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MORPHOPHONOLOGIE DES DÉRIVÉS ARGOTIQUES<br />

EN -INGUE ET EN -IF<br />

Remarques sur quelques épenthèses de consonne après consonne en français *<br />

0. Introduction<br />

MARC PLÉNAT<br />

<strong>ERSS</strong>, UMR 5610, CNRS et Université de Toulouse-le Mirail<br />

Il existe en français — surtout en français argotique ou familier — de nombreuses<br />

dérivations suffixales dans lesquelles le suffixe, au lieu d’être concaténé à la lexie de base,<br />

vient le plus souvent remplacer la partie finale de celle-ci. Pour ce qui est de la<br />

morphosyntaxe, ces dérivations « substitutives » sont apparemment toutes de type<br />

« évaluatif ». Elles maintiennent telle quelle la catégorie syntaxique de la lexie de base, elles<br />

n’altérent pas la capacité référentielle de celle-ci, et ne contribuent donc au sens du mot<br />

construit que par une nuance évaluative, le plus souvent diminutive ou dépréciative. Dans<br />

cantoche, par exemple, le suffixe -oche vient remplacer la rime finale de cantine, sans que<br />

cette altération formelle ait quelque conséquence que ce soit sur la catégorie de la lexie<br />

(cantoche et cantine sont des noms), ni sur sa capacité à renvoyer à tel ou tel objet du monde<br />

(cantoche, comme cantine, sert à désigner des malles métalliques et des réfectoires). Ces<br />

modes de formation excitent depuis longtemps la curiosité des linguistes (cf., entre autres,<br />

Schwob et Guieysse 1889 ; Dauzat 1929 ; Pichon 1942 ; Guiraud 1956 ; Kilani-Schoch et<br />

Dressler 1993 ; Baldinger 1997) ; mais l’étude attentive de leurs propriétés phonologiques n’a<br />

véritablement commencé qu’il y a peu de temps (cf. Scullen 1987, 1997 ; Kilani-Schoch et<br />

Dressler 1992 ; Weeda 1992 ; Plénat 1997).<br />

De nombreux suffixes substitutifs ont plusieurs variantes : le plus souvent, une<br />

variante de la forme Voyelle (+ Consonne) (V(C)) et une ou plusieurs variantes de la forme<br />

Consonne + Voyelle (+Consonne) (CV(C)). Voici quelques exemples :<br />

(1) couteau > coutaille poisson > poiscaille<br />

môme > mômaque col > colbac<br />

chanceux > chançard plafond > plaftard caleçon > calbard<br />

jaloux > jalmince gigolo > gigolpince<br />

chiffon > chiftir trac > traczir<br />

intellectuel > intello Prussien > Prusco directeur > dirlo<br />

* Une version préliminaire de ce travail a été exposée lors d’un atelier du Colloque de l’AFLS en septembre 1997<br />

à l’Université de Montpellier III et lors d’une Journée de phonologie organisée au mois de novembre de la même<br />

année à l’Université de Toulouse-le Mirail. Je remercie les participants de ces réunions pour leurs suggestions et<br />

leurs critiques. Merci aussi à Nicole Serna pour l’aide qu’elle a bien voulu m’apporter dans la collecte des<br />

données et dans la préparation du manuscrit, à Bernard Fradin, à Danielle Leeman et au relecteur anonyme de<br />

Probus pour leurs remarques. Tous les erreurs et coquilles qui demeurent sont de moi.<br />

Marc PLÉNAT. "Morphophonologie des dérivés argotiques en -ingue et en -if. Remarques sur quelques épenthèses de consonne après<br />

consonne en français". Probus 11, 1999, pp. 101-132.


gorgée > gorgeon ticket > tikson pavé > paveton<br />

pédéraste > pédoque poulet > poultock américain > amerloque<br />

centrale > centrouze valise > valetouze<br />

En parlant de variantes, on aventure déjà une interprétation. Certains seraient enclins à parler<br />

plutôt de suffixes distincts les uns des autres. Et, si ce sont vraiment des variantes, la question<br />

se pose aussi de déterminer le conditionnement de leurs formes et de leur répartition. Ces<br />

questions sont malaisées, dans la mesure surtout où les données font en général cruellement<br />

défaut : même les dictionnaires d’argot ne relèvent qu’une petite quantité de formes, ce qui<br />

rend toute généralisation un peu hasardeuse.<br />

On a choisi ici de commencer à étudier ces problèmes en analysant le comportement<br />

de deux suffixes — ou de deux familles de suffixes — parmi les mieux représentés : les<br />

suffixes -ingue (et -C+ingue) et -if (et -C+if). Cette analyse nous amène à suggérer que l’on a<br />

bien affaire dans chacun de ces deux cas à un seul et même suffixe et que les variantes<br />

complexes de ceux-ci résultent de l’épenthèse d’une consonne dont la présence et la nature<br />

sont déterminées par le contexte phonologique. Dans une première partie, on rappellera<br />

brièvement le cadre théorique dans lequel on travaille. La seconde et la troisième partie seront<br />

consacrées à une description des suffixations en -(C)+ingue et en -(C)+if. La dernière partie,<br />

enfin, proposera une interprétation de certains aspects des épenthèses dont on aura été amené<br />

à supposer l’existence.<br />

1. Préliminaires<br />

On rappelle ici certaines des principales conclusions de Plénat (1997) sur la<br />

morphophonologie de la dérivation substitutive, ou, plus exactement, sur la dérivation en -<br />

Vche, l’une des mieux représentées parmi les dérivations de ce type. On examine<br />

particulièrement les problèmes soulevés par les dérivés à finale complexe en -C+Vche. Enfin,<br />

on expose quelques-unes des questions que pose la description des épenthèses dans une<br />

phonologie fondée sur des contraintes.<br />

1.1. La phonologie de la suffixation substitutive : le cas des suffixes en -Vche<br />

Il existe en français toute une famille de suffixes en -Vche (i. e. Voyelle + che, cf. -<br />

oche, -uche, -anche, -inche, etc.) dont le comportement syntaxique et sémantique est celui de<br />

suffixes évaluatifs au sens que nous avons donné ci-dessus à ce terme. Ces suffixes héritent de<br />

la catégorie de la lexie de base sur laquelle ils sont construits et conservent sa capacité<br />

référentielle (cf. valise > valoche, métallique > métalloche, bav(er) > bavoch(er), dorénavant<br />

> dorénavuche). Pour ce qui est de la phonologie, dans la majorité des cas, le suffixe se<br />

substitue à la rime finale de la lexie de base. Mais il serait pour le moins maladroit<br />

d’hypostasier cette généralisation en règle — on donne ici à ce terme le sens qu’il a dans la<br />

phonologie générative classique —, car cette règle se heurterait à de nombreuses exceptions<br />

systématiques dont l’explication ne peut guère reposer que sur des conditions de bonne<br />

formation portant sur la forme de surface des dérivés.<br />

Le conditionnement du mode d’adjonction du suffixe, en effet, est en réalité assez<br />

complexe (cf. Plénat 1997) ; on ne peut faire état ici que des facteurs qui seront directement<br />

utiles dans l’analyse des dérivés en -ingue et en -if. Les deux types de facteur principaux sont<br />

probablement des facteurs de taille et des facteurs phonotactiques.<br />

2


Pour ce qui est de ces derniers, on observe en particulier que les suffixes en -Vche<br />

n’admettent pas ou admettent mal d’être précédés par certaines consonnes et par certaines<br />

voyelles. Ainsi répugnent-ils à se laisser précéder par une fricative (/v/ mis à part) ou par une<br />

occlusive sourde (hormis /t/). Quand la simple substitution du suffixe à la rime finale de la<br />

lexie de base entraînerait une telle configuration, c’est en général un autre mode d’adjonction<br />

qui est choisi. Lorsque, par exemple, il est affixé à une lexie de base dissyllabique dont la<br />

dernière attaque est une fricative sonore ou une occlusive sourde illicite, le suffixe est<br />

ordinairement concaténé (e.g. César > Césaroche et non *Césoche, rouquin > rouquinoche et<br />

non *rouquoche) ; et quand la dernière attaque d’une lexie de base de plus de deux syllabes<br />

comprend une consonne illicite, le suffixe vient habituellement, quelle que soit cette<br />

consonne, remplacer les deux dernières rimes et la consonne illicite intermédiaire (e.g.<br />

fantaisie > fantoche et non *fantaisoche, pédicure > pédoche et non *pédicoche, Félicie ><br />

Féloche et non *Féliçoche). D’une façon analogue, on observe que, lorsque la simple<br />

substitution du suffixe à la rime finale d’une lexie de base de plus de deux syllabes aboutirait<br />

à la présence de deux voyelles identiques (parfois à la nasalité près) dans deux noyaux<br />

vocaliques successifs, cette succession est à l’ordinaire évitée par une substitution englobant<br />

les deux dernières rimes (e.g. ballottine > baloche et non *ballottoche, roubignolles ><br />

roubinches et non *roubigninches).<br />

Pour ce qui est des facteurs de taille, on observe d’abord qu’il faut des circonstances<br />

exceptionnelles pour qu’un suffixe en -Vche se substitue à l’unique rime d’un monosyllabe.<br />

Le mode d’adjonction choisi est pour ainsi dire toujours dans ce cas la concaténation (e. g.<br />

fort > fortiche et non *fiche). On s’aperçoit aussi que pour éviter les successions fâcheuses de<br />

voyelles ou de consonnes, la solution choisie consiste régulièrement à abréger autant qu’il est<br />

nécessaire la lexie de base quand celle-ci compte plus de deux syllabes (e.g. pédicure ><br />

pédoche et non *pédicuroche, ballottine > baloche et non *ballottinoche), alors qu’on<br />

concatène le suffixe à la lexie lorsque celle-ci compte deux syllabes seulement (e.g. rouquin ><br />

rouquinoche et non *roche).<br />

L’ensemble de ces observations plaide en faveur d’une modélisation par contraintes<br />

plutôt que par règles. Ce n’est pas un hasard si les suffixes en -Vche sont concaténés aux<br />

lexies de bases monosyllabiques et qu’ils ne viennent jamais remplacer les deux dernières<br />

rimes d’une lexie de base dissyllabique (fort > *fiche, rouquin > *roche) ; dans les deux cas,<br />

une contrainte de Minimalité (MIN) interdit qu’un dérivé comporte moins de deux syllabes. Ce<br />

n’est pas un hasard non plus que la présence d’une même consonne illicite provoque, suivant<br />

la taille de la lexie de base tantôt une concaténation et tantôt une substitution s’étendant sur<br />

plus d’une syllabe (cf. rouquin > rouquinoche, pédicure > pédoche) ; dans les deux cas, une<br />

même contrainte — appelons-la DISS cons. , pour Dissimilation consonantique 1 — interdit que<br />

les deux consonnes ne figurent à trop courte distance l’une de l’autre, et ce sont les contraintes<br />

de taille qui décident de la solution adoptée, .<br />

Aucune des contraintes considérées n’étant sans exception, on est amené à suivre les<br />

tenants de la Théorie de l’Optimalité (cf. Prince et Smolensky 1993 ; McCarthy et Prince<br />

1993a) quand ils proposent de modéliser la phonologie à l’aide d’un ensemble de contraintes<br />

de surface hiérarchisées et donc transgressables. Dans le présent cas, la contrainte de<br />

Minimalité l’emporte sur les contraintes de Dissimilation consonantique (pipe > pipanche et<br />

1 Le fait que l’ensemble des consonnes illicites devant -Vche comprend des fricatives (sourdes ou sonores) et des<br />

occlusives sourdes fait penser qu’on a bien affaire à une contrainte dissimilative, puisque la consonne suffixale<br />

est elle-même fricative et sourde (sur de telles contraintes, cf. notamment Frisch, Broe et Pierrehumbert, 1997).<br />

Mais le fait que, seule parmi les occlusives sourdes, la coronale /t/ est licite devant ces suffixes dont la consonne<br />

est elle-même coronale amène à supposer que l’on n’a pas affaire seulement à une dissimilation. On fait<br />

l’hypothèse que le français répugne aussi à voir figurer deux consonnes marquées dans la même syllabe.<br />

3


non *panche) et de Dissimilation vocalique (DISS voy. , cf. costume > costoche et non *coche) ;<br />

la contrainte de Dissimilation consonantique l’emporte quant à elle sur la contrainte<br />

d’Isosyllabicité (ISO) qui veut que le dérivé comporte le même nombre de syllabes que la base<br />

dont il est issu, et cette domination entraîne tantôt des concaténations (rouquin ><br />

rouquinoche) et tantôt des troncations sévères (pédicure > pédoche) ; la contrainte de<br />

Dissimilation vocalique, quant à elle, qui peut entraîner des troncations sévères (ballottine ><br />

baloche), mais pas des concaténations (costume > costoche et non *costumoche), se situe<br />

probablement plus bas que DISS cons. dans la hiérarchie, tout en l’emportant sur ISO.<br />

On hésite néanmoins à suivre les partisans de O.T. lorsqu’ils supposent qu’une<br />

coalition de contraintes mineures ne saurait l’emporter sur une contrainte majeure. Il semble<br />

par exemple que lorsque DISS cons. et DISS voy. entrent en contradiction l’une avec l’autre, c’est<br />

ISO qui fait la différence (cf. e.g. hélicoptère > hélicoptoche avec quatre syllabes comme dans<br />

hélicoptère, et non *hélicoche, mais noirpiot > noirpioche avec deux syllabes comme dans<br />

noirpiot et non *noirpiotoche). Comme DISS cons. et DISS voy. l’emportent l’une et l’autre sur ISO<br />

dans le cas général, ce comportement ne serait compatible avec O.T. que si DISS cons. et DISS voy.<br />

occupaient le même rang dans la hiérarchie des contraintes, ce qui ne semble pas être le cas.<br />

Mais la leçon principale de cette analyse reste bien que le choix des solutions repose sur une<br />

hiérarchie de contraintes.<br />

1.2. Les finales complexes en -C+Vche<br />

C’est en tout cas dans ce cadre que s’explique le mieux l’une des classes d’épenthèses<br />

consonantiques que l’on observe dans les dérivés en -Vche. Cette finale est régulièrement<br />

précédée d’un /t/ qui n’appartient pas à la lexie de base lorsqu’elle est adjointe à un<br />

monosyllabe s’achevant par une rime en Voyelle + Fricative sourde ou à un dissyllabe dont la<br />

dernière attaque est une fricative sourde intervocalique, comme on peut le voir en (2).<br />

(2) vache > vachetoche facile > fastiche piscine > pistoche<br />

croissant > croissetoche massif > mastoche piscine > pistache<br />

facile > fastoche massif > mastuche loufiat > louftoche<br />

Admettons que DISS cons ait pour domaine la syllabe ou vaille avec une force particulière au<br />

sein de ce domaine. La présence d’un /t/ dans les formes ci-dessus, en ce qu’elle rejette la<br />

fricative dans la syllabe précédente, peut être considérée comme le résultat d’une insertion<br />

permettant au dérivé de satisfaire la contrainte. 2 Quand, au contraire, la fricative est précédée<br />

d’une consonne, l’épenthèse, qui ne permettrait pas d’éviter l’infraction, n’est pas attestée<br />

(Max > Maxoche et non *Maxtoche, taxi > taxoche et non *taxtoche). Ainsi l’épenthèse<br />

constituerait-elle une des stratégies assurant, quand cela est possible, la bonne formation des<br />

formes de sortie. Reste que cette interprétation des faits soulève un certain nombre de<br />

problèmes. Pourquoi, par exemple, parmi les consonnes illicites devant -Vche, seules les<br />

fricatives sourdes déclencheraient-elles une épenthèse ? Pourquoi la consonne épenthétique<br />

devrait-elle être un /t/ ?<br />

Les finales simples en -Vche entrent en concurrence avec des finales complexes en -<br />

C+Vche autres que -toche, -tuche, -tiche ou -tache. Le statut de ces finales est loin d’être<br />

2 On suppose implicitement ici, conformément à Dell (1995), qu’une coda interne ne peut comporter qu’une<br />

consonne en français. Si l’on admet cette vue, dans fastoche / /, le / / est rejeté dans la syllabe présuffixale,<br />

alors qu’il demeurerait dans la dernière syllabe dans *taxtoche / / ; de ce point de vue, *taxtoche n’est pas<br />

meilleur que taxoche / / (les points marquent les frontières de syllabes).<br />

4


toujours clair. 3 Il en est deux, qui, en tout cas, ne sauraient être analysées comme on vient<br />

d’analyser les finales en -tVche qui apparaissent après fricative sourde. On observe d’abord<br />

des finales en -boche et en -doche (ou -toche) après des /l/, comme dans :<br />

(3) a. Allemand > Alboche b. valise > valdoche ou valtoche<br />

dégueulasse > dégueulboche<br />

Italien > Italboche<br />

rigolo > rigolboche<br />

On observe aussi, après /r/, des finales en -loche et en -luche, comme dans :<br />

(4) américain > amerloche, amerluche<br />

bureau > burloche<br />

carre (?) > carluche<br />

camarade > camarluche<br />

directeur > dirloche, dirluche<br />

Ces deux cas se distinguent du précédent en ce qu’il n’est guère possible de considérer que la<br />

consonne initiale des finales complexes en cause a pour fonction d’éviter la cooccurrence dans<br />

la même syllabe de deux consonnes incompatibles. Il n’est pas certain que le /r/ fasse partie<br />

des consonnes illicites devant -Vche (on trouve quelques formes en -roche et en -ruche que le<br />

choix d’un autre mode d’adjonction permettrait aisément d’éviter). Surtout, le /l/ n’en fait<br />

assurément pas partie (les finales simples en -l-oche, -l-uche, etc., sont nombreuses, et les<br />

formes à finale complexe en -l-boche ou -l-doche sont concurrencées par des formes à finale<br />

simple : on trouve valoche à côté de valdoche et valtoche, Italoche à côté de Italboche). Plénat<br />

(1997) faisait l’hypothèse que ces formes dérivent de dérivés contenant déjà eux-mêmes la<br />

consonne à expliquer (dégueulboche peut dériver de dégueulbif, valdoche de valdingue,<br />

valtoche de valetouse, burloche de burlingue, dirloche de dirlo, etc.). Parfois très<br />

vraisemblable, cette explication est malheureusement difficilement vérifiable et ne fait que<br />

repousser la difficulté, puisqu’elle laisse pendante l’explication des formes du type dégueulbif<br />

ou valdingue.<br />

1.3. La phonologie de l’épenthèse<br />

S’il est vrai que les consonnes initiales de toutes les variantes en -CV(C) des suffixes<br />

substitutifs, ou même seulement les consonnes initiales de certaines d’entre elles, résultent<br />

d’une insertion, ces variantes constituent un cas assez atypique d’épenthèse tant pour ce qui<br />

est du conditionnement de l’insertion que pour ce qui est de la nature du segment inséré.<br />

Pour ce qui est du conditionnement de l’insertion d’abord, on sait que, dans la majorité<br />

des cas, l’épenthèse d’un segment correspond à la satisfaction d’une nécessité prosodique.<br />

Comme une tradition déjà longue, reprise notamment par Itô (1989), l’a montré, l’insertion<br />

d’une consonne en position d’attaque semble en particulier répondre à un principe universel<br />

voulant qu’une syllabe commence par une attaque (ONSET PRINCIPLE). Itô considérait à<br />

l’époque que ce principe faisait l’objet d’un paramétrage qui, suivant les langues, imposait ou<br />

favorisait seulement son application. Plus récemment, Prince et Smolensky (1993) ont montré<br />

à leur tour que les différences de comportement entre les langues sur ce point pouvaient être<br />

3 On ne dira en particulier rien ici de la plus fréquente d’entre elle, la finale -muche.<br />

5


conçues comme résultant du rang que chacune d’elles assigne à ce principe dans un ensemble<br />

universel de contraintes partiellement antagonistes. L’hypothèse que la consonne initiale des<br />

variantes en -CV(C) des suffixes substitutifs du français est d’origine épenthétique ne remet<br />

pas fondamentalement en cause cette approche. Admettons en effet, par exemple, que la<br />

présence du /t/ dans fastoche (et même celle du /b/ dans italboche) résultent bien de<br />

contraintes ayant pour effet que la dernière consonne du radical de la forme dérivée doive<br />

figurer en fin de syllabe ; de telles contraintes pourraient être satisfaites par des formes —<br />

*façoche syllabé */ /et italoche syllabé */i.tal. / — où la dernière syllabe serait<br />

dépourvue d’attaque ; et il y a donc lieu de penser que c’est bien l’ONSET PRINCIPLE qui<br />

impose l’insertion de la consonne. Mais il n’en reste pas moins que ce principe serait<br />

également satisfait par *façoche / / et l’est effectivement dans italoche / /, si bien<br />

qu’en dernier ressort, les épenthèses de fastoche et de italboche, si épenthèse il y a, constituent<br />

un cas intéressant où l’insertion de la consonne ne répond pas seulement aux nécessités de la<br />

syllabation.<br />

Pour ce qui est de la sélection du segment inséré, maintenant, plusieurs hypothèses<br />

sont envisageables. Dans le cadre de la Théorie de l’Optimalité, notamment, deux<br />

propositions ont été avancées. Dans un premier temps, Prince Smolensky (op. cit.) ont avancé<br />

l’idée que l’épenthèse était en fait la simple manifestation phonétique d’un excès de structure<br />

dans la forme sélectionnée par la grammaire. Dans cette approche, quand les nécessités<br />

prosodiques imposent la présence d’un constituant que la forme sous-jacente n’est pas à même<br />

de fournir, la forme de sortie comprendrait une position vide interprétée phonétiquement à<br />

partir de spécifications qui seraient attribuées à celle-ci par défaut. Par exemple, à la séquence<br />

sous-jacente / + / correspondrait la forme de sortie / /, dont la position vide<br />

(représentée ici par un carré) serait interprétée phonétiquement comme un /t/. La contrainte<br />

qui, dans le cas général, bannit l’épenthèse (FILL) serait alors une contrainte qui interdirait<br />

qu’un élément de la structure prosodique ne soit associé à aucun segment phonologique. Dans<br />

un second temps, McCarthy et Prince (1995), dans le cadre de leur Théorie des<br />

Correspondances, ont suggéré que la contrainte qui interdit l’épenthèse dans le cas général<br />

(DEP, pour Dependence) est une contrainte voulant que chaque élément de la forme de surface<br />

corresponde à un élément de la forme sous-jacente. Dans cette approche, le segment dit<br />

"épenthétique" est déjà pleinement spécifié dans la forme sélectionnée par la grammaire. Par<br />

exemple, ce n’est plus / / mais / / que choisit la grammaire du français parmi<br />

l’ensemble des formes que pourrait donner a priori la séquence sous-jacente / + /. S’il en<br />

est bien ainsi, le segment épenthétique retenu entre en compétition avec tous les segments qui<br />

pourraient figurer en ses lieu et place (par exemple, / / combat victorieusement<br />

*/ /, */ /, */ /, etc.). Dans cette compétition, des considérations sur le<br />

caractère plus ou moins marqué de chaque compétiteur peuvent entrer en ligne de compte,<br />

mais la consonne insérée est soumise aussi à toutes les pressions phonologiques du contexte,<br />

et l’on peut s’attendre à ce que sa nature varie en fonction de celui-ci. Le fait que la consonne<br />

épenthétique qu’utilisent une majorité de langues dans le monde est le coup de glotte, qui est<br />

non marqué au moins pour ce qui est du lieu d’articulation, s’accorde avec la première<br />

conception de l’épenthèse ; mais le fait que d’autres consonnes apparaissent aussi çà et là<br />

montre qu’en certaines circonstances au moins prévalent d’autres considérations que le degré<br />

de marque (cf. Lombardi 1997). Les consonnes qui apparaissent à l’initiale des variantes en -<br />

CV(C) des suffixes substitutifs sont extrêmement variées (cf. (1)). Cette variété plaide en<br />

faveur de la Théorie des Correspondances, si du moins on peut montrer qu’on a bien affaire à<br />

des consonnes épenthétiques et que leur choix obéit à des pressions contextuelles. Faute de<br />

6


pouvoir analyser toutes les suffixations substitutives du français, on se contentera d’en faire la<br />

démonstration pour les suffixes -ingue et -if.<br />

2. Le suffixe -ingue<br />

Outre le suffixe -ingue 4 proprement dit, il existe en argot trois finales suffixales se<br />

terminant par -ingue : -dingue (ou -tingue, cf. e.g. louf > loufdingue ou louftingue), -zingue<br />

(cf. e.g. chiottes > chiottezingues) et -lingue (cf. bureau > burlingue). Aucune nuance de sens<br />

ne paraissant distinguer l’une de l’autre les quatre finales, la question se pose de savoir si,<br />

contrairement à ce qui est parfois suggéré (cf. Baldinger 1995), elles ne constitueraient pas à<br />

un niveau abstrait un seul et même suffixe et, si tel était le cas, de déterminer les relations<br />

qu’entretiennent entre elles les quatre variantes.<br />

Notre réponse se fonde sur l’examen d’un corpus de plus de quatre-vingts dérivés tirés<br />

pour partie de dictionnaires d’argot (Bruant 1901 ; Colin et alii 1992) et pour partie<br />

directement de la littérature argotique. Ce corpus est hétérogène. Colin et alii (op. cit.)<br />

donnent quelques formes attestées au XIX è siècle (malzingue apparaîtrait ainsi dès Vidocq) à<br />

côté d’une majorité de formes plus modernes, que nous avons retrouvées pour la plupart chez<br />

ces « classiques » de l’argot que sont Albert Simonin et Alphonse Boudard ; à cette moisson,<br />

nous avons adjoint nombre de trouvailles du prolifique San-Antonio. On a ainsi, outre des<br />

formes solidement attestées et qui sont parfois entrées dans la langue familière (comme<br />

cradingue), des formes obsolètes et des créations d’auteur. Il est notable que, malgré cette<br />

diversité d’origines, ces formes, d’un point de vue phonologique, se laissent caractériser dans<br />

l’ensemble, comme on le verra, d’une façon uniforme. On prendra garde aussi que ce corpus<br />

est très majoritairement un corpus écrit et que l’Académie n’a pas daigné donner une<br />

orthographe à l’argot. Les graphies observables sont donc très fluctuantes. De ce point de vue<br />

on notera en particulier que le suffixe argotique / /, que l’on trouve écrit habituellement -<br />

ingue apparaît aussi parfois sous la forme de -ing, comme le suffixe emprunté à l’anglais (qui<br />

lui-même se prononce parfois / /). On notera aussi que les finales complexes -dingue, -lingue<br />

et -zingue sont à l’occasion précédées d’un e (on trouve aussi bien par exemple burelingue<br />

que burlingue) ; venant après une consonne elle-même précédée d’une voyelle, ce e est<br />

purement graphique, il ne se prononce pas. 5<br />

2.1. Distribution de la finale simple -ingue<br />

4 Le suffixe -ingue fait à coup sûr partie des suffixes évaluatifs. Il est indifférent à la catégorie syntaxique de la<br />

lexie à laquelle il est adjoint et les dérivés qu’il contribue à former héritent de cette catégorie. Il sert ainsi à<br />

former des noms sur des noms (cf. e.g. pardingue, de pardessus), et des adjectifs sur des adjectifs (cf. e.g.<br />

sourdingue, de sourd) ; on a trouvé un cas où il forme un verbe sur une lexie verbale (roulinguer, de rouler) et<br />

un cas aussi où il semble former un adverbe sur une lexie adverbiale (rapidingue, de rapidement). Pour ce qui est<br />

du sens, il n’altère pas la capacité référentielle de la lexie de base ; son emploi semble seulement présupposer une<br />

sorte de connivence entre le locuteur et son auditoire. Il est moins immédiatement apparent que -ingue soit un<br />

suffixe substitutif au sens qui a été donné ci-dessus à ce terme, dans la mesure où, on le verra, la force des<br />

contraintes phonotactiques auxquelles il est soumis pourrait faire douter que les dérivés dans lesquels il rentre<br />

doivent avoir le même nombre de syllabes que leur lexie de base. Mais on donnera ci-dessous quelques<br />

arguments en ce sens.<br />

5 Ce corpus peut être mis à la disposition des lecteurs. Ceux-ci prendront garde que toutes les difficultés<br />

philologiques soulevées par les formes relevées n’ont pas pu être résolues. Certaines des étymologies proposées<br />

ici sont, en particulier, incertaines. Nous n’avons pas la place de faire part de ces incertitudes, qui ne nous<br />

paraissent pas affecter les principales conclusions de ce travail.<br />

7


L’examen du corpus révèle que, dans la très grande majorité des cas, la finale simple -<br />

ingue suit un radical qui se termine par un /d/, un /z/ ou un /l/. Il est en fait probable que ces<br />

trois phonèmes n’épuisent pas la liste des consonnes licites devant la finale simple -ingue. On<br />

trouve en effet aussi dans cette position / / (dans pagingue, de page(ot)) et /j/ (dans<br />

parpaillingue, de parpaillot), sans qu’aucun argument ne plaide en faveur de l’exclusion de<br />

ces deux consonnes. Il y a donc lieu de penser que c’est la classe naturelle des consonnes<br />

coronales voisées orales qui est admise devant la finale -ingue. Il est remarquable que les trois<br />

consonnes que l’on trouve à l’initiale des finales complexes en -C+ingue fassent précisément<br />

partie de cette classe et soient celles qui sont le mieux représentées devant la finale simple.<br />

La plupart des exemples du corpus sont issus de lexies qui comprennent une et une<br />

seule consonne de cette classe, soit en position d’attaque interne, soit en position finale. Dans<br />

ces formes, il est de règle que le suffixe suive immédiatement cette coronale. 6 D’où la<br />

diversité des modes d’adjonction du suffixe, qui peut :<br />

• être simplement concaténé à la lexie de base, comme dans :<br />

(5) fol > follingue<br />

sourd > sourdingue<br />

fofolle 7 > fofollingue<br />

rapide > rapidingue<br />

automobile > automobilingue<br />

• se substituer à la rime finale de celle-ci, comme dans :<br />

(6) lardeuss 8 > lardingue<br />

dégourdi > dégourdingue<br />

lazagne 9 > lazingue<br />

cramoisi > cramoisingue<br />

salaud > salingue<br />

farfelu > farfelingue<br />

• ou se substituer à une séquence plus longue :<br />

(7) pardessus > pardingue<br />

casino > casingue 10<br />

6 Outre les exemples cités ci-dessous en (5), (6) et (7), on trouve dans le corpus : 1) les concaténations : lourd ><br />

lourdingue, Mastard (le) ‘le Gros, le Massif’ > Mastardingue (le), folle ‘homosexuel’ > follingue, roul(er) ><br />

roulingu(er), sale > salingue, seul > seulingue ; 2) les substitutions simples : farfadet > farfadingue, frappada ><br />

frappadingue, paddock ‘lit’ > pading, poulardin ‘policier’ > poulardingue, Waldheim (Kurt) > Valdingue<br />

(Curt), berline > berlingue, caberlot ‘tête, crâne’ > caberlingue, cosmopolite > cosmopolingue, praline<br />

‘projectile d’arme à feu’ > pralingue, pistolet > pistolingue, salique > salingue (calembour), salope > salingue,<br />

ramolli > ramollingue, torticolis > torticolingue, travelo ‘travesti’ > travelling (calembour), vicelard ‘vicieux’ ><br />

vicelingue, falzard ‘pantalon’ > falzingue, fusains ‘jambes’> fusingue(tte)s, page(ot) ‘lit’ > pagingue, parpaillot<br />

> parpaillingue ; 3) les substitutions complexes : pédéraste > pédingue, rapidement > rapidingue, relégué ><br />

relingue, journalistique > journalingue.<br />

Noter aussi que les créations fantaisistes que l’on a relevées (bouzdinguer, chnuldinguer, Pifadingue,<br />

Somnofladingue, sulfocradingue, guignolingue, stimbulingue, clapuzingue, gnoufazing) se conforment aussi à la<br />

règle voulant que -ingue soit précédé d’une coronale sonore orale.<br />

7 ‘Homosexuel’.<br />

8 ‘Pardessus’.<br />

9 ‘Porte-monnaie, portefeuille’.<br />

8


prolétaire > prolingue<br />

relégation > relingue<br />

Cette règle voulant qu’il soit, à toute force, précédé d’une coronale sonore non nasale<br />

masque le caractère substitutif du suffixe -ingue. Le corpus, en effet, ne contient pas de cas où<br />

la concaténation et la substitution respecteraient également cette règle. Si, néanmoins, nous<br />

nous en rapportons à notre intuition, bordel donnerait plus facilement bordingue que<br />

??bordelingue, ou grisole plus aisément grisingue que ??grisolingue ; d’autre part, si elle<br />

vient bien de poulardin, la forme poulardingue tend à montrer que la substitution à la seule<br />

rime finale prévaut sur la solution consistant à amputer plus sévèrement la lexie de base (qui<br />

donnerait poulingue). Il paraît donc vraisemblable que -ingue appartient à la famille des<br />

suffixes évaluatifs qui donnent des dérivés comportant le même nombre de syllabes que leur<br />

lexie de base sauf si celle-ci est monosyllabique ou si une contrainte phonologique impose<br />

une concaténation, ou bien une troncation plus importante.<br />

Cette description de la distribution de la finale simple -ingue appelle deux remarques<br />

supplémentaires :<br />

• Il est probable que la coronale qui précède -ingue doit en fait être la tête de l’attaque de la<br />

syllabe finale du dérivé. Le problème ne se pose qu’avec /l/, et, marginalement, avec /j/, qui<br />

sont seuls susceptibles d’entrer comme second élément dans une attaque complexe. Or<br />

mornifle ne donne pas morniflingue, comme on s’y attendrait si la règle voulait simplement<br />

que le suffixe soit précédé de /d/, /z/ ou /l/, mais morningue, et mouflet, qui fait bien<br />

mouflingue, fait aussi mouftingue. On verra ci-dessous que les formes mouftingue et<br />

morningue trouvent une explication si l’on veut bien considéder que la présence d’un /f/<br />

dans la dernière syllabe d’un dérivé en -ingue est interdite même si cette labiale est suivie<br />

de la coronale /l/.<br />

• Il existe une classe d’exceptions apparemment systématiques dérogeant à la règle voulant<br />

que -ingue soit précédé d’une attaque en coronale sonore non nasale. 11 Il s’agit de cas où,<br />

ne trouvant pas d’attaque de ce type dans la lexie de base et se substituant à la partie finale<br />

de celle-ci (le plus souvent à la dernière rime), le suffixe vient suivre dans le dérivé un<br />

groupe consonantique (formé dans la majorité des cas d’une coda et d’une attaque). Les<br />

exemples de ce type trouvés dans le corpus sont les suivants :<br />

(8) alpague 12 > alpingue<br />

bobsleigh > bob-chlingue 13<br />

escargot > escarguingue<br />

mornifle 14 > morningue 15<br />

mouflet 16 > mouflingue<br />

10<br />

‘Bar’.<br />

11<br />

On trouve aussi dans le corpus cinq exceptions isolées : ciningue (de ciné ou cinéma), <strong>laubingue</strong> (de laubé<br />

‘beau’), la Popingue (de la (rue) Popincourt), qui peut être une altération de la forme tronquée la Popinque, les<br />

Batingues, pour les Batignolles, et crassingue, pour crasseux (noter que Batingues a été régularisé en Badingues,<br />

et crassingue en cradingue). On ne tient pas compte ici de formes à l’étymologie obscure comme baltringue ou<br />

bastringue.<br />

12<br />

‘Veste, manteau’.<br />

13<br />

Cette forme calembouresque suppose l’existence virtuelle de bobslingue ; on a aussi trouvé bob salingue.<br />

14<br />

‘Monnaie, argent’.<br />

15<br />

Morningue a été régularisé en morlingue, qui est seul en usage actuellement, avec le sens de ‘porte-monnaie’.<br />

16 ‘Petit garçon’.<br />

9


paletot > paltingue<br />

porno 17 > porningue<br />

poitrinaire > poitringue 18<br />

travelo > travelling 19<br />

L’existence de cette classe de formes plaide, bien entendu, en faveur de l’idée que la<br />

dérivation en -ingue est bien une dérivation substitutive. Elle montre aussi que la règle de<br />

l’attaque en coronale sonore non nasale n’est pas absolue, et ce même quand la lexie de<br />

base est susceptible de fournir une telle attaque : seules une attaque interne ou une<br />

consonne finale de la lexie de base peuvent précéder la finale -ingue, une coda ne le peut<br />

pas : alpague ne donne pas alingue.<br />

2.2. Distribution des finales complexes -dingue (-tingue), -lingue et -zingue<br />

À une classe d’exceptions près, les finales complexes en -C+ingue sont en distribution<br />

complémentaire par rapport à la finale simple -ingue. On veut dire par là que l’on trouve en<br />

général -C+ingue lorsque la lexie de base ne contient pas d’attaque interne ou de consonne<br />

finale /d/, /z/, /l/, / / ou /j/ ; néanmoins, comme on le verra à la fin de la présente section, il<br />

arrive dans le corpus qu’un /l/ soit suivi de la finale complexe -dingue. À quelques exceptions<br />

près, d’autre part, les trois finales complexes -dingue (parfois -tingue), -zingue et -lingue sont<br />

elles-mêmes en distribution complémentaire les unes par rapport aux autres : la finale -dingue<br />

apparaît en général après fricative ou, comme on vient de le dire, après /l/, la finale -zingue<br />

apparaît après occlusive et la finale -lingue après /r/.<br />

Commençons par décrire plus minutieusement la distribution de ces finales en faisant<br />

abstraction des cas où -dingue suit un /l/. Les exemples que l’on a trouvés sont les suivants :<br />

• après fricative :<br />

(9) /f/ buffet > buffedingue<br />

louf 20 > loufdingue ou louftingue<br />

mouflet > mouftingue<br />

rif 21 > riftingue<br />

/ / moche 22 > mochetingue<br />

rachitique > rachdingue<br />

• après occlusive orale ou nasale :<br />

(10) /p/ papier > papezingue<br />

pompier > pompezingue<br />

/b/ cabinets > cabzingues<br />

/m/ plum(ard) 23 > plumzingue<br />

17<br />

‘Pornographique’.<br />

18<br />

Il est possible que le choix de poitringue plutôt que de *poitrin’zingue résulte d’une tendance à éviter les<br />

successions de voyelles identiques ou similaires.<br />

19<br />

Travelingue serait plus conforme aux habitudes graphiques ; il s’agit là d’un jeu de mot.<br />

20 ‘Fou’.<br />

21 ‘Rixe, affrontement’.<br />

22 ‘Laid’.<br />

23 ‘Lit’.<br />

10


• après /r/ : 31<br />

Plumeau (chez) 24 > Plumzingue (chez)<br />

/t/ chiottes 25 > chiottezings<br />

pétoire 26 > pet’zingue<br />

/n/ fouinard (?) 27 > fouinzingue<br />

/k/ banquier > banquezingue<br />

cagoinsses (?) 28 > caquezingues<br />

tacot 29 > taczingue<br />

/g/ gogues 30 > goguezingues<br />

(11) /r/ bureau > burelingue<br />

carre (?) 32 > carlingue 33<br />

carreau > carelingue 34<br />

directeur > dirlingue<br />

Politburo > Politburlingue<br />

tiroir > tirlingue<br />

Ces formes méritent plusieurs séries de remarques :<br />

• D’abord, elles montrent que les suffixes en -C+ingue sont bien des suffixes substitutifs :<br />

lorsque la lexie de base n’est pas monosyllabique, le suffixe se substitue à sa partie finale.<br />

La plupart des lexies de base de plus d’une syllabe sont dissyllabiques ou traitées comme<br />

telles (dans le cas de Politburo), et cette substitution affecte donc la plupart du temps la<br />

rime finale. Les trois trisyllabes, directeur, rachitique et cabinets, donnent des formes<br />

dissyllabiques, dirlingue, rachdingue et cabzingues. Cette substitution complexe est sans<br />

doute à mettre en rapport avec le fait que la voyelle pénultième de directeur est un / / et<br />

celle de rachitique et de cabinets un /i/. D’une façon générale, le suffixe -ingue semble fuir<br />

les radicaux dont la voyelle est similaire à la sienne.<br />

• La seconde remarque, c’est que la finale -tingue n’apparaît qu’après fricative sourde,<br />

contexte dans lequel elle est concurrencée par -dingue (on trouve à la fois louftingue et<br />

loufdingue, et mochetingue à côté de buffedingue). Il est probable qu’on a affaire là à une<br />

assimilation interne au groupe consonantique, de caractère secondaire.<br />

• La troisième remarque concerne certaines lacunes distributionnelles. On ne peut pas<br />

manquer d’observer d’abord que la finale -dingue ou -tingue n’apparaît jamais après un /s/,<br />

une lacune qui n’a pas grand chance d’être accidentelle, vu la fréquence de cette fricative<br />

24 ‘Au diable, nulle part’.<br />

25 ‘Latrines’.<br />

26 ‘Arme à feu’.<br />

27 ‘Postérieur, anus’.<br />

28 ‘Latrines’.<br />

29 ‘Vieille automobile’.<br />

30 ‘Latrine’.<br />

31 Cf. aussi ébourlinguer (de ébouriffer (?)) et fourlinguer (de fourrager (?), mais on attendrait fourraginguer,<br />

dans la mezure où le / / semble faire partie des consonnes licites devant -ingue).<br />

32 ‘Cachette’.<br />

33 ‘Prison’.<br />

34 ‘Vitre’, et, au pluriel, ‘lunettes’, comme carreaux.<br />

11


dans le lexique. 35 On note en revanche que l’on a bien une finale complexe après les<br />

coronales sourdes /t/ et / / et après la nasale /n/, ce qui confirme l’idée que la classe des<br />

consonnes licites devant la finale simple est celle des coronales orales et voisées. Le corpus<br />

est muet sur le comportement de /v/ et de / /, mais ce silence peut être accidentel.<br />

• On trouve dans le corpus quelques cas où la consonne initiale de la finale -C+ingue n’est<br />

pas celle que l’on attendrait. Certaines de ces exceptions paraissent systématiques 36 . Les<br />

voici :<br />

(12) alpague > alzingue<br />

maltais 37 > malzingue<br />

vals(er) 38 > valdingu(er)<br />

Il s’agit de cas où la substitution devrait mettre -C+ingue au contact d’un groupe<br />

consonantique comportant une coda et une attaque. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait<br />

attendre, la consonne d’attaque qui justifie le choix de la consonne initiale du suffixe<br />

complexe disparaît (c’est le /p/ de alpague qui justifie le /z/ de alzingue, le /t/ de maltais<br />

qui justifie le /z/ de malzingue, et, contrairement aux apparences, sans doute le /s/ de valser<br />

qui justifie le /d/ de valdinguer, mais ces consonnes sont absentes des dérivés). On voit que<br />

la classe des lexies de base qui autorisent ce comportement est la même que celle qui<br />

admet la finale simple -ingue après des consonnes normalement illicites. Alpague donne à<br />

la fois alpingue et alzingue. Et, de même que morningue a été régularisé en morlingue,<br />

malzingue l’a été en mannezingue. Ces régularisations témoignent du caractère impératif<br />

du conditionnement qui régit la distribution de -ingue.<br />

Comme on l’a dit au début de cette section, on trouve aussi la finale -dingue après /l/,<br />

c’est-à-dire dans un contexte où c’est -ingue qui est attendu. Les exemples pertinents du<br />

corpus sont les suivants :<br />

(13) /l/ Buffalo > Buffaldingue<br />

fol > foldingue<br />

valet > valdingue<br />

valise > valdingue<br />

riboule 39 > ribouldingue<br />

riboul(er) 40 > ribouldingu(er)<br />

35 La seule lexie qui donne des informations sur le comportement de -ingue et -C+ingue dans ce contexte est<br />

crasseux, qui a donné à la fois crassingue, sans consonne entre la base et le suffixe alors que le contexte<br />

semblerait s’y prêter, et cradingue, avec la consonne attendue, mais privée du contexte qui la fait attendre. La<br />

suffixation en -(C+)ingue rencontre sans doute là un problème qui ne comporte pas de solution satisfaisante. Ce<br />

n’est probablement pas un hasard si le corpus comprend un dérivé de vicelard (vicelingue), mais pas de vicieux,<br />

dont on se demande ce qu’il pourrait donner<br />

36 Il existe aussi quelques exceptions isolées : se mûrir ‘s’enivrer’ > se murdinguer (on attendrait se murlinguer,<br />

cf. (11)), paf ‘pénis’ > pafzingue (on attendrait pafdingue, cf. (9)) et brindes > brindezingues ‘ivresse’ (où<br />

l’épenthèse, après un /d/, n’est pas attendue, mais on attend bien /z/ après une occlusive). Ce mot est le seul dont<br />

la voyelle radicale est la même que la voyelle suffixale ; mais il est à l’occasion régularisé en bradzingue.<br />

37 ‘Cabaretier’.<br />

38 ‘Tomber brutalement’.<br />

39 ‘Fête, partie de plaisir’.<br />

40 ‘Faire la noce’.<br />

12


Il s’agit probablement d’un cas de variation libre, comme le suggère en particulier le fait que<br />

fol donne à la fois follingue et foldingue. Un autre particularité notable des dérivés en -dingue<br />

réunis en (13) réside en ce que leur attaque pénultième est toujours une obstruante labiale (/b/,<br />

/f/ ou /v/). Cette répartition fait immanquablement penser à celle que l’on trouve dans les<br />

dérivés en -oche, où, après /l/, on trouve, facultativement, un /d/ (ou un /t/) dans un dérivé où<br />

l’attaque précédente est une obstruante labiale (valise > valoche, valdoche ou valtoche, cf.<br />

(3b)) et un /b/ quand l’attaque précédente est une coronale (italien > italoche ou italboche),<br />

une vélaire (rigolo > rigolboche) ou qu’elle est nulle (Allemand > Alboche) (cf. (3a)). Cette<br />

répartition suggère que le /l/ impose régulièrement une occlusive labiale à l’initiale des finales<br />

complexes, mais qu’une obstruante labiale dans l’attaque précédente a une action<br />

dissimilative sur cette labiale. À ce compte, le fait que la liste des consonnes admises à<br />

l’initiale des finales complexes en -C+ingue est identique à celle des consonnes licites devant<br />

la finale simple -ingue pourrait être partiellement accidentel, mais partiellement seulement,<br />

car il est peu probable que cette identité soit le simple fruit du hasard.<br />

3. Le suffixe -if<br />

Outre le suffixe -if proprement dit 41 , il existe plusieurs finales suffixales de la forme -<br />

C+if. Dans le corpus de référence, on trouve ainsi des finales commençant par une sifflante<br />

(cf. e.g. book > booksif, pognon > pognzif) ou par une chuintante (cf. plume > plumechif,<br />

verni > vergif), et, dans un contexte tout à fait particulier (après /l/), par une occlusive labiale<br />

orale (cf. beaujolais > beaujolpif, dégueulasse > dégueulbif). Aucune différence de sens ne<br />

séparant la finale -if des finales en -C+if, le problème se pose de savoir, comme dans le cas de<br />

-ingue et de -C+ingue, si ces finales ne constituent pas des variantes d’un seul et même<br />

suffixe et de déterminer les rapports qu’entretiennent entre elles ces variantes.<br />

La description qui suit se fonde sur un corpus d’une soixantaine de formes réuni dans<br />

les mêmes conditions que le corpus des dérivés en -ingue. Ce corpus rassemble quelques mots<br />

anciens (comme lartif, attesté dès le début du XIX è siècle, mais qui semble n’avoir plus<br />

cours), des formes plus modernes dont certaines (comme par exemple soutif) sont entrées dans<br />

la langue familière, et des créations d’auteur. Ces formes n’ont pas d’orthographe et l’on ne<br />

doit donc pas s’étonner de ce que les finales complexes en -C+if soient parfois précédées d’un<br />

« e muet » (on trouve par exemple à la fois braquezif et braczif) ou de ce que, marqué dans<br />

poniffe, le féminin ne le soit pas dans dragif. 42<br />

3.1. Distribution de la finale simple -if<br />

L’examen du corpus révèle que, dans la très grande majorité des cas, la finale -if<br />

proprement dite suit un radical qui se termine par un /t/, un /s/, un /z/, un / /, ou un / /. Cet<br />

ensemble de phonèmes ne constitue pas une classe naturelle. Si l’on avait affaire à la classe<br />

des obstruantes coronales, il y a toutes chances que, vu la fréquence de /d/ dans le lexique, le<br />

corpus comporterait des exemples en -dif ; or, non seulement aucun exemple de ce type<br />

n’apparaît, mais la finale -dif semble être évitée systématiquement (cf. orthodoxe > orthodoxif<br />

41 Le suffixe -if se laisse décrire dans des termes très analogues à ceux qui ont servi ci-dessus pour décrire le<br />

suffixe -ingue. Comme ce dernier, c’est, apparemment, une simple marque de connivence entre pairs insensible à<br />

la catégorie syntaxique de la lexie de base à laquelle il est adjoint (cf. e.g. caleçon > calcif, bargeot > bargif).<br />

Comme dans le cas de -ingue, la force des contraintes phonotactiques auxquelles il est soumis masque un peu son<br />

caractère substitutif, qui ne fait cependant guère de doute.<br />

42 Ce corpus est lui aussi disponible.<br />

13


et non orthodif, tordant > torsif et non tordif). Si, d’autre part, on avait affaire à la classe des<br />

consonnes coronales orales, on s’attendrait à trouver d’assez nombreux exemples en -lif, alors<br />

qu’on n’en trouve qu’un (corgnolif, de corgnolon), et que le statut de cet exemple est douteux<br />

(car corgnolon donne aussi corgnif). Il est concevable, néanmoins, que l’on ait affaire à l’une<br />

ou l’autre classe, amputée, pour une raison ou pour une autre, de /d/ ou de la classe que<br />

forment /d/ et /l/. 43 Suggère cette idée notamment le fait que jamais ni /d/ ni /l/ n’apparaissent<br />

à l’initiale des finales complexes en -C+if, même dans les contextes où on les attendrait (après<br />

/l/ pour le /d/ et après /r/ pour le /l/). Dans le cas général, ces finales complexes en -C+if ont<br />

pour consonne initiale une sifflante ou une chuintante sonore ou sourde (un /s/, un /z/, un / /,<br />

ou un / /), et l’on verra qu’il est possible que, dans un cas au moins, le /t/ soit lui aussi utilisé<br />

dans cette position. Comme dans le cas de -ingue et de -C+ingue, ce sont donc les mêmes<br />

consonnes qui apparaissent devant la finale simple et à l’initiale de la finale complexe. À une<br />

exception majeure près : car après /l/, on trouve régulièrement une occlusive labiale (cf.<br />

beaujolais > beaujolpif, dégueulasse > dégueulbif). Comme l __ ingue est précisément un<br />

contexte où l’on pourrait s’attendre à voir apparaître une labiale, il y a lieu de penser que les<br />

finales -ingue et -if réclament l’une et l’autre en toutes circonstances la présence devant elles<br />

d’une classe précise de consonnes, sauf dans le cas particulier des radicaux en /-l/ quand ils<br />

entraînent ou autorisent la présence d’une finale complexe.<br />

La plupart des exemples du corpus sont issus de lexies qui comprennent une et une<br />

seule consonne de la classe formée par /t/, /s/, /z/, / / et / /, soit en position d’attaque interne,<br />

soit en position finale. Dans ces formes, il est de règle que le suffixe suive immédiatement<br />

cette coronale. 44 D’où la diversité des modes d’adjonction du suffixe, qui peut :<br />

• être simplement concaténé à la lexie de base, comme dans :<br />

(14) smart 45 > smartif<br />

box > boxif<br />

large > largif<br />

furax 46 > furaxif<br />

orthodoxe > orthodoxif<br />

• se substituer à la rime finale de celle-ci, comme dans :<br />

43 Il est notable que le suffixe adjectival -if (celui de combattif, maladif, pensif, abusif et gélif) sélectionne des<br />

bases se terminant par des consonnes appartenant à une classe naturelle très proche de celle que sélectionne le -if<br />

argotique (noter en particulier qu’aucun des deux suffixes n’admet la nasale /n/). Parmi les consonnes qu’admet<br />

le -if adjectival, le /d/ et, surtout, le /l/ sont très peu représentés (gélif est le seul exemple de ce type). Sur ces<br />

restrictions, voir Corbin (1997, p. 90).<br />

44 Outre les dérivés cités en (14), (15) et (16) ci-dessous, on trouve encore dans le corpus : 1) les concaténations :<br />

bath ‘beau, de qualité’.> batif, fort > fortif, porc > porcif (calembour) ; 2) les substitutions simples : arton<br />

‘pain’ > artif, chiatoire ‘ennuyeux’ > chiatif, convoiteux > convoitif, couteau > coutif, gangster > gangstif,<br />

larton ‘pain’ > lartif, purgatoire > purgatif (calembour), roustons ‘testicules’ > roustifs, bas morceau > bas<br />

morcif, boxeur > boxif, caleçon > calcif, demi-portion > demi-porcif, jouissant > jouissif, lacsé ‘sac, billet de<br />

mille francs’ > lacsif, morceau > morcif, passant ‘soulier’ > passif, passé > passif (calembour), penseur ><br />

pensif (calembour), portion > porcif roustons ‘testicules’ > roustifs, (Anglo-)saxon > (Anglais-)saxif, valseur<br />

‘fessier’ > valsif, falzard ‘pantalon’ > falzif, nuisible > nuisif, zonzon ‘bourdonnement’ > zonzif, bargeot ‘fou,<br />

naïf’ > bargif, plongeon > plongif, sergent > sergif ; 3) la substitution complexe acquiescement > acquiescif<br />

On a aussi trouvé deux créations fantaisistes : borgnazif et praczif, qui se conforment à la règle voulant<br />

que -if soit précédé d’une coronale orale.<br />

45 ‘Elégant’.<br />

46 ‘Furieux’.<br />

14


(15) cartable > cartif<br />

croissant > croissif<br />

rasoir > razif<br />

torchon 47 > torchif<br />

dragée 48 > dragif<br />

• ou se substituer à une séquence plus longue :<br />

(16) restaurant > restif<br />

soutien-gorge > soutif<br />

maximum > maxif<br />

pensionnaire > pensif<br />

Cette règle voulant qu’il soit, à toute force, précédé d’une coronale non nasale masque<br />

quelque peu le caractère substitutif du suffixe -if. Néanmoins, le corpus contient au moins un<br />

cas où la concaténation et la substitution respecteraient également cette règle et où la<br />

substitution l’emporte (cf. soutien-gorge > soutif et non *soutien-gorgif). 49 Il paraît donc à<br />

peu près certain que -if appartient à la famille des suffixes substitutifs.<br />

On a vu, en examinant la distribution de la finale -ingue, qu’il existait une classe<br />

d’exceptions apparemment systématiques contrevenant à la règle voulant que cette finale soit<br />

précédée d’une attaque en coronale sonore non nasale. Il s’agissait de cas où, faute de trouver<br />

une attaque de ce type dans la lexie de base, le suffixe, se substituant le plus souvent à la<br />

dernière rime de celle-ci, venait suivre dans le dérivé un groupe consonantique. On a trouvé<br />

dans le corpus des dérivés en -if deux exemples analogues, où cette finale suit une consonne<br />

illicite faisant partie d’un groupe consonantique :<br />

(17) corbeau > corbif<br />

corgnolon 50 > corgnif<br />

Il est remarquable que, dans près de la moitié des exemples où -if suit une consonne<br />

inattendue, cette consonne fasse partie d’un groupe. 51<br />

3.2. Distribution des finales complexes -zif, -sif, -gif, -chif, -bif et -pif<br />

47 ‘Drap’ ou ‘journal’.<br />

48 ‘Projectile d’arme à feu’.<br />

49 Les exemples comme croissant > croissif (et non *croissantif) ou jouissant > jouissif (et non *jouissantif)<br />

peuvent difficilement être allégués pour monter que la substitution l’emporte, ceteris paribus, sur la<br />

concaténation, car il est vraisemblable que la concaténation à un radical se terminant par une consonne latente<br />

constitue une solution qui est en général évitée (cf. paquet > paxif en non *paquetif), sauf dans les monosyllabes<br />

(cf. fortif, porcif (de porc), et lourdingue, sourdingue) ou lorsque le choix d’une finale complexe est impraticable<br />

(cf. Mastard > Mastardingue et non *Mastzingue à côté de plum(ard) > plumzingue et non plumardingue).<br />

Pour ce qui est de la préférence accordée à soutif aux dépens *soutien-gorgif, on a vu dans l’étude des<br />

suffixes en Vche que, lorsque deux solutions permettaient d’éviter une incompatibilité segmentale, c’était la plus<br />

courte qui était en général la meilleure. Le fait que, néanmoins, orthodoxe donne orthodoxif et non orthif peut<br />

avoir des causes multiples.<br />

50 ‘Cou, gorge’<br />

51 Les autres exceptions, que nous laisserons de côté ici, sont ponette ‘prostituée’ > poniffe, corgnolon ‘cou,<br />

gorge’ > corgnolif et restaurant > restaurif. On notera que l’on a aussi les formes attendues corgnif et restif.<br />

15


Les finales complexes en -C+if sont en distribution complémentaire par rapport à la<br />

finale simple -if. On veut dire par là que l’on trouve, du moins en général, -C+if lorsque la<br />

lexie de base ne contient pas d’attaque interne ou de consonne finale en /t/, /s/, /z/, / /, ou / /.<br />

D’autre part, à l’ordinaire, les quatre finales -sif, -zif, -chif et -gif ne se rencontrent qu’après<br />

des occlusives orales ou nasales ou après /r/, tandis que les finales -bif et -pif apparaissent<br />

après /l/.<br />

On trouve ainsi dans le corpus :<br />

• après occlusive orale :<br />

(18) /k/ book 52 > booksif<br />

bouquin 53 > bouqusif<br />

boccard 54 > boxif<br />

braque(mard) 55 > braquezif<br />

paquet > paxif<br />

pécore > pecsif<br />

• après occlusive nasale :<br />

(19) /m/ plumard 56 > plumechif<br />

/ / baigneur 57 > beignzif<br />

pognon 58 > pognzif<br />

trognon > trognezif<br />

• après /r/ :<br />

(20) darrière 59 > dargif<br />

noir > noircif<br />

• après /l/<br />

(21) beaujolais > beaujolpif<br />

dégueulasse > dégueulbif<br />

moulin 60 > moulbif<br />

Ces formes méritent plusieurs séries de remarques :<br />

• D’abord, elles montrent que les suffixes en -C+if sont bien des suffixes substitutifs :<br />

lorsque la lexie de base n’est pas monosyllabique, le suffixe se substitue à sa partie finale,<br />

plus précisément à sa dernière rime.<br />

52 ‘Livre’.<br />

53 ‘Livre’.<br />

54 ‘Lupanar’.<br />

55 ‘Pénis’.<br />

56 ‘Lit’.<br />

57 ‘Postérieur’.<br />

58 ‘Argent’.<br />

59 Variante populaire de derrière.<br />

60 ‘Moteur’.<br />

16


• On se rappelle peut-être que, dans le cas des finales en -C+ingue, on trouve également une<br />

fricative (/z/) après des occlusives orales ou nasale (paquet > paxif et plumard > plumechif<br />

sont très analogues à banquier > banquezingue et Plumeau > Plumzingue), alors qu’après<br />

les fricatives, on trouve une occlusive (/d/, parfois /t/, cf. louf > loufdingue ou louftingue).<br />

Pour que le parallèle entre les deux types de finale soit complet, il faudrait que l’on trouve<br />

également des occlusives après fricative devant -if dans les finales en -C+if. Comme toutes<br />

les sifflantes et toutes les chuintantes sont licites devant la finale -if proprement dite, on ne<br />

s’attend pas à trouver de finale complexe en -C+if dans ce contexte, ce qui réduit<br />

notablement les chances de trouver des attestations. Les seules fricatives susceptibles de<br />

déterminer l’apparition d’une finale en -C+if où C serait une occlusive sont les labiales /f/<br />

et /v/ (si les fricatives sonores entraînent l’apparition d’une finale complexe). On n’a pas<br />

trouvé d’exemple clair de ce type. Mais il est concevable que le verbe boustif(aill)er<br />

s’explique de cette façon à partir de bouffer : certains dictionnaires (cf. e.g. Colin et alii<br />

1992) ne manquent pas de rapprocher ces deux quasi-synonymes, sans pouvoir établir entre<br />

eux de lien formel satisfaisant. Pour rendre vraisemblable l’idée que boustifer soit un<br />

dérivé en -if de bouffer, il suffirait de trouver d’autres arguments en faveur d’une<br />

dissimilation du /f/ de la lexie de base en /s/. Quoiqu’il en soit de cette étymologie,<br />

l’absence d’exemples clairs peut sans doute être tenue pour une lacune accidentelle<br />

explicable par le petit nombre des dérivés en -if attestés.<br />

• On se rappelle sans doute aussi que, dans le cas des finales en -C+ingue, la consonne<br />

initiale est régulièrement un /l/ après /r/, et que l’on trouve également un /l/ après un radical<br />

en /-r/ dans d’autres dérivations substitutives (cf. dirlo et amerloque en (1) et les exemples<br />

réunis en (4)). On n’a pas d’exemples de ce type avec -if, mais seulement une finale en -gif<br />

(dans dargif) et une finale en -cif (dans noircif). D’autre part, dans les trois exemples du<br />

corpus où /l/ est suivi d’une finale complexe, cette finale commence par une occlusive<br />

labiale (cf. (21)). Dans un de ces cas (moulbif), l’attaque précédente est une labiale, alors<br />

qu’on s’attendrait à ce que, comme dans poultock ou valetouse (cf. (1)), dans valdoche (cf.<br />

(3)), ou dans Buffaldingue (cf. 13)), la présence de cette labiale interdise l’apparition d’une<br />

autre labiale devant la finale. Comme on l’a suggéré ci-dessus, il est concevable que ces<br />

particularités de la dérivation en -if soient à mettre en relation avec le fait que la finale<br />

simple -if n’admet elle-même ni les radicaux en /-l/ ni les radicaux en /-d/.<br />

On achèvera cette description en soulignant un dernier parallèle entre les finales<br />

complexes en -C+if et les finales en -C+ingue. Il y a trois exemples dans le corpus où la<br />

dernière consonne d’un groupe consonantique disparaît devant une finale en -C+if :<br />

(22) pourboire > pourcif<br />

tordant 61 > torsif<br />

verni 62 > vergif<br />

Ce comportement est très analogue à celui des finales en -C+ingue réunies en (8). Comme<br />

dans le cas de -ingue, après un groupe consonantique se terminant par une consonne illicite,<br />

deux possibilités coexistent : adopter la finale simple (cf. (17)) malgré le caractère illicite de<br />

la consonne ou adopter une finale complexe — commençant par une consonne licite — au<br />

61 ‘Très comique’.<br />

62 ‘Chanceux’.<br />

17


détriment du maintien de la consonne. De la même façon que l’on avait à la fois alpingue et<br />

alzingue pour alpague, on a corbif pour corbeau et pourcif pour pourboire. La seule<br />

différence entre les deux cas, c’est qu’en ce qui concerne -if, il est difficile de montrer que le<br />

choix de la consonne initiale de la finale complexe est déterminé par la consonne qui<br />

disparaît. Dans le cas de alzingue, la présence du /z/ ne peut guère s’expliquer que par<br />

l’influence du /p/ qui disparaît, car le /l/ réclamerait un /d/ ; dans pourcif, torsif et vergif, en<br />

revanche, la présence de la fricative peut être reliée aussi bien à la présence du /r/, qui semble<br />

exiger une fricative, que des occlusives /b/, /d/ ou /n/. Bien entendu, le parallélisme étroit<br />

entre la suffixation en -if et la suffixation en -ingue amène à penser que c’est plutôt<br />

l’occlusive qui impose la présence de la fricative.<br />

Quoi qu’il en soit des questions débattues dans les paragraphes précédents, on<br />

s’aperçoit que le fait que l’ensemble des consonnes licites devant la finale simple -if ne<br />

coïncide pas exactement avec celui des consonnes initiales des finales complexes en -C+if<br />

trouve des explications assez vraisemblables : si l’on ne trouve pas l’occlusive coronale /t/,<br />

c’est sans doute que sa présence supposerait que la consonne précédente fût une fricative<br />

labiale, laquelle serait peut-être mal supportée par le suffixe (cf. ce qui a été dit de boustifer) ;<br />

si, en revanche, on trouve les occlusives labiales /p/ et /b/, c’est sans doute que leur présence<br />

est imposée par le /l/ qui les précède régulièrement, et, en fait, c’est peut-être seulement un<br />

hasard que ces consonnes ne soient pas attestées devant -ingue. Dans les deux cas,<br />

l’uniformité de la partie finale des dérivés, que la finale proprement dite soit simple ou<br />

complexe, est frappante. Mais cette uniformité est peut-être plus remarquable encore dans le<br />

cas de -if que dans le cas de -ingue, dans la mesure où les lacunes observées dans la classe<br />

naturelle des consonnes admises devant la finale simple (/d/ et /l/) se retrouvent dans celle des<br />

consonnes admises à l’initiale de la finale complexe.<br />

4. Vers une modélisation<br />

En schématisant quelque peu, on peut dire que la finale simple en -ingue apparaît après<br />

les consonnes coronales voisées orales et les finales complexes en -C+ingue après les autres<br />

consonnes (-dingue pouvant en fait apparaître aussi, facultativement, après /l/). De même, la<br />

finale simple en -if exige d’être précédée d’une consonne coronale orale (qui ne soit ni /d/, ni<br />

/l/), tandis que les finales complexes en -C+if requièrent la présence d’une autre consonne.<br />

Les diverses finales en -ingue d’un côté et les diverses finales en -if de l’autre se trouvent<br />

donc en distribution complémentaire, ou, dans un cas, en variation libre. À ne considérer,<br />

d’autre part, que le mode d’articulation de leur consonne initiale, les diverses finales en -<br />

C+ingue et les diverses finales en -C+if se trouvent elles aussi en distribution complémentaire<br />

: la consonne initiale d’une finale complexe est une occlusive quand la consonne qui la<br />

précède est une fricative, et vice versa, /r/ sélectionne /l/ avec -ingue et une fricative avec -if,<br />

/l/ paraît sélectionner /d/ avec -ingue et /b/ ou /p/ avec -if. Cette double distribution<br />

complémentaire laisse peu de doutes sur le fait que l’on a affaire à des allomorphes de deux<br />

morphèmes que l’on appellera désormais le suffixe -ingue et le suffixe -if.<br />

Quelle relation ces allomorphes entretiennent-ils entre eux ? L’observation capitale,<br />

ici, c’est probablement qu’abstraction faite des variantes du suffixe -if qui apparaissent après<br />

/l/, les consonnes initiales des allomorphes complexes sont les mêmes que celles qui<br />

apparaissent devant les allomorphes simples. Cette constatation amène à penser que le<br />

principe qui préside aux choix de la consonne qui sera amenée à précéder les finales -ingue et<br />

-if est le même dans les finales simples et dans les finales complexes. Si tel est bien le cas, on<br />

18


voit mal comment on pourrait éviter de considérer la consonne initiale de ces dernières<br />

autrement que comme une consonne épenthétique. Si, en effet, le répertoire des suffixes<br />

comportait les variantes complexes à côté des variantes simples, il faudrait que la constitution<br />

des premières obéisse à une règle de structure morphématique, tandis que la répartition des<br />

variantes simples obéirait à une règle régissant la sélection du radical dans la lexie de base.<br />

Les deux mécanismes seraient différents, et ce serait un hasard qu’ils sélectionnent les mêmes<br />

consonnes.<br />

Si l’on veut bien admettre, comme on vient de le faire, que la quasi-identité entre la<br />

classe des consonnes qui apparaissent devant les allomorphes simples et celle des consonnes<br />

initiales des allomorphes complexes doit reposer sur un principe unique, il faut que ce<br />

principe soit une contrainte de surface. Cette identité est obtenue par des opérations diverses.<br />

Par exemple, la finale -dingue est obtenue par concaténation dans rapidingue (de rapide), par<br />

troncation d’une rime dans dégourdingue (de dégourdi), par une troncation plus sévère dans<br />

pardingue (de pardessus), par épenthèse après une base intacte dans loufdingue (de louf), par<br />

épenthèse après une base tronquée dans buffedingue (de buffet). Ces opérations, qui n’ont<br />

guère de commun que leur résultat, ne peuvent pas être ramenées à une règle unique. Ce ne<br />

sont pas les opérations qui déterminent le résultat, mais le résultat qui détermine les<br />

opérations : une contrainte impose que la finale -ingue soit précédée par une consonne<br />

coronale voisée non nasale. Les contraintes de surface à l’oeuvre connaissent des exceptions.<br />

Ainsi, par exemple, alpingue enfreint-il la contrainte qui vient d’être énoncée. Cette<br />

constatation nous conduit à adopter, pour modéliser les descriptions ci-dessus, un cadre<br />

théorique dans lequel, comme dans O.T., les contraintes sont transgressables.<br />

Si l’on veut bien admettre que la quasi-identité entre la classe des consonnes qui<br />

apparaissent devant les allomorphes simples et celle des consonnes initiales des allomorphes<br />

complexes doit reposer sur un principe unique, il convient aussi d’adopter la variante récente<br />

de la théorie où les consonnes épenthétiques, au lieu de figurer sous la forme d’un vide dans<br />

les représentations phonologiques, sont au contraire déjà présentes dans la forme-candidate<br />

sélectionnée au terme de l’évaluation. En termes plus techniques, on est amené à choisir DEP<br />

plutôt que FILL pour bannir l’épenthèse dans le cas général. Comme, en effet, seules des<br />

contraintes contextuelles peuvent sélectionner le bon radical dans le cas des finales simples,<br />

seules aussi des contraintes contextuelles (et non des règles de redondance) sélectionnent la<br />

consonne initiale des finales complexes.<br />

Il est hors de question de proposer ici une modélisation complète des fait décrits. La<br />

modicité du corpus et les incertitudes de la description qui en découle, notre ignorance des<br />

contraintes que le français met au premier plan, le manque de place aussi, l’interdisent. On se<br />

contentera donc de quelques réflexions sur les principes qui régissent le choix de l’épenthèse<br />

et le choix des consonnes épenthétiques, avant de revenir brièvement sur le cas des suffixes en<br />

-Vche.<br />

4.1. Le choix de l’épenthèse<br />

Comme, à côté des cas de distribution complémentaire, on trouve un cas de variation<br />

libre (cf. fol > folingue ou foldingue), il est clairement impossible de ramener tous les cas<br />

d’épenthèse à l’influence d’une même contrainte. Dans un cas, la finale impose la présence<br />

d’une consonne qu’elle ne trouve pas dans la lexie de base ; dans l’autre une consonne de la<br />

lexie de base autorise la présence d’une consonne tolérée par la finale.<br />

On n’est pas en mesure ici de déterminer avec certitude la (ou les) contrainte(s) qui<br />

impose(nt) la présence d’une consonne coronale voisée et orale devant -ingue et celle d’une<br />

consonne coronale orale qui ne soit pas /d/ ou /l/ devant -if. Il n’est en particulier pas<br />

19


totalement exclu que la voyelle joue un rôle dans cette sélection. Mais il paraît plus probable<br />

que c’est la consonne finale du suffixe qui impose le choix. Dans la mesure où /d/ est admis<br />

devant -ingue et les sifflantes et les chuintantes devant -if, il ne peut pas s’agir d’une<br />

contrainte dissimilative portant sur les modes d’articulation. Dans la mesure où les labiales ne<br />

sont pas admises devant -ingue, ni les dorsales devant -if, il ne peut pas s’agir simplement<br />

d’une contrainte imposant que les points d’articulation soient différents. Si, en revanche, on<br />

admet que les coronales sont moins marquées que les labiales et les dorsales (cf. Prince et<br />

Smolensky 1993 ; Lombardi 1997), on peut supposer qu’il s’agit d’une contrainte interdisant<br />

que ne figurent à trop courte distance l’une de l’autre deux consonnes marquées. Si les<br />

consonnes nasales s’avéraient être plus marquées que les consonnes orales correspondantes, il<br />

deviendrait peut-être possible de proposer une contrainte unifiée. L’ignorance où l’on est des<br />

interactions entre les voyelles suffixales et les consonnes qui les précèdent et le peu de<br />

lumière que l’on a sur les contraintes régissant la compatibilité des consonnes des suffixes<br />

avec celles des bases ne permet guère d’aller plus loin. On appellera ici DZJL et TSCH les<br />

contraintes en cause.<br />

Si l’on admet l’hypothèse généralement admise dans O.T. que les formes-candidates<br />

sont confrontées aux contraintes dans l’ordre dans lequel celles-ci sont hiérarchisées par la<br />

langue considérée et que la forme-candidate retenue est celle qui, la première, satisfait une<br />

contrainte que ne satisfait aucune de ses concurrentes, il convient de placer DZJL et TSCH assez<br />

haut dans la hiérarchie pour qu’elles prennent le pas sur la contrainte qui, dans la dérivation<br />

substitutive, impose que le dérivé ait le même nombre de syllabes que la base dont il est issu<br />

(ISO) et sur celle qui, normalement, interdit les épenthèses (DEP). De cette façon :<br />

• Si la lexie de base ne contient qu’une consonne satisfaisant, suivant les cas, DZJL ou TSCH<br />

parmi ses attaques internes (les consonnes finales étant rangées parmi celles-ci), le choix se<br />

portera sur la forme où le suffixe suit directement cette consonne, que ce choix respecte ISO<br />

(cf. lardeuss > lardingue, cartable > cartif), ou qu’il suppose une troncation plus sévère<br />

(cf. casino > casingue, pensionnaire > pensif) ou même une concaténation (cf. rapide ><br />

rapidingue, furax > furaxif) ; ISO ne sera donc respectée que lorsqu’une consonne licite<br />

figure dans la position adéquate et ne sera déterminante que si plusieurs consonnes licites<br />

figurent dans la lexie de base (cf. poulardin > poulardingue et non *poulingue). 63 La<br />

consonne que vient suivre le suffixe ne peut être qu’une attaque interne de la lexie de base,<br />

elle ne peut pas être l’attaque initiale de celle-ci : ni lourd ni louf ne font *lingue, bien que<br />

cette forme satisfasse à la fois DZJL et ISO. Cette exclusion des attaques initiales doit, bien<br />

entendu, être rapportée à la contrainte qui bannit les dérivés monosyllabiques, c’est-à-dire<br />

MIN, dont on peut penser qu’elle est souveraine ou presque. 64<br />

• Si, en revanche, la lexie de base ne comporte aucune consonne licite parmi ses attaques<br />

internes, DZJL ou TSCH imposent normalement le choix d’une forme où une telle consonne<br />

se glisse entre le radical et le suffixe. Parmi les différentes solutions concevables, le choix<br />

se porte normalement sur la forme qui respecte ISO (à partir du moment du moins où cette<br />

forme respecte aussi MIN) : buffet donne buffedingue et non *buffetzingue et baigneur<br />

beignzif et non *baigneurjif (mais chiottes ne fait pas *chtingue, ni porc *psif). D’autres<br />

63 Quand le respect de DZJL ou TSCH laisse le choix entre une concaténation et une troncation s’étendant sur plus<br />

d’une rime, c’est cette dernière solution qui est adoptée (cf. soutien-gorge > soutif et non *soutien-gorgif). De<br />

deux mots, on choisit le moindre, à condition bien entendu que MIN soit respectée.<br />

64 Il semble qu’on ne puisse aboutir à un dérivé monosyllabique que lorsque c’est là la meilleure solution pour<br />

éviter un hiatus (dé donne par exemple doche, cf. Plénat (1997)) ; mais ce cas de figure ne se présente pas dans<br />

les corpus de référence des dérivés en -ingue et en -if.<br />

20


contraintes néanmoins peuvent contrarier ce choix : ainsi, par exemple, est-il vraisemblable<br />

que rachitique donne rachdingue plutôt que *rachitzingue du fait de la succession de deux<br />

voyelles d’avant dans cette dernière forme. Dans cette approche, il convient, bien entendu,<br />

que DZJL et TSCH l’emportent sur DEP, puisque l’ordre inverse interdirait l’épenthèse ; mais<br />

il convient aussi que DEP l’emporte sur ISO, dans la mesure où, si ce n’était pas le cas, toute<br />

concaténation après une lexie de base polysyllabique serait exclue (rapide, par exemple,<br />

donnerait *rapzingue, qui satisfait à la fois DZJL et ISO, au lieu de rapidingue).<br />

Si l’on en juge par ses effets, la contrainte qui autorise l’épenthèse d’un /d/ après /l/<br />

dans fol > foldingue pourrait être une contrainte d’alignement favorisant les formes où la fin<br />

du radical coïncide avec la fin d’une syllabe (sur les contrainte de la famille ALIGN, cf.<br />

McCarthy et Prince 1993b) : dans valdingue / / (de valise) ou Buffaldingue / /<br />

(de Buffalo), cette coïncidence est respectée, elle ne le serait pas dans valingue / / ou<br />

Buffalingue / /. Dans cette hypothèse, le fait que seul, parmi les consonnes licites, le<br />

/l/ soit susceptible d’entraîner une épenthèse (frappada ne donne pas */ / mais<br />

seulement / /, cramoisi ne fait pas */ / mais seulement / /<br />

et pageot fait / / et non */ /), peut trouver une explication dans le fait que /l/ est<br />

une coda meilleure que /d/, /z/ ou / /. Comme le /r/ constitue une coda peut-être encore<br />

meilleure que le /l/, la nécessité de l’épenthèse après cette consonne (bureau ne fait pas<br />

*buringue mais burlingue) pourrait résulter non pas de son incompatibilité avec le suffixe,<br />

mais de la faiblesse particulière de la contrainte qui bannit /r/ de la position de coda<br />

(CODACOND /r/ ). Dans le cadre de O.T., cette approche supposerait que ALIGN l’emporte sur DEP<br />

et sur CODACOND /r/ , tout en faisant jeu égal avec CODACOND /l/ (qui bannit /l/ de la position de<br />

coda) et en le cédant à CODACOND obstr. (qui en bannit les obstruantes). Cette dernière,<br />

néanmoins, qui n’est pas en mesure d’empêcher l’épenthèse d’une obstruante après une<br />

obstruante illicite (cf. banquezingue ou braczif), doit elle-même le céder à DZJL et TSCH.<br />

On voit qu’il est relativement simple, dans le cadre de O.T., de rendre compte de la<br />

distribution d’ensemble des finales simples et des finales complexes. 65 Quand on entre dans le<br />

détail des faits, néanmoins, le problème se complique. On a vu que les finales simples -ingue<br />

et -if pouvaient apparaître après une consonne illicite faisant partie d’un groupe consonantique<br />

(cf. alpague > alpingue, corbeau > corbif). On a vu aussi que, bien que cette consonne<br />

compte parmi les consonnes licites devant -ingue, /l/ répugnait à figurer dans cette position<br />

quand il est le second élément d’une attaque complexe (mornifle ne donne pas morniflingue,<br />

mais morningue). Ces deux particularités deviennent intelligibles si, au lieu de considérer,<br />

comme on l’a fait implicitement jusqu’ici, qu’elles portent sur la consonne qui précède<br />

immédiatement le suffixe, les contraintes DZJL et TSCH ont pour domaine la syllabe. Dans cette<br />

hypothèse, en effet, dans la mesure où, en français, une coda interne ne peut comporter qu’une<br />

consonne (cf. Dell 1995), ne rejetant pas la consonne illicite dans la syllabe précédente,<br />

l’épenthèse d’une consonne licite après un groupe consonantique n’empêcherait nullement à<br />

la forme-candidate de contrevenir à la contrainte (dans */ / ou */ /, les consonnes<br />

65 En fait notre présentation ici est très simplifiée. Si, comme on l’a suggéré, DZJL et TSCH sont des contraintes<br />

négatives bannissant les labiales et les dorsales de l’attaque de la syllabe suffixale plutôt que des contraintes<br />

positives imposant dans cette position la présence d’une coronale, une façon de les satisfaire pourrait consister à<br />

priver d’attaque cette syllabe (*buffingue syllabé / / satisfait DZJL). De la même façon, ALIGN pourrait être<br />

satisfaite sans qu’on recoure à l’épenthèse (cf. Buffalingue syllabé */ /). C’est donc, en fin de compte, la<br />

nécessité — prosodique — pour la syllabe de comporter une attaque (ONSET) qui impose l’insertion de la<br />

consonne. Mais cette nécessité ne se manifeste que parce que celle de rejeter de la syllabe une consonne illicite<br />

ou celle de faire coïncider la fin du radical avec une frontière syllabique interdit la syllabation habituelle.<br />

21


illicites /p/ et /b/ figureraient dans la même syllabe que le suffixe) ; et, de même, dans une<br />

attaque complexe la présence d’un /l/ ne serait pas de nature à prévenir l’infraction (dans<br />

*/ /, la consonne illicite /f/ figurerait elle aussi dans la même syllabe que le suffixe).<br />

On laisse ici de côté un certain nombre de difficultés. La définition du domaine de la<br />

contrainte que l’on vient de donner n’assure pas toujours que soit sélectionnée la bonne<br />

forme-candidate. Il est vrai que, par exemple, la forme alpingue / / est décidément<br />

meilleure que */ / et que */ /, qui, comme elle, enfreignent DZJL, mais qui<br />

contreviennent aussi l’une à ISO, l’autre à DEP. Mais cette forme devrait, dans l’approche<br />

choisie, le céder à */ /, qui respecte DZJL, la contrainte la plus haute dans la<br />

hiérarchie (abstraction faite de MIN et de ONSET). Le même raisonnement pourrait être tenu à<br />

propos de morningue / /, qui l’emporte sans mal, pour les mêmes raisons, sur<br />

*/ / et */ /, mais qui devrait être surpassé par */ /. Certes, il est<br />

concevable qu’on puisse invoquer d’autres contraintes. Mais on a plutôt le sentiment que si<br />

/ / est meilleur que */ /, c’est que le cumul de deux infractions, l’une à ISO et<br />

l’autre à DEP, l’emporte sur une simple infraction à DZJL, bien que cette dernière l’emporte sur<br />

les premières en cas de simple face à face. Une autre difficulté réside dans le fait que toutes<br />

les régularités observées ne trouvent pas une explication. On a vu, par exemple, que les<br />

formes du type de alpingue et corbif étaient concurrencées dans le corpus par des formes<br />

comme alzingue et pourcif. Respectant à la fois DZJL et ISO, ces formes sont de fait<br />

d’excellents candidats, et la concurrence entre les deux types de forme dépend sans doute du<br />

poids accordé à des contraintes limitant le degré d’altération de la lexie de base. Mais on<br />

comprend mal que la consonne épenthétique choisie ne soit pas celle que requiert la dernière<br />

consonne du radical (on s’attendrait par exemple à ce que maltais donne *maldingue et non<br />

malzingue), mais celle qu’exige une consonne absente de la forme de surface.<br />

Quelles que soient, néanmoins, ces difficultés, il apparaît qu’une approche dans un<br />

cadre où le choix des formes résulte de contraintes transgressables paraît pour le moins<br />

prometteuse.<br />

4.2. Le choix de la consonne épenthétique<br />

De la répartition des formes découle clairement que le choix de la consonne<br />

épenthétique dépend, dans ses grandes lignes au moins, du contexte phonologique. Essayons<br />

d’expliquer ce choix.<br />

• On a plaidé ci-dessus en faveur de l’idée que l’insertion de la consonne devant le suffixe<br />

répondait, dans la majorité des cas du moins, à la nécessité de rejeter une attaque illicite en<br />

position de coda pour satisfaire aux contraintes DZJL ou TSCH. À vrai dire, l’insertion d’une<br />

voyelle aurait le même effet : */ /, par exemple, n’enfreindrait pas plus DZJL que<br />

mochetingue / /. Mais on voit que ce serait au prix de l’apparition d’une<br />

configuration très mal tolérée dans la dérivation substitutive : l’hiatus. L’insertion d’une<br />

voyelle, d’autre part serait inopérante dans les cas où l’épenthèse a pour fonction d’aligner<br />

la fin du radical sur une frontière de syllabe (dans *folahingue / /, par exemple, cet<br />

alignement ne serait pas respecté). Ce n’est donc que pour mémoire que nous mentionnons<br />

cette possibilité.<br />

• La consonne insérée est la plupart du temps une coronale. Les consonnes coronales sont<br />

probablement les moins marquées des consonnes lexicales du français. Mais nous ne<br />

donnons pas à ce choix la signification qu’il pourrait avoir dans une phonologie où, sans<br />

22


spécifications au départ, les consonnes insérées acquerraient par défaut leurs traits par des<br />

règles de redondance. À ce compte, on voit mal pourquoi ce ne serait par une glottale,<br />

c’est-à-dire une consonne sans lieu d’articulation et donc sans doute non marquée de ce<br />

point de vue, qui serait introduite. De fait, c’est bien le coup de glotte qu’utilise le français<br />

au niveau post-lexical pour éviter certaines configurations fâcheuses (cf. Encrevé 1988). Le<br />

fait que ce phonème ne soit jamais utilisé comme consonne épenthétique à l’intérieur du<br />

mot est sans doute lié au fait qu’il n’appartient pas à l’ensemble des phonèmes qui sert à<br />

bâtir les items lexicaux ; c’est donc probablement une contrainte lexicale qui est à l’oeuvre<br />

ici. Le fait que les consonnes qui apparaissent devant -ingue et -if appartiennent en règle<br />

générale à une seule et même classe quelle que soit leur origine, épenthétique ou non,<br />

montre suffisamment que c’est le contexte qui impose le point d’articulation le moins<br />

marqué possible à l’intérieur du mot. Ainsi qu’on l’a dit plus haut, puisque -ingue et -if<br />

comportent tous deux une consonne probablement marquée pour ce qui est du lieu<br />

d’articulation (respectivement une dorsale et une vélaire), on peut faire l’hypothèse que la<br />

contrainte en cause a pour effet de bannir la présence de deux consonnes marquées au sein<br />

de la même syllabe ; et, si tel est le cas, il conviendrait sans doute d’exclure le /r/ — dont le<br />

point d’articulation varie de dialecte à dialecte —.des consonnes incompatibles avec ces<br />

suffixes (les épenthèses après /r/ seraient donc attribuables à ALIGN).<br />

Les quelques cas où c’est une labiale qui est insérée montre que l’influence du<br />

contexte gauche peut l’emporter sur celle du contexte droit : c’est toujours un /l/ final de<br />

radical qui impose ce point d’articulation (cf. beaujolpif, dégueulbif). Il est concevable que<br />

ce soit la trop grande similarité du /l/ et du /d/ qui impose ce choix. Nous avons suggéré<br />

que la présence d’une labiale dans l’attaque précédente était susceptible de contrebattre<br />

l’influence du /l/ (cf. foldingue, ribouldingue, valdingue), sauf si le suffixe interdisait la<br />

présence d’un /d/ (cf. moulbif). On n’a pas la place ici d’exposer les difficultés<br />

qu’entraînent ces hypothèses.<br />

• Le mode d’articulation de la consonne épenthétique semble quant à lui dépendre, on l’a vu,<br />

non pas du contexte droit, mais du contexte gauche. Devant -ingue, on trouve des<br />

obstruantes après les obstruantes et après /l/, tandis qu’après /r/, on trouve la liquide /l/. Il<br />

convient sans doute de remarquer d’abord ici que la répartition inverse est impensable s’il<br />

est vrai, comme on le soutient, que l’insertion de la consonne sert à rejeter la dernière<br />

consonne du radical dans la syllabe précédente : inséré après une obstruante, un /l/ serait<br />

sans effet sur l’appartenance syllabique de celle-ci, et, inséré après /l/, il formerait avec<br />

celui-ci une géminée, configuration à laquelle répugne le français. Une seconde remarque<br />

consiste à souligner qu’en français, le /r/ est sans doute la coda qui impose le moins de<br />

contraintes sur l’attaque qui la suit (en fait, toutes les attaques sont possibles après ce<br />

phonème) et que, parmi les consonnes coronales orales, la sonante /l/ est celle qui s’éloigne<br />

sans doute le plus des obstruantes /g/ et /f/. On peut donc avancer l’hypothèse que le<br />

suffixe impose la sonante /l/ là où une nécessité plus forte — en l’occurrence celle de<br />

rejeter la dernière consonne du radical hors de la dernière syllabe du dérivé — n’impose<br />

pas un autre choix. Dans cette hypothèse, le fait que -if se distingue de -ingue en ce qu’il<br />

impose une obstruante après /r/ doit sans doute, on l’a vu, être relié au fait qu’il bannit le /l/<br />

de l’attaque qui le précède. Le fait que ce sont des occlusives qui sont insérées après les<br />

fricatives et des fricatives après les occlusives s’explique sans doute par des contraintes<br />

dissimilatives portant sur les groupes consonantiques.<br />

Les trois paragraphes précédents tiennent malheureusement plus de la suggestion que<br />

de la démonstration et laissent en suspens des questions épineuses : on ne dit rien ici, par<br />

23


exemple, de la répartition des obstruantes voisées et des non voisées, rien de la répartition<br />

entre chuintantes et sifflantes devant -if, rien non plus du fait que les nasales sont bannies<br />

devant les deux suffixes, ni du fait que que /d/ et /l/ le sont devant -if. Dans l’état actuel de nos<br />

ignorances sur la phonologie du français, il paraît difficile d’aller beaucoup plus loin.<br />

Beaucoup de travail reste à faire. Il semble néanmoins peu contestable que le choix de la<br />

consonne épenthétique dépend, dans le cas qui nous occupe, de facteurs phonologiques et que<br />

l’identification des contraintes dont dépend ce choix n’est pas hors de portée. Dans cette<br />

mesure, ces épenthèses apportent un argument supplémentaire à la Théorie des<br />

Correspondances.<br />

4.3. Les finales complexes en -C+Vche<br />

L’un des buts du présent travail était d’apporter une contribution à l’étude des<br />

variantes en (V(C)) et (CV(C)) des suffixes substitutifs/évaluatifs. Il conviendrait donc de se<br />

demander ici dans quelle mesure les hypothèses que nous avons avancées peuvent rendre<br />

compte du comportement des membres de cette classe de suffixes autres que -ingue et -if. Le<br />

lecteur pourra vérifier que les exemples réunis en (1) ne contredisent pas ces hypothèses. Il<br />

croira ou ne croira pas que ces exemples sont représentatifs. Pour notre part, nous pensons<br />

qu’ils le sont, bien que nous ayons rencontré, en petit nombre, des cas peu compatibles avec<br />

ce qui a été dit ici. 66 La vérification de la validité de nos suggestions passe, bien entendu par<br />

l’étude des compatibilités et incompatibilités entre chacun des suffixes et chaque classe de<br />

consonnes.<br />

On se contentera ici de souligner certaines convergences entre le comportement de -<br />

ingue et de -if et celui des suffixes en -Vche. Ces convergences sont frappantes.<br />

On a vu que, comme -ingue et -if, les suffixes en -Vche admettaient deux types de<br />

variantes complexes à consonne initiale, l’une, en -toche qui apparaît obligatoirement lorsque<br />

la seconde attaque d’une base dissyllabique ou la consonne finale d’une base monosyllabique<br />

est une fricative sourde (cf. facile > fastoche), les autres qui apparaissent plus ou moins<br />

facultativement après un /r/ ou un /l/ (cf. américain > amerloche, italien > italoche ou<br />

italboche, valise > valoche, valdoche ou valtoche). Nous avons retrouvé cette même<br />

distinction avec les suffixes -ingue et -if, et l’on peut de ce fait interpréter les types amerloche<br />

ou italboche comme des cas où il est fait appel à une consonne épenthétique pour que la fin du<br />

radical soit aussi une fin de syllabe. Dans ces cas, le choix de la consonne épenthétique paraît<br />

obéir aux mêmes principes que dans les dérivés en -ingue et en -if. Le jeu subtil de<br />

l’alternance entre /d/ et /b/ après /l/ est, de ce point de vue, frappant. Il n’est pas exclu que tel<br />

dérivé en -Vche provienne d’une forme elle-même dérivée par substitution (valtoche peut par<br />

exemple être issu de valtouze, où la présence de la sourde /t/ peut sans doute être rapportée au<br />

caractère sonore de la consonne suffixale). Mais il est clair que les dérivations substitutives se<br />

prêtent en général à deux types d’insertion, l’une conditionnée par un principe d’alignement,<br />

l’autre par un ou plusieurs principes de compatibilité segmentale au sein de la syllabe.<br />

C’est à une incompatibilité segmentale entre fricatives sourdes au sein d’une même<br />

syllabe que l’on a rapporté l’apparition de la variante en /t-/ des suffixes en -Vche après<br />

fricative sourde (comme dans fastoche). Ici, la question se pose de savoir pourquoi la présence<br />

des autres consonnes illicites devant -Vche (les fricatives sonores sauf /v/ et les occlusives<br />

sourdes sauf /t/) n’entraîne pas d’épenthèse et pourquoi la consonne insérée après les<br />

fricatives sourdes est un /t/. On a vu qu’à la fin d’un radical une occlusive appelait l’insertion<br />

d’une fricative et une fricative celle d’une occlusive (cf. banquezingue vs. buffedingue). Cette<br />

66 Pourquoi, par exemple, mec fait-il mecton et non mecson ?<br />

24


emarque permet de répondre, partiellement au moins, aux deux questions. L’insertion d’une<br />

fricative après une occlusive sourde (comme dans rouquin > *rouquezuche) constituerait un<br />

remède pire que le mal ; celle d’une occlusive sourde labiale ou dorsale après une fricative<br />

(comme dans facile > *fascoche) ne serait guère meilleure. Le fait que dans ce cas ce soit la<br />

sourde /t/ et non la sonore /d/ (on n’a pas *fasdoche) qui est choisie, et le fait que les fricatives<br />

sonores n’entraînent pas l’épenthèse (César donne Césaroche et non *Cesdoche) tient peutêtre<br />

à la phonologie des groupes consonantiques.<br />

On ne peut terminer cette section sans souligner que, frappantes, les convergences<br />

entre le comportement des suffixes en -Vche et celui de -ingue et de -if ne sont cependant pas<br />

sans failles. Ainsi se demande-t-on pourquoi -ingue et -if semblent préférer la concaténation à<br />

l’épenthèse quand l’attaque interne d’un dissyllabe ne fournit pas une consonne licite (cf.<br />

rapide > rapidingue et non *rapzingue, furax > furaxif et non *furlif), alors que c’est<br />

l’inverse qu’on observe avec les suffixes en -Vche (facile ne donne pas *faciloche). Nous<br />

avons le sentiment que les données nous manquent pour résoudre cette question.<br />

5. Conclusion<br />

Le présent article a consisté principalement en une description du comportement<br />

phonologique des suffixes -ingue et -if du français argotique. L’analyse des corpus de<br />

référence a permis d’établir que la présence et la nature de la consonne initiale des variantes<br />

complexes de ces suffixes étaient, pour l’essentiel, prédictibles. On a donc là un cas net<br />

d’épenthèse de consonne après consonne. Comme, d’autre part, certains des principes qui<br />

déterminent la nature de la consonne insérée régissent aussi la sélection des radicaux qui<br />

précèdent les variantes simples, le choix de cette consonne résulte pour une part de contraintes<br />

phonologiques contextuelles, conformément aux prédictions de la Théorie des<br />

Correspondances. Cette étude s’inscrit dans un ensemble de travaux visant à caractériser la<br />

morphophonologie de la suffixation substitutive en français. De ce point de vue, il a été<br />

suggéré ici que le comportement des suffixes -ingue et -if ne se distinguait de celui des autres<br />

suffixes substitutifs, comme les suffixes en -Vche, qu’en ce que la spécificité du matériel<br />

segmental dont ils sont composés induisait l’intervention de contraintes inopérantes dans<br />

d’autres cas. D’une façon plus générale, il est concevable que les dérivations substitutives ne<br />

diffèrent elles-mêmes des suffixations purement concaténatives qu’en ce qu’elles sont<br />

soumises à des contraintes de taille et d’alignement particulières. Dans cette hypothèse, la<br />

hiérarchie de contraintes régissant les compatibilités et incompatibilités entre éléments<br />

segmentaux serait la même dans toute la morphologie dérivationnelle du français. Bien que la<br />

ressemblance des comportements du -if adjectival (cf. Corbin 1997) et du -if argotique<br />

constitue peut-être de ce point de vue un indice encourageant, beaucoup de travail reste à faire<br />

pour qu’on puisse se prononcer sur cette question. Les phénomènes de sandhi interne du<br />

français — même les données — sont très mal connus. Les modélisations que l’on peut<br />

proposer ne peuvent donc être que partielles et quelque peu aventurées. Celle qu’on a<br />

suggérée ici n’échappe pas à cette fatalité.<br />

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