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la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ». 235 Où l’on constate que le<br />
sens de la modernité fugitive et transitoire propre à Baudelaire ne lui est pas inconnu.<br />
D’autre part Péguy juge sévèrement la modernité et pour désigner son sens négatif il emploie<br />
le terme de monde moderne. Il associe à la crise du monde moderne les divergences intellectuelles,<br />
spirituelles et politiques en France à la charnière des siècles : « Aujourd’hui dans le désarroi des<br />
consciences, nous sommes malheureusement en mesure d’écrire que le monde moderne s’est trouvé,<br />
et qu’il s’est trouvé mauvais ; les conséquences des mensonges politiques parlementaires ne<br />
retombent pas toujours sur les auteurs qui sont comptables et responsables de ses mensonges ; elles<br />
retombent toujours sur la même humanité » – écrit-il, et il appelle le monde moderne à commencer<br />
« par faire son examen de conscience », et la science, l’art, la philosophie le socialisme, le monde<br />
ouvrier à se débarrasser des politiciens 236 . Ultérieurement il va développer et approfondir la notion de<br />
monde moderne, qui deviendra un des termes-clés de sa conception de l’histoire.<br />
Il est évident que l’intérêt de Péguy pour l’histoire lui est dicté par son engagement dans la<br />
modernité et l’idée qu’elle est un moment transitoire de l’histoire. Écrivain et moraliste Péguy analyse<br />
surtout l’histoire spirituelle de l’humanité. C’est pourquoi sa notion philosophique de monde moderne se<br />
distingue de la notion de la modernité dans l’esthétique de Baudelaire et acquiert un caractère intemporel<br />
car chaque époque souffre de son « mal universel » incarné par le « monde moderne ».<br />
Militant actif des événements historiques de son époque, Péguy en tant que philosophe de<br />
l’histoire et analyste de la modernité devance l’écrivain. Son approche de la modernité est surtout<br />
historique. Péguy a pour particularité de voir dans chaque fait concret, chaque événement historique,<br />
chaque détail de l’époque, une manifestation des lois universelles de l’histoire. Ses jugements sur les<br />
événement les plus actuels de son époque, en France (réformes de l’enseignement, inauguration du<br />
monument à Renan, congrès socialistes) ou dans le monde (Russie, Finlande, Arménie, Moldavie, etc.),<br />
dépassent beaucoup la valeur de ces événements pour une nation concrète ou pour ses contemporains.<br />
<strong>Le</strong>s sujets que traite Péguy sont intégrés dans un con<strong>texte</strong> humain universel et considérés du point de<br />
vue de l’histoire universelle, ce qui mène à des conclusions qui sont valables non seulement pour sa<br />
génération et ses contemporains, mais pour toutes les générations à venir.<br />
En cherchant des lois historiques universelles, Péguy considère l’Histoire non comme un<br />
processus chronologique qui évolue vers une meilleure société et une meilleure humanité, mais comme<br />
un mouvement en spirale où les époques en se répétant se rencontrent. Gardant l’espoir d’une<br />
révolution morale future, il propose une conception verticale de l’histoire où il n’y a pas d’accumulation<br />
suivie des valeurs morales, mais une aspiration de l’homme chrétien à se rapprocher d’un idéal<br />
personnifié dans les saints et le Christ qu’ils imitent, c’est-à-dire à inscrire sa vie dans l’histoire éternelle<br />
et céleste. Ayant commencé par une réflexion sur l’histoire terrestre où il était engagé en tant que<br />
journaliste, citoyen et dreyfusard, Péguy finit par comprendre le caractère indissociable de l’histoire<br />
terrestre et de l’histoire céleste scellées entre elles par le mystère de l’Incarnation, d’où le christocentrisme<br />
de ses œuvres postérieures.<br />
Faisant de l’histoire l’objet de son œuvre, Péguy accentue la valeur de l’histoire « simple », ce qui<br />
signifie le refus de l’historicisme de son époque associé aux différents déterminisme, positivisme ou<br />
académisme. Il ne s’intéresse ni aux grands noms ni aux grandes dates, mais à la vie quotidienne des<br />
gens simples devenus témoins des processus historiques profonds qui conduisent aux changements<br />
qualificatifs (verticaux) de l’histoire. En ce sens il revient à la sagesse biblique de l’Ecclésiaste qui<br />
représentait l’histoire humaine comme un relais des époques d’épanouissement et de décadence, ce que<br />
Péguy appelle « époques » et « périodes ». Il est à noter que l’idée du caractère cyclique de l’histoire est<br />
propre à des penseurs d’époques différentes (Vico, Goethe, Nietzsche, Berdiaev, Spengler, Toynbee) et<br />
représente l’histoire spirituelle comme un processus cyclique presque clos 237 .<br />
235 Charles Baudelaire, <strong>Le</strong>s Fleurs du Mal [1857], <strong>Le</strong> Livre de poche, 1972, p. 211.<br />
236 Ch. Péguy, Pour la rentrée [1904], A 1392-1393.<br />
237 Dimitri Vladimirovitch Zatonsky, Modernisme et postmodernisme. Réflexions sur le tourbillon éternel des Beaux-Arts et de ce qui<br />
n’est pas beaux-arts. (Des œuvres d’Umberto Eco au prophète de L’Ecclésiaste), Kharkov, Folio-Ast, 2000, p. 93 [en russe].<br />
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