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<strong>Le</strong> sentiment de l’échec et la découverte de Pascal<br />
Trop sonné la victoire<br />
Ô fanfaron<br />
Trop courtisé la gloire<br />
Ô vigneron 261<br />
En 1905 Gustave Hervé, membre du parti socialiste, publie <strong>Le</strong>ur patrie, œuvre de propagande<br />
antimilitariste. La colère de Péguy éclate contre « le traître Hervé » et la réponse ne se fait pas attendre :<br />
Notre patrie, le premier grand cahier de Péguy. L’attitude antipatriotique bouleverse ce socialiste<br />
convaincu, dont l’attachement à la patrie date dès l’enfance. Il se souviendra un jour : « Nous aimions<br />
l’Église et la République ensemble, et nous les aimions d’un même cœur, et c’était un cœur d’enfant, et<br />
pour nous c’était le vaste monde, et nos deux amours, la gloire et la foi, et pour nous c’était le nouveau<br />
monde. » 262<br />
La rupture définitive de Péguy avec le socialisme se laisse prévoir. Une simple ligne, glissée dans<br />
le compte rendu d’un congrès socialiste révèle l’inquiétude qui le harcèle. Cet homme d’action assuré<br />
trahit une hésitation profonde et fondamentale. N’aurait-il pas été sur le meilleur chemin, celui de la<br />
justice et d’un vaste progrès qui mènent au bonheur humain ? « [J]e me permets quelquefois de<br />
réfléchir, entre mes repas, ce qui fait perdre énormément de temps. / Ne sais quand finirai ; ne nous<br />
hâtons point ; travailler n’est pas toujours écrire ; et il y a des courbes, de pensée, d’action, qui sont fort<br />
loin d’être achevés. » 263<br />
<strong>Le</strong> cahier Jean Coste (1902), qui est une méditation approfondie sur la misère et sur la<br />
communion entre les hommes, reconnaît déjà l’impossibilité du salut gagné par les seules forces<br />
humaines. Ainsi, déçu profondément d’abord par le dreyfusisme (les dreyfusards ne s’entendent que<br />
quand il faut lutter), puis par le marxisme avec sa propagande factice et l’irrespect révoltant de la liberté<br />
personnelle, Péguy, le cœur lourd, doit renoncer à ce qui faisait l’espoir de sa jeunesse.<br />
Franz Bruner remarque que désormais, lorsque le poète évoque les idées socialistes, ce n’est<br />
qu’un « rappel nostalgique d’une mystique déçue par la politique, comme un regret de la cité<br />
harmonieuse de ses rêves, regret d’un paradis perdu avant être atteint. » 264<br />
En 1904 paraît le cahier dont le titre même surprend les lecteurs. C’est le Cahier pour le jour de<br />
Noël et pour le jour des Rois qui s’ouvre sur la ballade de Villon à Notre Dame. Jusqu’alors Péguy se<br />
prononce nettement au sujet de la foi. Il écrit : « je crois bien qu’en un sens nous sommes<br />
inchrétiens » 265 et encore : « nous croyons que l’Église catholique ne nous apporte pas la vérité » 266 . Yves<br />
Rey-Herme nous rappelle qu’en 1900 Péguy raconte avec émotion une discussion en classe, où l’on se<br />
prononçait pour ou contre Dieu. « Lui, il avait choisi d’être contre. Mais il en a conservé le goût des<br />
grands problèmes : la vie, la mort, le salut, la grâce, la prédestination. » 267 « L’appétit métaphysique » ne<br />
lui manque jamais et il plaint sincèrement chaque jeune homme qui ne serait pour ou contre<br />
l’enseignement de son professeur de philo. Il ne cache pas son intérêt pour Pascal, sans pressentir<br />
encore la gravité de l’influence du grand penseur chrétien sur sa personne. « J’admirais comme on le<br />
doit cette passion religieuse et, pour dire le mot, cette foi passionnément géométrique,<br />
géométriquement passionnée, si absolument exacte, si absolument propre, si infiniment finie, si bien<br />
faite, si bien close et régulièrement douloureuse et consolée, enfin si utilement fidèle et si pratiquement<br />
confiante, si étrangère à nous. » 268 , avoue Péguy, qui commence la lecture de Pascal lors de sa maladie<br />
physique, pour y retourner dans quelques ans, à l’époque ou il sera plongé dans une crise profonde.<br />
261 Ch. Péguy, La Ballade du cœur [1910-1911], P 1338.<br />
262 Ch. Péguy, L’Argent [1913], C 805.<br />
263 Ch. Péguy, « Avant-propos » au Congrès de Dresde (1904 ; il s’agit du congrès de Dresde de 1903), A 1372 ; passage cité<br />
par Jean Delaporte dans Connaissance de Péguy, Plon, 1 re éd. : 1944, 2 e éd. consultée : 1959, t. I, p. 22.<br />
264 Frantz Brunet, La Morale de Charles Péguy, Édition des Cahiers Bourbonnais, Moulins, 1920.<br />
265 Ch. Péguy, Personnalités [1902], A 904.<br />
266 Ch. Péguy, Avertissement au Cahier Mangasarian [1904], A 1285.<br />
267 Simone Fraisse, Péguy, Seuil, « Écrivains de toujours », 1979, p. 69.<br />
268 Ch. Péguy, De la grippe [1900], A 403.<br />
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