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IBSEN, CORRESPONDANCES (SUITE ET FIN)<br />
Sur la liberté<br />
à Georg Bran<strong>de</strong>s<br />
Dres<strong>de</strong>, le 17 février 1871.<br />
...Vous autres philosophes, vous dameriez le pion au diable avec vos raisonnements ; je n'ai aucun désir<br />
qu'on me prouve par, correspondance que je suis un âne — dût la chance me rester d'être élevé au rang<br />
d'homme après une explication orale. Dans votre lettre précé<strong>de</strong>nte, vous admiriez ironiquement l'équilibre<br />
<strong>de</strong> mes facultés mentales dans les circonstances présentes. Et dans vos <strong>de</strong>rnières aimables (?)<br />
lignes, vous faites <strong>de</strong> moi un adversaire <strong>de</strong> la liberté. La vérité est que mes facultés mentales sont à peu<br />
près équilibrées parce que je considère l'actuel malheur <strong>de</strong> la France comme le plus grand bonheur qui<br />
pût échoir à cette nation. Pour ce qui concerne la question <strong>de</strong> liberté, elle se réduit, selon moi, à une<br />
dispute <strong>de</strong> mots. Je ne consentirai jamais à i<strong>de</strong>ntifier la liberté avec <strong>de</strong>s libertés politiques. Dans ce que<br />
vous appelez du nom <strong>de</strong> liberté, je ne vois que <strong>de</strong>s libertés. Et ce que j'appelle lutte pour la liberté n'est<br />
que l'incessante et vivante conquête <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> liberté. Celui qui possè<strong>de</strong> la liberté autrement que<br />
comme un bien ar<strong>de</strong>mment convoité possè<strong>de</strong> une chose sans vie et sans âme ; car la notion <strong>de</strong> liberté<br />
porte ceci en soi qu'elle s'élargit constamment. Si donc quelqu'un pendant la lutte s'arrête en proclamant<br />
: « Je la tiens », il aura précisément prouvé qu'il l'a perdue.<br />
Or cette stérile possession <strong>de</strong> certaines libertés est la caractéristique <strong>de</strong>s sociétés constituées en États<br />
et c'est d'elle que j'ai dit qu'elle n'est pas une bonne chose. Assurément, ce peut être bon <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r<br />
la liberté <strong>de</strong> suffrage, l'exemption d'impôts, etc. Mais pour qui est-ce un bien? Pour le citoyen, non pour<br />
l'individu. La raison ne nous dit pas qu'il soit indispensable à l'individu d'être citoyen. Au contraire. L'État<br />
est une malédiction pour l'individu. Par quel moyen l'État prussien a-t-il édifié sa force? En noyant les<br />
individus dans l'ordre <strong>de</strong> choses géographique et politique. Le meilleur soldat est le garçon d'hôtel.<br />
Prenez d'autre part la nation juive, élite <strong>de</strong> la race humaine.<br />
Comment a-t-elle conservé sa noblesse, ses particularités qui l'isolent, sa poésie, cela en dépit <strong>de</strong> la<br />
barbarie du <strong>de</strong>hors ? Tout simplement parce qu'elle n'est pas organisée en État. Si elle était <strong>de</strong>meurée<br />
en Palestine, il y a longtemps qu'elle aurait eu le sort <strong>de</strong>s peuples écrasés sous l'édifice social. Il faut<br />
abolir l'État. Cette révolution-là aura mon approbation. Combattre l'idée d'État, représenter l'initiative<br />
individuelle et ce qui s'y rattache dans l'ordre psychique comme la condition essentielle à toute association,<br />
c'est le commencement d'une liberté qui vaut cher. En changeant les formes <strong>de</strong> gouvernement on<br />
n'obtient que <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré, un peu plus ou un peu moins — rien qui vaille. Cher ami, il<br />
importe <strong>de</strong> ne pas s'en laisser imposer par l'ancienneté <strong>de</strong> l'institution. L'État plonge ses racines dans<br />
le temps; il se dresse dans la durée limitée. De plus gran<strong>de</strong>s choses tomberont ; toute religion sera<br />
renversée. Ni les notions <strong>de</strong> morale, ni les formes d'art n'ont <strong>de</strong>vant soi une éternité. Au fond, que<br />
sommes-nous tenus <strong>de</strong> conserver? Qu'est-ce qui m'assure que sur la planète Jupiter <strong>de</strong>ux et <strong>de</strong>ux ne<br />
font pas cinq?...<br />
59<br />
Henrik IBSEN.<br />
Lettres, traduction M. Rémusat