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ANALYSES : “LES PELURES DU SOI” (SUITE)<br />
donc celle du Suffis-toi et du Sois toi-même, ou encore celle du troll et <strong>de</strong> l'homme, d'autant que la clef<br />
<strong>de</strong> l'énigme <strong>de</strong> l'autre Sphinx (celui qui n'est pas à Gizeh), déchiffrée par Oedipe, est bien aussi :<br />
l'homme. <strong>Peer</strong> nous dit d'ailleurs par <strong>de</strong>ux fois que le Sphinx, lui, est soi-même -et <strong>Peer</strong> aussi a tâché<br />
d'être lui-même. On est passé <strong>de</strong> Hamlet à Oedipe.<br />
Mais le Sphinx cache -et donc aussi engendre- le directeur <strong>de</strong> l'asile qui va donner une nouvelle version<br />
du Soi : être soi, c'est être hors <strong>de</strong> soi. Il suffit <strong>de</strong> changer le sens <strong>de</strong> la raison. Tout fou est alors un<br />
homme raisonnable, tout homme raisonnable est un fou. On peut dire aussi : le Soi c'est la folie, et <strong>Peer</strong><br />
<strong>Gynt</strong> en <strong>de</strong>vient le suprême psychiatre : l'empereur <strong>de</strong>s Commentateurs. La religion punissait, ou<br />
sauvait. La psychiatrie commente, sans guérir.<br />
La scène 13 développe longtemps ce nouveau thème, non sans une gradation entre les trois fous. (Nous<br />
en avons parlé plus haut). En effet, on peut être hors <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> plusieurs façons : en s'égarant dans l'origine<br />
(Huhu et la langue primitive qui n'est que cri), en séjournant à côté <strong>de</strong> soi-même (le fellah sans nom<br />
qui s'i<strong>de</strong>ntifie à la momie <strong>de</strong> son roi, qu'il porte sur son dos), en se perdant totalement au fond <strong>de</strong> soimême<br />
(Hussein qui se prend pour une plume). Cette gradation conduit <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> au sommet <strong>de</strong> la gloire<br />
en même temps qu'au comble <strong>de</strong> l'égarement. On le couronne hors-<strong>de</strong>-soi.<br />
L'acte V n'en finit pas <strong>de</strong> traiter la question. Mais, désormais, à l'intérieur du seul <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>. Il est <strong>de</strong>venu<br />
l'enjeu et comme le seul théâtre <strong>de</strong> l'acte V. Plus <strong>de</strong> singes, plus <strong>de</strong> fous, plus <strong>de</strong> femmes, mais lui seul<br />
aux prises avec <strong>de</strong>s figures (le passager inconnu, le fon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> boutons, l'homme maigre) qui ne sont<br />
peut-être suscitées que par lui. Tout désormais ne se joue plus qu'en lui, il est entré, selon une expression<br />
<strong>de</strong> Chateaubriand, dans la région du profond silence.<br />
Scène 1. Comme un prologue, la mer. En mer, on ne peut jamais être soi-même. A noter que c'est la<br />
première fois qu'on a quitté la terre ferme, haute montagne ou désert. La mer mouvante, perverse, ne<br />
permet pas d'être soi. Le moi y vacille.<br />
Scène 2. Le cuisinier, lui, est resté soi-même. Sur la coque renversée où un seul pouvait tenir, le cuisinier<br />
n'a pas tenu. C'était lui ou <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>. Si <strong>Peer</strong> est resté, n'en pouvons-nous pas déduire que <strong>Peer</strong>, lui,<br />
n'est pas resté soi-même ? La coque, comme une balance <strong>de</strong> justice, a fait tomber au fond le plus soimême<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux.<br />
La scène 3, nous l'avons dit, est un sermon dont le thème est celui même <strong>de</strong> <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>. Il donne en<br />
même temps la version chrétienne du Soi-même : être soi en accord avec la doctrine. Mais, dirait<br />
Zarathoustra, cette figure à son tour doit être dépassée. Le modèle du jeune homme au doigt coupé est<br />
insuffisant, ce que laisse entendre l’ironie mordante du prêtre, qui fait l’éloge ambigu d'un héros casanier<br />
et silencieux. Un <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> qui n’aurait pas quitté la Norvège. Mais est-il meilleur, est-il pire que<br />
<strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong>? Comment savoir ?<br />
Vient ensuite l’étrange vente aux enchères (4), où <strong>Peer</strong> <strong>Gynt</strong> se dépouille non plus <strong>de</strong> ses vêtements,<br />
mais <strong>de</strong> ses souvenirs, et apprend <strong>de</strong> la bouche d'un vieux qu'il est resté soi-même jusqu'au bout... dans<br />
la légen<strong>de</strong>. Scène suivie aussitôt <strong>de</strong> la prodigieuse scène <strong>de</strong> l'oignon (5), la scène-clef <strong>de</strong> l'acte V sinon<br />
<strong>de</strong> toute la pièce, où il se dépouille <strong>de</strong> toutes les pelures <strong>de</strong> son passé, <strong>de</strong> ce qu'il a été ; puis <strong>de</strong> la scène<br />
6, où vient le hanter tout ce qu'il n’a pas été. Long trajet anagogique qui le fait remonter <strong>de</strong> ses souvenirs<br />
jusqu'à l'essence <strong>de</strong> son moi et <strong>de</strong> son non-moi, sorte d'ascèse bouddhique d'un prophète qui n'est<br />
pas entendu, qui se retire dans la forêt et qui a <strong>de</strong>s hallucinations. Il y a bien lieu <strong>de</strong> parler du Soi, ici, en<br />
termes bouddhiques, pour en découvrir l'évanouissement et l'annihilation. Ou, pour parler comme<br />
Freud, on invoquerait à bon droit cette refente du sujet, cette division, cette Ich-Spaltung dont ses <strong>de</strong>rniers<br />
écrits témoignent. Et même, paraphrasant la formule <strong>de</strong> Freud qui désigne comme tâche à la<br />
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