03.07.2013 Views

texte - Le Porche

texte - Le Porche

texte - Le Porche

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Mais si, par exemple, Berdiaev, qui était spirituellement très proche de Péguy, ne faisait que<br />

constater le caractère cyclique et tragique de l’histoire 238 , Péguy cherchait à saisir le moment de la<br />

mutation qualitative dans l’histoire, celui qu’il appelait la « dégradation de la mystique en politique ». En<br />

analysant les changements qui se produisent au sein de la Troisième République, il écrit :<br />

[...] de même que le deuxième Empire, historiquement, réellement, ne continue pas l’Empire premier, de<br />

même la troisième République, historiquement, réellement, ne se continue pas elle-même. La suite, la<br />

continuation de la troisième République ne continue pas le commencement de la troisième République. Sans<br />

qu’il y ait eu en 1881 aucun grand événement, je veux dire aucun événement inscriptible, à cette date la<br />

République a commencé de se discontinuer. De républicaine elle est notamment devenue césarienne. 239<br />

Péguy se sent vivre dans une époque transitive et cherche non seulement à saisir la mutation, ou<br />

d’après lui le saut, mais à expliquer ses causes.<br />

<strong>Le</strong>s difficultés incroyables de l’action publique et privée s’éclairent soudainement, d’un grand jour,<br />

d’une grande lumière, [...] quand on veut bien seulement faire attention à cette distinction [...] (à) ce que nous<br />

prolongeons indûment dans l’action politique, dans la politique, une ligne d’action dûment commencée dans<br />

la mystique. Une ligne d’action était commencée, était poussée dans la mystique, avait jailli dans la mystique,<br />

y avait trouvé, y avait pris sa source et son point d’origine. Cette action était bien lignée. Cette ligne d’action<br />

n’était pas seulement naturelle, elle n’était pas seulement légitime, elle était due. La vie suit son train. On<br />

regarde par la portière. Il y a un mécanicien qui conduit. Pourquoi s’occuper de la conduite. La vie continue.<br />

L’action continue. <strong>Le</strong> fil s’enfile. <strong>Le</strong> fil de l’action, la ligne de l’action continue. Et continuant, les mêmes<br />

personnes, le même jeu, les mêmes institutions, le même entourage, le même appareil, les mêmes meubles,<br />

les habitudes déjà prises, on ne s’aperçoit pas que l’on passe par-dessus ce point de discernement. D’autre<br />

part, par ailleurs, extérieurement l’histoire, les événements ont marché. Et l’aiguille est franchie. Par le jeu,<br />

par l’histoire des événements, par la bassesse et le péché de l’homme la mystique est devenue politique, ou<br />

plutôt la politique s’est substituée à la mystique, la politique a dévoré la mystique. [...] Et c’est la perpétuelle<br />

et toujours recommençante histoire. 240<br />

Ainsi, Péguy cherche un instrument universel pour l’analyse éthique de l’histoire, et la présence<br />

de la mystique comme force motrice d’une époque est pour lui une condition obligatoire de sa<br />

justification aux yeux de l’Histoire.<br />

L’intérêt actuel pour l’œuvre de Péguy peut être expliqué par le fait que sa conception de<br />

l’histoire annonce celle des historiens du XX e siècle (on peut constater, par exemple, des affinités avec<br />

l’École des Annales) et en même temps renverse les conclusions de certains philosophes et écrivains<br />

contemporains. À l’heure actuelle on parle volontiers de l’épuisement de l’idée de Progrès historique, de<br />

la fin de l’histoire, de la perte du sens de l’histoire, ces humeurs caractérisant surtout ceux qu’on appelle<br />

généralement modernistes. Cet anti-historisme moderne semble trop pessimiste. Dans <strong>Le</strong>s Antimodernes,<br />

Antoine Compagnon 241 présente toute une lignée d’adversaires de la modernité, de Joseph de Maistre à<br />

Roland Barthes en passant par Chateaubriand, Léon Bloy, Baudelaire. Dans cette lignée des antimodernistes<br />

il assigne une place exemplaire à Péguy qui attaque la modernité (philosophie, sociologie,<br />

action politique et sociale) du point de vue de la philosophie bergsonienne. À notre avis cette lignée<br />

diachronique des détracteurs de la modernité est bien simpliste. La comparaison des notions de<br />

« monde moderne » chez Péguy et de « modernité » chez Baudelaire prouve que l’attitude de l’un et de<br />

l’autre envers son époque n’était pas du tout univoque et contenait à la fois jugements positifs et<br />

négatifs. En effet, si l’attitude de Péguy envers la réalité historique de son époque ou la moralité de la<br />

Troisième République était négative, le ranger parmi les anti-modernistes de manière si catégorique<br />

serait, à notre avis, peu justifié.<br />

Péguy, déçu par les méthodes de la science historique de son temps, lui qui a mis en question<br />

l’idée de progrès matériel et a prophétisé les malheurs du XX e siècle (surtout le totalitarisme d’État et la<br />

238 Nicolas Berdiaev, Сonnaissance de soi. Essai d’autobiographie spirituelle, Moscou, Kniga, 1991, p. 244 [en russe] ; traduit en<br />

français sous le titre : Essai d'autobiographie spirituelle, traduit du russe par Élisabeth Belenson, Buchet-Chastel-Corrêa, 1958.<br />

239 Ch. Péguy, Notre jeunesse [1910], C 27.<br />

240 Ibidem, C 28.<br />

241 Ant. Compagnon, <strong>Le</strong>s Antimodernes, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 2005.<br />

- 60 -

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!