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03.07.2013 Views

socialisme va le précipiter dans le sillage du pyrrhonien converti par Pascal, à l’espoir terrestre il se verra contraint de substituer l’espérance en un salut surnaturel. » 274 Encore en 1909, probablement, Péguy aborde l’œuvre qui ne sera publié qu’après sa mort et qui porte le titre assez extraordinaire : Le Dialogue d’une âme païenne avec l’histoire. C’est à Clio, la Muse de l’histoire que Péguy prête sa voix. Un fragment assez connu de Clio (car ce titre est également en usage), est une réflexion, résumant toute la période dont nous venons de parler. Il sait ce que c’est que Péguy. [...] Il sait notamment que Péguy c’est ce petit garçon de dix douze ans qu’il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c’est cet ardent et sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu’il a connu quelques années tout frais débarqué à Paris. Il sait aussi qu’aussitôt après a commencé la période on serait presque forcé de dire, quelque répugnance que l’on ait pour ce mot, en un certain sens la période d’un certain masque et d’une certaine déformation de théâtre. [...] Il sait enfin que la Sorbonne, et l’École Normale, et les partis politiques ont pu lui dérober sa jeunesse, mais qu’ils ne lui ont pas dérobé son cœur. 275 Le poète chrétien Le travail de Dieu, l’opération secrète est un feu qui consume ; comment nos pauvres carcasses y résisteraient-elles. 276 Comme nous l’avons signalé, Péguy interrompt en 1910 son silence par une œuvre qui stupéfait les lecteurs et déconcerte la critique. C’est Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, composé à partir de son premier drame, mais d’une portée philosophique et artistique bien différentes. Tout à coup le prosateur socialiste se découvre poète, et poète catholique. Jean Delaporte observe : « L’accès de Péguy aux mystères chrétiens marque une inflexion décisive dans son œuvre; n’est-il pas significatif que, sous réserve de la première Jeanne d’Arc, Péguy reste jusqu’en 1910 exclusivement prosateur alors que Mystères et Tapisseries vont se presser dans l’intervalle de quatre années qui séparent la conversion de la mort ? » 277 La parution du Mystère suscite un très grand nombre d’articles, dont la plus grande partie ne considèrent l’œuvre que sur le plan extérieur, c’est-à-dire politique. Néanmoins l’auteur peut bien espérer le Grand-Prix que l’Académie Française vient d’instituer. Il ne l’obtient pas, à la suite d’une campagne très violente des intellectuels de la Sorbonne à laquelle s’adjoint l’attaque de Ferdinand Le Grix dans un article de la Revue Hebdomadaire en 1910. Le retentissement de cet article est grand, vu que la Revue est un important journal, jouissant d’un large diffusion dans le public chrétien. Le contreattaque de Péguy vise directement le chef de la revue : Fernand Laudet, « nouveau théologien », comme l’annonce le titre moqueur de ce pamphlet. Les trois années 1910-1912 apportent en somme trois mystères poétiques : Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Le Porche du mystère de la deuxième vertu et Le Mystère des Saints-Innocents, coupées par trois œuvres en prose : Notre Jeunesse, Victor-Marie, comte Hugo et enfin Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet. Cette période, abondante en chefs d’œuvre est pourtant un des plus dures pour Péguy et « celle, qui avec l’affaire Dreyfus a le plus profondément bouleversé sa vie. » Jean Onimus cite toute une suite de problèmes et de soucis qui fracassent le néophyte. Son évolution n’est qu’à sa genèse, mais la distance intérieure entre ce qu’il écrit et sa vie quotidienne s’accroît de façon douloureuse. En plus, il se sent seul en face des difficultés : « une fatigue permanente due à l’excès de travail et à une très mauvaise santé; une solitude morale qu’entretenait, à la suite de sa conversion, l’impossibilité de se confier à sa famille, de régulariser sa situation religieuse, l’abandon des anciens amis, déconcertés par son évolution, (les désabonnements se multiplient), l’échec de sa candidature au prix de l’Académie Française, enfin l’échec d’œuvres dont il attendait beaucoup. » 278 274 J. Onimus, Introduction aux trois Mystères de Péguy, op. cit., p. 27. 275 Ch. Péguy, Clio, C 1132-1133. 276 Ch. Péguy, Le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc [posth. ; 1910], P 1210. 277 Jean Delaporte, Connaissance de Péguy, op. cit., t. II, p. 112. 278 J. Onimus, Introduction aux trois Mystères, op. cit., p. 50. - 69 -

Il éprouvait parfois « la tentation de tout envoyer promener, de se résigner à une chaire de professeur en province. » 279 Les quatrains de la Ballade du cœur nous révèlent le Péguy de ces années-là ; les images belliqueuses de la mer et de Waterloo nous laissent deviner ses luttes intérieures. Nous pouvons y percevoir des signaux de sa crise sentimentale, qui se prolonge depuis quelques années. Il travaille avec plus d’intensité pour maîtriser les mouvements de son cœur, dont l’objet est la sœur d’un de ses collaborateurs, une belle juive. La Tapisserie de Notre Dame témoigne de sa brisure : « Quand il fallut s’asseoir à la croix de deux routes... » 280 Chartres Au bout des longues routes Doullens, Amiens, Chartres, chère entre toutes Aux cœurs chrétiens 281 En juin 1912 Pierre, fils cadet de Péguy tombe malade de la fièvre typhoïde, plus tard de la diphtérie. La décision de Péguy d’aller à la cathédrale de Chartres peut se rapporter à un vœu prononcé suite à cet événement, aussi bien qu’à son trouble sentimental, qui entre dans sa phase critique. Une autre intention du pèlerinage nous est signalée dans la « Présentation de la Beauce » par la phrase : « Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon / Qui mourut comme un sot au cours de cette année [...] » 282 . Il est question ici d’un certain René Bichet, normalien originaire d’Orléans comme Péguy, mort d’une piqûre de morphine reçue lors d’une banale soirée étudiante. Remarquons que ce rappel de Bichet constitue dans le poème le point d’issue à un acte de contrition : Et nunc et in hora, nous prions pour nous Qui sommes plus grands sots que ce pauvre garmin, Et sans doute moins purs et moins dans votre main Et moins acheminés vers vos sacrés genoux. 283 La Présentation, accompagnée des quatre prières dans la cathédrale de Chartres, est publiée dans le cahier du 11 mai 1913. Tous ces poèmes reflètent les situations concrètes de la vie de Péguy; mais la réalité est condensée, parfois transposée ou bien réinventée. Il n’est pas facile d’établir la chronologie des pèlerinages du poète à Chartres et les controverses à ce sujet sont nombreuses. Il est tout de même clair que Péguy résume en un seul récit plusieurs pèlerinages qu’il a fait seul ou bien avec son fils Marcel qui l’a accompagné sur la route de Chartres jusqu’à Limours. À son retour il avoue à Lotte : « Mon vieux, j’ai beaucoup changé depuis deux ans. Je suis un homme nouveau. J’ai tant souffert et tant prié. Tu ne peux pas savoir. [...] Voilà, je m’abandonne. Je ne tiens plus à rien. » 284 C’est surtout cette dernière affirmation qui a dû beaucoup surprendre ceux qui connaissaient Péguy, d’autant plus qu’il ajoute : « Quant à la gloire, je m’en fous. » Évidemment , il est très simple de prouver, comme le fait Henri Guillemin dans son livre 285 , que le pèlerin de Chartres reste encore loin de se détacher vraiment de son ancien désir de la gloire. Rien de plus facile, par conséquent, que de se moquer de Péguy-enthousiaste, toujours prêt à exagérer. Et cependant il est hors question que quelque chose d’important arrive à cette phase de sa vie. Il confesse à Lotte que c’est pour la première fois depuis dix ans qu’il arrive à terminer le Notre Père. « J’en suis sorti en écrivant mon 279 Geneviève Favre, « Souvenirs sur Péguy (1903-1914) », Europe, n° 182, 15 février 1938 – cité par J. Onimus, Introduction aux trois Mystères, op. cit., p. 51. 280 Ch. Péguy, « Prière de confidence » parmi les « Les cinq prières dans la cathédrale de Chartres », dans la Tapisserie de Notre Dame [1913], P 918. 281 Ch. Péguy, La Ballade du cœur, P 1400. 282 Ch. Péguy, « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres », dans la Tapisserie de Notre Dame, op. cit., P 905. 283 Ibidem, P 906. 284 Ch. Péguy, Lettres et entretiens, CQ XVIII-1, éd. Marcel Péguy, 1927, entretien du 28 septembre 1912, pp. 156-159. 285 Henri Guillemin, Charles Péguy, Seuil, 1981. – Son chapitre Histoire d’un échec dénonce, non sans malignité, les déceptions de Péguy, surtout en ce qui concerne son ambition d’écrivain. - 70 -

socialisme va le précipiter dans le sillage du pyrrhonien converti par Pascal, à l’espoir terrestre il se verra<br />

contraint de substituer l’espérance en un salut surnaturel. » 274<br />

Encore en 1909, probablement, Péguy aborde l’œuvre qui ne sera publié qu’après sa mort et qui<br />

porte le titre assez extraordinaire : <strong>Le</strong> Dialogue d’une âme païenne avec l’histoire. C’est à Clio, la Muse de<br />

l’histoire que Péguy prête sa voix. Un fragment assez connu de Clio (car ce titre est également en usage),<br />

est une réflexion, résumant toute la période dont nous venons de parler.<br />

Il sait ce que c’est que Péguy. [...] Il sait notamment que Péguy c’est ce petit garçon de dix douze ans<br />

qu’il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c’est cet ardent et<br />

sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu’il a connu quelques années tout frais débarqué à<br />

Paris. Il sait aussi qu’aussitôt après a commencé la période on serait presque forcé de dire, quelque<br />

répugnance que l’on ait pour ce mot, en un certain sens la période d’un certain masque et d’une certaine<br />

déformation de théâtre. [...] Il sait enfin que la Sorbonne, et l’École Normale, et les partis politiques ont pu<br />

lui dérober sa jeunesse, mais qu’ils ne lui ont pas dérobé son cœur. 275<br />

<strong>Le</strong> poète chrétien<br />

<strong>Le</strong> travail de Dieu, l’opération secrète est un feu qui<br />

consume ; comment nos pauvres carcasses y résisteraient-elles. 276<br />

Comme nous l’avons signalé, Péguy interrompt en 1910 son silence par une œuvre qui stupéfait<br />

les lecteurs et déconcerte la critique. C’est <strong>Le</strong> Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, composé à partir de son<br />

premier drame, mais d’une portée philosophique et artistique bien différentes. Tout à coup le prosateur<br />

socialiste se découvre poète, et poète catholique.<br />

Jean Delaporte observe : « L’accès de Péguy aux mystères chrétiens marque une inflexion<br />

décisive dans son œuvre; n’est-il pas significatif que, sous réserve de la première Jeanne d’Arc, Péguy<br />

reste jusqu’en 1910 exclusivement prosateur alors que Mystères et Tapisseries vont se presser dans<br />

l’intervalle de quatre années qui séparent la conversion de la mort ? » 277<br />

La parution du Mystère suscite un très grand nombre d’articles, dont la plus grande partie ne<br />

considèrent l’œuvre que sur le plan extérieur, c’est-à-dire politique. Néanmoins l’auteur peut bien<br />

espérer le Grand-Prix que l’Académie Française vient d’instituer. Il ne l’obtient pas, à la suite d’une<br />

campagne très violente des intellectuels de la Sorbonne à laquelle s’adjoint l’attaque de Ferdinand <strong>Le</strong><br />

Grix dans un article de la Revue Hebdomadaire en 1910. <strong>Le</strong> retentissement de cet article est grand, vu que<br />

la Revue est un important journal, jouissant d’un large diffusion dans le public chrétien. <strong>Le</strong> contreattaque<br />

de Péguy vise directement le chef de la revue : Fernand Laudet, « nouveau théologien », comme<br />

l’annonce le titre moqueur de ce pamphlet.<br />

<strong>Le</strong>s trois années 1910-1912 apportent en somme trois mystères poétiques : Mystère de la charité de<br />

Jeanne d’Arc, <strong>Le</strong> <strong>Porche</strong> du mystère de la deuxième vertu et <strong>Le</strong> Mystère des Saints-Innocents, coupées par trois<br />

œuvres en prose : Notre Jeunesse, Victor-Marie, comte Hugo et enfin Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet.<br />

Cette période, abondante en chefs d’œuvre est pourtant un des plus dures pour Péguy et « celle,<br />

qui avec l’affaire Dreyfus a le plus profondément bouleversé sa vie. » Jean Onimus cite toute une suite<br />

de problèmes et de soucis qui fracassent le néophyte. Son évolution n’est qu’à sa genèse, mais la<br />

distance intérieure entre ce qu’il écrit et sa vie quotidienne s’accroît de façon douloureuse. En plus, il se<br />

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santé; une solitude morale qu’entretenait, à la suite de sa conversion, l’impossibilité de se confier à sa<br />

famille, de régulariser sa situation religieuse, l’abandon des anciens amis, déconcertés par son évolution,<br />

(les désabonnements se multiplient), l’échec de sa candidature au prix de l’Académie Française, enfin<br />

l’échec d’œuvres dont il attendait beaucoup. » 278<br />

274 J. Onimus, Introduction aux trois Mystères de Péguy, op. cit., p. 27.<br />

275 Ch. Péguy, Clio, C 1132-1133.<br />

276 Ch. Péguy, <strong>Le</strong> Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc [posth. ; 1910], P 1210.<br />

277 Jean Delaporte, Connaissance de Péguy, op. cit., t. II, p. 112.<br />

278 J. Onimus, Introduction aux trois Mystères, op. cit., p. 50.<br />

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