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spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s’inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon<br />
cœur 92.<br />
La messe, les offices comme théâtre absolu : nous voyons ressurgir ici une idée déjà effleurée<br />
par Mallarmé 93 , et à laquelle l’adhésion de Claudel à la doctrine catholique va donner toute son ampleur.<br />
Et c’est là aussi, en reflet, toute une vocation de poète-dramaturge qui se confirme.<br />
Une dramaturgie théologique ?<br />
De telles considérations permettent en effet à Claudel, a posteriori, de tirer des conclusions sur<br />
son propre art dramatique qui se donnent à lire essentiellement lors des grandes mises en scène<br />
auxquelles il assista ou participa à la fin de sa vie. Il s’agit alors véritablement de théâtre en acte, et non<br />
plus sur le papier : tout l’appareil scénique, au service du <strong>texte</strong>, prend sa consistance et contribue à la<br />
mise en œuvre d’une représentation typique, où soient donnés à voir simultanément une stylisation de<br />
l’aventure humaine, et son sens selon le regard de Dieu.<br />
Il est intéressant en effet de constater que le point de vue de Claudel a évolué, d’une conception<br />
très intellectuelle de ses écrits à une véritable prise en charge concrète de la matière scénique. Voici ce<br />
qu’il écrit à Gide en 1909 au moment où, en son absence – il est encore en Chine – il est question de<br />
monter La Jeune Fille Violaine au Théâtre d’Art de Paul Fort :<br />
Rien de ce que j’ai fait n’a été écrit en vue de la scène. Je ne vais jamais au théâtre et j’en ignore les<br />
exigences. Il s’agirait donc non pas d’une représentation, mais d’une véritable transposition, qui peut peutêtre<br />
se faire, mais qui exigerait de ma part tout un ordre d’études et de réflexions, qui ne sont pas encore<br />
suffisamment mûries 94.<br />
Quelle différence par rapport à ce qui se passera plus tard, lorsque le vieux Claudel se<br />
passionnera pour les planches, et consacrera les derniers jours de sa vie à travailler avec les comédiens<br />
sur L’Annonce et sur Protée 95 ! Entre temps il y aura eu trois éléments déterminants et complémentaires,<br />
la découverte du théâtre japonais qui offre à Claudel un modèle de spectacle « superbement<br />
dramatique » 96 , parce que superbement ignorant de la médiocre imitation du théâtre réaliste, mise en<br />
œuvre au contraire d’une « communication avec l’invisible » 97 ; la rencontre avec Barrault, homme de<br />
terrain et de pratique, qui va rendre possible la passage à la scène, à travers la collaboration étroite et<br />
fructueuse des deux hommes, sur fond, et c’est essentiel, de cette méditation biblique dans laquelle est<br />
alors plongé le poète, et qui lui fournit justement le cadre de maturation de cet « ordre d’études et de<br />
réflexions » encore à l’état embryonnaire en 1909.<br />
Un premier exemple de ce « grand théâtre du monde » claudélien pourrait être pris dans son<br />
Livre de Christophe Colomb. Claudel l’écrit très rapidement, à la suite d’une commande, en quinze jours de<br />
l’été 1927, à son retour définitif du Japon. On l’y voit faire la synthèse de l’héritage antique, de<br />
l’éblouissement japonais et de la liturgie catholique : c’est la grande trouvaille de la « forme alternée »<br />
(les deux Christophe Colomb qui se répondent) et du chœur, qui donne au drame une structure et une<br />
fonction quasi liturgiques, et lui confère cette amplitude qui réunit sur la scène de théâtre le personnage<br />
représenté (Christophe Colomb I), la matérialisation du dessein de la Providence (Christophe Colomb<br />
II), et celle de l’humanité, c’est-à-dire le public (le Chœur) – en somme, les trois instances du Grand<br />
Théâtre du Monde, l’homme en tant qu’âme individuelle, Dieu, et le monde :<br />
Je n’avais pas à faire un drame sur Christophe Colomb, à construire une intrigue arbitraire à<br />
laquelle la découverte de l’Amérique servirait de cadre et de fond [...]. L’idée générale est que le<br />
92 « Ma conversion » [Revue de la jeunesse, 10 octobre 1913], Pr, p. 1013. – Nous soulignons.<br />
93 Voir les <strong>texte</strong>s rassemblée sous le titre « Offices » dans Divagations [Charpentier-Fasquelle, 1897], connus de Claudel,<br />
certains dès leur première publication en revue.<br />
94 <strong>Le</strong>ttre à Gide du 18 février 1909, Correspondance Gide-Claudel, éd. Robert Mallet, Gallimard, 1949, p. 98.<br />
95 Voir J 2, p. 885, dernière page du Journal.<br />
96 J 1, p. 562 [22 octobre 1922].<br />
97 « Nô » [<strong>Le</strong>s Nouvelles littéraires, 24 septembre 1927], Pr, p. 1167.<br />
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