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les œuvres et convictions d'économie politique de pierre-louis ...

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LES ŒUVRES ET CONVICTIONS D'ÉCONOMIE<br />

POLITIQUE DE PIERRE-LOUIS ROEDERER<br />

(1754-1835)<br />

Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer.<br />

Dessin <strong>de</strong> J. Guerin,<br />

gravure <strong>de</strong> Fiesinger.<br />

Archives communa<strong>les</strong> M<strong>et</strong>z.<br />

Né à M<strong>et</strong>z, en 1754, Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer est un <strong>de</strong>s<br />

hommes-clés <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> l'Ancien Régime <strong>et</strong> <strong>de</strong>s débuts <strong>de</strong> la<br />

Révolution en Lorraine <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> Trois Evêchés. Élu à<br />

l'Assemblée Nationale après <strong>les</strong> premiers éclats <strong>de</strong> la Révolution<br />

parisienne, il en <strong>de</strong>viendra une <strong>de</strong>s voix <strong>les</strong> plus écoutées. Sa carrière<br />

est multi-forme : juriste, économiste, théoricien <strong>de</strong> la <strong>politique</strong>,<br />

homme d'action successivement procureur général syndic <strong>de</strong><br />

la Seine, propriétaire <strong>de</strong> journaux, conspirateur <strong>de</strong> Brumaire,<br />

conseiller d'Etat, sénateur, comte d'Empire, ministre napolitain,<br />

secrétaire d'Etat du Grand Duché <strong>de</strong> Berg, commissaire extraordinaire<br />

<strong>de</strong> 1 'Empire napoléonien finissant, pair <strong>de</strong> France sous la<br />

monarchie <strong>de</strong> Juill<strong>et</strong>, mais aussi auteur <strong>de</strong> théâtre, moraliste <strong>et</strong> philosophe.<br />

Roe<strong>de</strong>rer est un <strong>de</strong>s rares hommes qui, <strong>de</strong> Louis XV à<br />

Louis-Philippe, ont été au somm<strong>et</strong> du pouvoir sans se renier(ll.<br />

1) Sur la vie <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer, voir notre ouvrage Roe<strong>de</strong>rer. 1754-1835, Serpenoise, 1989, ou A.<br />

Cabanis, >, Dictionnaire Napoléon, Paris, 1987, p. 1471-1472.<br />

311


Mort à près <strong>de</strong> 82 ans, il a laissé une œuvre écrite considérable,<br />

publiée par un <strong>de</strong> ses fils, Antoine-Marie, sous le Second Empire(2).<br />

Philosophe <strong>et</strong> penseur, Roe<strong>de</strong>rer a consacré une partie non<br />

négligeable <strong>de</strong> ses travaux théoriques <strong>et</strong> pratiques à l'économie<br />

<strong>politique</strong>, <strong>de</strong>s bancs <strong>de</strong> la Société Royale <strong>de</strong>s Sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Arts<br />

<strong>de</strong> M<strong>et</strong>z, l'actuelle Académie Nationale, à ceux, moins qui<strong>et</strong>s, <strong>de</strong> la<br />

Constituante <strong>et</strong> <strong>de</strong>s assemblées <strong>politique</strong>s <strong>de</strong>s différents régimes<br />

qu'il a servis. Il fait partie <strong>de</strong> ces hommes <strong>de</strong>s Lumières qui, par leurs<br />

écrits <strong>et</strong> leurs actes ont préparé, en province, l'explosion <strong>de</strong> 1789 <strong>et</strong><br />

l'irruption dans <strong>les</strong> affaires publiques <strong>de</strong> la science économique.<br />

C'est c<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer que nous<br />

souhaitons présenter aujourd'hui. Il ne s'agira pas, bien sûr, d'être<br />

exhaustif <strong>et</strong> définitif car <strong>les</strong> contraintes <strong>de</strong> l'édition ne perm<strong>et</strong>traient<br />

pas d'entrer dans <strong>les</strong> détails <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> pages que le<br />

Messin consacra à l'économie. Mais nous pensons qu'une approche<br />

générale <strong>de</strong>s <strong>convictions</strong> économique du personnage peut être l'occasion,<br />

d'une part, <strong>de</strong> mieux connaître encore ce grand compatriote,<br />

<strong>et</strong>, d'autre part, <strong>de</strong> situer son œuvre dans <strong>les</strong> grands courants <strong>de</strong><br />

la pensée économique <strong>de</strong> la fin du XVIIIe <strong>et</strong> du début du XIXe<br />

siècle. Nous le ferons en adoptant un plan chronologique : <strong>de</strong>s travaux<br />

« Lorrains » (I) à ceux du Consulat (III), en passant par <strong>les</strong><br />

«travaux pratiques » <strong>de</strong> l'Assemblée Nationale Constituante (II).<br />

Partant <strong>de</strong> ce voyage dans <strong>les</strong> <strong>œuvres</strong> <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer, on verra qu'il<br />

eut plus <strong>de</strong> <strong>convictions</strong> que <strong>de</strong> théories propres. Il fut d'abord un<br />

disciple d'Adam Smith, père <strong>de</strong> l'école économique classique <strong>et</strong><br />

père <strong>de</strong> l'économie <strong>politique</strong> tout court (IV).<br />

1. Réflexion <strong>et</strong> propositions : grands problèmes<br />

<strong>d'économie</strong> <strong>politique</strong> en Lorraine <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> Trois<br />

Evêchés à la fin <strong>de</strong> l'Ancien Régime<br />

Conseiller au Parlement <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z, membre très actif <strong>de</strong> la<br />

Société Royale <strong>de</strong>s Sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Arts, Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer a<br />

été mêlé aux grands débats qui ont traversé la Lorraine <strong>et</strong> <strong>les</strong> Trois<br />

Evêchés à la fin <strong>de</strong> l'Ancien Régime. Il y a fait entendre sa voix, non<br />

seulement par une approche théorique, mais encore en intervenant<br />

dans <strong>les</strong> problèmes concr<strong>et</strong>s. Parcourons ses différents travaux.<br />

- Idées sur un traité <strong>de</strong> finance(3l. La première étu<strong>de</strong> <strong>d'économie</strong><br />

<strong>politique</strong> connue <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer est un discours prononcé lors <strong>de</strong><br />

2) Œuvres du comte P.-L. Roe<strong>de</strong>rer, Firmin-Didot, 1853-1859, 8 volumes, près <strong>de</strong> 4 900<br />

pages. Publiées à cinquante exemplaires <strong>de</strong>stinés aux amis <strong>de</strong> la famille <strong>et</strong> à quelques<br />

bibliothèques publiques, ces textes sont aujourd'hui presqu'introuvab<strong>les</strong> <strong>et</strong> font la fierté<br />

<strong>de</strong>s bibliophi<strong>les</strong> chanceux qui en disposent. La Médiathèque <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z <strong>les</strong> possè<strong>de</strong>.<br />

3)


la séance publique <strong>de</strong> la Société Royale <strong>de</strong>s Sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Arts, le<br />

25 août 1782, six ans après la parution <strong>de</strong> De la richesse <strong>de</strong>s nations<br />

d'Adam Smith. Le texte est court. Son auteur l'explique par le fait<br />

que son travail initial a été « censuré » par ses pairs au motif que<br />

certaines <strong>de</strong> ses idées étaient trop « hardies ». Les fragments supprimés<br />

n'ont malheureusement pas été conservés, ce qui ne nous<br />

perm<strong>et</strong> pas <strong>de</strong> savoir en quoi Roe<strong>de</strong>rer avait pu choquer ses collègues<br />

<strong>de</strong> l'Académie. Il en résulte que son texte se limite à l'énoncé<br />

<strong>de</strong> quelques grands principes <strong>de</strong> fiscalité <strong>et</strong> à proposer le plan<br />

d'un traité idéal sur la matière fiscale. En ouverture <strong>de</strong> sa conférence,<br />

Roe<strong>de</strong>rer dresse néanmoins un tableau critique <strong>de</strong> la fiscalité<br />

<strong>de</strong> son époque. Il la juge touffue, trop compliquée, résultat <strong>de</strong><br />

l'empilement <strong>de</strong> différents textes <strong>et</strong> pratiques <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s décennies.<br />

Partant, la fiscalité est <strong>de</strong>venue incompréhensible, tant dans son<br />

énoncé que dans la justification <strong>de</strong>s impôts <strong>et</strong> taxes. C'est la tradition<br />

bien plus qu'une règle établie une fois pour toutes <strong>et</strong> approuvée<br />

par la « nation » qui justifie le système d'imposition du régime<br />

royal. « Il faut, écrit Roe<strong>de</strong>rer, un ouvrage didactique sur la finance<br />

». Et une fois c<strong>et</strong> ouvrage réalisé, il faudra réformer le système<br />

existant. Mais il faudra le faire avec modération. En ce sens, déjà,<br />

le conseiller au Parlement <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z critique <strong>les</strong> « économistes » physiocrates<br />

car, dit-il, « pas un <strong>de</strong> ces écrivains n'a considéré que <strong>les</strong><br />

réformes <strong>de</strong>vant être partiel<strong>les</strong> <strong>et</strong> successives, la manière d'y procé<strong>de</strong>r<br />

était la manière la plus délicate <strong>et</strong> la plus difficile à traiter ». Mais il<br />

n'en dit pas plus. Il faudra donc continuer à étudier son œuvre économique<br />

pour mieux connaître ses <strong>convictions</strong> sur le suj<strong>et</strong>.<br />

- Dialogue sur le colportageC4l. Publié en août 1783, ce dialogue<br />

est l'occasion pour son auteur <strong>de</strong> prendre parti en faveur <strong>de</strong>s<br />

commerçants messins qui se réjouissent <strong>de</strong> l'enregistrement par<br />

leur Parlement <strong>de</strong> la loi interdisant aux marchands forains <strong>de</strong> venir<br />

vendre au détail en ville. Si ce texte a une bonne utilité pour<br />

connaître un aspect <strong>de</strong>s problèmes économiques <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z à c<strong>et</strong>te<br />

époque, il ne nous ai<strong>de</strong> pas à préciser la pensée économique générale<br />

<strong>de</strong> son auteur.<br />

- Questions concernant le reculement <strong>de</strong>s barrières douanières(s).<br />

Roe<strong>de</strong>rer a beaucoup travaillé sur ce suj<strong>et</strong> sensible <strong>et</strong><br />

essentiel <strong>de</strong> la vie économique <strong>de</strong>s provinces <strong>de</strong> Lorraine <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

4)


Trois Evêchés à la fin <strong>de</strong> l'Ancien Régime(6). Fallait-il intégrer le<br />

commerce <strong>de</strong> ces provinces au commerce du royaume ou fallait-il<br />

leur conserver leur régime <strong>de</strong> provinces « étrangères », avec le système<br />

douanier qui en découlait ? La réponse divisait l'opinion à<br />

M<strong>et</strong>z <strong>et</strong> Nancy. A plusieurs reprises, <strong>de</strong>s tentatives d'intégrer <strong>les</strong><br />

provinces dans le droit commun avaient échoué. La mo<strong>de</strong> du libreéchange<br />

au niveau international remit la question à l'ordre du jour.<br />

Le grouvernement ordonna sur place une enquête afin <strong>de</strong> recueillir<br />

<strong>les</strong> avis <strong>les</strong> plus divers. Il confia à Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer le soin <strong>de</strong><br />

faire la synthèse <strong>de</strong> l'ensemble <strong>et</strong> d'en tirer <strong>de</strong>s propositions. Allié<br />

à la finance alleman<strong>de</strong> par sa femme, propriétaire <strong>de</strong> verreries à<br />

Saint-Quirin, le conseiller au Parlement <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z était, on l'imagine,<br />

partisan du reculement <strong>de</strong>s barrières douanières qui grevaient<br />

le commerce <strong>de</strong>s provinces aux frontières du royaume. Il s'exprima<br />

dans <strong>de</strong>ux textes écrits au printemps <strong>et</strong> à l'automne 1787<br />

(Observations <strong>et</strong> Questions), sans aucune r<strong>et</strong>enue en faveur du<br />

reculement.<br />

Quelle est la source <strong>de</strong>s différents revenus ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le Messin<br />

en introduction <strong>de</strong> son texte. Sa réponse lui perm<strong>et</strong>, une fois encore,<br />

<strong>de</strong> se poser en adversaire <strong>de</strong>s physiocrates : « Tous <strong>les</strong> revenus<br />

ont leur première source dans la terre; mais <strong>les</strong> richesses <strong>de</strong> la terre<br />

en sont tirées par l'accord <strong>de</strong>s trois espèces <strong>de</strong> travaux qui tous ont<br />

un droit constant à une part <strong>de</strong> ses produits : ( ... ) l'agriculture, <strong>les</strong><br />

manufactures <strong>et</strong> le négoce ». L'origine foncière <strong>de</strong> toute richesse<br />

n'est donc qu'une vérité historique rendue caduque par l'évolution<br />

<strong>et</strong> l'émergence d'autres activités qui ont une vie <strong>et</strong> un développement<br />

autonome, fondés sur le travail. Ce sont <strong>les</strong> idées d'Adam<br />

Smith que Roe<strong>de</strong>rer tente d'acclimater au problème local.<br />

Partant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te constatation - qui n'était d'ailleurs pas indispensable<br />

à son propos -, Roe<strong>de</strong>rer entreprend <strong>de</strong> démontrer l'utilité<br />

qu'aurait le libre-échange pour sa région. Il constate d'abord que<br />

le système en place est fort compliqué. Vers la Franche-Comté, <strong>les</strong><br />

exportations sont frappées <strong>de</strong> « droits locaux »; vers l'Alsace, on<br />

leur applique le « tarif d'Alsace », vers le Luxembourg, le «tarif<br />

impérial ». Les cours <strong>de</strong> la Moselle <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Meuse sont coupés <strong>de</strong><br />

nombreux péages qui font péricliter la navigation. Pour importer, la<br />

Lorraine est enfermée dans un tarif particulier, la « foraine », qui la<br />

sépare <strong>de</strong>s Trois Evêchés <strong>et</strong> du reste du royaume. Les Trois<br />

Evêchés sont eux-mêmes partagés entre plusieurs droits <strong>de</strong> traites,<br />

6) Voir F.-Y. LE MOIGNE, >, La Lorraine, passionnément,<br />

Serpenoise, 1993, p. 63-83.<br />

314


voire même, en certains endroits, par la foraine ou la « Thonlieu »,<br />

d'origine espagnole, dans la région <strong>de</strong> Thionville.<br />

Pour Roe<strong>de</strong>rer, il faut supprimer ce système. Il balaie d'un<br />

coup <strong>de</strong> plume <strong>les</strong> contestations sur ce point. Il regr<strong>et</strong>te que l'opinion<br />

publique puisse s'émouvoir du reculement <strong>de</strong>s barrières au<br />

motif que celui-ci serait une perte <strong>de</strong> spécificité <strong>de</strong>s provinces. Il<br />

soupçonne quelques marchands « plaintifs » <strong>de</strong> manipuler la population.<br />

Le reculement <strong>de</strong>s barrières, c'est le développement <strong>de</strong><br />

toutes <strong>les</strong> branches d'activité, dit-il. Les propriétaires y gagneront<br />

<strong>de</strong>s exportations plus faci<strong>les</strong> ou un écoulement <strong>de</strong> leurs productions<br />

à l'intérieur <strong>de</strong>s provinces : en eff<strong>et</strong>, l'élan qui serait donné aux<br />

manufactures entraînerait un afflux <strong>de</strong> main d'oeuvre <strong>de</strong> l'extérieur<br />

qu'il faudrait bien nourrir. Quant aux négociants, Roe<strong>de</strong>rer ne<br />

comprend pas en quoi l'expansion du négoce <strong>et</strong> du commerce pourrait<br />

leur être néfaste. Certes, le négoce <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its obj<strong>et</strong>s précieux ne<br />

connaîtrait guère d'amélioration à la disparition d'un système <strong>de</strong><br />

calcul <strong>de</strong>s taxes fondé sur la taille <strong>de</strong>s voitures ou le nombre <strong>de</strong> chevaux<br />

nécessaire à leur traction. Mais quel avantage pour <strong>les</strong> productions<br />

lour<strong>de</strong>s <strong>et</strong> volumineuses ! Aucun doute n'est plus permis :<br />

« Le nouveau régime doit augmenter <strong>les</strong> revenus <strong>de</strong> la terre, ceux<br />

<strong>de</strong>s manufactures, ceux du négoce, c'est-à-dire fécon<strong>de</strong>r <strong>les</strong> véritab<strong>les</strong><br />

sources <strong>de</strong> la richesse publique ».<br />

Les travaux <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer provoquent <strong>de</strong> nombreuses réactions,<br />

hosti<strong>les</strong> ou favorab<strong>les</strong>. Même le peuple s'agite, preuve qu'il<br />

ne s'agit pas là d'une affaire réservée aux seuls spécialistes. C'est<br />

l'homme <strong>de</strong>s Lumières qui répond alors, s'insurgeant contre ce<br />

qu'on appellerait <strong>de</strong> nos jours une « manipulation » :« Quelle est la<br />

puissance d'un préjugé dans une matière compliquée ! Combien il<br />

est difficile à l'esprit <strong>de</strong> le soum<strong>et</strong>tre à une révision attentive,<br />

impartiale, exacte ! Combien il faut <strong>de</strong> force dans le caractère pour<br />

résister à l'impulsion commune, pour s'arrêter avec ferm<strong>et</strong>é dans<br />

<strong>de</strong>s doutes raisonnab<strong>les</strong>, quand le torrent d'une opinion populaire<br />

menace, presse, heurte tout ce qui lui résiste ». Par contre, <strong>les</strong><br />

l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong>s manufacturiers apportent quelque réconfort à notre<br />

Messin. Citons, pour le plaisir <strong>de</strong> se replonger dans le style <strong>de</strong><br />

l'époque, la promesse qui lui est faite par la municipalité <strong>de</strong><br />

Biberkirch. Celle-ci s'engage à dresser en son honneur « un acte qui<br />

restera dans (son) coffre <strong>de</strong> communauté éternellement, afin que<br />

(ses) enfants (le) bénissent <strong>et</strong> (lui) ren<strong>de</strong>nt grâce »(7).<br />

Malgré <strong>les</strong> <strong>convictions</strong> <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer, il faudra attendre la<br />

Révolution pour que le reculement <strong>de</strong>s barrières soit enfin une réalité.<br />

Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> 1787 échoue.<br />

7) L<strong>et</strong>tre du 19 juin 1787, Œuvres, t. VII, p. 444.<br />

315


- En quoi consiste la prospérité d'un pays ?(S). C'est à moins<br />

d'un an <strong>de</strong> la flambée révolutionnaire <strong>de</strong> 1789 que Roe<strong>de</strong>rer publie<br />

c<strong>et</strong> opuscule à la fois théorique <strong>et</strong> pratique, puisque se voulant aussi<br />

dirigé contre quelques abus du régime. Pour notre Messin, la prospérité<br />

d'un pays, c'est d'abord une population nombreuse <strong>et</strong> heureuse.<br />

Une telle affirmation a, on l'aura <strong>de</strong>viné, <strong>de</strong>s conséquences<br />

quantitatives <strong>et</strong> qualitatives. La population d'un Etat doit toujours<br />

être adaptée aux ressources disponib<strong>les</strong>. Ainsi, lorsqu'un Etat peut<br />

nourrir davantage <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, il faut promouvoir l'augmentation <strong>de</strong><br />

la population. Favoriser le développement <strong>de</strong> l'agriculture <strong>et</strong> le<br />

défrichement, c'est m<strong>et</strong>tre le pays en mesure d'assumer la hausse<br />

<strong>de</strong> la population. L'expansion agricole est favorisée par celle <strong>de</strong>s<br />

manufactures qui attireront une main d'œuvre nombreuse, donc<br />

plus <strong>de</strong> bouches à nourrir, donc plus <strong>de</strong> terres à défricher. Ainsi,<br />

pour Roe<strong>de</strong>rer, l'économie répond à <strong>de</strong>s mécanismes régulateurs<br />

qui fonctionnent d'eux-mêmes <strong>et</strong> qu'il appelle, comme Smith, la<br />

« nature <strong>de</strong>s choses ». La prospérité est aussi atteinte par un développement<br />

<strong>de</strong>s échanges. Partant, <strong>les</strong> nations doivent développer<br />

<strong>de</strong>s <strong>politique</strong>s <strong>de</strong> libre-échange.<br />

Mais si tout doit être mis en œuvre pour que la population soit<br />

nombreuse, il faut aussi qu'elle soit heureuse, au sens « économique<br />

» que prête Roe<strong>de</strong>rer à c<strong>et</strong> adjectif. Etre heureux, cela veut<br />

dire d'abord être nourri, dans la société <strong>de</strong> 1788 qui n'est pas à<br />

l'abri <strong>de</strong>s dis<strong>et</strong>tes. Il faut développer l'agriculture <strong>et</strong> sa production<br />

à un point tel que <strong>les</strong> subsistances ne soient jamais mises en péril.<br />

Pour ce faire, <strong>les</strong> propriétaires fonciers doivent pouvoir investir<br />

pour défricher. Roe<strong>de</strong>rer constate que la société dans laquelle il vit<br />

ne peut structurellement remplir c<strong>et</strong>te fonction, pour <strong>de</strong>ux raisons<br />

essentiel<strong>les</strong>. La première est l'inégale répartition <strong>de</strong>s terres :<br />

«L'inégalité <strong>de</strong>s propriétés a mis en possession d'un seul homme<br />

<strong>de</strong>s terres qui en nourriraient <strong>de</strong>s milliers ». La secon<strong>de</strong> raison est<br />

que <strong>les</strong> propriétaires <strong>de</strong>s terres ne vivent plus, ni sur leur domaine,<br />

ni <strong>de</strong> leurs produits agrico<strong>les</strong>. Ces propriétaires, le plus souvent installés<br />

à Paris, font « graviter l'argent <strong>de</strong>s extrêmités vers le centre »<br />

<strong>et</strong> en privent leurs régions où on ne peut investir pour développer<br />

la production. Ne faudrait-il pas dès lors imaginer un nouveau partage<br />

<strong>de</strong> la propriété qui serait davantage fondé sur le travail car<br />

« c'est la peine <strong>de</strong> l'homme qui fait son titre aux bienfaits <strong>de</strong> la<br />

terre »? N'en déduisons nullement que Roe<strong>de</strong>rer soit un révolutionnaire<br />

« partageux ». Son style en est même fort éloigné. Modéré<br />

en tout, c'est l'excès qu'il critique. Trop <strong>de</strong> richesses foncières<br />

concentrées entre <strong>les</strong> mains d'un seul ou d'une famille ne sont pas<br />

8)


propices au développement. Mais plutôt que <strong>de</strong> partager autoritairement,<br />

ce sont <strong>de</strong>s mécanismes régulateurs qu'il faut développer.<br />

Après quoi, le libéralisme économique fera jouer <strong>les</strong> siens.<br />

II. Les travaux pratiques : le comité <strong>de</strong>s contributions <strong>de</strong><br />

l'assemblée nationale<br />

En octobre 1789, Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer est élu à l'Assemblée<br />

Nationale(9). Il arrive à Paris au début <strong>de</strong> novembre <strong>et</strong> rejoint le<br />

« comité <strong>de</strong>s Douze », chargé <strong>de</strong> préparer le travail <strong>de</strong> l'Assemblée<br />

en matière fiscale. Il y siège aux côtés <strong>de</strong> Talleyrand, Dupont <strong>de</strong><br />

Nemours, La Rochefoucauld, <strong>et</strong>c., <strong>et</strong> déploie une gran<strong>de</strong> activité.<br />

Sans aucune mo<strong>de</strong>stie, il écrira plus tard : «J'embrassai d'une vue<br />

n<strong>et</strong>te <strong>les</strong> besoins <strong>de</strong> l'Etat, <strong>et</strong> <strong>les</strong> mesurai avec précision; je reconnus<br />

avec discernement <strong>les</strong> véritab<strong>les</strong> sources du revenu public, <strong>et</strong><br />

saisis avec sagacité <strong>les</strong> moyens <strong>les</strong> plus sûrs <strong>et</strong> <strong>les</strong> plus déliés <strong>de</strong> distribuer<br />

le poids <strong>de</strong> la contribution <strong>de</strong> la manière la plus égale qui fut<br />

possible »(10). Même si <strong>les</strong> fleurs que s'accor<strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer peuvent<br />

apparaître excessives -eu égard au fait que ses « théories » sont très<br />

largement inspirées <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Smith-, il faut néanmoins reconnaître<br />

que son travail fut tenace <strong>et</strong> important. Il n'est qu'à relire <strong>les</strong><br />

rapports <strong>et</strong> discours qu'il rédigea au nom <strong>de</strong> son comité, voire pour<br />

l'Assemblée entière :<br />

- Rapport concernant le revenu public <strong>de</strong> la vente exclusive du<br />

tabac, septembre 1790(11);<br />

- Rapport sur la proposition d'imposer <strong>les</strong> rentes dûes par le trésor<br />

public, décembre 1790(12);<br />

- Rapport concernant <strong>les</strong> lois constitutionnel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s finances,<br />

décembre 1790(13);<br />

- Rapport sur le droit <strong>de</strong> timbre, juill<strong>et</strong> 1791 (14);<br />

- Discours sur la prohibition <strong>de</strong> la culture du tabac, février 1791 (15);<br />

- Rapport sur <strong>les</strong> patentes, février 1791 (16);<br />

- Rapport sur <strong>les</strong> artic<strong>les</strong> généraux relatifs à l'organisation du<br />

corps <strong>de</strong>s finances, avril 1791 (17);<br />

9) Sur <strong>les</strong> péripéties <strong>de</strong> l'élection <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer, voir R. PAQUET, Bibliographie analytique<br />

<strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z pendant la Révolution (1 789-1800), Paris, 1926, t. 1.<br />

10) Œuvres, t. III, p. 281.<br />

11) Œuvres, t. VI, p. 447-490.<br />

12) Ibid., p. 493-498.<br />

13) Ibid., p. 498-508.<br />

14) Ibid., p. 508-513.<br />

15) Ibid., p. 514-524.<br />

16) Ibid., p. 524-530.<br />

17) Ibid., p. 530-537.<br />

317


- Proclamation <strong>de</strong> l'Assemblée Nationale aux Français relativement<br />

aux contributions publiques, juin 1791(18).<br />

Avec ses collègues, Roe<strong>de</strong>rer participe donc à la refonte du<br />

système fiscal français, socle <strong>de</strong>s changements sociaux voulus par<br />

<strong>les</strong> révolutionnaires. Le député Lavie n'avait-il pas déclaré à<br />

l'Assemblée : «Nous n'avons fait la Révolution que pour être <strong>les</strong><br />

maîtres <strong>de</strong> l'impôt » ? Sans entrer dans <strong>les</strong> détails <strong>de</strong> ce travail fondamental,<br />

on dira simplement que <strong>les</strong> Constituants choisirent <strong>de</strong><br />

privilégier l'impôt direct, sans suivre <strong>les</strong> physiocrates qui auraient<br />

souhaité ne le fon<strong>de</strong>r que sur la terre <strong>et</strong> ses revenus. Ainsi furent<br />

créés <strong>les</strong> contributions foncières, mobilières <strong>et</strong> la patente. Mais <strong>les</strong><br />

contributions indirectes, dénoncées par <strong>les</strong> cahiers <strong>de</strong> doléances <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> « économistes », ne furent pas totalement éliminées du paysage<br />

fiscal, <strong>et</strong> c'est bien en cela que le rej<strong>et</strong> <strong>de</strong>s physiocrates est plus n<strong>et</strong>.<br />

Certes, leur volume ne fut pas immédiatement important, mais la<br />

porte était ouverte à leur succès <strong>et</strong> à leur croissance, ce qui ne choquait<br />

pas Roe<strong>de</strong>rer(19).<br />

De ces travaux essentiels à la Révolution qui commence <strong>et</strong><br />

pour mieux approcher <strong>les</strong> <strong>convictions</strong> <strong>de</strong> Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer, on<br />

peut r<strong>et</strong>enir le rapport sur <strong>les</strong> lois constitutionnel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s finances. On<br />

y ajoutera un ouvrage rédigé quelques jours avant que notre<br />

Messin rejoigne son poste <strong>de</strong> procureur général syndic du département<br />

<strong>de</strong> la Seine.<br />

- Rapport concernant <strong>les</strong> lois constitutionnel<strong>les</strong> <strong>de</strong> finances.<br />

Présenté à l'Assemblée le 20 décembre 1790, ce texte rédigé par<br />

Roe<strong>de</strong>rer au nom du comité <strong>de</strong>s Douze montre à quel point notre<br />

homme s'est investi dans l'action à c<strong>et</strong>te époque <strong>de</strong> la Révolution,<br />

ce qui lui vaut d'ailleurs quelques piques bien senties dans <strong>les</strong><br />

Portraits <strong>de</strong> Rivarol. Le débat <strong>de</strong> l'époque est <strong>de</strong> savoir comment<br />

on réduira le pouvoir du roi dans la constitution qui se prépare.<br />

Roe<strong>de</strong>rer m<strong>et</strong> ses compétences techniques <strong>de</strong> finances publiques au<br />

service <strong>de</strong> c<strong>et</strong> objectif. Il pense, avec son comité, qu'il ne faut pas<br />

laisser au roi le moindre pouvoir sur la haute administration <strong>de</strong>s<br />

finances. « La finance doit être considérée comme le régulateur du<br />

pouvoir exécutif », écrit-il. L'administration <strong>de</strong>s finances doit être<br />

placée « hors <strong>de</strong>s pouvoirs publics », exécutif, législatif <strong>et</strong> judiciaire.<br />

C'est donc vers l'élection qu'il faut se tourner : on élira <strong>les</strong> responsab<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>s finances publiques <strong>et</strong> ceux-ci s'auto-contrôleront grâce à<br />

<strong>de</strong>s « directoires d'administration ». Partant, loin <strong>de</strong> l'avoir affaibli,<br />

on aura au contraire renforcé le pouvoir exécutif : « Si l'Assemblée<br />

18) Ibid., p.545-557.<br />

19) Sur ces suj<strong>et</strong>s, voir J. GODECHOT, Les institutions <strong>de</strong> la France sous la Révolution <strong>et</strong><br />

l'Empire, Paris, 1968, p. 163 <strong>et</strong> s.<br />

318


Nationale sépare <strong>les</strong> fonctions roya<strong>les</strong> <strong>et</strong> la suprême administration<br />

<strong>de</strong>s finances <strong>et</strong> <strong>de</strong> la trésorerie nationale, si elle place entièrement<br />

dans <strong>les</strong> mains <strong>de</strong>s représentants du peuple le véritable, le seul<br />

régulateur du pouvoir exécutif suprême, alors elle pourra donner<br />

ailleurs à ce pouvoir une très gran<strong>de</strong> énergie ( ... ); sa force ne pourra<br />

jamais être que celle <strong>de</strong> la loi <strong>et</strong> <strong>de</strong> la volonté publique ».<br />

- Système général <strong>de</strong>s finances <strong>de</strong> France(20). Le 4 novembre<br />

1791, à quelques jours <strong>de</strong> prendre ses fonctions <strong>de</strong> procureur général<br />

syndic du département <strong>de</strong> la Seine <strong>et</strong> un mois après la dissolution<br />

<strong>de</strong> la Constituante, Roe<strong>de</strong>rer rédige un texte qui, dans son<br />

esprit, sera le plan d'un futur ouvrage dans lequel il se propose <strong>de</strong><br />

m<strong>et</strong>tre en ordre l'œuvre fiscale <strong>de</strong> l'année écoulée. L'ouvrage ne<br />

verra jamais le jour. C'est pourtant à un véritable «exposé <strong>de</strong>s<br />

motifs » que notre personnage se livre. Pour lui, en résumé, <strong>les</strong><br />

finances publiques ne peuvent s'envisager qu'à partir d'une vue<br />

saine <strong>de</strong>s dépenses publiques, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute considération sur<br />

<strong>les</strong> revenus. Avant <strong>de</strong> créer un système fiscal, il faut d'abord savoir<br />

à quoi seront <strong>de</strong>stinés ses produits <strong>et</strong> définir <strong>les</strong> obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la compétence<br />

étatique.<br />

Faut-il, dès lors que ces obj<strong>et</strong>s ont été fixés, être économe <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>niers publics ? Certes oui, lorsqu'il s'agit <strong>de</strong>s dépenses « stéri<strong>les</strong><br />

», comme cel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s armées. Mais pour <strong>les</strong> autres, il conseille<br />

<strong>de</strong> ne jamais perdre <strong>de</strong> vue que <strong>les</strong> dépenses <strong>de</strong> l'Etat ont un eff<strong>et</strong><br />

d'entraînement sur l'économie <strong>et</strong> qu'el<strong>les</strong> créent el<strong>les</strong>-mêmes <strong>de</strong><br />

l'activité, donc <strong>de</strong>s revenus. C'est le cas pour <strong>les</strong> investissements<br />

d'infrastructures routières ou pour la création <strong>de</strong> canaux. Ainsi,<br />

pour ce libéral, le budg<strong>et</strong> public peut <strong>et</strong> doit avoir une influence sur<br />

l'activité économique générale. Certaines dépenses publiques sont<br />

en réalité <strong>de</strong> l'épargne. Toutefois, il ne faut pas dépasser <strong>les</strong> limites<br />

fixées pour <strong>les</strong> dépenses publiques afin que l'impôt ne soit pas<br />

insupportable à ceux qui le paie. Une fois encore, à côté <strong>de</strong> principes<br />

strictes, Roe<strong>de</strong>rer prône la modération.<br />

III. La synthèse : <strong>les</strong> cours <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer au lycée <strong>de</strong> Paris<br />

Après l'épiso<strong>de</strong> du 10 août 1792, au cours duquel Roe<strong>de</strong>rer<br />

joua un rôle majeur(21), notre homme fut contraint à une semi-clan<strong>de</strong>stinité.<br />

Il ne se tut pas pour autant mais sa voix se fit entendre<br />

avec moins <strong>de</strong> force. Il publia <strong>de</strong> très nombreux artic<strong>les</strong> <strong>d'économie</strong><br />

20)


<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>politique</strong> dans le Journal <strong>de</strong> Paris <strong>et</strong> dans le Journal<br />

d'Economie Publique (qu'il fonda en 1796). Il donna aussi quelques<br />

cours au lycée <strong>de</strong> Paris. Rien <strong>de</strong> bien extraorinaire dans ces écrits<br />

conditionnés par la situation <strong>politique</strong> <strong>de</strong> la France <strong>de</strong> la Terreur <strong>et</strong><br />

du Directoire <strong>et</strong> par le souci <strong>de</strong> leur auteur <strong>de</strong> ne pas <strong>de</strong>venir « suspect<br />

». Ayant participé activement à la préparation du coup d'Etat<br />

<strong>de</strong> Bonaparte, Roe<strong>de</strong>rer r<strong>et</strong>rouva une certaine liberté <strong>de</strong> parole<br />

avec le Consulat. Dans un pays assagi <strong>et</strong> fatigué par dix ans <strong>de</strong><br />

déchirements, il siègea au conseil d'Etat <strong>et</strong> <strong>de</strong>vint prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la<br />

section <strong>de</strong> l'Intérieur. Proche du Premier Consul, il le rencontrait<br />

quotidiennement <strong>et</strong> gagna sa confiance. Il en profita pour<br />

reprendre un temps ses cours au lycée <strong>de</strong> Paris sous le titre<br />

Mémoires sur quelques points <strong>d'économie</strong> publique(22).<br />

Il s'agit d'une synthèse <strong>de</strong> ses <strong>convictions</strong> théoriques sur l'économie<br />

<strong>politique</strong>. Rappelons ici que nous parlons <strong>de</strong> « <strong>convictions</strong> »<br />

car Roe<strong>de</strong>rer s'est fait le porte-parole <strong>de</strong> la pensée d'Adam Smith.<br />

On ne peut donc dire qu'il avait ses propres théories. Il avait prévu<br />

douze leçons au lycée <strong>de</strong> Paris. Il n'en prononça que six, trois sur la<br />

propriété, trois sur <strong>les</strong> contributions, en 1800 <strong>et</strong> 1801. Il dut interrompre<br />

ses cours en raison <strong>de</strong> sa charge <strong>de</strong> travail au conseil d'Etat<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses autres activités, notamment diplomatiques, au service du<br />

régime consulaire.<br />

Sur la propriété, Roe<strong>de</strong>rer n'a guère dévié <strong>de</strong> ses idées prérévolutionnaires.<br />

Elle est antérieure à la création <strong>de</strong>s sociétés <strong>et</strong><br />

c'est pour la préserver qu'a été passé le contrat social. Il ne voit rien<br />

<strong>de</strong> scandaleux à ce qu'elle soit à la fois inégalement répartie <strong>et</strong><br />

transmissible à la mort du proriétaire. « Devant 1 'histoire (<strong>de</strong> la<br />

propriété), écrit-il, s'évanouissent <strong>les</strong> griefs <strong>de</strong>s hommes qui naissent<br />

dénués <strong>de</strong> biens, contre ceux qui naissent dotés d'un riche<br />

patrimoine. Le pauvre doit se dire en contemplant la fortune du<br />

riche : ses pères ont travaillé <strong>et</strong> épargné; <strong>les</strong> miens, moins sages, ou<br />

n'ont rien fait, ou bien ils ont consommé <strong>les</strong> fruits <strong>de</strong> leur travail<br />

( ... ). Tel est le langage que l'homme pauvre éclairé doit se tenir à<br />

lui-même; tel est l'hommage que doit à l'institution <strong>de</strong> la propriété<br />

l'homme qu'elle a le moins favorisé ». Homme <strong>de</strong> 89, Roe<strong>de</strong>rer<br />

marque ici <strong>de</strong>ux idées. La première est le rej<strong>et</strong> <strong>de</strong>s thèses en vogue<br />

sous la Terreur selon <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> la propriété serait la base même <strong>de</strong>s<br />

injustices <strong>et</strong> <strong>de</strong>s déséquilibres sociaux. La secon<strong>de</strong> est que c'est bien<br />

<strong>de</strong> la terre que nait l'économie. Ici s'arrête l'accord <strong>de</strong> notre Messin<br />

avec <strong>les</strong> physiocrates. Car si la terre est à l'origine <strong>de</strong>s sociétés <strong>et</strong>,<br />

partant, <strong>de</strong> toute activité économique, l'histoire a fait émerger<br />

d'autres sources <strong>de</strong> richesses <strong>et</strong> <strong>de</strong> revenu qui, à présent, fonction-<br />

22) Œuvres, t. VIII, p. 41-97.<br />

320


nent <strong>et</strong> se développent <strong>de</strong> manière autonome : « La terre, origine<br />

<strong>de</strong> tous <strong>les</strong> capitaux, (est) <strong>de</strong>venue elle-même évaluable en capitaux,<br />

échangeable contre <strong>de</strong>s capitaux ». L'économie se définit bien<br />

par trois sources <strong>de</strong> richesse : la production <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong> la terre, le<br />

développement <strong>de</strong>s « arts » (fabriques, manufactures) <strong>et</strong> le négoce<br />

qui perm<strong>et</strong> <strong>les</strong> échanges.<br />

Pour Roe<strong>de</strong>rer, le flux immatériel qui crée <strong>les</strong> richesses est le<br />

travail : « Ça n'est pas <strong>de</strong> la terre que nous vivons, c'est <strong>de</strong> ses produits;<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> produits <strong>de</strong> la terre ne sont pas un don <strong>de</strong> la nature à<br />

l'éminente prérogative <strong>de</strong> la propriété; la nature n'accor<strong>de</strong> la reproduction<br />

qu'au travail <strong>de</strong> l'homme <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses épargnes ». Partant,<br />

richesse <strong>et</strong> pauvr<strong>et</strong>é se complètent bien <strong>et</strong> même, sont uti<strong>les</strong> l'une à<br />

l'autre <strong>et</strong> au fonctionnement <strong>de</strong> l'économie. La première emploie la<br />

secon<strong>de</strong> <strong>et</strong> la rémunère : « La richesse est obligée <strong>de</strong> payer la pauvr<strong>et</strong>é,<br />

sinon <strong>de</strong> lui donner; elle est sa tributaire, si elle n'est pas sa<br />

bienfaitrice ». La situation idéale est néanmoins la « médiocrité »,<br />

c'est-à-dire c<strong>et</strong>te classe qui n'est ni riche, ni pauvre : c'est elle qui<br />

réunit « toutes <strong>les</strong> vertus désirab<strong>les</strong> dans un empire ». Conservateur<br />

social, Roe<strong>de</strong>rer est bien un <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s aspects « bourgeois<br />

» <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong> 1789. Ce qui le choque, c'est une « trop<br />

gran<strong>de</strong> » richesse. Il faut instaurer <strong>de</strong>s mécanismes légers pour<br />

l'empêcher, comme interdire aux riches <strong>de</strong> souscrire aux emprunts<br />

publics pour éliminer l'agiotage ou instaurer la règle du partage<br />

égal <strong>de</strong> l'héritage pour favoriser la division <strong>de</strong>s biens. Il ne saurait<br />

être question <strong>de</strong> fixer un « maximum <strong>de</strong>s fortunes » car cela inciterait<br />

au gaspillage par ceux qui s'en approchent <strong>et</strong> bri<strong>de</strong>rait l'esprit<br />

d'entreprise <strong>de</strong>s détenteurs <strong>de</strong> capitaux qui ne souhaiteraient plus<br />

progresser une fois leur « maximum » presqu'atteint. On le voit,<br />

par certains aspects, <strong>les</strong> débats du début du XIXe siècle <strong>et</strong> certains<br />

<strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> notre époque se ressemblent jusque dans l'argumentation<br />

détaillée. Il suffit, par exemple, <strong>de</strong> se rappeler ce qui fut dit lors<br />

<strong>de</strong> l'instauration <strong>de</strong> l'impôt sur <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s fortunes pour s'en<br />

convaincre.<br />

Dans c<strong>et</strong>te société faite <strong>de</strong> propriétaires, <strong>de</strong> riches, <strong>de</strong> pauvres<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> médiocres, comment faut-il concevoir l'impôt, thème central<br />

<strong>de</strong>s préoccupations économiques <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer ?<br />

On imagine bien que Roe<strong>de</strong>rer ne renie pas le travail <strong>de</strong> la<br />

Constituante auquel il a tant apporté. Il adopte donc une voie<br />

médiane entre <strong>les</strong> « économistes » qui préconisent le seul impôt<br />

foncier comme source <strong>de</strong> revenu <strong>de</strong> l'Etat, <strong>et</strong> <strong>les</strong> « financiers » qui<br />

assimilent l'impôt direct à la ruine <strong>de</strong>s nations : « Je voudrais savoir<br />

s'il serait possible <strong>de</strong> sauver la science économique du ridicule<br />

qu'ont attiré sur elle <strong>et</strong> la secte économiste, <strong>et</strong> la secte financière».<br />

321


Son système est celui <strong>de</strong> l'équilibre : il faut <strong>de</strong>s contributions<br />

directes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contributions indirectes, y compris sur la consommation.<br />

C<strong>et</strong>te conviction découle <strong>de</strong> l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la propriété <strong>et</strong> « <strong>de</strong><br />

ses ressorts ». La richesse ne résidant plus seulement dans la possession<br />

<strong>de</strong> la terre, il faut envisager un revenu national qui tienne<br />

compte <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vérité. C'est ce qu'a fait la Constituante. C'est<br />

l'oeuvre que poursuit le Consulat.<br />

On n'en saura pas plus. Rattrapé par ses occupations <strong>politique</strong>s<br />

<strong>et</strong> administratives, Roe<strong>de</strong>rer dut interrompre son enseignement<br />

au lycée <strong>de</strong> Paris. Il achèva à c<strong>et</strong>te occasion ses travaux théoriques<br />

sur l'économie <strong>politique</strong>. Sa carrière lui donna encore<br />

l'occasion <strong>de</strong> se frotter à c<strong>et</strong>te matière, aux côtés <strong>de</strong> Joseph<br />

Bonaparte, dont il fut le ministre <strong>de</strong>s Finances à Nap<strong>les</strong>. Là, il tenta<br />

·<strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en oeuvre ses principes, non sans succès puisque le<br />

royaume était bien géré lors <strong>de</strong> la passation <strong>de</strong>s pouvoirs entre<br />

Joseph <strong>et</strong> Murat, en 1808.<br />

IV. Le disciple d'Adam Smith<br />

Partant <strong>de</strong> ces <strong>convictions</strong>, dans quelle école peut-on placer<br />

Roe<strong>de</strong>rer ? La réponse est n<strong>et</strong>te : il est un disciple déclaré d'Adam<br />

Smith <strong>et</strong> le revendique. Certains passages <strong>de</strong> ses oeuvres sont non<br />

seulement inspirés, mais tout simplement <strong>de</strong>s redites <strong>de</strong> ce qu'a<br />

écrit le fondateur <strong>de</strong> l'école classique dans De la richesse <strong>de</strong>s<br />

nations. En 1788, lors du débat sur le reculement <strong>de</strong>s barrières<br />

douanières, il écrit : « L'excellent ouvrage <strong>de</strong> M. Smith sur <strong>les</strong><br />

richesses (est) à la science économique ce que 1 'Esprit <strong>de</strong>s Lois est<br />

à la science du gouvernement <strong>politique</strong> <strong>et</strong> civil ». Dans le Journal <strong>de</strong><br />

Paris du 9 avril 1795 (30 germinal an III), il affirme : « Ce n'est pas<br />

l'or, c'est le travail qui est la mesure <strong>de</strong> la valeur relative <strong>et</strong> échangeab<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> marchandises ( ... ). Qu'on lise Smith »(23). «Je<br />

crois n'avoir fait que développer quelques principes <strong>de</strong> l'illustre<br />

Smith », avoue-t-il à ses auditeurs du lycée <strong>de</strong> Paris, avant <strong>de</strong> préciser<br />

sa pensée : « C'est parce que la terre paie une rente à tout capital,<br />

que tout entrepreneur <strong>de</strong> travail industriel r<strong>et</strong>ire <strong>de</strong> son industrie<br />

trois genres <strong>de</strong> produits accumulés, savoir : le salaire, qui est le<br />

prix <strong>de</strong> sa peine; la rente, qui est le prix <strong>de</strong> son capital; <strong>et</strong> le profit,<br />

qui est l'in<strong>de</strong>mnité <strong>de</strong>s risques que courent sa peine <strong>et</strong> son capital;<br />

(que) le prix <strong>de</strong> toute exploitation ou <strong>de</strong> tout ouvrage d'industrie<br />

est toujours composé, comme l'a démontré Smith, <strong>de</strong> ces trois éléments<br />

: le salaire, la rente, le profit ».<br />

23) Œuvres, t VI, p. 24.<br />

322


Comme Smith, Roe<strong>de</strong>rer croit en <strong>de</strong>s mécanismes, « la nature<br />

<strong>de</strong>s choses », qui font aller l'économie d'elle-même. Comme le<br />

maître écossais, il attache une importance essentielle au capital <strong>et</strong><br />

au renouvellement du profit par l'expansion vers d'autres activités<br />

lorsque <strong>les</strong> fruits apportés par une branche se tarissent. Comme<br />

Smith encore, il milite pour la facilitation <strong>de</strong>s importations <strong>et</strong> hésite<br />

sur <strong>les</strong> bénéfices qu'on peut tirer <strong>de</strong>s exportations. Comme l'auteur<br />

<strong>de</strong> De la richesse <strong>de</strong>s nations, enfin, il arrête ses regards sur<br />

l'importance du budg<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Etat <strong>et</strong> son action sur le développement<br />

<strong>de</strong> la richesse nationale. En ce sens, Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer<br />

est bien un vulgarisateur <strong>de</strong>s idées nouvel<strong>les</strong> qui ont agité <strong>les</strong><br />

milieux <strong>de</strong> la pensée économique <strong>de</strong> son temps. Tout au long <strong>de</strong> sa<br />

vie, il ne dévie pas d'un souffle <strong>de</strong> ses <strong>convictions</strong>.<br />

Roe<strong>de</strong>rer est au coeur du débat qui agite <strong>les</strong> intellectuels <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />

<strong>politique</strong>s <strong>de</strong> son époque. Faut-il être pour ou contre <strong>les</strong> physiocrates(24),<br />

appelés aussi « économistes » ? Il est proche d'eux lorsqu'il<br />

concè<strong>de</strong> que le propriétaire foncier est le personnage central<br />

<strong>de</strong> l'économie nationale. Mais il va plus loin, il est plus mo<strong>de</strong>rne,<br />

lorsqu'il opine que ce rôle est dépassé par <strong>les</strong> réalités <strong>de</strong> l'époque.<br />

La société n'est pas figée à sa situation antérieure au contrat social.<br />

La réalité économique a vu se créer d'autres sources <strong>de</strong> richesses<br />

que la terre, <strong>et</strong> la valeur centrale <strong>de</strong> l'économie s'est déplacée <strong>de</strong> la<br />

propriété foncière vers l'homme <strong>et</strong> le travail qu'il fournit. Voilà<br />

bien la pensée <strong>de</strong> Smith qui contredit, mais aussi complète à certains<br />

égards <strong>les</strong> théories physiocratiques.<br />

Bien sûr, lorsqu'on quitte le terrain étroit <strong>de</strong> l'éèonomie <strong>politique</strong>,<br />

Roe<strong>de</strong>rer est comme tous <strong>les</strong> autres Constituants. Les théories<br />

libéra<strong>les</strong> <strong>et</strong> censitaires <strong>de</strong>s physiocrates l'influencent. Là, le terroir<br />

reprend ses droits pour imposer une vue mécanique <strong>de</strong>s<br />

rapports sociaux <strong>et</strong> restrictive du droit <strong>de</strong> suffrage. Mais notre propos<br />

était seulement économique, rappelons-le. Sur ce point, notre<br />

Messin apporte plusieurs choses. Comme écrivain, il parvient à<br />

faire pénétrer dans sa province <strong>les</strong> idées économiques <strong>et</strong> fisca<strong>les</strong><br />

nouvel<strong>les</strong> dont la France a besoin <strong>et</strong> qui forceront le passage en<br />

1789. Comme conseiller au Parlement, il fait entendre sa voix dans<br />

le grand débat sur le reculement <strong>de</strong>s barrières douanières, point<br />

essentiel <strong>de</strong>s querel<strong>les</strong> économiques <strong>de</strong> la Lorraine <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Trois<br />

Evêchés du XVIIIe siècle. Comme Constituant, il est <strong>de</strong> ceux qui,<br />

en amendant <strong>les</strong> idées fisca<strong>les</strong> <strong>de</strong>s « économistes », fait le lit <strong>de</strong>s<br />

24) Sur <strong>les</strong> physiocrates <strong>et</strong> leur influence sur <strong>les</strong> doctrines <strong>de</strong> la Constituante, voir P.<br />

ROSONV ALLON, >, Dictionnaire critique <strong>de</strong> la Révolution française, volume<br />

« idées », sous la direction <strong>de</strong> F. Fur<strong>et</strong> <strong>et</strong> M. Ozouf, Paris, 1992, p. 359-371.<br />

323


contributions <strong>de</strong> la France apaisée du Consulat <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Empire <strong>et</strong>,<br />

au-<strong>de</strong>là, <strong>de</strong> la France contemporaine.<br />

Autant <strong>de</strong> caractéristiques qui, parmi tant d'autres, confirment<br />

l'intérêt qui <strong>de</strong>vrait être davantage porté à Pierre-Louis Roe<strong>de</strong>rer,<br />

en Lorraine, mais aussi dans <strong>les</strong> étu<strong>de</strong>s historiques nationa<strong>les</strong> sur la<br />

Révolution <strong>et</strong> l'Empire.<br />

324<br />

Thierry LENTZ

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