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texte - Le Porche

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Péguy et Malévitch luttent tous deux contre le retrait du charnel de cette double réalité, s’opposant à<br />

toute idéologie déshumanisée, à l’église comme institution ou au matérialisme de l’argent 189 .<br />

Comme Jeanne d’Arc, tous les personnages dépeints par Péguy ou par Malévitch sont enracinés<br />

dans l’histoire, le lieu et le temps : « Tout éternel est tenu, est requis de prendre une naissance, une<br />

inscription charnelle, tout spirituel, tout éternel est tenu de prendre une insertion, un racinement, plus<br />

qu’une infloration : une placentation temporelle. » 190<br />

Et l’incarnation suprême demeure celle du Christ.<br />

<strong>Le</strong> tableau <strong>Le</strong> Linceul du Christ (« Плащаница ») peint par Malévitch en 1908 peut servir de jalon<br />

entre un art naïf populaire traité à la façon des symbolistes 191 et la suite de sa peinture. La croix, associée<br />

d’abord au paysan (allant de pair avec la faux du faucheur) y est une figure tellement présente que selon<br />

l’artiste Édouard Steinberg qui, à la fin du XX e siècle se dit « fils spirituel » de Malévitch, celui-ci voyait<br />

« obligatoirement une croix dans 2 droites qui se coupent », faisant de l’espace une « méta-géométrie<br />

philosophique ». Elle entre dans les compositions figuratives, dans l’ovale des visages, sur les pieds et<br />

les mains, elle devient le motif christique entre tous.<br />

Il y a chez Malévitch et Péguy une vraie fascination pour le corps du Christ, dans ce qu’il a de<br />

plus humain, jusqu’à l’hérésie chez Malévitch. <strong>Le</strong> Christ est décrit dans sa réalité physique grossière, la<br />

plante de ses pieds est pleine d’ampoules, il est basané, loin des représentations « poudrées, dorées » des<br />

églises. Malévitch vitupère la « Crucifixion de bonbonnière » de certains artistes qui ont « tué l’image du<br />

Christ réel » et trahi l’Incarnation. Il martèle : « Tout ce qui entourait le Christ était poussiéreux,<br />

grossier, réel : le soleil, les champs, les épis et les visages sombres ».<br />

Écoutons Péguy en parallèle : « Voilà ce que les anges, mon enfant, ne connaissent pas. / [...]<br />

D’avoir cette liaison avec la terre, avec cette terre, d’être cette terre, le limon et la poussière, la cendre et<br />

la boue de la terre, / <strong>Le</strong> corps même de Jésus. » 192<br />

Dieu a créé l’homme à son image, mais au fil des siècles l’identité s’est perdue. Selon Malévitch,<br />

l’image humaine s’est « égarée » autant que la « représentation de Dieu « ; comme Péguy, il prône une<br />

rencontre personnelle avec le Christ, à l’exemple de Véronique 193 . Il faut pour cela éliminer les rites, les<br />

ornements, « castrer l’église », dit-il en catholique face à la magnificence orthodoxe, comme Péguy se<br />

rapproche parfois de la sobriété des protestants. Malévitch est plus anti-clérical encore que Péguy,<br />

hostile aux clercs qui veulent « prendre place dans la nouvelle église et se faire entendre les dimanches ».<br />

L’église contemporaine (sans majuscule) est vide, le Christ y est déformé, c’est même une « maison<br />

d’Antéchrist » où le service liturgique se fait servile, anéantissant le don de Dieu. En fait, l’homme doit<br />

créer le royaume de Dieu, sans crainte : « La fournaise ou le ciel, cela se passe parmi nous, c’est l’affaire<br />

de nos mains » 194 .<br />

Seul l’avènement de Jésus-Christ peut résoudre l’opposition entre le charnel et le spirituel, entre<br />

le temporel et l’éternel. À « l’âme charnelle » de Péguy correspond la figure du Christ complètement<br />

humanisé, incarné, de Malévitch, dans une proximité de vocabulaire parfois étonnante. Malévitch pose<br />

la question : « Qu’est-ce que la matière ? », il répond : « Cela, nous l’ignorons, de même que nous ne<br />

pouvons affirmer que Dieu est fait de trois parties », reliant ainsi, immédiatement, le corps, la matière<br />

charnelle et Dieu, bien loin des théories matérialistes de l’époque.<br />

Artistes charnels, Péguy et Malévitch prônent une métaphysique de l’Incarnation enracinée dans<br />

la fécondité de la terre. L’enthousiasme épique traverse la poésie de l’un et les images picturales de<br />

l’autre, créant un nouvel espace artistique quasiment liturgique. L’art est pour eux la perception<br />

objective de l’alliance du spirituel et du matériel, soudée au travers de figures en qui se confondent le<br />

personnel et l’universel, comme la Jeanne d’Arc de Péguy, La Paysanne ou L’Homme à la blouse rouge<br />

de Malévitch. L’art est la sublimation du charnel, c’est le lieu où l’artiste et le poète atteignent Dieu, ils<br />

s’y conjoignent dans la beauté où Dieu réside.<br />

189 Jean Bastaire, Péguy tel qu’on l’ignore, Gallimard, « Folio », 1996, p. 77.<br />

190 Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo [1910], C 178.<br />

191 On songe aussi à Maurice Denis.<br />

192 Ch. Péguy, <strong>Le</strong> <strong>Porche</strong> du mystère de la deuxième vertu [1911], P 220<br />

193 Cette figure est exemplaire chez les deux, elle représente l’engagement humain et social, la compassion.<br />

194 En russe : « Пекло-небо проходит среди нас, ибо пекло и небо – дело рук наших ».<br />

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