br />
167
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dame, il ne trouverait pourtant jamais le courage de plonger dans le courant.<br />
Son désir garde toute sa vivacité au fil des érections, spéculations, éjaculations,<br />
décontractions et vacations. Le flux impétueux du désir l’emporte en haute<br />
mer, le reflux l’échoue sur la grève. De flux en reflux, Gravité et Désir le<br />
balancent avec le diable au <strong>corps</strong>. Ils forment un couple si bien assorti, que<br />
dorénavant il se consacrera à Gravité avec désir et à Désir avec gravité.<br />
Le cœur léger, Chanou fait fi de l’avertissement de Hibou.<br />
Au lieu de patienter jusqu’à ce que la Gravité monte à lui, il va délibérément<br />
la chercher où elle l’invite, dans la pente là en-bas. Instantanément, sa puissance<br />
douce et irrésistible l’emporte et il vire. Chanou se prend d’un désir tellement<br />
immodéré pour la chute dans le vide de la pente qu’il en oublie de distinguer<br />
entre Gravité et Désir, entre la jouissance de la chute et le frisson de<br />
l’envie.<br />
168
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La petite sorcière qui sur son balai chevauche le vent dit :<br />
Un<br />
miracle<br />
est<br />
le spectacle<br />
de<br />
la<br />
débâcle<br />
des<br />
obstacles<br />
et<br />
autres<br />
patatracles<br />
Il reste à Chanou à apprendre à déclencher et contrôler le<br />
miracle. Or, il se trouve justement que l’ours, qui vend le système d’arme<br />
fatale anti-Tigresse, en assure également la livraison, la formation du personnel<br />
et la maintenance après-vente. C’est une assez bonne affaire pour un<br />
Chanou qui a déjà considérablement morflé aux pattes de Tigresse-la-Vorace,<br />
Tigresse-l’Habitude, Tigresse-la-Fauve et toute leur parenté.<br />
169
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Chapitre Dix-Neuf<br />
Où Chanou avale la montagne<br />
Dans le collimateur de Désir et de l’arme fatale anti-<br />
Tigresse, une même cible : le ventre. A l’arrêt, en croissant de lune, appuyé sur<br />
son bâton assez loin dans la ligne de pente,<br />
Chanou abandonne ses pieds derrière lui et<br />
avance son nombril droit sur le bâton planté sur<br />
la ligne de pente. Flamberge au vent, d’une<br />
poussée du bassin lente, forte et profonde, il<br />
presse son pelvis dans la pente. Ses reins se<br />
cambrent dans une ultime poussée, quand<br />
soudain… ses pieds fuient sous son <strong>corps</strong>, ses<br />
skis pivotent puissamment, facilement, selon un<br />
court rayon. Il fait l’amour à la pente, la pente<br />
cède à sa poussée et le reçoit dans les profondeurs<br />
de son ventre. Surgie du ventre de la terre, la<br />
lame de fond, qui l’emporte en virage, éveille sa<br />
chair à un frisson de félicité. Il se coule dans le<br />
virage plus limpide qu’un torrent de montagne.<br />
Comme elle ne perçoit aucune intention de<br />
tourner les skis à la force de la cheville, Tigressela-Vorace,<br />
qui habite son estomac, reste sur la<br />
touche, indifférente et prostrée.<br />
La deuxième cible de Désir est le cœur, celle de<br />
l’arme fatale anti-Tigresse est les genoux. Cœur,<br />
genoux. Puisqu’il sacrifie son cœur à son désir,<br />
il peut bien sacrifier ses genoux à la gravité.<br />
Les naïfs croient qu’un zizi qui gonfle n’affecte<br />
que le ventre. Ils ont sans doute raison pour<br />
autant que l’on s’occupe du zizi gonflé vite<br />
et bien.<br />
173
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Sinon, le virus du gonflement diffuse dans le sang, Désir se faufile jusqu’au<br />
cœur, infecte la tête, gagne de l’élan et finalement déborde par les yeux et les<br />
lèvres 24 . Renoncer au contrôle de sa raison sur les sombres remous de ses<br />
sentiments, donne à Chanou l’impression de glisser vers un péril imminent.<br />
Il n’hésite pourtant pas à se rendre sans condition à cet intrus de Désir.<br />
“ La poussée des genoux dans<br />
la pente met instantanément tes skis à plat sur<br />
la neige,” explique <strong>Panda</strong>. “ Tu renonces à la<br />
dernière prise de carre du ski qui s’arc-boute sur<br />
la montagne pour contrecarrer le sombre vide<br />
de la pente, et cela te donne l’impression d’un<br />
péril imminent. N’hésite pourtant<br />
pas à te rendre sans condition<br />
à l’envahisseur Gravité.”<br />
S’il veut pousser ses<br />
genoux dans la ligne de pente, il devra<br />
s’agenouiller très bas dans la pente<br />
jusqu’à ce que ses skis soient franchement<br />
à plat sur la neige.<br />
Voilà comment il s’y prend. A l’arrêt, en<br />
croissant de lune, tranquillement appuyé sur<br />
son bâton planté loin en aval, la main amont<br />
de Chanou plonge sous les genoux en direction<br />
du bâton. A la poursuite de la main, ses<br />
deux genoux en flèche pointent dans la pente<br />
et s’y enfoncent. Ils talonnent la main de si<br />
près qu’ils la rattrapent. La magie des longs<br />
skis lourds qui pivotent avec la légèreté d’une<br />
feuille d’automne l’éblouit. “ Car sur des skis à<br />
plat, où les genoux vont, tout suit,” lui<br />
confirme <strong>Panda</strong>.<br />
Au cours de sa descente, il parvient à de grosses bosses de<br />
neige, qui l’avalent si entièrement qu’il disparaît au<br />
milieu d’elles.<br />
24)Les Occidentaux ont un nom pour ce fléau contagieux, cette tumeur<br />
maligne, ce cancer du Désir. Ils l’appellent : Amour.<br />
174
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Du sommet d’une bosse, il lui suffit de porter une main<br />
amont à la cheville ; avant même qu’il n’ait songé à tourner, les skis virent<br />
d’eux-mêmes.<br />
Au bord de pentes vertigineuses, du bout de<br />
ses orteils qu’il presse sur la ligne de pente, il tâte furtivement<br />
l’aval avant de les rappeler derrière<br />
son dos ; il s’effondre accroupi, monte les genoux à la<br />
poitrine et, là, ses genoux deviennent flèche qui jaillit de<br />
son <strong>corps</strong> et plonge vers le bas. Les bosses montent à lui,<br />
il s’accroupit en leurs sommets pour les aspirer sous son<br />
<strong>corps</strong>, puis il les évacue derrière ses talons. Ses orteils<br />
sont le sonar, le service de renseignement, l’éclaireur qui<br />
établit le contact avec l’adversaire, et se replie aussitôt<br />
derrière les lignes. Puis, avec l’accroupi, les genoux<br />
montent en première ligne, précèdent le skieur dans la<br />
pente, et Chanou avale bosses et pente. Ses genoux sont<br />
le manche à balai d’un avion, le joystick qui déclenche le<br />
virage. Un creux géant l’engloutit, la bosse suivante,<br />
c’est lui qui l’avale. Il serpente sans heurt entre les bosses, à la poursuite de ses<br />
genoux qui furètent de gauche et de droite, vifs comme un renard le nez<br />
collé à la piste d’un lièvre. Il se perçoit ruisseau qui cascade au flanc de la<br />
montagne. Il oublie qu’il est Chanou, il se fond dans la pente, épouse la<br />
montagne, ne distingue plus son <strong>corps</strong> de la montagne.<br />
Il est un espace de communion dans lequel évoluent une<br />
montagne, un Chanou, des skis, un soleil et des arbres<br />
vert-sombre qui glissent sur un ciel bleu 25 .<br />
Sur les pentes douces Chanou visse les<br />
hanches vers la vallée, sur les pentes moyennes il pousse le<br />
pelvis vers la vallée, sur les pentes fortes jaillit la flèche<br />
des genoux et les virages s’enchaînent librement. Quand<br />
s’ouvre sous ses orteils une pente lisse, drue, sans fond et<br />
sans bosse sur laquelle pivoter, il s’en invente une : il<br />
remonte les genoux et se déhanche latéralement, jusqu’à<br />
percevoir un pincement à la taille, les fesses en suspension<br />
au-dessus du virage béant.<br />
25)Comme quoi, que son objet soit femme, enfant ou montagne, l’amour mène toujours à une communion.<br />
175
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A peine son centre de gravité surplombe-t-il le cœur du<br />
virage, que les skis s’y précipitent. C’est ainsi que <strong>Panda</strong> rend compte du phénomène<br />
: “ Seuls les équilibres comptent, et de tous les équilibres<br />
le plus utile est le déséquilibre, parce qu’il est chute et que dans<br />
la chute se trouve le moteur qui propulse ton virage : la<br />
Gravité.”<br />
“ Déséquilibre et chute !” couine Hibou.<br />
“ Tu reconnais spontanément ton erreur. Les<br />
enseigner du haut de la montagne blanche est pire qu’une<br />
erreur, c’est un crime prémédité.”<br />
<strong>Panda</strong> s’énerve enfin ; il n’est plus zen du tout. “ Chanou<br />
a pénétré dans le monde de l’autre côté du miroir. Le monde<br />
de la montagne est à l’opposé de celui des terres plates. Le<br />
déséquilibre des terres plates est le bon équilibre du skieur.<br />
Pour parler comme toi, Môsieur le professeur, il s’agit de<br />
deux mondes, deux systèmes de références, deux jeux différents<br />
avec chacun leurs règles propres. Si même le langage de prof<br />
ne fait pas tilt dans ta tête de prof, alors va voler ailleurs et<br />
fous-moi la paix avec le ski.”<br />
Chanou se sent négligé par les compères en<br />
dispute et <strong>perdu</strong> dans leur dédale de forces, principes<br />
et grands mots qui le dépassent. Il glisse dans la conversation,<br />
“ A quoi je sers, moi, dans tout votre<br />
charabia !”<br />
Encore sous le coup de la colère, <strong>Panda</strong> précise<br />
sans ménagement, “ Tu ne sers en rien au virage,<br />
car, désormais, tu es virage.”<br />
Bon, se dit Chanou interloqué, je me connaissais<br />
garçon, vaurien, singe, beau, bête et taquin, mais -<br />
virage- ! Je me demande ce à quoi je peux bien ressembler<br />
attifé en virage !<br />
Frappé par une absurdité au-delà de la toux,<br />
Hibou s’étouffe dans un râle. “ Contente-toi<br />
d’être toi-même et te connaître toi-même.<br />
Chanou tu t’appelles, Chanou tu es.<br />
176
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Cette mascarade te dédouble, dépersonnalise, déstructure,<br />
détraque, désintègre, déconfiture, dévergonde, déséquilibre,<br />
déstabilise, désaxe, défèque et dévie du juste milieu. C’est la<br />
chienlit, le désordre absolu.”<br />
De fait, Chanou ne sait plus très bien ce qu’il est ou n’est pas. Une certitude :<br />
il n’est plus dieu du tout, un dieu ne sert à rien ; il n’est plus tout à fait<br />
Chanou non plus, Chanou ne sert à rien non plus. Dures et lourdes pertes !<br />
En contrepartie il est devenu VIRAGE. La liberté d’aller où et quand il veut,<br />
est au prix de son identité. Chanou ancienne manière était un enfant tout à fait<br />
convenable encore qu’espiègle. Chanou nouvelle mouture est un gars fou de<br />
Gravité et Désir qui chevauche un rut jailli du fond des âges et de l’espace.<br />
La femme de sa quête est au bout d’une pente longue et abrupte. La gravité de<br />
sa voix, les effluves de son <strong>corps</strong> le grisent aussi irrésistiblement que l’appel au<br />
bonheur du vide. Combien de fois Papa Hibou ne l’a-t-il pas mis en garde<br />
contre le déséquilibre mental des gars qui rêvent d’une tendre jeune fille et<br />
finissent proie facile des instincts animaux de la femme. Mais désormais<br />
Chanou adore le déséquilibre. Tomber par Gravité, comme tomber amoureux,<br />
gratifie l’enfant de pouvoirs exaltants qui le rendent irrésistible. Ceci, bien sûr,<br />
avant sa première expérience grandeur nature sur le terrain, qui lui démontrera<br />
que la féminité de son aimée exerce sur lui un empire tout aussi absolu.<br />
Mais ceci est une autre histoire.<br />
Chanou va où bon lui semble, la liberté c’est comme ça, et<br />
de l’exercer lui semble banal, normal, animal. Rien d’abominable ni de bien<br />
remarquable à cette chose ‘liberté’, si ce n’est que le mot, tout à coup, explose<br />
dans sa tête… ‘liberté’ ! Il est libre, libre comme un hibou, il n’est plus brutalement<br />
plaqué au sol par la pesanteur, il a conquis la gravité, et il lui est<br />
poussé des ailes, il vole avant que de l’avoir réalisé. Papa qui vole et lui qui<br />
rampe, Tigresse vicieuse et arme fatale, confrontation et humiliation sont<br />
dépassés. Chanou a pénétré la géométrie de l’espace.<br />
Il V OOOOO L E ! “Yaaaaahhhhhouououou 26 !”<br />
26)Yahou : version skieur du ‘Yahvé’ hébreu, nom hébraïque de Dieu, dans la bible en hébreu hébraïque.<br />
Aussi exemple évident des contradictions dont est affligé Chanou : il invoque en hurlant celui à qui il<br />
vient de signifier son congé.<br />
177
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Et Vent, toujours prompt à déblatérer niaisement gens et<br />
choses, en resta abasourdi comme deux ronds d’flanc. Le temps qu’il récupère<br />
ses esprits, le môme volant était hors de portée de voix ; de sorte que quoique<br />
Vent ait dégoisé fut <strong>perdu</strong> dans le courant d’air et personne ne l’entendit ni ne<br />
le sut. Aussi j’éprouve quelque difficulté à te rapporter ici l’impertinente<br />
petite ballade de Vent qui est censée s’insérer ici.<br />
178
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Etre ou Avoir To Be ou to Have<br />
179
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Chapitre Vingt<br />
Yaaaaahoooooooo !<br />
De l’arrêt ou à faible vitesse, des pentes les plus à pic aux<br />
chemins les plus étroits, le Mont-Blanc lui devient aussi familier que son jardin.<br />
Chanou est parvenu assez avant dans sa conquête de Gravité, pour que la<br />
montagne tombe en son pouvoir, comme une pomme mûre chute dans la main<br />
qui lui caresse le cul 27 . Chanou a acquis une telle confiance en lui, que la transition<br />
du surplace à la vitesse s’opère spontanément.<br />
Du fond de son insondable sagesse,<br />
<strong>Panda</strong> lui enseigne, “ Ta vitesse naît<br />
de ton freinage. Comme une<br />
enfant dans les bras de son père,<br />
la vitesse grandit sous la protection<br />
du dérapage, de vitesse bébé<br />
elle devient vitesse adolescente,<br />
puis vitesse adulte. Tu as maintenant<br />
affaire à une grande<br />
vitesse. Comme le fils ingrat<br />
secoue le joug du père dont il a<br />
tout appris, ta vitesse, enfant<br />
ingrate, coupera bientôt la<br />
neige d’un coup de carre et<br />
tuera, sans le moindre état<br />
d’âme, le dérapage qui lui a<br />
donné le jour.”<br />
27)Beaucoup d’experts, érudits et docteurs ès-savoir, débattent encore du cas Newton : a t-il aidé la pomme à<br />
chuter d’une caresse au cul, ou a t-il attendu que la pomme mûrisse et tombe toute seule. Toute la valeur scientifique<br />
de l’expérience dépend de l’intégrité de l’expérimentateur. D’où il ressort qu’il n’est pas encore prouvé<br />
de façon absolument certaine que la terre gravite autour du soleil. Auquel cas toutes les théories de <strong>Panda</strong> perdraient<br />
leur fondement, ce livre serait tout faux et Chanou serait contraint de faire tourner ses skis en coupant<br />
la neige à la force du muscle et de la carre.<br />
181
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Les pieds mollement largués en travers de la pente, Chanou<br />
trouve le virage frein ; les pieds tournés vers la pente, il trouve la vitesse.<br />
Incapable de rien imaginer de mieux, cela le satisfait, tant qu’il s’abstient de<br />
loucher vers Hibou, si malheureux dans son coin de ciel. L’oiseau de nuit<br />
volette sur la touche, abandonné à ses appréhensions, car, tout oiseau qu’il soit,<br />
il peine à suivre les deux garçons dans leurs schuss échevelés. De plus, l’éloge<br />
du parricide, aussi éloquent soit-il,<br />
n’inspire jamais beaucoup d’enthousiasme<br />
chez un père. Hibou est ulcéré,<br />
<strong>Panda</strong> est consterné. Il vient encore de<br />
froisser une susceptibilité. Il y va de son<br />
sourire le plus penaud, que l’oiseau<br />
méprend pour de la moquerie ajoutée<br />
à l’insulte et à la maladresse. En cet<br />
instant, Hibou massacrerait <strong>Panda</strong> sans<br />
sourciller, et chaque affre de chaque<br />
torture infligée à l’ours arracherait à<br />
l’oiseau de nuit des cris de jouissance.<br />
Au fil des ans, <strong>Panda</strong> s’est constitué<br />
une exécrable réputation qui mène une<br />
existence indépendante, sans plus se<br />
soucier de sa relation à <strong>Panda</strong>. L’ours, à<br />
son tour, serait bien bête de se soucier<br />
d’une réputation si mauvaise qu’elle lui<br />
échappe.<br />
Ainsi, sa vitesse échappe à Chanou. Elle<br />
file devant sans attendre Chanou, et<br />
pour la rattraper…bernique !<br />
Elle lui joue des tours pendables : elle le fait pirouetter de 360°, ou bien elle<br />
ne lui permet plus de s’arrêter, ou encore, sans crier gare, elle le bloque sur un<br />
obstacle et le projette brutalement hors du droit chemin. Et hors du droit<br />
chemin se trouvent divers arbres, falaises ou crevasses, rien que de mauvaises<br />
fréquentations. Pourtant, il skie exactement comme <strong>Panda</strong> lui a enseigné.<br />
Parce que si <strong>Panda</strong> s’est accoutumé à vivre le dos à sa réputation, Chanou, lui,<br />
quand il tourne le dos à sa vitesse, il explose et ça fait désordre : skis, jambes,<br />
<strong>corps</strong> et tête se répandent pêle-mêle dans la neige. Puisqu’elle entend bien ne<br />
plus le quitter, Chanou est contraint de s’occuper de cette vitesse rebelle.<br />
182
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“ A faible vitesse, le frein du dérapage<br />
équilibre l’appel du vide,” lui fait remarquer <strong>Panda</strong>. “ A grande<br />
vitesse les freins de l’air et de la neige équilibrent l’appel du<br />
vide.”<br />
Un petit avion vole les ailes sur l’air. Ailerons sortis, il laisse<br />
choir son train d’atterrissage, crisse et fume des deux roues au contact de la<br />
piste, puis il met les gaz, tire le manche à balai entre les genoux, rentre le train<br />
sous lui et prend l’air.<br />
Ainsi Chanou vole la poitrine sur l’air. Pieds en travers<br />
de la pente, il laisse choir ses jambes, crisse et soulève un nuage de neige en<br />
dérapant des deux skis, puis il met les gaz en pointant les genoux dans la<br />
pente, rappelle les jambes sous lui et il prend son essor.<br />
Sa joie se tempère de stupeur. Auparavant, il ne savait que<br />
se prémunir contre le vide, en s’arc-boutant talons devant, ancrés dans la<br />
pente. Comment se peut-il, maintenant qu’il garde ses pieds derrière le dos,<br />
que le vide remplace ses pieds et le porte ! Il penche le buste au-dessus du vide,<br />
il se pose sur le vide ; grâce au dérapage, il plane sur la neige ; la poitrine sur<br />
les vents ascendants, il vole. La friction sur l’air et la neige lui donne le<br />
contrôle de sa vitesse et de sa direction. Il erre, léger comme le nuage solitaire<br />
regarde de haut le monde qui tourne comme un fou sous son ventre.<br />
183
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Les deux compères, l’ours et l’enfant se lancent dans des<br />
schuss vertigineux.<br />
“ Yaaaaahhhhhouououou !”<br />
Côte à côte, ils oublient qu’ils sont à skis. A une rupture de<br />
pente, soudain le sol se dérobe, ils volent tout bonnement pendant un temps<br />
long. Enfin la pente s’élève à eux, ils la tâtent des orteils, l’amortissent des<br />
jambes et atterrissent en douceur.<br />
Chanou se rend à l’appel du vide. Il s’appuie sur lui, poitrine<br />
contre poitrail et y trouve autant de réconfort qu’à se blottir au fond du duvet<br />
de Hibou, tout contre la poitrine haletante de l’oiseau au souffle rauque.<br />
Il pensait acquérir le virage, conquérir la vitesse, posséder<br />
Désir, ou son succédané morbide, l’amour. Il sait désormais ne posséder aucune<br />
de ces choses. D’une, elles n’existent que fugitives. A leur passage, tu les<br />
saisis au vol, mais tu ouvres la main, elle est vide. Vitesse et amour. Dès qu’ils<br />
arrêtent de se mouvoir, ils cessent d’être, comme un oiseau qui s’évaporerait<br />
dès qu’il se perche sur une branche.<br />
De deux, en se donnant au vide, Chanou devient virage et<br />
vitesse. Que peut-il encore conserver après qu’il se soit donné à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> à<br />
une pente ou une femme ! Peut-il attraper son image dans un miroir ? Être et<br />
Avoir ne se mettent pas en équation, on n’additionne pas pommes et carottes.<br />
Chanou éprouve déjà des difficultés à être ; quant à se posséder lui-même, la<br />
clause n’a pas été prévue au contrat le jour de sa naissance. Ainsi il -est-<br />
Gravité, il -est- Désir. Il peut indifféremment les vivre, les respirer, faire que<br />
vitesse et amour traversent sa chair palpitante. Que les femmes, également,<br />
soient fugitives est dans l’ordre du logique ; qu’elles se succèdent comme<br />
grains sur le chapelet ou virages sur la pente, c’est la vie ! Mais comment pourrait-il<br />
en être de même d’une maman ! Une mère de passage… ça existe ça ?<br />
C’est assurément la pensée la plus triste qui l’ait effleurée. Si une mère qui<br />
passe circule aussi vite que Chanou à ski, il a intérêt à garder ses cinq sens aux<br />
aguets, de crainte qu’elle ne lui file sous le nez, sans lui laisser le temps de l’intercepter.<br />
Parce qu’il a permis à Désir de pénétrer son <strong>corps</strong>, l’envahir<br />
et le violer, Chanou s’est muté en amour. Parce qu’il a permis à Gravité de le<br />
pénétrer, l’envahir et le violer, Chanou s’est muté en vitesse.<br />
184
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Exactement toutes les dégradations de Gravité et Désir que<br />
Hibou déteste le plus. A la naissance, il ne ressemblait déjà pas à son père ;<br />
puis il lui est poussé des bras à poils au lieu d’ailes à plumes ; maintenant il<br />
devient vitesse ! L’amour, déjà, fait assez moche, mais la vitesse ! Ça fait de<br />
plus en plus désordre !<br />
“ Que veux-tu dire -se muter en vitesse- !” ricane<br />
Hibou. “ Je ne suis pas vitesse, comment mon fils le serait-il ? ”<br />
“ En un mot comme en cent, et traduit en ton<br />
langage de hibou, cela signifie chuter dans ce putain de vide.”<br />
lui crache <strong>Panda</strong> au comble de l’exaspération.<br />
La vision de son Chanou tombant amoureux d’une femme<br />
ou, pire, tombant en chute libre dans le vide, inspire à Hibou une terreur<br />
profonde. Si tel doit être le prix de leur conquête, Hibou ne veut plus jamais<br />
entendre parler de Désir ni de Gravité.<br />
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IX<br />
De l’injustice faite à<br />
Lucifer<br />
et au sexe des femmes<br />
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Chapitre Vingt et Un<br />
Lucifer<br />
Le cauchemar de son Chanou tombant en chute libre dans<br />
vides et amours, inspire à Hibou une terreur qui lui siphonne le sang, envahit<br />
ses ailes de fourmis et emplit ses pattes de guimauve.<br />
“ Ramène-le moi sur le plancher des vaches,”<br />
implore ce bon vieux Hibou. “ Ce n’est pas honnête de dévoyer mon<br />
enfant, de l’exposer à des dangers dont il ne soupçonne même<br />
pas l’existence.”<br />
“ Mon pauvre Hibou,” lui renvoie <strong>Panda</strong>, “ je ne<br />
l’ai pas traîné de force ici. Ton Chanou a, de son plein gré,<br />
quitté le monde de la sécurité et des assurances. Il a pénétré le<br />
royaume mystérieux du vide. Or le propre du mystère est de<br />
susciter le plaisir aigu de curiosité. Et de toutes les curiosités,<br />
la plus excitante est celle du vide. Au-delà de quoi… il n’est<br />
plus rien, plus des quantités de rien.”<br />
Rien avant, rien pendant, rien après, rien de rien, les péchés<br />
du plaisir, du désir et du viol érigés en idéaux moraux ! Hibou plane hors de<br />
lui, au-delà de l’affolement, la plume ébouriffée d’horreur. Il est tellement<br />
affecté qu’il en oublie ses principes laïques et bégaye allègre, “ Lulu, lu,<br />
lucici, lululucifer, Lucifer, Lucifer ! Mon pauvre enfant !<br />
Ne l’écoute pas ! Cet ours, il est possédé, c’est le diable qui<br />
exhale son fiel par sa gueule. Chuter sans retenue, se laisser<br />
aller, s’effondrer, sont les p… p… pères des Pirées, les pêches<br />
des pichets, les pires des péchés ! Il était p… p… parfois…<br />
pas une fois, si une fois, enfin autrefois, était un ange<br />
de lumière assis à la droite de Zeus, nom de Dieu !…<br />
Non, voyons, de Dieu, le plus grand, le plus beau, le plus<br />
intelligent, de tous les anges, mais aussi le plus radieux, d’où<br />
son nom damné de Lucifer qui signifie le porteur de lumière<br />
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en grec hébraïque. Or, un jour, le plus beau de tous les anges<br />
tomba, chuta, fut précipité du plus haut du ciel aux tréfonds<br />
de l’enfer, que la géographie, je crois, place plus bas que terre.<br />
Le Très Haut, qui signifie Zieus… Dieuz… mierde (!) bon<br />
Dieu en grec hébraïque, l’a fait Diable et Satan pour le punir<br />
et il l’a condamné aux ténèbres 28 éternelles. Tout cela est le<br />
fruit de son laisser-aller, de sa décontraction, de ses péchés de<br />
plaisir et de curiosité, de sa Chute… Huunnnnn !” couine<br />
Hibou pénétré d’une sainte terreur.<br />
Perdre <strong>Panda</strong> n’est pas grave, après tout, il a <strong>perdu</strong> son<br />
âme depuis longtemps, si tant est qu’il n’en ait jamais eu. Mais Chanou n’est<br />
encore qu’un enfant innocent, dépourvu de défenses. Pauvre Hibou n’imagine<br />
pas la redoutable puissance de conquête de l’innocence 29 . Aussi, Hibou se<br />
panique, s’angoisse, se hagarde, et sa calotte de lettré lui choit de guingois sur<br />
l’œil gauche.<br />
28)Ténèbres : notion biblique et abstraite d’une nuit sans lune, ni étoile, avec en plus une grève EDF<br />
et par conséquent pas de télévision non plus.<br />
29)Principe selon lequel le vide d’un cœur est sa plus grande richesse, parce que sa capacité d’accueil est<br />
à la mesure de sa vacuité. Suis-je clair ?<br />
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A l’accablant énoncé des calamités qui frappent ce pauvre<br />
diable de Lucifer, Chanou est pris d’une immense sympathie pour le fulgurant<br />
destin de l’ange. Sans doute un autre passionné de balançoire, comme luimême,<br />
ce garçon Lucifer.<br />
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Il fut si injustement puni, que Chanou promet de le venger<br />
de façon exemplaire en se laissant chuter de toutes les montagnes du monde.<br />
Ce qui surprend le plus Chanou est que des ténèbres puissent<br />
inspirer de la terreur à un oiseau de nuit. Faut-il qu’elles soient noires<br />
comme de l’encre de Chine sur les mains d’un nègre au fond d’un tunnel, ces<br />
ténèbres là !<br />
La vérité est que Hibou craque. Un coup en haut, un coup<br />
en bas, le skieur se balance, il tire son bonheur de son insatisfaction : quand il<br />
est bas il veut être haut, quand il est haut il désire être bas. Cela n’a pas de<br />
sens. Il faudrait que Chanou choisisse entre haut et bas, qu’il se décide pour le<br />
haut ou pour le bas et s’y tienne une fois pour toutes, pense Hibou. Cet enfant<br />
se comporte en instable.<br />
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absent.<br />
“ Où vas-tu encore !” s’écrie Hibou.<br />
“ Nulle part. Je skie,” répond Chanou d’un air<br />
Courir après un but passe, mais courir sans but… !<br />
S’abandonner à la pente sans savoir où elle mène est absurde, pire : dangereux.<br />
“ Comme un canard décapité court en rond !”<br />
se lamente Hibou.<br />
Chanou aimerait bien lui expliquer, mais lui non plus ne<br />
trouve ni rime, ni raison à skier. A l’époque où il ne savait pas voler, tandis<br />
qu’il vagabondait sur les terres d’en bas, il regardait tous ces pics en l’air, il les<br />
voyait princiers qui planaient en plein ciel et il rêvait de se baguenauder en<br />
liberté parmi les cimes dans les étoiles. Maintenant qu’il sait voler, tandis qu’il<br />
vagabonde au ciel là-haut, il regarde tous ces sommets à ses pieds, il les voit<br />
solides, plantés en pleine terre et il rêve de se baguenauder en liberté parmi<br />
leurs racines terre à terre. Décontracte et cool, un coup en haut un coup en bas,<br />
la montagne est une grande balançoire. Il se laisse emporter, et il glisse, parce<br />
que… parce que… parce qu’il est satisfait et que c’est comme ça et qu’il n’y<br />
peut mais !<br />
Il glisse par monts et par vaux, au hasard, où ses skis le<br />
portent. Soudain, il parvient en un lieu étrange d’où il peut choisir de descendre<br />
devant, derrière, à gauche ou à droite, dans toutes les directions, mais d’où<br />
il ne peut plus monter nulle part plus haut. Il n’y a plus d’amont, l’amont<br />
a disparu, il ne reste plus qu’un aval, plein d’avals, rien que des avaux de<br />
partout. Il se demande, perplexe, quel nouveau miracle <strong>Panda</strong> vient encore de<br />
lui infliger à son insu, lorsqu’il réalise qu’il se dresse simplement au sommet<br />
de la grande montagne blanche. Le Mont-Blanc, qu’il convoite depuis son<br />
départ du chalet, est couché à ses pieds. Hibou sera fier, songe-t-il, que son fils<br />
ait atteint son but, bien que ce ne soit pas celui qu’il eût souhaité.<br />
Alors ici se produit l’impensable : Chanou se passionne<br />
pour la descente devant lui, il anticipe le plaisir, se lance… et, tandis qu’il<br />
glisse, volant de bosse en arête et d’arête en ravin, il réalise, soudain, qu’il a<br />
omis de regarder de l’autre côté de la montagne. Son but, la raison de toutes<br />
ses passions, l’autre côté du Mont-Blanc, l’Italie, sa mère ? Oubliés !<br />
Parti à la conquête de la terre de sa mère, il a découvert la<br />
terre du ski. Tout à son enthousiasme, il a négligé ses heures et ses jours de<br />
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morne effort passés à grimper et en a même oublié sa mère. Avide de prendre<br />
son essor vers le ciel, Chanou se trouve à voler vers la terre. Il prend goût au<br />
détour. Voler vers le ciel ou la terre lui indiffère, tant qu’il glisse. Quand un<br />
extra-terrestre, venu du fin fond de l’univers, voyage vers la terre, vole-t-il vers<br />
le haut ou vers le bas ? Il vogue comme il a toujours vogué, en tirant des bords<br />
au plus près de la Gravité. Aussi, à quoi bon choisir entre haut et bas, puisqu’il<br />
peut s’offrir les deux ! Un coup en haut, un coup en bas, la montagne est une<br />
balançoire, la nature est volage, le cœur capricieux. Fidèle à la vertu «volage»<br />
de la nature, il se promet, à l’avenir, de s’appliquer à reconquérir chaque jour<br />
la même femme, ou à en changer une par jour. Au gré de sa balançoire.<br />
Ainsi Chanou, de concert avec la Gravité, vole-t-il vers la<br />
terre plus rapide que papa Hibou. Quand la réalité ne respecte plus le rêve et<br />
s’octroie même la liberté de le surpasser en beauté, le monde est tombé sur la<br />
tête, il est à l’envers et ça fait réellement désordre.<br />
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Chapitre Vingt Deux<br />
Où Chanou sombre à fond la couette<br />
Qui pensait grimper, a trouvé la descente. Chevauchant ses<br />
planches magiques, l’enfant effleure la neige blonde du couchant. Il regagne le<br />
vieux pin chenu, torturé par les vents du bord de la falaise. Hibou et <strong>Panda</strong> y<br />
boudent, dos à dos, englués dans un silence de glace. Il est doux d’être attendu.<br />
Il lui est pourtant pénible de devoir blesser l’un des deux. Comme il ne peut<br />
faire plaisir à tous les deux, il fait de la peine aux deux, chacun à leur tour.<br />
Chanou traduit le désespoir de Hibou à peu près par :<br />
‘je t’aime mais je ne te comprends pas’ 30 . Le chagrin de son père contamine le<br />
cœur de l’enfant de lassitude et de vague à l’âme. Il se languit d’une paillasse<br />
dure, dans un espace confiné, à l’intérieur d’un chalet en épais bastaings<br />
opaques et raboteux, qui te font une bosse, un bleu et un aïe, quand tu t’y<br />
cognes, à des années lumières du vent et de la glisse. Comme il se penche pour<br />
distinguer son chalet parmi la myriade de lumières qui clignotent au fond de<br />
la vallée, il se sent basculer dans les jours d’antan, il est pris de vertige, de peur<br />
et aussi de tristesse de ne pas avoir d’ailes. A cet instant, il oublie qu’il sait<br />
skier, il se prend à douter de lui-même et envie Hibou qui se penche autant<br />
qu’il veut au bord des à-pics et n’a qu’à déployer ses ailes quand il bascule dans<br />
le vide béant. Chanou, lui, dur-dur ; s’il bascule, il se tue ; ou bien… il skie !<br />
<strong>Panda</strong>, qui devine ses pensées, le rassure, “ Toi aussi, souviens-toi, tu as<br />
des ailes qui se posent en équilibre sur le vide.”<br />
Avant qu’il sache skier, Chanou aurait ri de cette incongruité,<br />
mais ce soir, l’émotion de ses découvertes, la lumière qui exalte la<br />
neige, l’épuisement de chaque fibre de son être, tous insinuent dans son sang<br />
la lassitude suave de la mort. Il garde confiance et amour à <strong>Panda</strong>, cependant<br />
en cet instant, il se sent claqué, vidé, il a simplement envie de sa couette et<br />
d’une flambée qui ronfle dans la cheminée de son petit chalet.<br />
30)Aimer et comprendre sont antinomiques. Ou bien l’amour, qui vous aveugle, vous empêche de comprendre<br />
la personne, ou alors vous la comprenez, et la connaissance, que vous en avez, vous interdit de l’aimer.<br />
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La ferveur de Chanou grise <strong>Panda</strong>. Une vague de tendresse<br />
enfle le cœur de l’ours et lui écarte les pattes. Chanou bascule contre la<br />
poitrine offerte, s’enfouit dans la fourrure et sanglote à perdre haleine, tout<br />
bêtement comblé.<br />
Hibou, préfère ne pas savoir ; il ferme les yeux, comme pour<br />
se protéger de l’éclat du couchant. Malgré lui il les entend qui ronronnent<br />
dans les bras l’un de l’autre, et il se sent orphelin de fils.<br />
Chanou perçoit la tristesse de Hibou et s’adresse à lui,<br />
“ Papa, montre-moi le chemin de notre chalet à l’ombre de la<br />
fleur de lys ; je te suis.”<br />
<strong>Panda</strong> sait que l’enfant doit partir. Il écarte les pattes à<br />
regret et ouvre la porte de la nuit à Chanou. L’enfant qui se dresse sur la neige<br />
resplendit des rayons rouge orangé du soleil rasant ; il plonge son regard dans<br />
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la vallée que l’ombre engloutit déjà et il s’abandonne à une tendre nostalgie.<br />
Hibou pique du nez, déploie ses ailes, ramène ses pattes sous le ventre et coupe<br />
à ras la pente. A la surprise de Hibou, Chanou bascule à sa suite, rappelle légèrement<br />
ses jambes sous son ventre, et plane au ras de la neige, juste dans<br />
l’échancrure de sa queue étale. Bras dans aile, tels deux avions de chasse en<br />
patrouille, tous deux se coulent dans la marée montante de l’obscurité. Ils<br />
abandonnent la montagne blanche, sabre étincelant qui tranche un ciel sans<br />
fond de l’éclatante vérité de sa lame. La vallée d’ombre qui les engloutit est<br />
l’empreinte en creux du glaive blanc, l’image négative de la montagne. Ils<br />
sombrent à travers des couches et des épaisseurs d’ombre et d’obscurité qui,<br />
après tous ces jours exposés aux flammes aveuglantes des pics, apaisent les<br />
yeux à percer la nuit de Hibou. Ils s’enfoncent jusqu’aux terres du soleil noir,<br />
dont Hibou est chevalier.
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Au fin fond du val de la nuit, Hibou distingue le chalet<br />
comme en plein jour, alors que Chanou, dans l’obscurité, doit renifler les effluves<br />
entêtants du grand lys pour s’orienter. Chaque fois qu’il atterrit au pied<br />
de la fleur, Hibou ne rate jamais de la traiter de traînée, qui expose sans<br />
vergogne son pistil et ses pétales, exprès pour embarrasser le vieil oiseau.<br />
Chanou suppose que son Papa s’insurge parce qu’il a connu le bonheur avec<br />
sa mère et mal supporté sa perte. Le parfum de la fleur de lys est ainsi devenu<br />
son lien le plus intime avec sa mère.<br />
Encore vierge de toute peine, il admire la noblesse de<br />
port de la fleur et regrette que les femmes dussent porter leur pistil enfoui à<br />
l’intérieur de leur ventre, avec cette toute petite chatière pour seul accès. A la<br />
différence de son père qui, avec une parfaite cohérence, déteste toutes les fleurs,<br />
la plupart des gens égaient gaillardement leurs maisons de pistils de fleurs par<br />
202
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bouquets entiers, ce qui ne les empêche pas, dans le même temps, de cacher le<br />
sexe de leurs femmes, même à la maison, comme s’il y avait honte à être une<br />
fleur humaine. Chanou flétrit cette injustice ; il se promet de la redresser en<br />
retournant fidèlement à tous les pistils féminins qui voudront bien de lui, pour<br />
leur exprimer son respect, son éblouissement et sa gratitude d’être fontaine de<br />
vie et beauté. Quand il ferme la porte, derrière lui, sur sa maison sans fleur,<br />
papa Hibou lui a déjà allumé une flambée dans la cheminée. Ce soir, la tête<br />
pleine d’odeurs et de couleurs, Chanou s’effondre sous sa couette d’un sommeil<br />
réparateur comme la mort.<br />
La Grande Escapade<br />
Bonne nuit<br />
Je m’enfuis<br />
Des ennuis<br />
De la vie<br />
Je suis mort<br />
Je m’endors.<br />
Une brise nocturne<br />
descend du glacier<br />
d’Argentière. A son<br />
toucher, le grand lys<br />
vibre par-dessus le<br />
toit, une goutte de<br />
rosée chute de son<br />
pistil, glisse par la<br />
fenêtre le long d’une<br />
lueur d’étoile et frappe<br />
la paupière du jeune<br />
homme endormi.<br />
Du choc silencieux<br />
jaillit une femme<br />
belle comme le jour.
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Il la reconnaît, car elle est telle qu’il l’a toujours imaginée. Elle le serre contre<br />
son <strong>corps</strong> tiède, sa voix sonne immense et pénétrante, elle est fidèle au rendezvous,<br />
elle l’aime, elle est sa mère tant attendue. Il se jure, dorénavant, de noyer<br />
le vague à l’âme du vieil oiseau sous des flots de tendresse et commence par en<br />
faire provision pour lui-même, en se pelotonnant contre le sein de la femme.<br />
La Grande Esbignade<br />
Puis à l’aurore<br />
Je tire un bord<br />
Face au soleil<br />
Monts et merveilles<br />
Appareillent<br />
Pour le ciel.<br />
Il défroisse les paupières sur une aube<br />
vive, limpide comme le cristal.<br />
L’éblouissement de la veille ne s’est pas<br />
encore dissipé. L’arc-en-ciel de son émerveillement<br />
porte Chanou, d’une seule<br />
arche par-dessus la nuit, du crépuscule<br />
orange à la rose aurore. Il entend l’appel<br />
de la lumière à laquelle il n’est plus libre<br />
de résister, car désormais il lui appartient.<br />
La lumière flamboie en lui ; il<br />
est lumière. Il exulte de soleil et plaint<br />
Hibou d’être aveugle à la radieuse<br />
tendresse de sa mère. En dépit de toute<br />
son affection, il ne lui est pas loisible<br />
d’éviter ce chagrin à Hibou. Il pose ses<br />
lèvres sur le bec de Hibou et s’esquive<br />
vers la montagne de clarté. L’oiseau<br />
ébloui ne frémit pas d’une plume pour le<br />
retenir.<br />
Les blancs reflets du matin se confondent<br />
si bien avec le poil blanc de l’ours, que Chanou ne distingue d’abord que<br />
les tâches noires de <strong>Panda</strong>, qui flottent sur la neige. Ça fait désordre.<br />
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X<br />
Rage<br />
&<br />
furie<br />
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Chapitre Vingt Trois<br />
La vérité est vraie<br />
et<br />
Pas vrai est encore vrai<br />
Sans coup férir, Chanou a conquis la Gravité. Il se livre à la<br />
Gravité, elle s’abandonne à lui. Il a appris à skier. Il lui est poussé des ailes<br />
invisibles qui volent dans le vide. Pourtant, il arrive à <strong>Panda</strong> de le prendre à<br />
contre-pied et disparaître, comme par enchantement. Chanou perd alors sa<br />
trace. Le gros en sait encore beaucoup plus que son élève. Apprendre est<br />
conquérir un sommet caché après l’autre, toujours plus haut.<br />
<strong>Panda</strong> reprend le fil de son enseignement,<br />
“ Je t’ai appris la grâce désinvolte du skieur<br />
qui dérive au fil de la Gravité. Le temps est maintenant<br />
venu de t’enseigner l’inverse : l’agressivité précise du duel<br />
<strong>Ski</strong>eur contre Gravité, à coups de contre-virages et à couper<br />
les courbes.<br />
Je t’ai appris à coucher les skis à plat sur la<br />
neige, le temps est maintenant venu de t’enseigner à les coincer<br />
sur leur carre. Je t’ai appris les skis serrés, le temps est maintenant<br />
venu de t’enseigner à les écarter.<br />
Je t’ai appris l’appui du tibia contre la<br />
languette de ta chaussure, le temps est maintenant venu de<br />
t’enseigner à peser sur le talon.<br />
Je t’ai appris à visser les hanches dans le sens<br />
du virage et à pousser le nombril dans la pente. Le temps est<br />
maintenant venu de t’enseigner à les visser dans la direction<br />
inverse et à rentrer le ventre.”<br />
Chanou tombe des nues. “ Mais c’est l’exact<br />
contraire de tout ce que tu m’as appris !”<br />
209
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“ Ce que tu as appris jusqu’à ce jour est bon et<br />
vrai,” explique <strong>Panda</strong>. “ Tu l’as expérimenté. Ça fonctionne.<br />
Sache que le contraire est également bon et vrai. En simple<br />
appui sur le vide, tu es un koala lancé à 100 km/h. Ta vitesse<br />
est grande, tes réactions lentes. Inversement, quand tu passeras<br />
la pente au fil de ta carre, ton délai de réaction sera ramené à<br />
une fraction de seconde. Ton geste sera aussi vif que le coup de<br />
patte d’un chat.”<br />
210<br />
Passer la montagne au fil de<br />
l’épée, sonne extrêmement<br />
inamical. Quel besoin <strong>Panda</strong><br />
a-t-il de démantibuler la belle<br />
harmonie qu’il vient d’élaborer<br />
avec la montagne !<br />
Après un temps de stupeur,<br />
d’incrédulité et d’affolement,<br />
Chanou se considère bafoué<br />
dans ce qu’il aime et croit.<br />
Sa déception alimente un<br />
soupçon de haine. Une perle<br />
de la sagesse populaire affirme<br />
que haine et amour sont les<br />
deux faces d’une même pulsion,<br />
qui se balance de l’une à<br />
l’autre : l’élan de haine qui<br />
dévale vers la terre a pour mission<br />
de propulser l’amour au<br />
ciel. Sans haine, pas d’amour ;<br />
sans amour, point de haine ;<br />
sans peine, il n’est ni amour ni<br />
haine ; on n’a rien sans<br />
rien… !
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Précisément,<br />
Chanou n’a rien à faire de cette<br />
balançoire, il n’aime ni la haine,<br />
ni la peine, il se contenterait fort<br />
bien de rien, rien qu’un petit<br />
coup de pouce, qui retiendrait la<br />
balançoire au ciel où, léger<br />
comme l’air, il s’évanouirait entre<br />
les deux seins de l’amour. Selon<br />
la Gravité, il va de soi qu’une<br />
balançoire qui monte garde une<br />
propension à redescendre ; mais<br />
selon son désir, il irait de soi qu’il<br />
reste là-haut en suspension, hors<br />
d’atteinte des peines et des<br />
haines.<br />
“Si le contraire<br />
de la vérité est plus vrai,”<br />
râle Chanou, “ à quoi bon<br />
perdre son temps avec la<br />
vérité ! Pourquoi ne pas<br />
carrément commencer par<br />
mentir, tromper, coincer<br />
sur la carre et couper en traître, au lieu de ces honnêtes bêtises<br />
de ski à plat et dérive !”<br />
“ Faut bien apprendre à marcher avant de<br />
courir.”<br />
Ils en sont à ce point de leur dispute, quand, soudain, deux<br />
petits pieds nus courent à fleur de neige. L'incongruité de ces pieds nus le<br />
fascine tant que, pour un instant, il oublie que les pieds appartiennent souvent<br />
à une personne. En remontant le long des jambes il reconnaît la Fille du<br />
Boulanger. Il ne l'a jamais beaucoup remarquée<br />
; elle n'est pas de son âge, pas de sa classe<br />
et de surcroît… une fille ! Or jusqu'à ces<br />
temps derniers, c'était les copains d'abord. Ils<br />
l'auraient surpris, derrière l'église, à sortir la<br />
souillon du fournil, la fille qui trotte les bras<br />
chargés de charbon de bois… les gars seraient<br />
211
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morts de rire, et Chanou de honte.<br />
Par ailleurs, celles qui hantent ses<br />
rêves sont généreuses de seins, de<br />
hanches et de fesses. Tandis que la<br />
propriétaire des pieds nus est plate<br />
comme une limande et a conservé des<br />
hanches de garçon. Seuls plaident sa<br />
cause de femme sa robe légère hors<br />
de saison, sa hure blonde et hirsute<br />
qui chute jusqu'à la raie des fesses, et<br />
surtout son regard. L'œil droit fond de tendresse, le gauche crache le feu de la<br />
passion. En ce regard il reconnaît qu'il a tout imaginé des femmes de ses rêves,<br />
hors cet incendie dans leur regard. Des femmes, la fille aux pieds nus a le<br />
regard incendiaire, duquel elle dépouille effrontément le garçon de la violette<br />
qui scintille au creux de son œil. Elle ne dit mot, elle halète à bout de souffle,<br />
rayonnante de la chaleur de sa course à la montée. Il se souvient qu'elle est<br />
bègue et timide. Apparemment elle est toujours bègue mais plus timide.<br />
“ Je suis ve ve ve venue…” bégaye-t-elle. Par le geste<br />
elle lui intime de prêter l'oreille au vent. La brise de vallée exhale la clameur<br />
des gosiers puants des chasseurs criards de basse terre. “ Sus à <strong>Panda</strong> !<br />
A mort <strong>Panda</strong>, à mort !” 31<br />
Tandis que Chanou et <strong>Panda</strong> couraient la montagne, Papa<br />
Hibou, délaissé en fond de la vallée, ruminait son malheur. Les trois 3 ‘J’, ses<br />
fidèles ennemis, Jean-Mi, René et Eric, le Jaloux, la Jugeote, le Judas de Jarnac<br />
et tous ceux de leur acabit, les fidèles du Wivre sur le Wentre de la Fône 32 , ont<br />
trouvé en lui une proie facile. Ils lui ont monté le cabochon en désarroi et ranci<br />
la rancœur de toute la ferveur de leur venin. Hibou a élevé Chanou avec amour<br />
durant des années, il s’est consolé de ses échecs personnels en plaçant tous<br />
ses espoirs en cet enfant. Or, ne voilà-t-il pas, qu’il laisse ce voyou de <strong>Panda</strong><br />
jongler avec la vie de son enfant. A quoi bon la sagesse d’un hibou, lorsque son<br />
enfant somnambule oublie ses ailes sur la table de nuit et arpente falaises et<br />
crevasses tout nu ! Ce salop de panda ensorcelle son enfant.<br />
31)Expression d’un ressentiment profond.<br />
32)WWF, sigle anglais pour ‘Wild Wolf Fuckers’ qui signifie ‘Gardiens’ et désigne des vieux qui achètent<br />
plein de bureaux, d’autos et d’avocats pour remplir leur mission de conserver les choses en leur état ancien et<br />
débarrasser la communauté de toute influence nouvelle et étrangère donc néfaste et indésirable.<br />
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<strong>Panda</strong> est un anarchiste qui rit de tout et ne respecte personne. L’on dit qu’il<br />
rit de lui-même ! N’enseigne-t-il pas à Chanou à voler ? Et si toute l’humanité<br />
prenait l’air ! Qui resterait sur terre ? Voler n’est pas le propre de l’homme,<br />
voler est une activité anti-humaine, voler est simplement inhumain, et ce qui<br />
est inhumain doit être éradiqué avant contamination générale. Il y va de la vie<br />
de Chanou et de tous ceux qui s’aviseraient de se laisser embrigader dans la<br />
sinistre secte de <strong>Panda</strong>. Le bien de Chanou est une cause sacrée.<br />
Les vieux ennemis de Hibou, Jaloux, Jugeote et Judas de<br />
Jarnac, les trois 3 ‘J’ et tous les fidèles du Wivre sur le Wentre de la Fône, ont<br />
attisé la colère de Hibou, battu le rappel des anciens qui ont fait de ce pays ce<br />
qu’il est aujourd’hui. Quand il s’agit de bouter l’étranger hors du village,<br />
scrongneugneu, ils taisent leurs inexpiables querelles de clocher et, comme un<br />
seul homme, répondent vaillamment présents à l’appel. Un coup de gnôle<br />
aidant, ils partent en campagne, prêts à se sacrifier à la Cause. Guerre ! Guerre<br />
au mal ! Quand le monde est bien ordonné en son bon ordre, c’est ainsi qu’il<br />
devrait être ordonné, et c’est ainsi qu’ils vont le rappeler à l’ordre de ce pas.<br />
Scrongneugneu ! On va quand même pas se laisser manger de la laine sur<br />
le dos par les métèques ! Avec ce Chinetoc à poil en noir et blanc, ça ferait<br />
vraiment trop désordre. De la troupe jaillissent des quolibets. “ A moi !<br />
Sus au Bougnoule, sus à <strong>Panda</strong> aux pieds-noirs !<br />
Attrapez-le ! A mort <strong>Panda</strong>, à mort, pendez le fils de<br />
pute !”<br />
La traque est ouverte, c’est à qui se fera une descente de lit<br />
de la toison de l’ours. Ils s’imaginent foulant l’épaisse fourrure chaude à pieds<br />
nus, et prennent des paris sur<br />
celui des bons gars de chez<br />
nous qui le tirera le premier.<br />
Ils en rient grassement, dans<br />
un grand tumulte de souliers<br />
cloutés, de rots, de pets,<br />
d’expectorations, diverses<br />
déféquations et cantiques de<br />
<strong>corps</strong> de garde. Ainsi va le<br />
monde et il va monstre bien<br />
comme ça et, enfin, il ne fait<br />
plus désordre.<br />
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Chanou s’en trouve fort embarrassé, car il ne saurait cesser<br />
d’aimer ni Hibou ni <strong>Panda</strong>. Il est sûr que Hibou ne saurait lui faire le moindre<br />
mal, mais à <strong>Panda</strong>, c’est moins sûr. Tant de gens et de fusils lancés à la fois<br />
sur l’ours, et qui en ont tous à sa tête, son scalp et sa fourrure, ça vaut qu’on<br />
se fasse quelque souci. Et que crois-tu que ce gros lard en noir et blanc fasse !<br />
Tranquille, il rigole sous pelisse. Il faudra pourtant bien qu’il se défende, mais<br />
comment s’y prendre sans blesser Hibou ! Chanou opterait assez pour la fuite.<br />
De toute façon il ne peut pas accueillir les chasseurs et leurs fusils, assis sur son<br />
cul, à simplement rigoler ! Non ?<br />
Au plus grand soulagement de Chanou, <strong>Panda</strong> se lève. Il<br />
remarque alors que la Fille du Boulanger s'est évanouie aussi mystérieusement<br />
qu'elle est apparue, sans intention, -la dépouilleuse ! - de restituer la violette<br />
qui lui scintillait au creux de l’œil.<br />
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Chapitre Vingt quatre<br />
La traque à <strong>Panda</strong><br />
Au plus grand soulagement de Chanou, <strong>Panda</strong> se lève.<br />
“ Ne t’inquiète pas. Je ne froisserai pas une plume de Hibou.<br />
Nous allons fuir en plein milieu de leurs rangs et pas un<br />
chasseur ne me touchera un poil.”<br />
Chanou se panique. “ Aussi vite que tu glisses, une<br />
balle de fusil rattrape à tout<br />
coup sa cible.”<br />
“ As-tu remarqué que le chasseur,<br />
qui tire un oiseau au ciel,<br />
anticipe la trajectoire et vise<br />
devant l’oiseau. Il tue l’oiseau<br />
parce qu’il peut prédire son chemin.<br />
Je vais te montrer comment<br />
dépasser la Gravité et surgir<br />
du flanc de la montagne<br />
dans n’importe quelle direction,<br />
et si vite qu’aucun chasseur ne<br />
puisse prévoir ta trajectoire.”<br />
“ Tu veux dire que nous n’avons<br />
plus besoin de la Gravité !<br />
Je dois, maintenant, faire la<br />
guerre à la Gravité ?”<br />
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“ Combattre la Gravité ne mène nulle part, la<br />
Gravité gagne toujours. Tu vas encore et toujours voler sur les<br />
ailes de la Gravité-pesanteur, seulement tu vas lui ajouter<br />
l’élan de ta vitesse.”<br />
<strong>Panda</strong> est interrompu par le vent de la vallée qui hulule,<br />
“ Sus à <strong>Panda</strong> ! A mort, le salop, pendez-le haut et court !”<br />
Au lieu d’agir ou fuir, l’ours, s’entête à pérorer, ce qui porte<br />
l’inquiétude de Chanou à son paroxysme. “ La vitesse ! Original vraiment<br />
! Sans vitesse, je suis immobile ; autant rester couché !<br />
Si la balle du fusil te rattrape, c’est toi qui resteras couché<br />
pour de bon.”<br />
<strong>Panda</strong> poursuit calmement. “ Tel la flèche ricoche sur<br />
le bouclier, le skieur, qui contre-vire, ricoche sur l’amont et<br />
surgit du flanc de la montagne comme un diable de sa boîte.<br />
Pendant que tu glisses, il est facile à tes hanches et jambes de<br />
dévier tes skis de la ligne de pente et les incliner sur leur carre.<br />
Cet appui sur la carre, en travers de ta course, fait échec à ta<br />
vitesse, la détourne brutalement et tient lieu de bouclier sur<br />
lequel tu rebondis.”<br />
‘-Bouclier-flèche-ricocher-surgir-’ Chanou est soulagé d’entendre<br />
un langage martial en un temps où le danger menace. Mais la façon<br />
dont <strong>Panda</strong> transforme un glissement droit continu en une ligne brisée, ponctuée<br />
de chocs et de bonds, reste mystérieuse et le temps presse<br />
parce que les fusils montent.<br />
Mais <strong>Panda</strong> a de la suite dans les idées. Il explique à l’aise,<br />
“ Le ventre rentré en creux, face au sens du glissement,<br />
bascule les genoux<br />
sur l’amont, tes skis fouettent<br />
vers l’amont et se<br />
bloquent brutalement sur<br />
leurs carres. Bascule les<br />
genoux sur l’aval, tes skis<br />
fouettent à plat à travers<br />
la ligne de pente.”<br />
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L’inquiétude brouille la tête de Chanou qui n’écoute plus.<br />
Indifférent aux appels des chasseurs, <strong>Panda</strong> explique à loisir : “ Pendant<br />
le virage, déhanche-toi dans cette nouvelle direction, bascule<br />
sèchement tes genoux sur la montagne, les carres plongent<br />
profondément dans la neige, si profondément que, soudain,<br />
elles s’y bloquent. Tu sens les skis mordre la montagne avec<br />
hargne, s’arc-bouter contre elle, jusqu’à ce que la vitesse te<br />
comprime contre ce blocage et que, comme des arcs bandés<br />
tirent leurs flèches, les skis se cabrent et te catapultent.” 33<br />
Au jour d’aujourd’hui, Chanou circule à une vitesse qui<br />
sanctionne la moindre erreur. Aussi, la perspective de se voir -catapulté-,<br />
lui inspire-t-elle un enthousiasme tempéré. Soupçonneux, il s’enquiert,<br />
“ Catapulté où ?”<br />
“ Catapulté en suspension à fleur de neige,<br />
dans la direction où tu t’es penché.”<br />
Encore méfiant, mais poussé par la nécessité, Chanou s’y<br />
essaye. La Gravité était déjà toute puissante, ajoutes-y la vitesse, et le mélange<br />
devient explosif. Au lieu de dériver doucement dans la pente, Chanou se sent<br />
violemment projeté en virage. C’est du tir à l’arc, avec les skis pour arc et<br />
Chanou pour flèche. Il érafle la montagne, enchaîne les rebonds en un bouquet<br />
de feux d’artifices. Spectaculaire, mais encore désordonné, imprécis.<br />
Satisfait de ce premier succès, <strong>Panda</strong> monte la barre.<br />
“ Maintenant, le planter de bâton apportera précision à ta<br />
prise de carre.”<br />
Chanou vise une bosse au sommet de laquelle il se<br />
déhanche, perçoit le pincement à la taille et s’arc-boute sur son bâton qu’il<br />
vient de planter loin dans la ligne de pente, sous ses pieds.<br />
“ Pile là, en appui sur ton bâton, bascule tes<br />
genoux sur l’amont,” commande <strong>Panda</strong>.<br />
A la morsure de la carre d’acier, les skis fouettent, le soulèvent<br />
en suspension et… Bang ! Regarde tes pieds bondir en virage !<br />
33) Energie cinétique<br />
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Ses skis fouettent net comme une crêpe se retourne dans la<br />
poêle ! Auparavant il usait sa vitesse par frottement en dérapage ; maintenant<br />
il la bloque avant qu’elle n’ait diminué et il la mue en un bond félin. Chanou<br />
jaillit du sol dans l’axe du bâton, aussi vif qu’une balle de tennis. Entre pesanteur<br />
et rebond, il joue une partie d’échecs contre la Gravité. Il subjugue des<br />
forces géantes. Debout sur l’écume entre vent et déferlante, il chevauche un<br />
étalon.<br />
<strong>Panda</strong> tient à y ajouter une dernière touche.<br />
“ Concentre-toi sur le blocage et oublie tes<br />
pieds ; attends qu’ils jaillissent tous seuls de la montagne.”<br />
Chanou se concentre sur la vitesse qui s’accumule deux<br />
doigts sous son nombril. En arrivant sur une bosse il ramène les jambes sous<br />
le ventre, bascule les genoux gauche-droite en un vif aller-retour amont-aval.<br />
Il rebondit leste comme l’écureuil de branche élastique en brindille légère. Il<br />
suit <strong>Panda</strong> dans ses traces du mieux qu’il peut, mais l’ours vire plus vite que<br />
son ombre, il surprend encore souvent Chanou, et ça fait à nouveau désordre.<br />
Le jeu enchante tant l’enfant qu’il en oublie les chasseurs. Quand, tout à coup,<br />
il entend une espèce de ‘zingggg’ qui perfore l’air, passe et curieusement <strong>perdu</strong>re.<br />
Les ‘zingggs’ tranchent le silence. Le son est entêtant ; il plaît beaucoup<br />
à Chanou, jusqu’à ce qu’il en reconnaisse la source.
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Loin par-delà le royaume de Seigneur le Vent, la grande<br />
vitesse les propulse au sein de nulle part, où le vent étale en un monde calme,<br />
où les gens détalent en un battement de cils, où les sons s’exhalent en un<br />
souffle fugace qui dans l’air halète :<br />
Catapultés,<br />
Comme flèches lancées,<br />
Deux gars fonçaient,<br />
Contre-viraient,<br />
Rebondissaient,<br />
Comme chats tigrés,<br />
Parmi les zin-ings zin-ings zin-ings<br />
Des balles tirées,<br />
Qui l’air perçaient,<br />
La mort frappait,<br />
La vie partait,<br />
Sans haine avouée,<br />
Juste pour tuer.<br />
Félicité,<br />
D’aller skier,<br />
Parmi les zin-ings zin-ings zin-ings<br />
Qui n’en peuvent mais.<br />
La Fille du Boulanger s'est évanouie dans le paysage, de<br />
crainte que des chasseurs furieux ne rapportent son escapade à son père et que<br />
cela ne lui vaille une dérouillée. D'aucuns affirment qu'elle est le souffre-douleur<br />
de la famille.<br />
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Chapitre Vingt Cinq<br />
La traque aux traqueurs<br />
Tandis que <strong>Panda</strong> et Chanou poursuivent leur ballet de<br />
rebonds et de flèches qui fusent en zigzag, Chanou aperçoit, trois cents mètres<br />
en-dessous, un groupe d’hommes qui crapahutent vers lui, le souffle court et<br />
sifflant.<br />
Il reconnaît Jaloux,<br />
Jugeote et Judas de Jarnac, les trois<br />
3 ‘J’, Jean-Mi, René, Eric et tous les<br />
fidèles du Wivre sur le Wentre de la<br />
Fône, qui épaulent leurs fusils tous à la<br />
fois, et visent la silhouette noire et<br />
blanche de <strong>Panda</strong> qui rebondit de<br />
façon imprévisible dans toutes les<br />
directions. ‘Zingg’, ‘zingg’, ‘zingg’.<br />
Les balles fendent l’air et labourent la<br />
neige. Pour tirer <strong>Panda</strong>, il faut d’abord<br />
le voir ! Or, noir et blanc à contre-jour<br />
dans la lumière réfléchie par la neige<br />
blanche, ça fait un sacré camouflage ;<br />
et puis ce satané ours de malheur va comme le feu, on ne l’a pas sitôt entreaperçu,<br />
le temps de viser, il a de nouveau disparu. Dans leur précipitation<br />
à suivre leur cible, les fusils balaient un large éventail de la montagne, battent<br />
l’air, se cognent les uns aux autres, les chasseurs se font des frayeurs, ils<br />
s’accusent mutuellement de se gêner et manquent tous la cible. Comme ils<br />
visent la trajectoire logique de l’ours et que <strong>Panda</strong> s’obstine à ne jamais surgir<br />
où ils anticipent, le temps que la balle émerge du canon du fusil, l’ours a déjà<br />
jailli dans une direction totalement inattendue.<br />
A la sortie du virage, les chasseurs s’attendent à le voir freiner<br />
en dérapage, aussi rabattent-ils leurs fusils sur la sortie du virage et lui<br />
envoient-ils une salve dans les pattes. Las ! <strong>Panda</strong> et Chanou s’appuient sur le<br />
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talon et coupent la neige de leurs carres, ce qui, sans crier gare, les accélère en<br />
un long rail courbe et silencieux aussi rapide qu’un virage relevé de bob. Ils se<br />
propulsent droit au sein de la troupe de chasseurs qu’ils traversent de part en<br />
part, tels deux fusées. Les chasseurs, le doigt chatouillant la détente, le nez<br />
écrasé sur la crosse et l’œil louchant sur la visée, gardent <strong>Panda</strong> dans leur angle<br />
de tir. Aussi, au moment où <strong>Panda</strong> et Chanou foncent à travers leurs rangs<br />
serrés, les canons des fusils se pointent les uns sur les autres. Qui pensait tenir<br />
<strong>Panda</strong> au bout de son canon, se voit mis en joue, à bout portant, par son copain<br />
de chasse. La frayeur panique des chasseurs se mue en danse de Saint Guy. Dans<br />
l’affolement, des coups partent, personne n’est blessé, mais la traque au <strong>Panda</strong><br />
s’interrompt faute de proie visible.<br />
Loin en bas, hors d’atteinte des chasseurs,<br />
<strong>Panda</strong> met la tête sous le bras, se roule en<br />
boule et s’abandonne à la pente. Il cabriole,<br />
bondit, culbute, re-cabriole, rebondit,<br />
débaroule en une avalanche de neige, d’ours<br />
et d’éclats de rire à s’en déchausser les<br />
dents. Quand Chanou le rejoint, il s’est<br />
échoué sur le dos dans une pile de neige<br />
tendre, son nombril encore secoué des soubresauts<br />
d’un fou rire inextinguible. Jamais<br />
Chanou n’aurait imaginé que <strong>Panda</strong> fut si<br />
gamin.<br />
Les chasseurs tardent à se remettre de leur<br />
frayeur. Occupés à leur débâcle et à leur<br />
dispute, ils laissent quelque répit aux deux<br />
garçons.<br />
“ Les chasseurs sont furibards de m’avoir<br />
manqué,” remarque <strong>Panda</strong>. “ Ils vont revenir, mais cette fois-ci,<br />
ils vont viser plus juste. Comme ça t’est passé près des<br />
oreilles, le temps est maintenant venu de te rendre encore<br />
plus insaisissable.”<br />
Or le grand silence de la montagne n’augure rien qui vaille.<br />
L’on n’entend plus les chasseurs ; sans nul doute, ils préparent un sale coup.<br />
La loi de l’action-réaction décrète que l’échec des chasseurs survolte leur rage,<br />
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et le contre-virage survolte le virage. Il tarde à Chanou d’apprendre la botte<br />
secrète de <strong>Panda</strong>, car, face aux fusils en colère, aisance et élégance ne suffisent<br />
pas vraiment.<br />
La botte secrète, qui rend insaisissable, consiste à contrevirer<br />
non plus sur les deux pieds ensemble, mais sur le seul<br />
ski aval. Le rebond lance le skieur hors de sa trajectoire,<br />
aérien, fulgurant comme l’éclair. “ Bloques ta vitesse<br />
sur ton bâton avec ton déhanchement et ton seul<br />
genou aval,” suggère <strong>Panda</strong>. “ Quand tu rebondis<br />
sur ta carre, imagine que tu veuilles sauter une<br />
corde qui serait tendue sur ton flanc aval et<br />
franchis-la par ciseau, une jambe après l’autre.”<br />
Chanou hésite.<br />
“ Mes skis écartés vont<br />
refuser de pivoter ?”<br />
“ Ton déhanchement<br />
dans le sens où tu glisses<br />
donne liberté à ton<br />
genou de basculer<br />
amont-aval en une<br />
fraction de seconde,”<br />
explique <strong>Panda</strong>.<br />
“ Le contre-virage te<br />
propulse d’une telle force, que plus rien ne<br />
peut retenir ton élan à pivoter.”<br />
Chanou pédale de la neige dans l’air et<br />
cabriole comme un jeune chamois. Elfe<br />
léger, il s’élève, plane parallèle au sol.<br />
Violent coup de fouet, il reprend brièvement<br />
contact avec le sol pour bondir<br />
derechef. Il jaillit dans tous les sens, de la<br />
façon la plus imprévisible ; il ricoche sur<br />
la pente, où bon lui semble de poser le<br />
pied et le bâton.<br />
227
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Chaque pied suit une route différente, fait un travail<br />
personnel, indépendant, agit et réagit, attaque et contre-attaque. En définitive,<br />
comme les deux pieds sont attachés à un seul et même Chanou, le skieur<br />
fond leurs contradictions 34 en une dynamique continue.<br />
Une fois encore, <strong>Panda</strong>, fidèle à sa promesse, lui a fait<br />
un merveilleux cadeau : Chanou est vif-argent, il se possède lui-même et<br />
possède la montagne. Tant de liberté lui donne le sentiment d’appartenir au<br />
monde entier, jusques et y compris aux chasseurs qui le tirent, à la mère qui<br />
l’abandonne, qui ne sont que de simples épisodes desquels il rebondit plus<br />
fort, plus humain. Celle avec qui il désire le plus ardemment se montrer<br />
humain est la fille aux pieds nus. Elle est la première femme en chair et en<br />
os qui le désire. Elle balaye les rêves rassis de Blanche-Neige et de mère.<br />
La nouvelle réalité est qu’elle l’a adoubé vaillant chevalier du donjon des<br />
nuages sur la montagne. Entendez-vous son étalon blanc qui piaffe devant le<br />
pont-levis ?<br />
Quant aux chasseurs, empêtrés dans leur haine et godillots<br />
à clous, ils auront bien du mal à le suivre des yeux, aussi leurs fusils ne leur<br />
serviront-ils plus de rien. Il comprend enfin le calme de <strong>Panda</strong> face au danger.<br />
Il anticipe le désarroi des chasseurs et en rit déjà. Mais il était écrit qu’il se<br />
trompait et que la traque se détraquerait.<br />
Parmi les chasseurs se trouve Hibou. Qu’en tirant <strong>Panda</strong>,<br />
les chasseurs soient assez maladroits pour se tirer les uns sur les autres, soucie<br />
beaucoup Hibou, car, par maladresse, ils risquent d’atteindre Chanou qui<br />
talonne <strong>Panda</strong> ! Peut-on prendre le risque de tuer Chanou en tirant <strong>Panda</strong> !<br />
Pour Jaloux, Jugeote et Judas de Jarnac, les trois 3 ‘J’ et tous les fidèles du<br />
Wivre sur le Wentre de la Fône, le choix est simple : le Mont-Blanc sera un<br />
monde meilleur quand on l’aura purgé de <strong>Panda</strong>, quelqu’en soit le prix. Tuer<br />
<strong>Panda</strong> est la priorité absolue. Ils en bavent des rires gras et des plaisanteries<br />
épaisses : si, malencontreusement, Chanou est sacrifié à la cause, il sera<br />
toujours temps de fabriquer un autre petit Chanou. Les gonzesses sont là pour<br />
ça, et c’est nous qu’on les baise, pas vrai, scrongneugneu ! Le sacrifice est<br />
d’autant plus gai que ce n’est pas leur enfant. Soulevé du sol par une bouffée<br />
de rage, Hibou fait volte-face et pointe son fusil sur les chasseurs.<br />
34)Par bonheur Hegel, l’enfant légitime de Yin et Yang, était skieur, grâce à quoi il a pu<br />
inventer la dialectique.<br />
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Loin par-delà le royaume de Seigneur le Vent, au sein de<br />
nulle part, il est un monde où rage et carnage foudroient sur leur passage et<br />
hurlent au sage, s’il a cure d’entendre :<br />
Entaille, balafre, égorge,<br />
Je te hais, je te tue.<br />
Ma lame déchire ta chair,<br />
Je t’étripe tout en vrac.<br />
Je saigne ton <strong>corps</strong> exsangue,<br />
Et danse sur ton cadavre.<br />
Hibou tire à perdre haleine, tire, tire, tire jusqu’à épuisement<br />
des cartouches. Comme il est myope et aveuglé par l’indignation, il tire<br />
doublement à l’aveuglette, avec autant de conviction que d’imprécision.<br />
Le hasard veut qu’il ne touche personne. Les chasseurs sont prudents - un<br />
accident est si vite arrivé ! - Hibou fait encore parler la poudre, que les<br />
chasseurs ont depuis longtemps pris la poudre d’escampette. Dans leur précipitation,<br />
ils trébuchent dans la pente, roulent cul par-dessus tête jusqu’au<br />
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village, sans oser reprendre leur souffle. Cette avalanche de chasseurs dégringole<br />
la pente un peu comme Chanou cabriole, en rebondissant sur ses contrevirages.<br />
Il faut beaucoup de chasseurs, qui chutent en déroute, pour donner un<br />
spectacle aussi beau que Chanou dévalant la pente à l’état sauvage. Chanou et<br />
<strong>Panda</strong>, admiratifs de la cascade des chasseurs, les talonnent, applaudissent aux<br />
bonds les plus aériens et, à grands coups de pieds, remettent dans le droit<br />
chemin de la vallée ceux qui s’écrasent contre les arbres. Ce qui tend à confirmer<br />
que la Gravité est la loi commune qui, bon gré mal gré, s’impose à tous.<br />
Un elfe blond se<br />
faufile entre les troncs épais et<br />
rugueux, il se coule silencieux de<br />
racine noueuse en rocher, dans la<br />
pente abrupte. Bien qu'elle lui<br />
tourne le dos et disparaisse rapide<br />
et lointaine, Chanou souffre de la<br />
violette qu’elle lui a cueilli au creux<br />
de l’œil, et il en demeure interdit<br />
comme à l'instant de son apparition<br />
incongrue sur la montagne blanche<br />
et nue, quand elle jaillit de la glace<br />
bleue du glacier d'Argentière.<br />
Atterrés, sidérés,<br />
couverts de bleus et de feuilles<br />
mortes, les chasseurs, de retour chez<br />
eux, comptent les survivants. Selon eux, Hibou a été pris d’une crise de folie.<br />
Les intellectuels, c’est bien connu, sont fragiles des nerfs et tellement sûrs<br />
d’avoir raison 35 ! Si les diverses taloches et claques dans la gueule qu’arbres et<br />
rochers leur ont généreusement prodiguées en cours de chute n’ont pas dessillé<br />
les yeux des chasseurs, elles leur ont amolli le cœur. Les bleus les ont rendus<br />
sensibles, même accessibles à la pitié pour ce brave vieux Hibou qui, après<br />
tout, a des problèmes relationnels avec son adolescent de fils, comme beaucoup<br />
d’autres au village, pas vrai ! Ce qui tend à confirmer que la tolérance est la loi<br />
commune qui, bon gré mal gré, s’impose à tous.<br />
35)Schizophrènes ou <strong>Ski</strong>jefreines de gauche.<br />
230
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Hibou a <strong>perdu</strong> Chanou, mais il lui a sauvé la vie !<br />
Le marché est valable, songe Hibou au cours de son vol de descente vers le<br />
village. Ce disant, il sent une brûlure à la poitrine. Inquiet d’avoir attrapé<br />
un mauvais coup ou un virus, il scrute précipitamment sa poitrine. Il y remarque<br />
un mince rayon lumineux qui le transperce de part en part, comme s’il<br />
avait reçu une balle de lumière. Dans le trou de lumière, un Chanou miniature,<br />
lové les genoux au menton, dort confiant. Ça fait désordre, mais c’est<br />
tendre et fort. Hibou croise fièrement les ailes sur sa poitrine, pour protéger<br />
l’enfant au fond de lui et l’empêcher de s’échapper. Et comme un hibou ne<br />
peut voler les ailes repliées, il prend à pied le chemin de sa maison, trébuchant,<br />
clopin-clopant, se balançant d’une patte sur l’autre. Sa joie éclabousse le ciel<br />
comme la gerbe de trilles d’une alouette.<br />
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XI<br />
Aimer,<br />
donner,<br />
conquérir<br />
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Chapitre Vingt Six<br />
Des amours d’un vieux pin chinois pour une nymphe<br />
Chanou dispose maintenant du moteur de la Gravité ; du<br />
frein du dérapage ; pour le volant, il se compose d’un cocktail de friction et de<br />
coupé. Un jour prochain, il s’envolera vers d’autres neiges, il faut bien que<br />
Hibou se dirige discrètement vers la sortie. Pourtant, le vieil oiseau de nuit<br />
cède au désir ardent de voir son amour, le voir encore, le revoir, car son amour<br />
se repaît de la vue de celui qu’il chérit. Ainsi, quitte-t-il son chalet sans<br />
pensée de retour. Sa maison<br />
de rondins était petite,<br />
mais elle était son chez lui.<br />
Elle valait mieux que ces<br />
occupations futiles qui<br />
glissent et ravissent. Mais y<br />
a-t-il jamais eu de papa<br />
capable d’empêcher son fils<br />
de grimper aux arbres et de<br />
s’y balancer ! Hibou se<br />
doute bien que Chanou,<br />
dans le secret de son cœur,<br />
n’a pas haute opinion d’un<br />
père qui se satisfait de ce<br />
qu’il juge, probablement,<br />
n’être que désir étriqué,<br />
amour sans trique, bonheur<br />
étranglé, vie constipée.<br />
Le temps vient, pour les<br />
enfants qui grandissent, de<br />
laisser tomber leurs pères ;<br />
le temps vient aussi, pour<br />
les pères qui meurent,<br />
d’abandonner leurs fils.<br />
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Mais, quand viendra ce temps, Hibou veut être digne de l’estime de son fils 36 .<br />
Crâne, il tire la porte derrière lui pour conserver la chaleur et ne tourne pas la<br />
clef dans la serrure, afin que le prochain locataire y entre facilement. Le vieux<br />
papa à plumes reprend cahin-caha le chemin de la montagne blanche, d’un vol<br />
cahotant, sans un regard pour l’impudique fleur de lys, le douillet bouleau<br />
et le petit carré brun du toit de bardeaux au coin de la clairière, qui rapetisse<br />
à mesure qu’il s’élève. Hibou est fin prêt à tirer sa révérence à ce monde, mais<br />
il était écrit qu’il en adviendrait autrement.<br />
“ Ton <strong>corps</strong> a désormais trouvé tous les équilibres<br />
et déséquilibres dont il a besoin, sauf un, le dernier et principal<br />
: celui du cœur,” commence <strong>Panda</strong>, qui ne sait pas bien comment<br />
entreprendre Chanou sur ce point délicat entre tous. “ La Gravitépesanteur<br />
est une amante qui cède à celui qui se livre sans<br />
retenue. Si tu veux toucher au cœur une fille ou un enfant,<br />
lève tes barrières et défenses. Laisse-les t’atteindre. Si tu veux<br />
réellement gagner la Gravité à ta cause, bascule par amour<br />
du vide, le vide te touchera de sa grâce.”<br />
Si Chanou donnerait volontiers sa chemise à un copain, se<br />
donner lui-même à n’importe qui, est une autre histoire ! Ce que l’on donne,<br />
on ne l’a plus. Il est à craindre qu’une fois qu’il se sera donné <strong>corps</strong> et âme, il<br />
ne se perde pour de bon. Il appartiendra à… à une autre personne et si cet<br />
autre ne prend pas bien soin de lui, hé bien, il n’y aura plus de Chanou !<br />
Comme <strong>Panda</strong> est bien capable de le donner au vide, c’est bien pire, y va mourir,<br />
y a pas d’quoi rire ! Chanou cherche une femme et non sa propre perte 37 !<br />
Il se souvient de la violence envoûtante du regard de la Fille du Boulanger,<br />
de son culot à le dépouiller de la violette du creux de son œil et il panique de<br />
plus belle.<br />
Hibou se précipite à son secours. “ Mon fils, te laisse<br />
pas faire. Garde-toi d’une femme qui exige que tu lui livres<br />
toutes tes défenses ; garde-toi du vide qui engloutit les enfants<br />
intrépides et ne les restitue jamais plus.”<br />
“ Gravité est une amante exclusive !” appuie<br />
<strong>Panda</strong>.<br />
36)) Le charme discret de la vanité des vieilles gens<br />
37)Des esprits aigris et puritains, l’un allant rarement sans l’autre, avancent, sans preuve concluante,<br />
que femme et perte ne vont pas non plus l’un sans l’autre.<br />
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“ Si elle te voulait du bien, elle ne te demanderait<br />
pas de baisser ta garde,” enrage Hibou.<br />
“ Tu la conquerras comme l’on conquiert un<br />
cœur : donne-toi à elle. Rends-toi accessible, vulnérable,”<br />
riposte <strong>Panda</strong>.<br />
“ Cet ours te perdra, garde-toi.”<br />
“ Si tu te gardes d’elle, elle reste distante et<br />
devient ton ennemie. Perds-toi en elle, tu la conquerras de<br />
l’intérieur. Elle sera toi, tu seras elle. Entre vous deux c’est<br />
l’amour ou la guerre.”<br />
Loin par-delà le royaume de Seigneur le Vent, le tambour des<br />
batailles sonne la charge par monts et par vaux et il gronde :<br />
L’Amour est enfant de Bohême,<br />
Qui n’a jamais jamais connu de loi,<br />
Si tu ne m’aimes, moi je t’aime,<br />
Si tu ne m’aimes, prends garde à toi 38 !<br />
Sur ce point, Hibou est catégorique.<br />
“ Que ce soit la guerre, mon fils ! Ce que <strong>Panda</strong><br />
te chante, c’est le mariage de la carpe et du lapin.<br />
Encore une union mal-assortie !”<br />
Mais <strong>Panda</strong> ne se départit pas de son sang-froid. “ Si tu<br />
expliques à ta fiancée que tu n’aimes qu’elle, mais que Lundi<br />
est pour les copains, Mardi pour les bouquins, Mercredi pour<br />
l’aiglefin, Jeudi pour le lapin, Vendredi pour faire des riens<br />
dans ton coin, que seul Samedi est pour les câlins, quant à<br />
Dimanche, il est pour la montagne blanche, cette fiancée,<br />
alors, se sentira délaissée. En revanche, si tu lui donnes tous tes<br />
jours et toutes tes nuits, tu conquerras son cœur, sa pensée et son<br />
<strong>corps</strong>, elle sera tienne, tu seras sien, tu la pilleras de fond en<br />
comble et elle te ravagera en retour, vous vous marierez, vous<br />
aurez beaucoup d’enfants…”<br />
38)Carmen<br />
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“ Beaucoup d’ennuis !” l’interrompt Hibou.<br />
“ … et vivrez un bonheur plein de rebondissements.”<br />
ironise <strong>Panda</strong>.<br />
Pour tout obtenir, il devra tout donner. - Tout - cela fait<br />
énormément beaucoup ! Tellement beaucoup que ça porte Chanou à hésiter.<br />
Piller est fort plaisant. Être ravagé inspire quelque méfiance ! Mais il est<br />
difficile à Chanou de repousser un défi et sa curiosité n’a pas de borne. C’est<br />
ainsi qu’ignorant les avertissements de son père, mais non sans appréhension,<br />
Chanou laisse <strong>Panda</strong> livrer son cœur, en plus de son <strong>corps</strong> tout entier, à la<br />
Gravité.<br />
Dans les peintures chinoises sur rouleaux, le vieux pin<br />
chenu, tordu, battu par les vents, qui surplombe le bord d’une falaise est symbole<br />
de courage et de beauté morale. En traversant la pente, Chanou imagine<br />
une falaise à ses pieds. Il joue le rôle du pin chinois voyeur qui épie, par-delà<br />
le bord. Or, juste là, au pied de la falaise verticale, il aperçoit la nymphe aux<br />
pieds nus, assoupie dans<br />
un rai bleu de lumière<br />
printanière, drapée de<br />
sa seule beauté et d’une<br />
pâquerette blottie entre<br />
deux petits seins timides.<br />
Elle est inconsciente<br />
de sa présence,<br />
car il se penche sur la<br />
pointe des pieds de<br />
crainte de l’effaroucher.<br />
“ Tandis que tu la<br />
dévores des yeux,<br />
ramène les pieds<br />
sous le ventre<br />
comme un oiseau<br />
rentre ses pattes à<br />
l’envol,” suggère<br />
<strong>Panda</strong>.
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Tant il se penche, pour la voir tout son soûl, que Chanou<br />
bascule sans s’en apercevoir. Tant il bascule qu’il perd l’équilibre et vire<br />
comme il plane. A ce point de déséquilibre le moindre soupçon de pincement<br />
à la hanche, ou de bascule du genou, jette pieds et skis dans le vide du virage.<br />
S’il est encore besoin d’un effort, il est purement mental : s’imaginer, mieux,<br />
devenir pin chinois qui s’incline par-delà le bord de la falaise.<br />
Loin par-delà le royaume de Seigneur le Vent, la mélodie<br />
qui enfle au sein du silence dit :<br />
Ses jambes, comme deux arbres,<br />
Tout au bord se cabrent,<br />
D’un coup d’carres s’envolent,<br />
Planent au raz du sol,<br />
Fluides comme le rêve,<br />
Qui coule dans leur sève.<br />
Mon enfant, Chanou,<br />
Comme un cheval fou,<br />
Sur mon cœur gambade,<br />
Vers le ciel s’évade !<br />
Son <strong>corps</strong>, léger nuage, glisse en surplomb sur l’arête de la<br />
falaise imaginaire. Son ventre se creuse à la recherche de son centre de gravité,<br />
au creux de ses entrailles, là où point l’étincelle de la Force 39 . Ses pieds, totalement<br />
disponibles et indépendants, effleurent le sol comme sur un coussin<br />
d’air. Sur pente douce, il lui suffit d’une imperceptible navette avant arrière<br />
des pieds ; sur pente forte, il les rappelle sous le ventre puis les pose soit en<br />
travers de son chemin, soit droit en schuss, à sa guise. Un pied coupe la neige<br />
en un long rail courbe, il passe sur l’autre pied pour couper une courbe dans<br />
l’autre direction. Sa plante de pied perçoit la moindre poussée et corrige<br />
subtilement, afin de maintenir un toucher aussi délicat que s’il glissait pied<br />
nu sur le fil d’un rasoir.<br />
Chanou est pin chinois qui rôde à l’aplomb de la fille nue ;<br />
il fixe la pâquerette dont un pétale tapote le téton de la fille dans la brise qui<br />
39)La Force est maintenant la résultante de la Gravité et de l’énergie cinétique.<br />
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monte de la vallée. L’ordre des choses ne lui est jamais paru mieux ordonné et<br />
plus satisfaisant qu’à ce moment ! Il contemple la nymphe de toute la ferveur<br />
dont est capable le satyre qui habite le tronc du pin chinois, et il décolle sur<br />
place, comme un aigle. Soulevé par le vent de face qui gonfle ses ailes, il plane<br />
immobile et prend son essor. Il lui est loisible, à tout moment, de cueillir la<br />
fille au ras de l’herbe et d’assouvir son brûlant désir, mais, Dieu sait pourquoi,<br />
il n’en ressent pas le besoin. Qu’il tire une allègre satisfaction de la désirer sans<br />
la posséder, l’inquiète grandement. Sombrerait-il dans l’incohérence ou l’impuissance<br />
? Il chevauche à cru son désir de la fille endormie, il se rassasie de la<br />
vision de la fille, mais la possession de la fille lui est superflue, car, en vol, il<br />
éprouve l’allégresse fulgurante de la vitesse immobile d’une tranche d’éternité.<br />
Est-ce le temps qui a <strong>perdu</strong> ses limites, ou Chanou, qui a<br />
franchi les limites du temps ?<br />
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Chapitre Vingt Sept<br />
Le don d’ubiquité<br />
Chanou a maintenant acquis une maîtrise du pin chinois,<br />
qui lui permet des incursions au-delà des limites du temps et lui livre le Mont-<br />
Blanc, la plupart de ses neiges, sauf les faces nord aux neiges poudreuses et<br />
profondes. Malgré ses longs et larges skis, qu’il charge d’un poids égal chacun,<br />
il y sombre jusqu’aux genoux, parfois jusqu’à Zizi. Pour glisser au travers,<br />
il faut qu’il se coltine à bras le <strong>corps</strong> un gouffre de poudre. Tandis que le vide<br />
cède avant que de porter, la poudreuse le retient dès le premier abord, comme<br />
l’entravant de millions de ténus fils d’araignée. Il doit la brasser, la remuer,<br />
la pétrir, la bousculer, la fendre, avant de lui passer sur le <strong>corps</strong>.<br />
<strong>Panda</strong>, bien sûr, a la solution. “ La poudreuse<br />
profonde freine tant, qu’il devient utile de chercher la Gravité<br />
encore plus loin dans la pente. Tu te mues en pin chinois, tu<br />
montes sur la pointe de tes orteils, tu te<br />
penches encore plus avant par-dessus bord et<br />
tu t’accroupis pour toucher la nymphe.”<br />
Dans son geste pour cueillir un téton au pied<br />
de la falaise, Chanou-Satyre se penche si loin au-delà de<br />
ses pieds, que ses skis s’envolent droit dans la pente.<br />
Au pincement à la taille, les genoux basculent, les skis<br />
penchent sur la carre, tranchent la neige, prennent la<br />
tangente, s’enfouissent dans la poudreuse qui se tasse<br />
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sous eux, jusqu’à bloquer leur descente. Comme la Force, au fond de son<br />
ventre, poursuit sa course dans la pente, elle exerce une formidable surpression<br />
sur les pieds, qui les chasse sur le côté.<br />
Tels des chevaux effarouchés, ses pieds font un écart,<br />
s’élèvent sans effort à hauteur d’épaule, jusqu’à cet instant d’extase, où il<br />
s’immobilise et flotte en apesanteur ! Mais ni les instants de Chanou, ni son<br />
apesanteur ne durent, surtout quand son <strong>corps</strong> est suspendu dans les airs,<br />
horizontal avec le sol, dans la position idéale pour un retentissant plat ventre.<br />
Il a intérêt à prestement s’appuyer sur son bâton planté derrière lui dans la<br />
pente, en espérant que ses pieds veuillent bien retomber sous lui et le ramener<br />
à une position verticale. Il s’arc-boute sur son bâton, se torsade en tirebouchon,<br />
jusqu’à ce que la torsade se coince à la taille… pause… pendant que<br />
ses pieds chutent à l’aplomb de ses fesses, il se déhanche en surplomb du vide<br />
du virage suivant. D’une main leste il cueille un téton à ses pieds, il bascule<br />
les genoux, étire les orteils dans la pente et attend que ses skis, coupant un rail<br />
ascendant dans la neige, balancent ses pieds à hauteur d’épaule de l’autre côté.<br />
C’est là sa seule participation musculaire au virage : téton et genoux, je cueille<br />
et je bascule, de gauche et de droite, en rythme. Le cheminement pendulaire<br />
de ses pieds, d’un flanc à l’autre, n’est plus qu’une réaction en chaîne, entretenue<br />
par la Force, qui propulse son ventre droit dans la pente. La montagne<br />
devient une balançoire géante. Chaque fois que la balançoire suspend ses pieds<br />
au plus haut de leur course, il plante son bâton un échelon plus bas, ce qui<br />
décroche d’un cran la corde de la balançoire et communique un nouvel élan au<br />
ventre de Chanou. De cran en cran, le pendule de son <strong>corps</strong> dégringole l’escalier<br />
de la pente marche à marche. A chaque cran, il accumule un peu de<br />
Gravité dans son ventre. Pour libérer cette énergie 40 , il ramène les jambes<br />
sous lui si serrées, qu’il a l’impression de les avaler dans ses entrailles. Sur ce,<br />
ses orteils plongent en chute libre, jusqu’à ce que le pincement à la hanche et<br />
la bascule des genoux les shootent à nouveau à hauteur d’épaule. Son ventre est<br />
le cerveau qui contrôle toute l’opération.<br />
Les pilotes d’acro 41 , sur leur petits zincs déglingués, volent<br />
par le siège ; Chanou skie par le ventre.<br />
40)En français moderne : ‘se lâcher’.<br />
41)Signifie ‘acrobatie’, mais comme il engendre une passion qui crée une dépendance, on peut aussi l’écrire<br />
‘accro’ avec 2 ‘C’.<br />
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<strong>Panda</strong> ajoute, “ A l’instant où tes pieds sont au<br />
plus haut, creuse l’estomac, pince la hanche, avale tes jambes,<br />
puis étire tes orteils aussi loin que tes jambes s’allongent.<br />
Avale ton virage au plus profond de ton ventre, et laisse tes<br />
pieds voler à leur rendez-vous avec la terre et le ciel.”<br />
Grâce à ‘l’avalement’ en neige profonde, il pense son virage<br />
à l’intérieur de son ventre, où le moment de torsion noue et dénoue ses tripes,<br />
où se love le nombril au centre de pieds qui pendulent d’un côté à l’autre et<br />
oscillent d’arrière en avant. A l’écart de côté que font ses orteils, il explose<br />
serein et silencieux en un lent envol de paillettes scintillantes, d’arbres qui<br />
glissent sur une brume de poudre et de Chanou qui fond en piqué. Goéland<br />
en vol, il s’élève sur l’air, dauphin en plongée, il s’immerge sous la neige. Une<br />
pulsation l’habite qui parcourt l’univers, le monde lui appartient et lui-même<br />
appartient au monde, car il s’est incarné au-delà.<br />
“ Je viens de t’offrir le don d’ubiquité,” remarque<br />
placidement <strong>Panda</strong>.<br />
Chanou sait déjà, dans sa chair, qu’il s’agit de la capacité<br />
d’être en divers endroits à la fois. S’il se balance sans effort, c’est qu’il skie en<br />
harmonie avec le monde, qu’il partage sa chair avec les éléments air, neige,<br />
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glace et rocher, qu’il enjambe la frontière entre le froid minéral et le vivant qui<br />
palpite. De là cet état de grâce de l’avalement, cette extase de la chute, cet<br />
orgasme 42 de l’ubiquité qui dure des minutes éternelles, exauce son désir, sans<br />
jamais l’épuiser. L’ubiquité débride l’imagination. Il gambade au flanc de la<br />
montagne, l’instant d’après il est Neil Armstrong, l’astronaute, qui fait des<br />
bonds de six mètres sur la lune. Il se voit mordant à bouche que veux-tu dans<br />
les lèvres de la Fille du Boulanger, l’instant suivant il est César qui écarte les<br />
cuisses de Cléopâtre. Les distances spatiales et temporelles sont abolies.<br />
Il accède à l’intimité de toutes les femmes du monde, passées ou futures, des<br />
hommes de tous cuirs et autres animaux à poil ou à plume, de tous les végétaux,<br />
à fleur ou à feuille, de tous les minéraux, solides ou liquides de tout<br />
acabit. Le monde est un et le monde entier habite en lui. La tendresse et la<br />
violence de la fille aux pieds nus sont en lui, il les reconnaît comme siennes,<br />
et y trouve réconfort.<br />
L’embarrassant avec l’harmonie, le partage ou la communion,<br />
c’est qu’ils manquent de limites, ils estompent les frontières entre les<br />
gens et les choses. C’est pas tout, songe Chanou, d’être les autres, n’importe<br />
qui, n’importe quoi. Et moi, dans cette longue chaîne, lequel est mon<br />
maillon ? Je commence où, moi, et je finis où ? Où suis-je ? Qui suis-je ?<br />
<strong>Panda</strong> pense se rendre utile. “ Chaque cellule, parmi<br />
les milliards qui composent ton <strong>corps</strong> de garçon skieur, est<br />
faite de millions d’atomes dont chacun est une constellation<br />
d’électrons, qui gravitent dans le vide autour de millions de<br />
noyaux composés de millions de protons, neutrons et autres<br />
particules faites d’ondes-corpuscules qui se propagent dans un<br />
vide sans fond. Plus tu t’enfonces dans la matière de ton<br />
<strong>corps</strong>, moins tu rencontres quoique ce soit de localisable ou<br />
palpable.”<br />
“ Tu veux dire que je suis plein de planètes et<br />
d’étoiles à l’intérieur ?”<br />
“ As-tu jamais eu le vertige de tout ce vide à<br />
l’intérieur ?”<br />
42)Orgasme = le pied.<br />
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“ Non ! Un rapide coup d’oeil à ces étoiles à<br />
l’extérieur de moi, m’apprend que je me tiens au milieu, en<br />
équilibre entre les étoiles de l’intérieur et celles de l’extérieur,<br />
sauf que… les deux côtés se rejoignent si intimement, que je me<br />
sens écrasé comme une galette aplatie entre les deux !”<br />
Hibou bredouille un bégaiement à peine audible, “ J’ai<br />
conduit au Mont-Blanc un enfant qui respirait la santé et<br />
l’équilibre ; tu m’en fais une loque ahurie, désorientée, déséquilibrée,<br />
envertiginée, sans plus sujet ni objet.”<br />
<strong>Panda</strong> l’ignore pour le garçon. “ Pour être plus exact,<br />
à l’intérieur, tu es une montagne d’ondes qui traversent ta peau<br />
pour naviguer un univers d’étoiles qui gravitent dans le vide à<br />
l’extérieur de toi. Maintenant, quand tu bascules dans le vide<br />
de la pente, tu franchis simplement le seuil de ta propre maison<br />
: dans le vide, en apesanteur, tu retournes chez toi 43 .”<br />
“ Je me serais jamais douté que chez moi, c’est<br />
vaste comme le monde !” s’enthousiasme Chanou.<br />
Pour autant qu’il sache, Hibou sait pour sûr qu’une maison<br />
est un petit espace confiné, à la lumière tamisée, au fond duquel l’on s’abrite<br />
de la menace du grand loup gris et des trois fidèles ennemis qui rôdent de par<br />
le vaste monde éclaboussé de lumière, là dehors. Mais une quinte de toux lui<br />
étrangle la protestation dans la gorge.<br />
43)Il est cocasse que <strong>Panda</strong> élabore la personnalité de Chanou, pour simplement lui octroyer le cran<br />
d’anéantir cette personnalité dans le vide cosmique. Chanou s’y dissout dans une félicité sans partage,<br />
de laquelle il rebondit plus fort et avide de s’y reperdre.<br />
Il est merveilleux que ce balancement pendulaire entre individu et cosmos génère pareille plénitude,<br />
que les contraires, au lieu de s’annuler, développent des couples de forces, productrices d’énergies, vies<br />
et plaisirs. Notre bon cœur aimerait bien faire durer vie et plaisir. Mais les forces cosmiques ont-elles<br />
cure de notre bon cœur ?<br />
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L’insidieuse musique qui court l’immobilité des pics<br />
neigeux chante sa rengaine :<br />
Je retourne chez nous, c’est là d’où je viens,<br />
Ma maison, qui m’en dira le chemin ?<br />
De chez nous je viens, chez nous j’m’en retourne.<br />
J’bascule les genoux et plonge dans le vide,<br />
Le monde bondit sur moi, comme un bolide,<br />
De chez nous je viens, chez nous j’m’en retourne.<br />
Chez nous y’a pu d’portes et y’a pu de clefs,<br />
Mon toit s’ouvre tout grand au ciel étoilé,<br />
Les deux bras en croix, chez nous j’m’en retourne.<br />
Les bras en croix, Chanou peut étreindre la fille aux<br />
pieds nus, ou se laisser crucifier par elle. Les deux<br />
lui conviennent. A force de se vider de lui-même,<br />
il est tout le vide entre la jeune fille et lui, et toute<br />
la matière dont elle est faite. Son - Moi - s’étale<br />
par-delà sa peau, il déborde assez largement pour<br />
absorber la Fille du Boulanger. Il est la vie qui<br />
respire en elle, elle habite en lui et lui en elle.<br />
Au sein du vide, l’ubiquité abolit toute distance<br />
entre eux. L’ubiquité les soude. La fille est sa force.<br />
Parti en quête d’une femme, de préférence sa mère,<br />
Chanou a conquis un monde, et il se retrouve chez<br />
lui avec une souillon aux pieds nus. Est-ce à dire<br />
qu’il s’est <strong>perdu</strong>, qu’il a tourné en rond, qu’il a<br />
voyagé sur place, qu’il n’est réellement jamais<br />
parti ! En fait, il est à dire qu’il tourne rond, il<br />
tourne avec les ions, les protons et les neutrons, il<br />
gravite de concert avec les planètes et les étoiles.<br />
Dans sa chute du Mont Blanc, il est entré, par la<br />
grand porte, dans la ronde de la Gravité.<br />
Est-ce l’espace qui a <strong>perdu</strong> ses limites, ou lui,<br />
Chanou, qui a franchi les limites de l’espace ?<br />
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Chapitre Vingt Huit<br />
A la source<br />
L’espace et le temps, qui planent sous ses skis, ne connaissent<br />
plus de limites, et pourtant, dans une encoignure de l’espace-temps,<br />
subsiste une frontière entre blanc et vert, où la marée de neige qui se retire<br />
lèche la mousse et où les fleurs du printemps envahissent l’hiver, la mousse<br />
s’engorge et l’eau sourd. Un manteau chatoyant glisse et gazouille sur la pente<br />
verte, épouse creux et rochers, puis, de filets en ruisselets, l’eau cascade claire<br />
et cristalline comme un gloussement de la nymphe aux pieds nus. A la lisière<br />
des premiers arbres, ces eaux ondoient, s’enflent, bouillonnent en ruisseaux qui<br />
foncent sur la rivière grondante qui tranche la vallée, là en bas, dans toute sa<br />
longueur.<br />
Dans le vacarme de la vallée, la fille aux pieds nus trotte<br />
livrer charbon et farine à pleines brassées, et les chasseurs, chauffés à blanc,<br />
beuglent leur rage. Débarrassés de Hibou, ils déchaîneraient volontiers la<br />
fureur qui exsude de tous les pores de leurs visages, et finiraient bien le<br />
boulot avec un joyeux petit lynchage de panda, histoire de mieux souder les<br />
gars et les filles du clan.<br />
Le vent sec des sommets brûle la gorge. Chanou aspire une<br />
goulée d’eau âcre, à même l’éponge moussue qui étreint le sol. Ça le rafraîchit,<br />
sans assouvir sa soif. Il se régale du raffiné cocktail d’amertume, de fraîcheur<br />
et de soif persistante. Il se dégotte un coin sec, sur une arête, et roupille<br />
tranquille sous un doux soleil d’après-midi. Il rêve de plénitude, de neige<br />
poudreuse, de vitesse et de joie fluide. Il rêve que sa main tapote la surface<br />
de l’eau sans éclabousser, ce qui surprend son rêve. Il lisse des plumes ébouriffées…<br />
en fait, elles sont si douces, que ce doit être de la fourrure d’ours, mais<br />
une fourrure qu’il peut caresser à contre-poil, comme une soie chaude. Doux<br />
rêve. A mesure que l’éveil s’infiltre sous sa paupière, il la force à se clore sur le<br />
rêve, à le piéger à l’intérieur, à le faire durer. Et il dure. Caresser la soie chaude<br />
le stimule. Retranché derrière ses yeux clos, il se dit qu’il est éveillé et qu’il<br />
est en train de rêver au-delà de l’éveil ; le rêve n’en finit plus, il s’allonge,<br />
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et de vives couleurs le picotent. Chanou sursaute et plonge son regard dans<br />
deux grands yeux écarquillés. Les yeux sont la seule chose un peu grande chez<br />
la Fille du Boulanger, et la seule chose vivante en Chanou, dressé tout raide sur<br />
son séant. Dire la seule est exagéré, car Zizi-le-Dru est au garde à vous et il y<br />
était déjà avant qu’il n’ouvrît un œil sur son rêve. Elle sourit, il se fige, statue<br />
de sel, abasourdi, ne sachant comment prendre la chose. Il ne sait pas, mais elle<br />
sait. Elle se blottit contre sa poitrine, tend la main pour le cueillir, follement<br />
gonflé et rouge de colère, Dieu sait contre qui, et elle rit. Étourdi, il pivote,<br />
vacille, et tombe sur elle. D’un regard furtif il cherche Hibou et <strong>Panda</strong>,<br />
mais il y a belle lurette qu’ils se sont éclipsés. Alors ils font l’amour le Désir.<br />
Ils le font vite et maladroit, à nouveau et flamboyant, et encore une fois par<br />
curiosité, et une fois pour s’amuser. Ignorants des règles du jeu, ils n’ont<br />
pas idée de faire durer, ils se servent et tapent dans le tas cinq, six fois, ils<br />
s’intéressent plus à jaillir et rire qu’à jouir. A la neuvième fois ça fait mal 44 ,<br />
alors ils prennent un peu de répit. Ils s’écroulent chacun de leur côté, main<br />
dans la main. Tendre est la mousse verte. Alentour, les fraises des bois gisent<br />
écrasées, elles éclaboussent la couche féconde d’un rouge-sang qui s’épanouit<br />
au plus haut des cuisses de la fille.<br />
Après quelques ablutions et éclats de rire au<br />
creux de la source, une dernière éclaboussure,<br />
la fille est partie, le garçon reste seul. L’eau de<br />
la mousse inonde sa gorge d’amertume, mais<br />
sa soif <strong>perdu</strong>re ; ce bon vieux Zizi-le-Flasque<br />
s’effondre, mais son appétit pour la gamine<br />
persiste.<br />
44)Eblouissante beauté de la jeunesse !<br />
256
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sortent du bois.<br />
Avec un sens de l’à-propos plein de tact, Hibou et <strong>Panda</strong><br />
Chanou épanche son cœur.<br />
“ J’ai deux façons d’habiter en elle. L’ubiquité<br />
mêlait nos cellules et nos atomes à travers nos peaux, mais<br />
aujourd’hui, se frotter ventre à ventre, plonger, Zizi-le-Dru<br />
bille en tête, au profond de sa chair, jusqu’à buter contre sa<br />
mounine, est beauté ; et… maintenant qu’elle m’a épuisé et<br />
qu’elle est partie, elle me tire encore sur le cœur ! La solitude<br />
bleue qui enfle en dedans est une douleur lancinante. Qu’est-ce<br />
qui lui prend de me faire si mal !”<br />
quent à lui.<br />
<strong>Panda</strong> explique que deux forces gravitationnelles s’appli-<br />
La Gravité de la Masse lui est déjà familière. F = Gmm’<br />
r 2<br />
Deux <strong>corps</strong> quelconques s’attirent avec une force proportionnelle<br />
au produit de leurs masses et inversement proportionnelle au carré<br />
de leur distance. La Gravité de la masse aspire en son cœur un univers de<br />
minéraux composé d’atomes infiniment petits et d’une poussière d’étoiles<br />
macroscopique.<br />
<strong>Panda</strong> poursuit, “ L’autre Force gravitationnelle,<br />
invisible, pénétrante et irrésistible, qui, de son cœur, rayonne<br />
une dynamique de vie mue par de microscopiques cellules et une<br />
infinité de puissantes pulsions, est la Gravité du Désir.”<br />
<strong>Panda</strong> explique que cette poussée de vie fonce à travers lui,<br />
l’envahit, le conduit et ne demande jamais la permission non plus.<br />
La Gravité du Désir se formule : F = (Gd 1d 2) r 2<br />
Deux <strong>corps</strong> vivants s’attirent l’un l’autre avec une force<br />
proportionnelle au produit de leurs désirs multiplié par le carré de la distance<br />
qui les sépare. Le Désir qui pousse une fille et un garçon l’un vers l’autre<br />
donne vie et bonheur. Un <strong>corps</strong> vivant peut aussi désirer une chose telle que<br />
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nourriture, argent ou pouvoir. Ce Désir prend vie et bonheur. Naturellement,<br />
la Force qui incite à s’emparer d’un <strong>corps</strong> inerte n’a que la moitié de la puissance<br />
d’attraction développée entre deux <strong>corps</strong> vivants qui se cherchent ardemment.<br />
Le Désir sexuel est altruiste, le Désir de s’emparer est égoïste ; et,<br />
ensemble, ils charrient le flot bouillonnant de la vie.<br />
Plus je m’éloigne de ma gosse, raisonne Chanou, plus la solitude blesse, et plus<br />
la fille m’attire.<br />
Son attraction est une Gravité en expansion, son Désir<br />
rayonne par-delà les limites du monde, et, même si je le voulais, je ne lui<br />
échapperais pas. Égarés parmi tant de vide et de solitude répandus partout sans<br />
rime ni raison, nous ne sommes pas grand-chose, la Fille du Boulanger et moi.<br />
Rien qu’une vague illusion ! “ Heureusement,” rappelle <strong>Panda</strong>,<br />
“ Masse et Désir, les deux grandes Gravités, structurent<br />
garçons et filles de leur poids qui condense et de leur vie qui<br />
dilate. A travers eux l’univers respire.”<br />
Plus éblouissant le Désir, plus tendres les cœurs, plus<br />
fougueuse l’attraction. C’est le Désir de se balancer, le Désir de voler, le Désir<br />
de skier, le Désir de femme qui, depuis le début, le pousse à détourner la<br />
Masse de son chemin casanier et à l’utiliser à sa guise pour se balancer et skier.<br />
A chaque conquête, Chanou s’engouffre dans une cascade de Désirs qui le<br />
balaye de mère en <strong>Panda</strong>, de montagne en source, de fille en au-delà, toujours<br />
plus loin, à tombeau ouvert, sans frein à main ni espoir de retour à sa virginité<br />
ou à son chalet blotti sous un pétale de la fleur de lis. Hibou, <strong>Panda</strong>, la<br />
souillon ? Chacun est une bascule plus avant dans la pente de son Désir.<br />
ETRE ou ne pas être, ne lui pose plus de question.<br />
N’importe quel caillou existe en tant que conglomérat d’atomes. Tandis que<br />
VIVRE, est désirer grimper le Mont Blanc. Porté par la lubricité la plus pure,<br />
il vient tout juste de grimper une femme, qui est la porte d’entrée dans la<br />
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grande ronde de la Gravité du Désir. Or, il se trouve que jamais un caillou ne<br />
grimpa jamais le Mont Blanc, ni la gamine.<br />
Chanou.<br />
Je désire, donc je vis.<br />
“ C’est moi qui ai inventé le Désir ?” s’émerveille<br />
“ Bien sûr,” reconnaît <strong>Panda</strong>, “ c’est toi, seulement<br />
tu n’es pas le premier. Les racines du Désir plongent probablement<br />
dans les profondeurs de la roche la plus ancienne.” Chanou<br />
suspecte l’ours de s’apprêter à lui hacher menu et gâcher sa nouvelle certitude<br />
toute neuve.<br />
De fait, <strong>Panda</strong><br />
soutient que si Chanou n’est qu’un<br />
assemblage temporaire d’atomes<br />
minéraux pleins de vide, une forme à<br />
peine élaborée de roche et d’eau, un<br />
accident biologique au cours de<br />
l’évolution de la roche, un mutant<br />
minéral, alors la Gravité du Désir,<br />
qui le pousse sur femmes et montagnes,<br />
est une force potentielle gravée<br />
au tréfonds du vide de sa matière et,<br />
par conséquent, aussi éternelle que la<br />
Gravité de la Masse. Avant sa naissance,<br />
et la naissance du père de son<br />
père de son père de son père, avant<br />
même la naissance du premier<br />
homme, si tant est que le premier<br />
homme n’ait pas été un singe ou,<br />
pire, une femme, avant la genèse de<br />
la Genèse, la tendre graine du Désir de Chanou pour la Fille du Boulanger<br />
existait déjà involuée, latente, enfouie, en gestation au sein du granit le plus<br />
dur. La terre et les étoiles étaient enceintes jusqu’aux oreilles des deux enfants,<br />
de leur chair et de leurs amours, et cela depuis la nuit des temps sidéraux.<br />
Le vent qui souffle des étoiles rapporte qu’en fait…<br />
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La vie est un sourire du minéral.<br />
Minéral ? L’éclat d’une bulle vide.<br />
Vide ? Un rire sidéral du grand Boum.<br />
Grand Boum ? Le coït d’un univers.<br />
Univers ? Une giclée des cieux au derrière de notre ciel.<br />
Ciel ? La maison d’un rut en vadrouille.<br />
Rut ? Une source de l’amour aux pieds nus.<br />
Amour ? une éternité de vide,<br />
une infinité de vie,<br />
un ouragan de néant,<br />
un sourire.<br />
Hibou, qui n’a jamais, au grand jamais, habité la même<br />
planète que l’ours, proteste avec véhémence. “ Tu réduis mon fils à de<br />
la matière, un gros tas d’atomes. Mon cœur me dit qu’il y a<br />
plus.”<br />
“ Des atomes hantés de lois merveilleuses,”<br />
précise <strong>Panda</strong> pour le réconforter et l’amener à sa conception du monde.<br />
“ Les lois de la physique régissent la matière,<br />
Or, l’esprit des lois régit les lois,<br />
Donc, l’esprit régit la matière 45 .<br />
L’intelligence irradie ta matière, mon très cher.”<br />
Hibou ne va pas s’en laisser imposer par le tour de passepasse<br />
intellectuel de Monsieur je-sais-tout. “ Elle a oublié d’irradier ta<br />
matière grise ! Ton intelligence, elle a pas de cœur.”<br />
“Ton cœur n’a pas d’intelligence, mon très cher !”<br />
“ Et puis, je ne suis pas ton très cher !” lui envoie<br />
Hibou à la gueule.<br />
“ Que tu le veuilles ou non, tu l’es. L’univers ne<br />
sait compter que jusqu’à un. Or, toi et moi sommes coincés<br />
ensemble dans ce un.”<br />
45)Le Père Teilhard de Chardin imagine que cet esprit compose une sphère, à l’intelligence de laquelle<br />
il ajoute une charge de spiritualité ou d’âme, et qu’il baptise la Noosphère. La notion de rayonnement<br />
nous semble plus dynamique que celle de sphère. J’ai ouie dire qu’Averroès risque même l’hypothèse selon<br />
laquelle la somme des ces lois naturelles pourrait être Dieu.<br />
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“ La seule unité est celle de l’harmonie des<br />
cœurs et je n’en trouve ni en toi, ni en cette femme,” s’entête<br />
Hibou.<br />
“ Ton harmonie est une connerie désuète. Désir<br />
bouscule Chanou et sa gamine dans son tourbillon…”<br />
“ … qui les entrechoque,” le coupe Hibou.<br />
“ Le choc s’épanouit en orgasme 46 ,” jubile <strong>Panda</strong>.<br />
“ L’orgasme est péché mortel.”<br />
“ Péché originel, péché mignon : la collision<br />
de myriades de gènes.”<br />
“ La collision blesse, le sexe nous perd.”<br />
“ De la collision des sexes, la génétique tire sa<br />
dynamique, les gars et les filles tirent leurs émotions.”<br />
“ Des émotions qui les lardent de coups de poignards.<br />
Si tu avais un cœur, tu leur épargnerais ces coups.”<br />
“ Si tu avais une cervelle, ces coups l’aiguillonneraient.”<br />
“ Je ne suis pas un bœuf qu’on aiguillonne !”<br />
hurle Hibou à bout de nerfs.<br />
<strong>Panda</strong> le raille sans merci. “ Mais si, mais si. Ta<br />
bonté balourde est celle du bœuf qui plombe ton intelligence.”<br />
“ Au moins, j’ai des émotions moi, des<br />
émotions humaines. Les tiennes, d’émotions, elles sont<br />
volatiles, elles sont… insolites… déréglées… aléatoires !”<br />
maudit Hibou.<br />
<strong>Panda</strong> juge le moment propice à la mise à mort.<br />
“ Hi hi hi… bou bou bou… ooouuu, aléatoires,<br />
les émotions, c’est pour ça qu’elles sont le ferment de la jugeote,<br />
mon bon bou bou hibou. Merci du coupliment. Oui,<br />
coupliment !”<br />
46)Opinion selon laquelle le plaisir naîtrait du choc de la morale et de la nature. Cette contradiction serait<br />
le couple moteur qui anime littérature, politique et vie sociale.<br />
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Son bec claquant de rage impuissante, Hibou ne parvient à<br />
ajouter que : “ Ke ke ke… rrrrrrrr kre kre !”<br />
La dispute des garçons terribles acquiert un tel élan, que<br />
les départager les priverait de leur raison d’être. De leur côté, Masse et<br />
Désir forment un couple aussi terrible qu’inséparable, qui imprime son élan<br />
au monde.<br />
Souriante, la vie lâche sur le monde notre skieur vulnérable<br />
et son Désir. A lui tout seul, infime cristal de Désir, Chanou se faufile parmi<br />
les chambardements chaotiques de l’univers. Il respire au rythme d’un ballet<br />
de mille planètes, qui toutes gravitent en lui, autour de lui et concourent à<br />
porter le vol intergalactique de son Désir. La Gravité du Désir est irrésistible,<br />
mais frêle est Chanou. Aussi, la première bascule dans une pente vertigineuse<br />
fait peur ; le premier ‘je te désire, pente’ ou ‘je te désire, femme’, exige un<br />
engagement extrême.<br />
262
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La Voie royale de la gent humaine, le Tao ou ‘Chemin’,<br />
commence au seuil de cette porte étroite de l’engagement. Le mot de passe est<br />
Désir 47 . Chanou s’est déjà faufilé par la porte étroite, il glisse maintenant<br />
selon sa pente naturelle, à Désir que veux-tu. Dorénavant la vie dispose de lui<br />
comme elle dispose de toi, audacieuse lectrice et vaillant lecteur. La loi de vie<br />
est : de chacun selon sa joie de vivre, à chacun selon son appétit à skier 48 .<br />
47)De fait, ce malheureux ‘Désir’ a été unanimement vilipendé par le Bouddha souriant, Jésus le torturé<br />
& le réactionnaire LAO TSE, qui a inspiré cet ouvrage. Il nous semble, quant à nous, plus raisonnable<br />
de renoncer au désir après sa satisfaction, plutôt qu’avant. Adam et Eve ont été bien couillons d’attendre<br />
la suggestion du serpent pour se payer une tranche de pomme !<br />
Les chrétiens se sont même offert le luxe de nier la gravité selon Galilée! A vouloir nier les deux forces<br />
motrices de l’univers, les Gravités de Masse et Désir, les religions n’en finiront jamais d’égayer nos<br />
veillées.<br />
A leur décharge, nous devons reconnaître qu’elles ne pouvaient deviner qu’il adviendrait, en l’an 2.000,<br />
que le désir conduirait non plus à la rapine, aux empires et leurs guerres, mais à la technologie, la<br />
démocratie et son village global. Non pas la fin de l’histoire, seulement la fin des guerres pour solution<br />
des conflits.<br />
Peut-être aussi, l’occasion rêvée pour les religions d’évacuer le problème du mal, d’abandonner la charge<br />
ingérable des morales, qui forment des systèmes de codes civils éphémères et arbitraires. Ex. : Tout flic<br />
moderne, qui surprendrait ce brave Abraham à lever un couteau sur son fils, l’abattrait sans sommation.<br />
Que les religions rendent l’hygiène à la médecine, la morale aux lois, et se cantonnent à leur spécialité :<br />
Dieu et la foi. Cela suffira à les occuper un moment !<br />
.<br />
48)Paraphrase du ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’ de Karl Marx. Marx a inventé<br />
le Socialisme Scientifique, un avatar du Christianisme. Mais sa théorie a été formulée avant que la petite<br />
Alice ne découvre le monde à l’envers de l’autre côté du miroir, et avant que nous ne mettions la Gravité<br />
du Désir en équation. Ainsi, son idéal généreux de fraternité universelle et d’abondance a t-il sombré dans<br />
la terreur, les massacres et le dénuement, tandis que l’égoïsme et la cupidité sans vergogne du Capitalisme<br />
basculaient dans le progrès scientifique, l’abondance et la démocratie. L’enfer est pavé de bonnes intentions,<br />
le ciel de mauvaises. Ceci tendrait à justifier la thèse de Lao Tse, selon laquelle, qu’il soit bon ou<br />
mauvais, ‘chassez le naturel, il revient au galop’. Puisque la nature doit inévitablement suivre son<br />
cours, autant nager dans le sens de son courant, améliorer ce que nous pouvons, et s’accommoder du reste.<br />
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XII<br />
Révélation<br />
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demande <strong>Panda</strong>.<br />
Chapitre Vingt Neuf<br />
La joie de skier<br />
“ Sais-tu pourquoi tu jubiles quand tu skies ?”<br />
“ …! ” Chanou lui jette un regard vide.<br />
“ Parce que tu sors de la maison exiguë de ton<br />
enfance, tu te balances hors de toi-même, tu fais une incursion<br />
dans le vide au-delà.”<br />
“ Le vide et la jubilation, je connais, mais<br />
l’Au-delà… ?” s’inquiète Chanou.<br />
“ L’Au-delà c’est rien, c’est-à-dire tout ce que<br />
tu étais avant de naître et tout ce que tu seras après ta mort.”<br />
“ Évidemment, ça fait beaucoup !” reconnaît<br />
Chanou.<br />
“ Il était une fois ta mère, qui a désiré ton père,”<br />
commence <strong>Panda</strong>. Ce sur quoi Hibou sombre trois pieds sous terre.<br />
“ La folle course de son spermatozoïde pour<br />
l'ovule de ta mère, a pris son élan dans la nuit sidérale, où le<br />
désir de toi était à l'affût depuis des milliards d'années<br />
lumière.” Ce sur quoi Hibou se prend d’un tic au bec.
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“ Pourquoi a-t-il fallu que ce désir de Chanou<br />
brise la chape minérale de la pierre et de l'eau et prenne<br />
brusquement chair, os et sang dans les entrailles de ta mère ?”<br />
réfléchit <strong>Panda</strong>. Ce sur quoi Hibou se fracasse de tremblote. “ Notre<br />
planète est un volcan qui vomit la vie de toutes ses fleurs et tous<br />
ses ventres.” Ce à quoi, la toux asthmatique de Hibou le réduit en purée de<br />
pois cassés.<br />
Chanou n’avait pas idée qu’il puisse être d’aussi haute<br />
extraction. Il se demande par quel sortilège la fille aux pieds nus et la poitrine<br />
plate peut avoir deviné qu’elle était le chaînon du Désir dans l’odyssée de la<br />
vie, le jour où elle a jeté son dévolu et son <strong>corps</strong> sur lui. Le garçon est encore<br />
une branche trop verte pour porter la fleur de tendresse. Etre l’Elu, satisfait sa<br />
fierté.<br />
<strong>Panda</strong> poursuit son récit de la vie de Chanou. “ Ceci est<br />
le mystère de la fin de l’Au-delà. Un jour, tu étais bien au<br />
chaud dans le ventre sombre et humide de ta mère, et, tout à<br />
coup, celle-ci a déclaré que tu devais déménager, ce ventre<br />
n’était pas ta propriété, il t’était seulement prêté et l’heure était<br />
venue de le rendre à sa propriétaire légitime. Elle t’a poussé<br />
vers le puits profond, qui conduit à l’entrée en ce monde, tu as<br />
tenté de te retenir aux parois, mais elles étaient visqueuses,<br />
alors tu as plongé tête première et tu es tombé en notre monde<br />
abrupt et froid. Bien sûr, tu as hurlé comme un beau diable !<br />
Tu as pourtant pris vie chez Hibou, dans ton chalet à l’ombre<br />
de la fleur de lys. Ainsi, lorsque tu skies, quelque part dans ta<br />
mémoire oubliée, tu reconstitues ta première grande glissade,<br />
ta naissance, et tu retournes chez toi. Tu glisses à reculons<br />
au travers du ventre de ta mère, jusqu’au royaume d’Au-delà<br />
auquel tu appartiens, par-delà son ventre de chair, hors<br />
limites.”<br />
270
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Chanou se demande comment prendre la chose.<br />
“ Et ta dernière grande glissade,” demande<br />
<strong>Panda</strong>, “ la plus prodigieuse des glissades qui vont t’advenir, t’en<br />
souviens-tu ?”<br />
Chanou a la nette impression que <strong>Panda</strong> le prend pour un<br />
demeuré. “ Comment m’en souvenir si elle appartient au futur !”<br />
“ Ceci est le mystère du commencement de<br />
l’Au-delà. Un jour, tu seras bien au chaud au coin du feu, et<br />
tout à coup, la mort, qui entre sans frapper, sera assise près de<br />
toi, elle te dira que tu dois déménager, terre et neige ne sont pas<br />
ta propriété, elles te sont seulement prêtées et l’heure sera venue<br />
de les rendre à leur propriétaire légitime. Elle te poussera<br />
dans le puits profond, qui conduit à la sortie de ce monde.<br />
Bien sûr, tu hurleras comme un beau diable ! Pourtant,<br />
comme tu es skieur habitué à glisser et plonger dans le vide,<br />
tu ne tenteras sans doute pas de te retenir aux parois visqueuses,<br />
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et tu schusseras tête première vers cet autre monde qui est de<br />
chaude lumière. Ainsi, lorsque tu skies, quelque part dans ton<br />
imagination invisible, tu répètes ton ultime grande glissade,<br />
ta mort, et tu prends déjà le chemin du retour à la maison.<br />
Tu glisses droit devant au travers du ventre de notre bonne<br />
mère la terre, jusqu’au royaume d’Au-delà auquel tu appartiens<br />
déjà, par-delà son ventre de terre, hors limites.”<br />
Hibou est trop effaré pour tousser. “ Tu dis n’importe<br />
quoi ! Je me suis toujours douté qu’il n’y avait rien de bon à<br />
skier. De la façon dont tu expliques, rien ne compte, quoiqu’il<br />
fasse c’est du pareil au même. Comment je peux savoir où il<br />
en est en ce moment ?”<br />
“ Difficile !” concède <strong>Panda</strong>.<br />
“ Tu sais toi ?” demande Hibou.<br />
“ Non.”<br />
272
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moment !”<br />
“ Il le saura un jour ?”<br />
“ Peut-être.”<br />
“ Peut-être est-il en train de naître, en ce<br />
“ Peut-être.”<br />
“ Peut-être, peut-être, peut-être, tu ne sais rien<br />
dire d’autre !” enrage Hibou. “ Et s’il était en train de mourir,<br />
juste en ce moment !”<br />
“ Peut-être bien.”<br />
“ T’es sinistre aujourd’hui !” s’indigne Hibou,<br />
déconcerté.<br />
“ Peut-être sa mort est-elle sublime comme sa<br />
naissance et gaie comme la gerbe de cristaux, qui gicle de son<br />
virage en profonde ! Peut-être Chanou est-il à chaque instant<br />
tout à la fois skieur, bébé et mourant, peut-être… mort comme<br />
garçon, devient-il arbre-droit, la bouche se nourrissant de<br />
terre, les poumons bruissant au vent, les pieds se balançant<br />
dans le ciel et… tout ce qu’il y a de vivant !”<br />
273
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Tout ce qui est, est fugace, gicle ou éblouit, réfléchit<br />
Chanou. C’est une bonne nouvelle. Puisque la mort est, elle doit aussi être<br />
fugace, éblouissante, giclée d’existence éphémère ou alors elle ne pourrait être !<br />
Elle est simplement une gestation en terre, mais temporaire.<br />
Il sera une fois, une mort qui chevauche temps et marées,<br />
qui, d’un jeté circulaire de la main, sèmera les semences de l’oubli sur Chanou<br />
et la fille. D’ici là, dans notre bon vieux chez nous, le gars et la fille vont skier<br />
le jour, se disputer la nuit, s’aimer l’espace d’une extase. Ils vont s’offrir des<br />
avant-goûts fugaces de la douceur de leur dernier jour, où, vidés par les années<br />
de labeur, ils se glisseront chez eux, où, épuisés de joies calmes, ils se dissoudront<br />
dans la lueur du crépuscule, pour percer la lumière du jour et éclore si<br />
loin hors d’eux-mêmes, qu’ils déserteront leurs <strong>corps</strong>, comme un serpent se<br />
glisse hors d’une vieille peau fripée.<br />
Il est une rengaine contagieuse et très aiguë qui nasille dans<br />
l’immobilité des pics neigeux. Elle emplit les deux oreilles de Chanou, la gauche<br />
et la droite, les deux à la fois. Aussi entend-il clairement la mélodie lui dire :<br />
Du ventre de ta mère,<br />
Au ventre de la terre,<br />
D’une maison de pierre,<br />
A l’écume de l’air,<br />
Quand tu skies tu TOMBES,<br />
T’éclates telle une bombe,<br />
Allègre, tu te perds,<br />
A fond l’univers.<br />
Entre chute et envol, Chanou se balance sur une balançoire<br />
géante qui oscille entre Masse et Désir, mort et vie, bouleau et fleur de lys,<br />
par-dessus le toit du chalet et très haut par-dessus la montagne blanche. De la<br />
rose aurore au crépuscule orange, Chanou coupe une courbe à grande vitesse<br />
sur l’arc-en-ciel de la vie, juste une fugitive excursion hors de son royaume<br />
d’Au-delà, une étoile filante, qui embrase au ciel le chemin de son retour à la<br />
maison. Bien qu’aucun ordre n’émerge du désordre régnant, il lui semble<br />
pourtant, pour la première fois, que la cicatrice des skis sur la neige et la brûlure<br />
de la fille sur son cœur, sont les flèches de Masse et Désir qui indiquent<br />
une ligne dans l’univers, une règle dans le chaos des éléments déchaînés, sans<br />
doute même un sens !<br />
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Chapitre Trente<br />
Au clair d’oiseau<br />
Entre deux au-delàs, sa vie peut bien n’être qu’un court<br />
instant d’une ligne d’univers 49 , elle a un sens clair : Chanou sait pour sûr d'où<br />
il vient et où il va 50 . L'Au-delà, clair comme de l'eau de roche, n’est rien<br />
moins que rien, un gros tas de rien. L’ubiquité, évidemment, n’est pas logique,<br />
ça fait désordre, mais c’est la vie ! Chaotique, fantastique, désirable ! Le<br />
mystère de sa balançoire, l’apesanteur muette, la vitesse hurlante, demeurent<br />
fugitives filles du vide. Elles l’encouragent à fondre à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong> sur le vide,<br />
monter en chandelle, se volatiliser d’un léger coup d’aile, et mourir d’un<br />
soupir, de l’indicible félicité du don de soi au vide, tel une hirondelle du fond<br />
du ciel s’immobilise, suspendue à la bascule de son piqué. Une débauche de<br />
pesanteur le propulse, en orbite tendue, à skier la pente à Masse-que-veux-tu.<br />
Un délire de sensualité le lance, à cœur <strong>perdu</strong>, à quérir la fille à Désir-queveux-tu.<br />
Il jouit de la félicité fulgurante, qui comble l’ellipse froide du vide à<br />
ras les lèvres. Félicité, éternité.<br />
<strong>Panda</strong>, qui lit à livre ouvert dans la tête de Chanou, sait<br />
qu’il craint de tant voyager de Désir en félicité, qu’il ne puisse passer plus de<br />
temps avec la Fille du Boulanger qu’il n’en a passé avec sa mère.<br />
“ Pas de souci ! Le balancier de ta vie te<br />
ramènera inévitablement à la fille. Vos destins se déplacent<br />
selon la courbe en U de la Gravité du Désir. Plus haut<br />
tu montes, plus vite tu descends ; tu n’échappes pas plus à la<br />
traction du Désir vers le bas, qu’à sa poussée ascensionnelle.<br />
Le balancier qui te tire d’un ventre de chair, te pousse dans un<br />
tertre de terre. Il te trace une trajectoire à travers Hibou et<br />
moi, qui te ramène à la Fille du Boulanger. Selon la formule<br />
mathématique du Désir, plus elle est lointaine, plus son<br />
attraction s’exerce.”<br />
49)Dans la notion d’espace-temps d’Einstein, telle un spaghetti qui s’étire du passé vers le futur, la ligne<br />
d’univers détermine le lieu d’une particule dans l’espace à tout moment. Cette ligne ne se modifie pas selon<br />
le temps ; elle existe objet permanent, intemporel.<br />
50)Avis de chômage aux philosophes : la vie ayant enfin trouvé son sens, leur mission prend fin ici.<br />
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Chanou n’y croit guère.<br />
“ Nos trajectoires doivent<br />
se croiser, mais à la condition<br />
que nos balançoires<br />
soient suspendues à des<br />
cordes de même longueur, et<br />
qu’elles se balancent sur des<br />
U parallèles, si ce n’est le<br />
même U. Dur, dur !<br />
Je l’aime tant ! Comment<br />
faire ?”<br />
Là, <strong>Panda</strong> s’aventure au-delà de son<br />
savoir. Il garde bonne contenance<br />
et improvise. “ Le Désir ne<br />
s’embarrasse pas de cordes<br />
de chanvre. Il agit par<br />
plaisir et rend la vie aussi<br />
légère qu’une escarpolette. Comme tu l’aimes infiniment,<br />
ton Désir d’elle s’avance de l’infini du fond des âges et de<br />
l’espace ; il est in-fini, non scellé par un destin clos comme un<br />
œuf. Libre à toi d’éclore hors de ta coquille, de déployer tes<br />
ailes, de dévier les trajectoires de vos escarpolettes et les réunir<br />
dans un vertige de plaisir.”<br />
“ Rien qu’une liberté et un Désir pour damer le<br />
pion à mille et une raisons inconnues qui nous verrouillent sur<br />
des orbites divergentes. C’est un peu court de liberté !” fait valoir<br />
Chanou, non sans raison.<br />
“ Une telle infinité de causes te laisse une<br />
quantité d’occasions d’agir. Une fois sortie de l’œuf, ta liberté<br />
est in-finie.” lance <strong>Panda</strong> à l’aveuglette. Cette fois, il a poussé trop loin.<br />
Chanou en est submergé, atterré. “ Bein, pour le coup, ça me fait un<br />
peu trop. Qu’est-ce que je peux faire de tant de liberté, tant<br />
de Désir, tant de Masse, moi, tout petit, tout seul, face à<br />
l’éternité cosmique ?”<br />
<strong>Panda</strong> dodeline de la tête. Embarrassé de répondre à une<br />
question dont il ignore la réponse, il gagne du temps.<br />
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“ Après vous deux, votre Désir retournera sereinement à<br />
l’infini, dans l’Au-delà d’où il est issu.”<br />
L’esquive ne satisfait pas Chanou. Il est garçon têtu, qui ne<br />
renonce jamais tant qu’il n’a pas obtenu de réponse claire.<br />
“ Tu me dis que ma naissance et ma mort se rencontrent<br />
sur la trace que mes skis impriment sur la neige, en cet<br />
instant présent. Si le sens de tout ça est de retourner à l’infini<br />
en Au-delà, à quoi bon m'en extraire ? A quoi bon naître ?<br />
Pourquoi ne pas faire l’économie de ce détour en balançoire à<br />
travers la vie ? Pourquoi ne pas rester pénards sur notre bonne<br />
vieille ligne d’univers en Au-delà, à jouir pour toujours de<br />
notre bonheur à tous les quatre, avec vous deux et la fille ?”<br />
Dans les yeux de <strong>Panda</strong> scintillent des larmes de bonheur<br />
qui, au coin de la paupière, disputent la sortie à des larmes de chagrin. Le bon<br />
sens de l’enfant le renverse. <strong>Panda</strong> rend les armes. “ Fonce, la réponse est<br />
dans le vent, lance-toi à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>. Tu planes dans l’espace,<br />
mon enfant… tu resplendis, tu es claire beauté… je t’aime<br />
et… je n’ai plus rien à t’enseigner. A ton tour de nous enseigner.<br />
Nous mourons de curiosité d’apprendre quel instrument<br />
attire deux masses, quel outil attire deux cœurs, et pourquoi<br />
cette bizarre forme du Désir : la vie ?”<br />
Chanou repose sa tête au chaud de la poitrine de l’ours, il<br />
sourit à Hibou, tourne les spatules de ses skis dans la pente, et sans un regard<br />
en arrière, franchit le seuil de notre histoire.<br />
“ Reviens vite nous le dire,” le presse <strong>Panda</strong>,<br />
“ en ce monde ou dans l'autre, nous comptons sur toi, où que<br />
nous soyons, sans doute au-delà du Mont-Blanc, par-delà<br />
l’Au-delà, dans l’au-delà de l'Au-delà, l’Au-delà au-delà<br />
l’Au-delà au-delà l’au-delà au-delà l’au-delà…”<br />
La voix de <strong>Panda</strong> se perd au loin, tandis que Chanou schuss<br />
par-delà le Mont Blanc, droit dans le paysage. Et à l’instant où il skie, il<br />
ressuscite au premier jour de sa vie.<br />
Tu le vois là, il prend son essor, il pénètre dans le paysage.<br />
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Aïe ya yaïe, ici, il se glisse dans la forêt de pics et disparaît<br />
de l’image. Ça n’était pas prévu !<br />
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“ Chanou, Chanou, mon Doudou Nounou, où<br />
vas-tu ?” lui crie Hibou, fidèle à son atavisme conservateur.<br />
Contraction-expansion, ton cœur bat ; flexion-extension,<br />
ton <strong>corps</strong> skie ; quand tu glisses, tu sombres à ski dans les entrailles de la terre<br />
et tu en surgis comme un soleil levant ; quand tu désires, tu t’engloutis dans<br />
le ventre de la souillon, qui te vomit, bambin flamboyant. Possédé de Masse<br />
et de Désir, l’univers respire en toi. Tu deviens tellement sans limite que tu es<br />
le petit trou noir dans lequel une galaxie s’effondre ; si dense que tu en avales<br />
la lumière. Puis tu exploses et les lueurs aveuglantes de galaxies en expansion<br />
surgissent de toi. Tu es une lumière qui traverse le ciel, un oiseau qui brille<br />
clair, se dissout dans le monde minéral et le transperce d’une éblouissante strie<br />
de Désir.<br />
Ainsi Chanou devint Clair d’Oiseau, étoile parmi les<br />
étoiles, soleil parmi les soleils, oiseau de lumière qui éclabousse de mille feux<br />
les étoiles de midi 51 au fond de leur ciel noir.<br />
Comme Seigneur le Vent, qui demeure sur le Mont-Blanc,<br />
se fait chenu et craintif, il balbutie avec une étincelle de foi en Désir :<br />
Du désordre naquit la beauté,<br />
De la beauté naissent les enfants 52 .<br />
C'est pourquoi les filles sont belles, les gars désirables et<br />
beaux les gars, désirables les filles.<br />
Qu’il soit beau, n’empêche nullement la perte de leur garçon<br />
de mutiler les cœurs de Hibou et <strong>Panda</strong>. Leur ressentiment réciproque les<br />
soude aux antipodes l’un de l’autre dans la nostalgie de leur enfant. Ils se chamaillent<br />
quant à savoir si Chanou a eu raison de troquer bonheur contre ski,<br />
de se rendre à l’appel de la lumière et se perdre dans son rêve.<br />
51)A haute altitude, en plein jour, à midi, l’air moins dense perd sa couleur bleue et laisse percer la lueur<br />
des étoiles au fond d’un ciel noir.<br />
52)Du chaos, Dieu notre père a bien créé un monde plein de bruit et de fureur, pourquoi donc du désordre ne<br />
créerions-nous pas la beauté, et de la beauté plein d’enfants avec des chambres tout en désordre!<br />
Après tout, n’est-il dans la nature de ce même monde que le fils surpasse le père ?<br />
284
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Toute une existence consacrée à cet enfant, à lui élaborer<br />
une personnalité qui le protège de la montagne. Résultat, deux vies gâchées :<br />
la sienne de Hibou et celle de Chanou. L’oiseau de nuit tient l’ours totalement<br />
responsable de l’accident. Ce lourdaud a tant chargé de vide la personnalité de<br />
ce petit individu, qu’il a basculé dedans. Qu’il communie <strong>corps</strong> et âme avec<br />
un univers qui s’étale de partout… Charabia ! Hibou n’en a rien à foutre.<br />
Il abritait, au fond de son chalet, un petit être spécial et unique, qui communiait<br />
en <strong>corps</strong> et en âme avec lui et qui l’appelait du plus beau mot de la<br />
création : ‘papa’. Or, à ce jour, il n’a plus personne. Hibou s’enferme dans ses<br />
souvenirs de Chanou, un écho qui a égaré sa musique. Il y est un peu contraint,<br />
car il devient dur de la feuille et bigleux des mirettes. Ses yeux ne reconnaissent<br />
même plus que le Chanou miniature, lové au fond de la lueur de balle<br />
dans sa poitrine, est un petit homme. Tout au contraire, il s’enorgueillit<br />
d’avoir enfanté un oiseau. <strong>Panda</strong> hurle à l’oreille de Hibou, “ Non, pas un<br />
oiseau, un clair d’oiseau.”<br />
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Hibou ne peut prétendre qu’il n’a pas reçu le message clair<br />
et net. “ D’accord ; passe pour un clair d’oiseau ! Mais clair<br />
ou pas clair, un être de mon espèce à moi, quand même !<br />
Un Oiseau !”<br />
L’illusion apaise le Chevalier du Soleil Noir, perce de<br />
nouvelles ouvertures dans sa chair, de nouvelles voies lumineuses à travers son<br />
<strong>corps</strong>, qui réfléchissent les lueurs de sa poitrine sur le dos de ses yeux, à<br />
l’intérieur de sa tête, et l’inondent de chaleur d’enfant.<br />
Le plus clair du temps, <strong>Panda</strong> se satisfait de laisser Hibou<br />
triompher et se convaincre lui-même qu’il a totalement raison. Pourtant, il<br />
lui est plus facile de contrôler la montagne que son cœur. Il se console en<br />
allant se perdre hors de ses limites d’ours, sur l’orbite déraillée de Chanou.<br />
L’écho d’une vérité ancienne sonne dans sa tête, qui lui serine que la matière<br />
est constituée de forces qui ne se créent, ni ne se détruisent. Comment<br />
échapperait-il à la Masse qui piège hommes et bêtes, montagnes et rivières,<br />
poussière de sable et poussière d’étoiles, et le cœur de son Chanou ! Comment<br />
échapperait-il au Désir qui irradie hommes et bêtes, les étoiles et son cœur<br />
de <strong>Panda</strong> ! Son épaisse fourrure noire et blanche tressaille à la perspective de<br />
graviter sur une orbite qu’éblouit l’enfant soleil. Mon enfant, mon roi, mon<br />
soleil, es-tu autre et distinct de notre grand soleil au ciel ? Le meilleur reste à<br />
venir… mais reste incertain… car, soleil, grand soleil au ciel, es-tu autre et<br />
distinct d’une étoile filante au regard de l’éternité ? L’intelligence, qui irradie<br />
l’univers, est-elle autre chose qu’une force impalpable qui anime du vide,<br />
l’espace d’un instant ? Mon instant, mon espace, mon Chanou, mon fugitif,<br />
si tant est que nous existions, est-il vraiment nécessaire que nous nous séparions,<br />
nous qui nous aimons ?<br />
Dans l’attente du retour de Chanou, la Fille du Boulanger,<br />
à tout hasard, ne quitte pas des yeux l’entrée de l’image où il a disparu. Car,<br />
de toute éternité, elle sait que les images sont des miroirs faits pour entrer et<br />
sortir. Ainsi des portes, des filles, des garçons et de la vie. La brèche déchirée<br />
entre ses cuisses lui inspire de se perdre dans sa plaie palpitante, qui fait écho<br />
à l’échappée de Chanou en rut. Elle est parfaitement consciente que le garçon<br />
ne peut supporter trop longtemps d’aller l’œil creux, dépouillé de l’étincelle<br />
de sa violette. De jour, elle guette l’étang bleu qui frémit de l’éclat du ciel ;<br />
de nuit, elle scrute les étoiles qui pétillent au fond de la mare sous sa fenêtre.<br />
Sur sa ligne d’univers, le chemin que Chanou a tracé vers les étoiles, il le<br />
286
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rebroussera vers son étang lové sur l’alpage. La voie est facile, Chanou, tu ne<br />
peux guère la manquer. Après les milles étoiles de midi, tu prends la voie lactée<br />
à gauche, puis tu enfourches la première étoile filante qui glisse par là, tout<br />
droit, bille en tête, jusqu'à notre planète bleue et le nid de son ventre. Elle<br />
tient pour certain que l’appétit d’espace du garçon se nourrira un jour de sa<br />
chair de femme. Elle ne doute pas un instant que la voie lactée ne le conduise<br />
à dévaler le chemin de son Désir de femme, la Voie royale, le Tao sacré<br />
du Désir, qui commande que son ventre, à ras-bord, s'emplisse de sexe, se comble<br />
de plaisir et s'enfle de l'enfant, qui jaillira de l'étoile enfouie dans la nuit<br />
des couilles de Chanou. La gamine qui trottine, à pleines brassées porte le<br />
charbon de bois au fournil de son père ; elle a la foi du charbonnier et le<br />
museau enfariné d’un pierrot lunaire. Elle est la souillon qui va pieds nus, le<br />
chardon bleu-sauvage de l’alpage. Elle l’attend embusquée au coin du feu qui<br />
couve dans l’âtre. Par vents et flocons de neige, elle va fredonnant le sortilège<br />
du Désir qui jette un charme sur la froidure du vide.<br />
Ses lèvres dévident un sort :<br />
Tisse le fil<br />
Mon étoile,<br />
Mon cœur,<br />
Tisse le fil,<br />
De mon cœur<br />
A ton cœur,<br />
Ce chemin,<br />
Il ne tient,<br />
Qu’à un fil,<br />
Mon étoile,<br />
Mon cœur,<br />
Le chemin<br />
D'entre-cœurs,<br />
De l’étang<br />
De l’alpage,<br />
A l’amant<br />
Trop peu sage<br />
Le chemin<br />
D'entre-cœurs,<br />
File par les étoiles.<br />
287
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Après avoir invoqué et envoûté le Désir sous le charme de<br />
sa chansonnette, elle pince la corde sensible qui met le cœur au diapason du<br />
concerto pour Masse et Désir de l’univers :<br />
Braise sous la cendre<br />
Chalet sous la neige<br />
Minuit<br />
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Un soir d’orage, jailli de l’étang, Chanou foudroya la<br />
fille d’un éclair de tendresse. Au-delà de quoi…, légers rayons de crépuscule,<br />
leurs <strong>corps</strong> se fondirent, dans la brume qui s’élevait de l’eau dormante.<br />
Les annales de ces années révolues relatent, avec une grande exactitude, que<br />
leur nuage noir et blanc, porté par le hululement d’une chouette 53 , s’envola<br />
jusqu’au ciel n° 7, le<br />
53)Les chroniqueurs de ces temps reculés ne savaient reconnaître ni le sexe des anges, ni celui des oiseaux<br />
de nuit. A moins que sa mère n’ait retrouvé son fils, pour de bon.<br />
289
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290
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XIII<br />
Epilogue<br />
291
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292
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Le Tao du Tao : Miserere Deo<br />
Et après ? Là-haut, au septième ciel, fidèle à sa curiosité<br />
viscérale, Chanou s’est enquis, “ Qui c’est l’patron ici ?”<br />
Il s’est trouvé face à un pauvre diable, une chose sans<br />
volonté propre, un créateur victime de sa création.<br />
“ Tu as fait Masse et Désir, ski et plénitude, tu<br />
as créé de grandes beautés,” lui déclara Chanou tout de go, “ mais…<br />
‘ Manger ou être mangé ‘, quel gâchis.”<br />
La Chose, hagarde, fixait le sol. Elle lança : “ Est-ce<br />
si important ? La même vie traverse le Mangeur et le<br />
Mangé. Tes peurs, tes amours servent tout juste à préserver<br />
l’espèce, mais ils bornent ta liberté, ils sont une vieille loque que<br />
tu jettes chaque fois que tu skies ou que tu t’échappes en au-delà.<br />
Tu es infiniment plus que ta misérable petite personnalité<br />
étriquée. Toi, le Mangeur et le Mangé, que vous respiriez<br />
l’air ou fertilisiez la terre, vous êtes tous des facettes de<br />
l’intelligence qui irradie la matière.”<br />
“ Etriquée… étriquée… Tu y vas fort ! Je m’y<br />
suis tout juste habitué à cette personnalité. Ta logique de vie,<br />
elle, est carrément sanglante !” le tança Chanou.<br />
La Chose sembla embarrassée. “ Au jour du Grand<br />
Boum 54 , j’avais le trac, une panique d’enfer ! J’ai pensé bien<br />
faire, et puis je… je… j’ai eu ce geste maladroit. Pour<br />
m’aider à pénétrer l’inconnaissable, je pensais devoir sublimer<br />
votre intellect en vous créant carnivores et ambitieux.<br />
54)Ze Bigue Bangue<br />
293
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Aujourd’hui, je réalise que le coût en est exorbitant, le<br />
rapport science-conscience nul et l’inconnaissable toujours<br />
insaisissable.”<br />
“ Alors, c’est ça le sens de «Les voies du<br />
Seigneur sont impénétrables». Le sens à pas de sens, c’est que<br />
tu t’es loupé ?”<br />
“ En partie, oui. Vous êtes bien niais de rationaliser<br />
à tout prix mes incohérences. J’aurais été encore plus<br />
bête que vous, si je l’avais fait exprès.”<br />
“ Et maintenant ?” l’interrogea Chanou.<br />
“ Quand t’as un copain aux abois, qu'est-ce que<br />
tu fais ?”<br />
Chanou lui a tendu la main pour l’aider à se redresser.<br />
“ Par où on commence ?”<br />
“ Retourne sur terre,” répondit la Chose, “ explique<br />
leur que je ne peux rien de plus pour eux. Il y a quiproquo<br />
quant à savoir qui sauve qui. En fait, c'est moi qui ai besoin que<br />
vous me sortiez du pétrin dans lequel je vous ai fourré. Plus<br />
que cinq milliards d’années avant que votre soleil ne s’éteigne.<br />
Vous ne serez jamais trop à convertir vos milliards de tonnes<br />
d’agressivité en myriades d’inspirations créatrices. Apprenez<br />
à jouer sans bousiller les joueurs. Vous n’êtes plus des enfants,<br />
quand même ! C’est pourtant simple de conquérir sans<br />
détruire, non ? Quant à l’inconnaissable… c’est une forêt<br />
d’infinie intelligence. Plus je m’y enfonce, plus elle s’épaissit<br />
et moins j’y vois clair.”<br />
“ Si, justement, je suis encore un enfant !” le<br />
contra le garçon d’un air bravache. “ Quant à ton inconnaissable…<br />
hé bein… ch’connais pas de forêt sur laquelle le soleil ne<br />
se lève pas.”<br />
“ Evidemment, tu es un enfant, tu tiens à<br />
reproduire mes erreurs ! Mais je ne peux plus faire de détail.<br />
De toute façon, je ne te dois rien non plus. Allez, zou, file !”<br />
294
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C’est ainsi que chanou est de retour parmi nous, il se glisse<br />
dans la pente et dans sa boulangère, bien content de sauver le créateur à si peu<br />
de frais. Si tu rencontres Chanou, de grâce, laisse-toi chuter avec lui selon ta<br />
pente naturelle. Sois clément et miséricordieux pour cette Chose divine ; que<br />
ta joie à conquérir la pente, toi-même et l'univers la rachète de sa faute.<br />
Miserere Deo est le Tao du Tao.<br />
En amont, un sentiment d’inconnu,<br />
en aval, une légèreté d’être, pentue,<br />
à l’appel du vide, SKIE à <strong>corps</strong> <strong>perdu</strong>.<br />
Uphill, a sense of unknowable strangeness,<br />
SKI to the call of emptiness,<br />
Thence to a lightness…<br />
295
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Achevé d’imprimer 3 ème trimestre 2005<br />
Atelier Esope Chamonix<br />
ISBN 290342037-8 - EAN 9782903420376<br />
296
français 27/04/07 11:52 Page 297<br />
La méthode <strong>Panda</strong><br />
297
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298
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A paraître :<br />
un résumé de la progression technique, telle qu’elle fut conçue<br />
en l’an de grâce 2004<br />
MÉTHODE PANDA D’ENSEIGNEMENT DU SKI<br />
La méthode d’enseignement et la technique de ski développées<br />
dans le conte A CORPS PERDU ont été élaborées au sein de l’Ecole de<br />
<strong>Ski</strong> du PANDA, Chamonix, France, et largement utilisées en Chine.<br />
Son originalité est d’enseigner que la gravité est le moteur<br />
mécanique du ski et l’obstacle psychologique à son apprentissage. PANDA<br />
observe que sans gravité il n’y a ni glisse, ni virage, ni arrêt. Nonobstant la<br />
terreur salutaire que la gravité inspire à tout élève normalement constitué<br />
est le principal obstacle que le moniteur doive surmonter, et pour ce faire, le<br />
sempiternel “t’as qu’à faire comme moi, r’garde si c’est pas simple” ne suffit<br />
plus vraiment. Pourtant, le ski est enseigné depuis cent ans, pratiquement sans<br />
référence à la gravité.<br />
Pour situer cette nouvelle méthode parmi celles déjà pratiquées,<br />
elle innove sur trois points :<br />
1) Surmonter la peur d’une chute sans fin par gravité, grâce à un travail<br />
psychologique.<br />
2) Mobiliser la force motrice de la gravité au service du skieur, soit remplacer<br />
son effort musculaire par son équilibre sur la ligne de pente.<br />
3) Exprimer son savoir-faire technique en perceptions kinesthésiques.<br />
PANDA n’a pas la prétention de produire une méthode<br />
de ski complète, qui viendrait après le millier d’excellents livres déjà sur le<br />
marché. Les techniques de compétition ne sont ici ni abordées, ni contestées.<br />
PANDA offre simplement une nouvelle vision et des techniques pour surmonter<br />
la terreur atavique du vide. Son objectif : l’élaboration d’un instinct skieur<br />
chez Monsieur Tout le monde. Le Moniteur de <strong>Ski</strong> y trouvera une grande<br />
accélération de l’apprentissage.<br />
Ce travail psychologique s’adresse à deux obstacles, l’un<br />
subconscient, qui associe la bascule dans le vide de la pente au suicide, l’autre<br />
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culturel, qui affirme que la nature a horreur du vide. La résistance subconsciente<br />
cède aux expériences positives de PANDA, que le manuel détaille.<br />
L’absence de référence culturelle valorisante du vide est efficacement comblée<br />
par la science moderne et le Taoïsme chinois. Vu la difficulté à imaginer skier<br />
par la vertu de la physique moléculaire et la philosophie du non-agir, l’auteur<br />
de la méthode a commis une nouvelle/essai illustrée avec humour et poésie par<br />
un peintre chinois.<br />
Titre français : A Corps Perdu.<br />
Titre anglais : Glee.<br />
Titre chinois :<br />
La méthode <strong>Panda</strong> est franchisée à travers le monde. Les<br />
moniteurs habilités à l’enseigner sont d’abord diplômés dans leur pays, puis ils<br />
ont complété leur formation dans cette école, et doivent justifier de leur qualification<br />
tous les cinq ans, en apportant à la méthode une amélioration, un<br />
développement ou une correction, qui garantisse jeunesse et dynamisme à la<br />
méthode comme au moniteur. Ces moniteurs portent au dos et sur la manche<br />
des uniformes de leurs écoles respectives le logo <strong>Panda</strong> et la date d’expiration<br />
de leurs cinq années de qualification. Dans La Méthode <strong>Panda</strong> d’Enseignement<br />
du <strong>Ski</strong> vous trouverez un résumé de la progression technique, telle qu’elle fut<br />
conçue au jour de cette publication, en l’an de grâce 2005.<br />
L’enseignement des enfants requiert une formation<br />
spécialisée en animation. Il s’agit de former les moniteurs-animateurs à jouer,<br />
chanter, danser, vivre une nouvelle aventure passionnante toutes les quinze<br />
minutes et à ski. Le moniteur d’enfant <strong>Panda</strong> a suivi une formation spécifique<br />
intensive de trois mois à Montréal,<br />
Ecole de TECHNIQUES d’INTERVENTION en LOISIRS,<br />
mail : gnaud@cmv.qc.ca<br />
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En préparation
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