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texte - Le Porche

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drame est comme un livre qu’on ouvre et dont on livre le contenu au public. Celui-ci par la voix<br />

du chœur interroge le lecteur et les acteurs mêmes de l’histoire [...]. <strong>Le</strong> public ne regarde pas<br />

seulement les acteurs. Il a besoin de savoir ce qui se passe dans leur cœur et dans leur tête, de<br />

connaître ces mystérieux avertissements venus d’ailleurs que leur suggère la Destinée ou la<br />

Providence [...]. Ce n’est plus le Chœur du drame antique, ou plutôt c’est ce même Chœur tel que<br />

l’Église après le triomphe du Christianisme l’invita à pénétrer dans l’édifice sacré et à se faire<br />

intermédiaire entre l’Officiant et le peuple. [...] C’est comme une messe dans laquelle l’assistance<br />

ne cesse d’intervenir 98.<br />

À cela s’ajoute l’appareil proprement biblique, la colombe du Saint-Esprit, qui est aussi celle de<br />

Noé, le Psaume triomphal de l’entrée du Christ à Jérusalem (« Elevamini, portæ æternales », Ps 23), le Veni<br />

coronaberis du Cantique qui, reposant sur la pratique des consonances, acclimatent dans le théâtre et pour<br />

la scène le procédé qui sera celui de l’exégèse, comme si le théâtre permettait justement l’actualisation, la<br />

concrétisation dans une sorte de géométrie dans l’espace de la lecture surplombante et synthétique de la<br />

Bible comme Livre total qui est celle de Claudel dans son exégèse.<br />

On peut d’ailleurs penser que la familiarité grandissante avec cette dernière poussera Claudel à<br />

s’enhardir, jusqu’à proposer – non sans humour – des solutions aussi radicales qu’impossibles dans la<br />

version jouée du Soulier de Satin pour rendre l’ubiquité du point de vue divin sur les affaires du monde :<br />

c’est, dans le <strong>texte</strong> même de la « version pour la scène », la suggestion de la superposition de trois<br />

scènes qui se produisent en même temps en des lieux différents (deuxième partie, sc. 1, « Dona Isabel<br />

et Don Ramire / La Logeuse et Don Léopold Auguste / L’Annoncier »), avec ce commentaire :<br />

« L’intelligibilité de ce qui suit n’est pas absolument nécessaire » 99 .<br />

Si la bouffonnerie en profite, le sérieux n’en est pas moins requis, et le passage au théâtre joué<br />

permet aussi à Claudel de mettre l’accent sur la dimension fondamentale de ce « grand théâtre du<br />

monde » : son sens christique et eucharistique, que le christo-centrisme marqué de l’exégèse<br />

claudélienne, n’a pu que renforcer. Il n’est pour s’en convaincre que de lire le superbe <strong>texte</strong> intitulé « <strong>Le</strong><br />

Soulier de Satin et le public », écrit, ce n’est pas indifférent, le Jeudi Saint 1944 : l’insistance sur « cette<br />

grandiose idée, associée à son origine rituelle et religieuse, celle du sacrifice, [...] cette espèce de<br />

provocation à la partie divine » 100 répond à la trouvaille textuelle et scénique, absente (du moins<br />

explicitement) de la Première version, du « crucifiement de Rodrigue » 101 . Au même moment , la<br />

« biblisation » du drame, son érection en « grand théâtre du monde » à travers la méditation se donne à<br />

lire au cœur du commentaire du Cantique des Cantiques : l’insertion d’une longue glose sur <strong>Le</strong> Soulier, et<br />

<strong>Le</strong> Soulier non plus seulement comme <strong>texte</strong>, mais comme représentation, tel qu’il a été vu, vécu par cette<br />

humanité en métonymique qu’est le public, au sein même de l’exégèse d’un livre biblique hautement<br />

messianique 102 prouve bien que Claudel en est arrivé, au terme de son itinéraire intellectuel, à cette<br />

conception d’un théâtre qui porte la mimêsis à son plus haut point d’héroïsation intérieure, et le met en<br />

tangence analogique avec le Drame absolu, celui du Christ ; il reviendra à Hans Urs von Balthasar,<br />

grand théologien et traducteur en allemand du Soulier de Satin, d’exprimer de façon définitive ce que<br />

Claudel, en tant qu’artiste, a pressenti et intuitivement mis en forme dans son œuvre :<br />

La « dramatique divine », qui s’élabore après la mise en place des prolégomènes littéraires<br />

destinés à lui servir d’instrument disponible, est une entreprise proprement « théologique ». Cela<br />

signifie qu’elle considère le caractère dramatique de l’existence à la lumière de la révélation biblique<br />

[...]. Elle s’enracine dans le drame que Dieu met en scène avec l’univers et l’homme, et où nous<br />

nous trouvons engagés comme partenaires. [...] Tous ces drames ou ces tragédies sont des<br />

98 Nous mêlons ici les deux <strong>texte</strong>s écrits par Claudel en 1929 sur son drame : « Note sur la mise en scène de Christophe<br />

Colomb », et « Note sur Christophe Colomb », Th 2, pp. 1491-1492. – Voir notre article « Chœur et forme alternée dans la<br />

réflexion esthétique de Claudel », dans La Prose transfigurée, op. cit.<br />

99 Th 2, pp. 1060-1061.<br />

100 Th 2, p. 1480 [Formes et Couleurs, 1944, n° 3].<br />

101 <strong>Le</strong>ttre à Barrault du 21 novembre 1943, Cahier Paul Claudel, n° 10, Gallimard, 1974, p. 128. Cf. Th 2, pp. 1097-1099 et<br />

notamment la didascalie : « Rodrigue avance le bras vers elle, puis lentement il tourne la tête, puis le corps vers la croix, et lentement,<br />

allongeant l’autre bras, il complète cette croix qu’il fait avec lui-même. »<br />

102 Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques [Egloff, 1948], OC XXII, pp. 183-184 ; PB 2, pp. 118-119.<br />

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