texte - Le Porche

« Le bénéfice de tant d’épreuves »
Anna Czerwińska
Université de Silésie, Katowice, Pologne
« Allons-nous perdre au moins le bénéfice de tant d’épreuves. », se demande Charles Péguy
dans son Victor Marie, comte Hugo 242 . C’est la question que nous voulons poser au début de ce travail,
non pas pour y répondre de manière définitive, mais plutôt pour orienter notre réflexion. Car nous
trouvons que c’est, au fond, la question principale pour le poète, celle qui rejoint sa préoccupation
majeure. Elle constitue un leitmotiv de son œuvre et, bien qu’elle ne revienne pas toujours sous une
forme identique, l’interrogation porte invariablement sur la fin de cette « grande aventure », de cette
« incroyable aventure » 243 qui est une histoire d’amour – entre Dieu et les hommes.
Il est nécessaire de souligner la liaison très forte de la vie du poète avec son œuvre; on devrait
dire que les deux sont inséparables. Et nous sommes d’accord avec Yves Rey-Herme, qu’il serait inutile
de « s’attarder longuement et de l’extérieur sur la biographie de Péguy », mais qu’il est indispensable de
situer quelques événements historiques, parce qu’ils constituent des points de départ de sa réflexion.
Dans le cas de notre travail c’est la réflexion poétique qui nous intéresse en particulier. L’œuvre de
Péguy est « un perpétuel dialogue avec et en lui-même, mais il a, tout au long de cet œuvre, multiplié ses
confidences, les allusions aux épisodes de sa vie, aux événements, qui l’ont marquée » 244 . Par
conséquent nous avons tenu à ce que la présentation biographique fût approfondie, par son orientation
vers l’intérieur. Ajoutons que c’est justement le drame intérieur de ses héros, ou, plus souvent, de ses
héroïnes, qui passionne le poète, qui reproche à Dante d’être « touriste » !
Comment le prosateur socialiste et admirateur de la pensée antique est-il arrivé à la conception
chrétienne de la vie qui lui fait admettre un sens de la souffrance, de la défaite, jusqu’à se demander non
sans inquiétude et pourtant avec espoir : « Allons-nous perdre au moins le bénéfice de tant
d’épreuves. » ? Nous essayerons d’approcher cette question dans un rapide survol biographique.
Notes biographiques
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.
[...]
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans cette grasse argile ou Dieu les modela,
Et dans ce réservoir d’où Dieu les appela.
Heureux les grands vaincus, les rois découronnés. 245
Le 6 septembre 1914 le commandant Dufestre traversait le champ de bataille, en Île-de-
France, dans la commune de Villeroy, pour faire remplacer les soldats du 276 e régiment d’infanterie. Il
aperçut des taches rouges et bleues sur une plantation des betteraves. En s’approchant il reconnut des
soldats français. Ils appartenaient au 276 e . Le commandant Dufestre se souvient :
Le chef de section, un lieutenant, est tombé à sa place réglementaire, alors qu’il menait ses hommes
à l’attaque. [...] Il est couché sur le ventre, le bras gauche replié sur la tête. Ses traits, que je vois de profil,
sont fins et réguliers, encadrés d’une barbe broussailleuse, teintée de blond, mais paraissant grisâtre du fait de
242 Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo [1911], C 168.
243 Ch. Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu [1912], P 669.
244 Les deux citations viennent d’Yves Rey-Herme dans son Péguy, Bordas, « Présence Littéraire », 1973, p. 14.
245 Ch. Péguy, Ève [1913], P 1028 et 1029.
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