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La souffrance du peuple juif provient aussi d’une autre source. S’il est vrai que les juifs suivent<br />
leurs prophètes, il est également vrai qu’ils les abandonnent tout aussi souvent. Une grande partie du<br />
portrait dépeint la solitude et la pauvreté auxquelles Bernard-Lazare fut acculé. Aussitôt Dreyfus grâcié,<br />
un certain nombre de juifs lâchèrent son plus grand défenseur, ne voulant pas être associés à ses<br />
critiques contre les puissances de toutes sortes. Ils s’arrangèrent pour que ses articles ne fussent pas<br />
acceptés dans les journaux et bloquèrent le journal que lui-même voulut monter 149 . En parlant de<br />
l’isolement de Bernard-Lazare qui, selon Péguy, accéléra sa mort, il fait une distinction entre juifs<br />
pauvres et juifs riches 150 . La vaste majorité des pauvres continua à le soutenir. N’empêche que Péguy<br />
met bien plus l’accent sur l’ingratitude des juifs riches que la fidélité des juifs pauvres.<br />
Péguy n’attribue jamais la souffrance des juifs à leur abandon des prophètes. Il n’est pas difficile,<br />
cependant, de reconnaître dans son portrait du peuple juif la figure biblique de l’obéissance et de<br />
l’abandon qui marque la relation entre Israël et Dieu. Dans la Bible, l’infidélité va de pair avec la<br />
punition. Péguy n’avait pas besoin de le dire. Mais il n’appuie peut-être pas sur ce point parce qu’il veut<br />
en souligner un autre. La structure biblique – désobéissance et retour – met en évidence combien le<br />
prophète appartient à son peuple. Il ne parle pas à toute l’humanité. Il parle aux enfants d’Israël. C’est<br />
pour eux qu’il engage son combat avec les puissances temporelles. Maintes fois, Péguy souligne le lien<br />
indissoluble de Bernard-Lazare avec le peuple juif. Il nous dit qu’il se sentait responsable d’eux comme<br />
les parents se sentent responsables de leurs enfants 151 , une responsabilité si acharnée que c’était comme<br />
si tout son corps en vibrait. « Pas un muscle, pas un nerf qui ne fût tendu pour une mission – toute une<br />
race, tout un monde sur les épaules » 152 . Si le prophète fait souffrir son peuple, le peuple à son tour fait<br />
souffrir ses prophètes.<br />
Où se trouve, dans cette description du lien intime entre le prophète et son peuple, la<br />
dimension universelle, celle où le prophète prévoit un monde, une humanité unifiée, vivant en paix et<br />
en prospérité ? Cette dimension existe dans Notre jeunesse, mais non parce que le prophète est un<br />
homme universel, détaché de son groupe. Elle s’y faufile par un autre biais. <strong>Le</strong>s juifs, nous dit Péguy, ne<br />
sont pas seulement la source d’innombrables prophètes. Ils sont eux-mêmes dans leur collectivité un<br />
seul prophète 153 . <strong>Le</strong>s juifs révèlent donc la parole divine aux nations, ont une mission universelle. Ils<br />
sont « la voix charnelle et le corps temporel » 154 .<br />
Cela peut se comprendre de diverses façons. La figure qu’ils présentent – l’abandon et le retour,<br />
l’obéissance et le refus d’obéir – est celle de tous les autres groupements humains. <strong>Le</strong>s chrétiens, nous<br />
dit Péguy, font subir exactement à leurs saints ce que les juifs font subir à leurs prophètes. L’ingratitude<br />
des juifs envers leurs prophètes est tout simplement l’ingratitude humaine, nous dit-il encore 155 . <strong>Le</strong> désir<br />
des juifs d’éviter la persécution, de se tenir tranquilles pour parer les coups, est le désir de tout le<br />
monde. Personne n’aime recevoir des coups 156 . Vu sous cet angle, le peuple juif n’est que l’humanité<br />
tout court. Pourtant, sous un autre angle, le peuple juif n’est pas comme tous les peuples. <strong>Le</strong>s juifs ont<br />
une destinée unique du fait qu’ils sont éternels. « Israël une fois de plus poursuivait ses destinées<br />
temporellement éternelles » 157 . <strong>Le</strong> peuple juif existera donc aussi longtemps que l’histoire humaine.<br />
Cette durée est accompagnée de souffrances. Péguy parle du destin douloureux d’Israël, de sa<br />
« retentissante et douloureuse mission » 158 . La longévité du peuple juif pousse les autres à confronter la<br />
question du sens de l’histoire même. Où va-t-elle ? Ce fil continu dans l’histoire, la présence du peuple<br />
juif, oriente vers la source de cette continuité, et donc vers un au-delà de l’histoire.<br />
L’universalité des juifs, leur rôle prophétique, peut aussi se comprendre autrement. Dans un<br />
passage connu, Péguy parle « du grand vice de cette race, sa grande vertu secrète : être ailleurs » 159 . Il<br />
149 C 64.<br />
150 C 65, 77, 134-135.<br />
151 C 78.<br />
152 C 65.<br />
153 C 51.<br />
154 C 52.<br />
155 C 56.<br />
156 C 51.<br />
157 C 58.<br />
158 C 52.<br />
159 C 80.<br />
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