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texte - Le Porche

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l’expression de Léopold Sedar Senghor). Pour renouveler le domaine spirituel, ils prônent une<br />

révolution permanente par le travail, la joie et le mouvement.<br />

<strong>Le</strong>ur mode de création a des similitudes, Péguy prenant souvent des notes sur des bandes de papier<br />

brun d’emballage et Malévitch crayonnant sur de petits bouts de papier, dans la rue ou le tramway. C’est<br />

dire que leur inspiration est née de l’observation du quotidien et de l’impression produite. L’art est<br />

intrinsèquement lié au réel. Malévitch est pris par cette « danse », « impulsion fondamentale » de toute<br />

création, « excitation » qui est la manifestation première de la vie comme par un rythme divin, religieux,<br />

que Malévitch appelle une « grande liturgie ». <strong>Le</strong> rythme et le « tempo » du poète sont comme des coups<br />

de crayon ou des couches de peinture à la recherche de ce qui est en train de se révéler, de se créer.<br />

Hasardons une comparaison : les répétitions dans la poésie de Péguy évoquent le processus de création<br />

de Malévitch avec ses coups de pinceau étalant la couleur. L’artiste devient une « parcelle naturelle du<br />

Dieu créateur », il construit « l’église vivante, nouvelle, réelle » 185 .<br />

<strong>Le</strong>s répétitions de mots de la même famille, l’accumulation de synonymes et le rythme poétique<br />

sont là pour mieux entourer l’idée à faire jaillir, la sculpter, la révéler, comme les nuances d’une même<br />

couleur chez le peintre. Celle-ci est une nouvelle création de l’espace, ce sans quoi le monde n’a pas de<br />

réalité, c’est l’expression de la réalité re-créée de l’artiste, avec ses formes et ses volumes.<br />

L’alternative entre figuration et abstraction ne se pose pas chez Malévitch, l’une est dans la<br />

continuité de l’autre, avec pour points communs la couleur et le mouvement, ou le rythme. (<strong>Le</strong>s trois<br />

formes qu’il privilégie dans sa période suprématiste se déclinent en trois couleurs, le noir, le rouge et le<br />

blanc.) Selon Bénédikt Livchits, le rythme constitue chez lui comme une « stéréométrie picturale », avec<br />

« un système rigoureux de volumes, réduisant au minimum les éléments du hasard ». Pour le peintre,<br />

« l’art est la capacité de créer une construction [...] qui est bâtie sur le poids, la vitesse et la direction du<br />

mouvement » 186 ; la toile se construit comme le poème de Péguy qui avance par assauts successifs,<br />

portés par le rythme, quand l’image est participation à la création. Voilà l’architecture créatrice propre à<br />

édifier de nouvelles cathédrales.<br />

Essayons de mettre quelques œuvres en parallèle. Que ce soit par l’épopée de Jeanne ou par<br />

l’ancrage dans l’histoire du paysan russe, le poète et le peintre participent à la nouvelle épopée populaire du<br />

temps.<br />

Proche de Larionov et de Gontcharova dans ses premières années, Malévitch a tout un cycle<br />

paysan. Sa Moissonneuse (1909-1910) est le symbole de l’énergie spontanée, elle est réelle plus que réaliste,<br />

« soudée à la terre » car née de la terre. Tels sont aussi son Faucheur sur fond rouge (1912-1913) ou son<br />

Charpentier de 1912. Chaque tableau a une valeur symbolique, emblématique, représentant comme une<br />

sorte d’icône où le paysan est l’être ante-individualiste. <strong>Le</strong> monde pictural de Malévitch est inscrit dans<br />

le concret, le quotidien, mais sans jamais mettre de côté le spirituel, le religieux, voire le mystique.<br />

C’est la même chose chez Péguy. Sa Jeanne est d’abord la jeune Lorraine, la bergère de<br />

Domremy. <strong>Le</strong>s héros sont obscurs, souvent anonymes, n’existant que par leur consciencieux labeur de<br />

paysan ou d’artisan, ils sont concentrés dans le travail physique et accomplissent des gestes comme un<br />

rituel. On assiste à ce moment à une abstraction-généralisation qui est une « héroïsation » de<br />

l’archétype.<br />

<strong>Le</strong> paysan, l’honnête ouvrier ou l’artisan « à l’établi et à la varlope » sont agréables à Dieu, mais<br />

plus encore ils sont une imitation de Jésus. « L’homme qui fait sa journée est bon », dit Péguy 187 . En<br />

Russie aussi, il y a une conscience historique qui assimile le paysan et le saint, le peuple et la sainteté 188 .<br />

Comme sur les icônes traditionnelle représentant le Sauveur, les têtes de paysan sont chez le peintre<br />

figure du Christ. Dans nombre de ses tableaux, les mains, les pieds et la tête des paysans ont souvent la<br />

couleur rouge de la terre ou des blés, comme pour signifier que la nourriture est transfigurée en corps<br />

humain puis en promesse d’éternité.<br />

En fin de compte, au-delà de toute autre convergence, le point qui unit Péguy et Malévitch est<br />

leur vision de l’homme incarné, son côté viscéralement charnel, son « encharnellement ». Pour eux, le<br />

spirituel et le matériel, loin de s’exclure, sont liés, ils ont même à se créer et à se nourrir l’un de l’autre.<br />

185 C. Malévitch, « De la poésie », dans Écrits, op. cit., p. 292.<br />

186 C. Malévitch, « Du cubisme et du futurisme au suprématisme », dans Écrits, op. cit., p. 92.<br />

187 Ch. Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet [1911], C 412.<br />

188 Par exemple, dans la nouvelle de Gorki La Confession (1908), le peuple est collectivement assimilé à Dieu.<br />

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