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Péguy-Malévitch ou la sublimation de l’imagerie populaire<br />

Catherine Brémeau<br />

Lycée Florent-Schmitt de Saint-Cloud<br />

<strong>Le</strong> rapprochement entre ces deux noms est faussé par les étiquettes qui leur ont été accolées<br />

(l’un est inséré dans une tradition, l’autre dans un mouvement moderniste) et par l’évolution de<br />

Malévitch dans les dernières années de sa vie alors que Péguy est déjà mort, fauché par la guerre.<br />

Et puis l’un est poète, l’autre peintre.<br />

Cependant, sur le terrain intellectuel et spirituel, la France et la Russie du début du XX e siècle<br />

vibrent en écho : après ce qu’on a appelé en France la révolution de 1889 contre l’enfermement<br />

cartésien, la prolifération artistique russe contribue à la lutte contre le positivisme. Plus encore depuis<br />

Alexandre Blok et Vassili Kandinsky, l’élément spirituel est perçu comme la racine commune des arts 179 ; le<br />

pressentiment eschatologique est partout présent.<br />

Poésie et peinture font cause commune, quand la peinture forme un tout avec le <strong>texte</strong> imprimé 180 .<br />

L’insertion de <strong>texte</strong>s dans les affiches ou les tableaux correspond à une tradition russe qui<br />

remonte à l’icône – qui se lit et se regarde, et au « loubok » : il s’agit d’une estampe populaire avec<br />

généralement une légende, proche de nos images d’Épinal et touchant le même public. <strong>Le</strong>s images de<br />

saints, les illustrations bibliques côtoient les enseignes de boutiques et les scènes de la vie<br />

quotidienne 181 . Cela donne lieu à des polémiques, pour ou contre la résurgence de cet art populaire,<br />

opposant artistes et idéologues.<br />

La remise en cause de la raison et du positivisme, la redécouverte des trésors populaires alliée à<br />

un mouvement national profondément russe aboutit à la naissance d’un art nouveau, spontané, mais<br />

aussi soutenu par une réflexion philosophique, ce qu’exprime Malévitch à sa façon en disant : « Et ma<br />

raison me sert de sentier vers ce que m’a dessiné mon intuition ».<br />

Des repères biographiques nous invitent à mettre Péguy et Malévitch en parallèle. Nés l’un en 1873 à<br />

Orléans, l’autre en 1878 à Kiev, ils sont tous deux enracinés dans le catholicisme 182 et plus encore dans<br />

ce terreau populaire entre paysannerie et artisanat.<br />

Péguy et Malévitch se rejoignent dans leur attachement à la poétique de l’enfance, faite de joie et<br />

de pureté. C’est l’enfance charnelle du monde.<br />

<strong>Le</strong>ur patriotisme est celui du terroir, celui des gens de la terre et du labeur, non celui du travailleur<br />

de tout l’univers au-delà des frontières. Refusant les valeurs occidentales décadentes ou l’académisme,<br />

l’esthétisme raffiné avec ses odeurs de boudoir, Péguy et Malévitch oscillent entre une tradition<br />

populaire et des conceptions révolutionnaires. Ils prônent tous deux une modernité qui, loin de renier<br />

l’héritage du passé, l’y inscrit au contraire.<br />

Quand en 1904 Péguy écrit : « [...] une révolution est un appel d’une tradition moins parfaite à<br />

une tradition plus parfaite, [...] un reculement de tradition, un dépassement en profondeur [...] » 183 ,<br />

Malévitch se définit comme un « peintre impressionniste » influencé par l’icône russe qui est pour lui<br />

« la forme supérieure de la culture paysanne » 184 et de sa spiritualité. De l’icône il passe au monde du<br />

travail, des paysans d’abord, avec des scènes de moisson ou de battage du blé, puis des artisans, avant<br />

de s’adonner à la peinture d’enseignes urbaines : cireurs, employés, etc. <strong>Le</strong> progrès doit se faire dans la<br />

continuité avec l’art populaire.<br />

Malévitch et Péguy se ressemblent enfin par leur tempérament charnel et mystique, ils sont<br />

enracinés dans la plénitude terreuse du monde, enveloppés d’un « halo de sève et de sang » (selon<br />

179 Cf. notamment Vassili Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911.<br />

180 Cf. Maïakovski, Bourliouk ou Malévitch illustrant des poèmes.<br />

181 En 1913, renouant avec cette tradition, La Cible organise à Moscou une exposition d’artisanat populaire à laquelle<br />

participent, à côté des peintres d’enseignes, Larionov, Gontcharova, Chagall et Malévitch.<br />

182 Comme en témoignent leurs prénoms, en référence au saint fondateur de la Pologne et à saint Charles Borromée.<br />

183 Charles Péguy, Avertissement [1904], C 1305.<br />

184 Casimir Malévitch, Écrits, présentés par André Nakov, traduits du russe par Andrée Robel, Ivrea, 1996, p. 117<br />

(1 re trad. fr. : L’Âge d'homme, 1974).<br />

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