Peer Gynt - Odéon Théâtre de l'Europe

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03.07.2013 Views

VIE ET OEUVRE D’HENRIK IBSEN (SUITE) Les grandes pièces d'actualité Les deux grands poèmes épiques, Brand (1866) et Peer Gynt (1867), ont, à la vérité, leur point de départ dans les rapports ambigus d'Ibsen avec son pays. Les événements politiques de 1864 lui firent perdre sa foi dans l'avenir de sa patrie, il en vint même à douter que ses compatriotes aient un droit historique à exister en tant que peuple indépendant. Ce qu'il avait auparavant traité comme un problème d'identité nationale se mua en problème de l'intégrité personnelle de l'individu. Il ne s'agissait plus de représenter les grandes heures de l'histoire et de rendre sensible la continuité nationale. Ibsen se détourne de l'histoire et s'attache dorénavant à ce qu'il considère alors comme le problème majeur de son temps: un peuple ne peut se hausser culturellement que grâce à l'effort de volonté de chacun. «Brand» est d'abord et surtout le drame de l'individu qui doit toujours suivre sa volonté pour devenir lui-même, en tant que véritable être humain. C'est aussi la seule voie qui permette d'atteindre à la véritable liberté - pour l'individu et par conséquent pour la société. Dans les deux pièces "jumelles" assez différentes, Brand et Peer Gynt, c'est toujours le problème de la personnalité qui est mis en lumière. L'auteur choisit comme thème le conflit entre le fait d'endosser un rôle dans un but opportuniste et celui de remplir les exigences que sa vocation lui impose. Dans Peer Gynt, l'auteur a créé une scène qui reflète magnifiquement cette situation conflictuelle. C'est celle où Peer Gynt, vieilli, est contraint de régler ses comptes avec lui-même - sur le chemin le ramenant à son point de départ norvégien. Il commence à se voir lui-même tel qu'il a été toute sa vie, et dans la scène en question, il ramasse par terre un oignon. Tout en revoyant sa vie gâchée, il se met à peler l'oignon. Chaque pelure évoque les différents rôles qu'il a endossés. Mais le coeur, il ne le trouve pas. Il lui faut reconnaître qu'il est devenu "personne" et qu'il n'a pas de "moi". "Pauvre, indiciblement, une âme peut s'en retourner dans le gris des brumes. Terre délicieuse, ne te fâche pas si j'ai en vain piétiné ton herbe. Soleil délicieux, tu as gaspillé ta lumière pour une cabane déserte. Il n'y avait personne à réchauffer et à ragaillardir. Le maître, m'avait-on dit, n'était jamais chez lui." Peer est bien cet homme faible, sans volonté - le contraire de Brand. Mais justement dans la description que fait Ibsen de la "décomposition" de la personnalité dans des rôles différents, certains historiens du théâtre ont vu, pour l'homme moderne, un signal d'alarme. C'est ainsi que le chercheur anglais Ronald Gaskell peut dire : Peer Gynt inaugure le drame de l'esprit moderne, et il poursuit : En vérité, si l'on peut dire qu'au théâtre le surréalisme et l'expressionnisme n'ont qu'une source, cette source est sans aucun doute Peer Gynt. Ainsi donc, ce drame des débuts d'Ibsen dramaturge -aussi "norvégien" et romantique qu'il soit- pouvait prétendre à une première place dans l'histoire du théâtre-même s'il n'avait pas été écrit pour la scène. Peer Gynt a en effet montré, à notre époque, qu'Ibsen n'a jamais cessé d'être perçu comme un auteur vivant et actuel. Aussi ne sont-ce pas seulement les drames contemporains qui ont fait de lui l'un des personnages les plus considérables de l'histoire du théâtre, même si c'est justement à ces oeuvres-là que songeait le grand essayiste suédois Martin Lamm lorsqu'il écrivait: "Le drame d'Ibsen est la Rome 52

VIE ET OEUVRE D’HENRIK IBSEN (SUITE ET FIN) des drames modernes: tous les chemins y mènent et tous en reviennent. Même si, dans la décennie 1870, Ibsen s'éloigna de son point d'attache norvégien pour devenir "européen", il était, comme on l'a déjà dit, profondément marqué par son pays qu'il avait quitté en 1864 et qu'il ne devait retrouver qu'une fois devenu une célébrité vieillissante. Ce n'était pas chose facile pour lui de rentrer en Norvège. Les longues années passées à l'étranger, et le long combat qu'il avait mené pour conquérir la renommée, avaient laissé des traces nettes. A l'époque où il mettait un terme à son activité littéraire, il déclarait que le fabuleux destin qu'il s'était forgé ne lui avait en fait pas apporté de bonheur. Il se sentait apatride, même dans son pays. Mais c'est justement cette tension entre ce qui est norvégien et ce qui est étranger (les apports d'une culture plus libre) qui, semble-t-il, a plus que toute autre chose marqué Ibsen, en tant qu'homme et en tant qu'écrivain. Sa position indépendante vis-à-vis de ce qu'il appelait "la grande, la libre situation culturelle" lui a donné la distance et la liberté. Mais en même temps, ce qui est norvégien en lui lui a laissé le désir nostalgique d'une existence plus libre et plus heureuse. C'est "l'aspiration au soleil" dans l'univers poétique et grave de l'écrivain. Il n'a jamais renié sa "norvégitude". Vers la fin de sa vie, il disait à un ami allemand: Celui qui veut me comprendre vraiment doit connaître la Norvège. La nature grandiose mais austère qui entoure les hommes, là-haut, dans le Nord, la vie solitaire, retirée - les fermes sont à des kilomètres les unes des autres - les contraignent à ne pas s'occuper des autres, à se replier sur eux-mêmes. C'est pourquoi ils sont introvertis et graves, c'est pourquoi ils réfléchissent et doutent - et souvent perdent courage. Chez nous, un homme sur deux est philosophe! Et puis il y a les longs et sombres hivers et les brouillards qui enferment les maisons en ellesmêmes. Oh! Comme ils aspirent au soleil!" 53 Bjorn HEMMER, Le dramaturge Henrik Ibsen

VIE ET OEUVRE D’HENRIK IBSEN (SUITE)<br />

Les gran<strong>de</strong>s pièces d'actualité<br />

Les <strong>de</strong>ux grands poèmes épiques, Brand (1866) et <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> (1867), ont, à la vérité, leur point <strong>de</strong> départ<br />

dans les rapports ambigus d'Ibsen avec son pays. Les événements politiques <strong>de</strong> 1864 lui firent perdre sa<br />

foi dans l'avenir <strong>de</strong> sa patrie, il en vint même à douter que ses compatriotes aient un droit historique à<br />

exister en tant que peuple indépendant.<br />

Ce qu'il avait auparavant traité comme un problème d'i<strong>de</strong>ntité nationale se mua en problème <strong>de</strong> l'intégrité<br />

personnelle <strong>de</strong> l'individu. Il ne s'agissait plus <strong>de</strong> représenter les gran<strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> l'histoire et <strong>de</strong><br />

rendre sensible la continuité nationale. Ibsen se détourne <strong>de</strong> l'histoire et s'attache dorénavant à ce qu'il<br />

considère alors comme le problème majeur <strong>de</strong> son temps: un peuple ne peut se hausser culturellement<br />

que grâce à l'effort <strong>de</strong> volonté <strong>de</strong> chacun. «Brand» est d'abord et surtout le drame <strong>de</strong> l'individu qui doit<br />

toujours suivre sa volonté pour <strong>de</strong>venir lui-même, en tant que véritable être humain. C'est aussi la seule<br />

voie qui permette d'atteindre à la véritable liberté - pour l'individu et par conséquent pour la société.<br />

Dans les <strong>de</strong>ux pièces "jumelles" assez différentes, Brand et <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>, c'est toujours le problème <strong>de</strong> la<br />

personnalité qui est mis en lumière. L'auteur choisit comme thème le conflit entre le fait d'endosser un<br />

rôle dans un but opportuniste et celui <strong>de</strong> remplir les exigences que sa vocation lui impose. Dans <strong>Peer</strong><br />

<strong>Gynt</strong>, l'auteur a créé une scène qui reflète magnifiquement cette situation conflictuelle. C'est celle où<br />

<strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>, vieilli, est contraint <strong>de</strong> régler ses comptes avec lui-même - sur le chemin le ramenant à son<br />

point <strong>de</strong> départ norvégien. Il commence à se voir lui-même tel qu'il a été toute sa vie, et dans la scène<br />

en question, il ramasse par terre un oignon. Tout en revoyant sa vie gâchée, il se met à peler l'oignon.<br />

Chaque pelure évoque les différents rôles qu'il a endossés. Mais le coeur, il ne le trouve pas. Il lui faut<br />

reconnaître qu'il est <strong>de</strong>venu "personne" et qu'il n'a pas <strong>de</strong> "moi".<br />

"Pauvre, indiciblement, une âme peut s'en retourner dans le gris <strong>de</strong>s brumes. Terre délicieuse, ne te<br />

fâche pas si j'ai en vain piétiné ton herbe. Soleil délicieux, tu as gaspillé ta lumière pour une cabane<br />

déserte. Il n'y avait personne à réchauffer et à ragaillardir. Le maître, m'avait-on dit, n'était jamais chez<br />

lui."<br />

<strong>Peer</strong> est bien cet homme faible, sans volonté - le contraire <strong>de</strong> Brand. Mais justement dans la <strong>de</strong>scription<br />

que fait Ibsen <strong>de</strong> la "décomposition" <strong>de</strong> la personnalité dans <strong>de</strong>s rôles différents, certains historiens du<br />

théâtre ont vu, pour l'homme mo<strong>de</strong>rne, un signal d'alarme. C'est ainsi que le chercheur anglais Ronald<br />

Gaskell peut dire : <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> inaugure le drame <strong>de</strong> l'esprit mo<strong>de</strong>rne, et il poursuit : En vérité, si l'on peut<br />

dire qu'au théâtre le surréalisme et l'expressionnisme n'ont qu'une source, cette source est sans aucun<br />

doute <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>.<br />

Ainsi donc, ce drame <strong>de</strong>s débuts d'Ibsen dramaturge -aussi "norvégien" et romantique qu'il soit- pouvait<br />

prétendre à une première place dans l'histoire du théâtre-même s'il n'avait pas été écrit pour la scène.<br />

<strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> a en effet montré, à notre époque, qu'Ibsen n'a jamais cessé d'être perçu comme un auteur<br />

vivant et actuel. Aussi ne sont-ce pas seulement les drames contemporains qui ont fait <strong>de</strong> lui l'un <strong>de</strong>s<br />

personnages les plus considérables <strong>de</strong> l'histoire du théâtre, même si c'est justement à ces oeuvres-là<br />

que songeait le grand essayiste suédois Martin Lamm lorsqu'il écrivait: "Le drame d'Ibsen est la Rome<br />

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