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Peer Gynt - Odéon Théâtre de l'Europe

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“LE DOCTEUR IBSEN” PAR LUGNÉ-POE<br />

Sous une apparence sauvage et révoltée, une douceur presque tendre, <strong>de</strong> la pitié, <strong>de</strong> l'amour. Et le même<br />

contraste se retrouve en sa personne : les photographies ont rendu légendaire cette originale physionomie...<br />

Des cheveux, beaucoup <strong>de</strong> cheveux, une vraie broussaille, <strong>de</strong> longs favoris épais s'éventaillant<br />

en une barbe à collier qui encadre une bouche amère ; <strong>de</strong>s yeux, ses yeux, dont la nuance indécise et<br />

fuyante s'abrite <strong>de</strong>rrière les lunettes à branches d’or... Le front est magnifique et large aux vastes<br />

pensées. De petite taille, au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la moyenne, assis dans un fauteuil, on ne voit plus <strong>de</strong>rrière le<br />

journal que la semelle <strong>de</strong> ses bottes et le sommet <strong>de</strong> son chapeau... A première vue, l'impression est<br />

ingrate ; l'aspect farouche, sauvage, déconcerte les approches, mais bientôt on s'aperçoit <strong>de</strong> l'illusion<br />

menteuse. Les pommettes roses <strong>de</strong> sa petite figure toute ron<strong>de</strong>, la mélancolique bonté du regard très<br />

doux, atténuent la ru<strong>de</strong>sse <strong>de</strong> l'ensemble, on songe vaguement à quelque pomme d'api qui se serait<br />

fanfreluchée <strong>de</strong> blanche neige... La voix, elle, est lointaine, toute jeune, si fraîche...<br />

Ibsen est d'une ponctualité fataliste. L'emploi <strong>de</strong> chaque minute est irrévocablement tracé ; par tous les<br />

temps, toujours, après avoir travaillé la matinée, il part au café, à petits pas tranquilles, méthodiquement<br />

comptés, indifférent au spectacle <strong>de</strong> la rue ; il choisit un endroit tranquille, se verse un grog, s'accote en<br />

une chaise, et lit les journaux, tous les journaux, entièrement, jusqu'aux annonces. Le café <strong>de</strong> la rue<br />

Maximilien, à Munich, le grand café <strong>de</strong> l'Université, à Christiania, ont été ainsi ses cabinets <strong>de</strong> lecture et<br />

<strong>de</strong> réception, car c'est au café que le docteur Ibsen -il ne veut point qu'on l'appelle autrement : le docteur<br />

Ibsen- reçoit ses admirateurs. Depuis longtemps il a définitivement adopté la véranda du Grand Hôtel :<br />

chaque matin, à l'heure militaire, il arrive lire les journaux du matin ; il repart pour le déjeuner <strong>de</strong> trois<br />

heures, et après avoir travaillé, s'être reposé quelque peu, vers six heures, il revient lire les journaux du<br />

soir, en prenant son whisky... Sa vie se passe au café : on lui remet son courrier, <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> jeunes<br />

<strong>de</strong>mandant <strong>de</strong>s conseils, <strong>de</strong>s encouragements. Des lettres <strong>de</strong> femmes qui lui confessent leurs misères<br />

et leurs détresses morales. Ibsen répond toujours, et bien aimablement, à chaque correspondant, très<br />

aimablement à chaque correspondante... puis il signe <strong>de</strong>s dédicaces, plus difficilement par exemple : il<br />

répond avec un sourire d'ironie malicieuse qu’il n'a pas les lunettes spéciales pour écrire ; si on insiste,<br />

il réplique qu'il n'a pas la plume spéciale : Ibsen n'écrit ses dédicaces qu’avec une plume d'or... Vers sept<br />

heures, Ibsen rentre et termine la soirée avec quelques très rares intimes. S’il sort parfois au théâtre,<br />

ou à quelque réception, il met alors sa belle redingote aux revers <strong>de</strong> soie, accroche ses nombreuses<br />

décorations - il les accroche «en champignon» les unes sur les autres. Ibsen est très coquet : <strong>de</strong>s bottines<br />

vernies, une cravate <strong>de</strong> batiste blanche, un chapeau haut bien reluisant, <strong>de</strong>s par-<strong>de</strong>ssus du bon<br />

faiseur, <strong>de</strong>s gants blancs ; mais ses cheveux et ses favoris toujours en révolte, réfractaires aux meilleurs<br />

cosmétiques, l'agacent, l'énervent ; très souvent, au milieu d'une conversation, il tire <strong>de</strong> sa poche un petit<br />

peigne et s'essaie en vain à ratisser les cheveux et les favoris rebelles... et ceci très cérémonieusement,<br />

comme tout ce qu'il fait : Ibsen a le culte, presque exagéré en manie, <strong>de</strong> la tenue et <strong>de</strong> la correction.<br />

L'excellent est qu'il transporte cette tenue et cette correction dans son caractère : Ibsen est très doux et<br />

conciliant, ne se plaint jamais, observe toujours la plus parfaite réserve ; Ibsen est un timi<strong>de</strong>.<br />

Entouré <strong>de</strong> ces affections qui lui font les <strong>de</strong>rnières heures plus douces, Ibsen approche la fin <strong>de</strong> sa<br />

journée... Il est à la veille d'une consolation suprême, celle <strong>de</strong> voir sa gloire définitivement consacrée à<br />

la représentation prochaine <strong>de</strong> <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> au Nouveau-<strong>Théâtre</strong>, par l'enthousiasme d'un Tout-Paris dont<br />

il ne quémanda jamais les applaudissements, certain qu'ils viendraient d’eux-mêmes, à lui, et pour<br />

toujours. Et ces applaudissements seront aussi flatteurs pour ceux qui en donneront le signal que pour<br />

celui qui en entendra au loin l'écho sympathique.<br />

A.F. Lugné-Poe.<br />

publié dans une brochure diffusée par “Le Gaulois”<br />

à l'occasion <strong>de</strong> la mise en scène <strong>de</strong> <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>, en 1896<br />

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