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Tout est dit en ces quelques lignes apparemment anodines : le topos du Grand Théâtre du<br />
Monde se nourrit, en régime chrétien, du dogme de l’Incarnation – il n’est pas étonnant que les autos<br />
sacramentales le mettant en scène aient été créés justement pour la fête du Saint-Sacrement, exaltation du<br />
Corps du Christ – ; ce dogme même découle du verset de la Genèse ici rappelé par Claudel (« Et creavit<br />
Deus hominem ad imaginem suam », Gn 1:27), et fonde la théologie du Fils, image parfaite du Père, du Dieu<br />
invisible, effigie de sa substance 82 , ainsi que celle de l’analogie de l’être, analogia entis, ce grand système de<br />
reflets hiérarchisés qui fait des êtres et des choses créés (le latin des désigne indifféremment par<br />
creaturæ), en même temps que des objets réels, des signes qui renvoient au Créateur et permettent de le<br />
connaître : « c’est une imitation par voie d’expression » 83 . Nous sommes aux antipodes de l’abstraction<br />
d’une religion philosophique, et d’une réduction rationaliste du christianisme, à quoi s’en prend ici<br />
visiblement Claudel. La théologie de l’image, qu’il prend dans la Bible et dont il va s’autoriser pour la<br />
commenter, est ainsi le fondement de la métaphore filée qui nous intéresse présentement.<br />
On en trouve d’autres occurrences, tout aussi révélatrices. Ainsi le Grand Théâtre du Monde<br />
est-il un spectacle continu, et de nature à rassurer l’homme, à travers les péripéties de l’histoire, sur les<br />
voies de la Providence :<br />
Dieu en tant qu’auteur dramatique nous a donné assez de preuves de ses talents pour que nous Lui<br />
fassions confiance dans Sa capacité à maintenir l’intérêt jusqu’à la fin 84.<br />
L’histoire humaine est ce grand théâtre, qui entretient à son tour une analogie avec l’Histoire<br />
Sainte, la Révélation, à propos de laquelle Claudel use à nouveau, de façon plus étonnante, de notre<br />
métaphore :<br />
[La Bible, c’est] un drame architectural, dont l’auteur, le même à travers je ne sais combien de<br />
siècles, en même temps que l’action, a inspiré à la fois le théâtre, le langage et les acteurs 85.<br />
On peut dire que la puissante originalité de Claudel consiste en ce qu’il projette en retour le topos<br />
sur la Bible, ce qui va lui permettre de la lire, justement, comme ce grand drame dont les événements et<br />
les personnages sont typiques, détiennent, cachée derrière des figures à déchiffrer, la vérité et le sens de<br />
ce qui se passe sur la terre, et dont l’intrigue se noue autour de l’existence et des manifestations du mal,<br />
et de l’usage paradoxal que va en faire Dieu, l’auteur metteur en scène :<br />
L’instrument du bien pour lequel j’oserais presque dire que se déclare la préférence de l’impresario,<br />
c’est le mal [...]. Et tel est l’art de Dieu dont il ne cesse d’user, au cours de l’histoire pas seulement Sainte,<br />
avec une adresse qui mérite plus que de l’admiration 86.<br />
Ainsi notre exégète « amateur » sait-il aviver l’intérêt et la curiosité de son lecteur pour le Livre<br />
sacré, présenté comme aussi divertissant et captivant qu’une belle pièce de théâtre qu’on va voir pour<br />
s’instruire et se distraire. Ce n’est néanmoins pas tout : derrière ces dehors agréables, il s’agit surtout de<br />
nous édifier, de nous transporter sur le terrain autrement sérieux des « desseins de l’Éternel » ; ainsi se<br />
trouvent réunis, derrière le mélange des styles et la bonhomie de l’appréhension du sublime, les trois<br />
fonctions distinctes de la rhétorique antique, enseigner (docere), plaire (delectare), émouvoir (movere) :<br />
Mais il y avait autre chose dans les desseins de l’Éternel à l’égard de cette Bethléem entre les mondes,<br />
qui n’est pas la plus petite entre les cités de Juda, qu’une complaisance artistique [...]. Il y avait les profondes, les<br />
complexes combinaisons du technicien et du metteur en scène. Il s’agissait de préparer le plateau pour<br />
82 Col 1:15, « Qui est imago Dei invisibilis » ; Hé 1:3 : « figura substantiæ ejus ». – Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, qu.<br />
35, art. 2.<br />
83 Étienne Gilson, La Théologie de saint Bonaventure [Vrin, 1924], cité d’après l’édition de 1978, p. 177. Claudel connaissait<br />
ce livre, et la phrase que nous citons est soulignée de sa main dans son exemplaire personnel. – Voir à ce sujet notre Anima<br />
et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne, <strong>Le</strong>thielleux, 1990, p. 363 sqq.<br />
84 L’Évangile d’Isaïe, OC XXIV, p. 372 ; PB 2, p. 792.<br />
85 « J’aime la Bible » [conférence à Lyon en janvier 1952 ; Revue de Paris, juillet 1952], reprise dans J’aime la Bible [Fayard,<br />
1955] ; OC XXI, p. 352 ; PB 2, p. 1001.<br />
86 La Deuxième Étape d’Emmaüs [mss 1948-1949, publication posthume, OC XXVII , 1974], p. 19 ; PB 2, pp. 814-815.<br />
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