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Ce passage de l’esthétique à la théologie (ou leur superposition), auquel nous verrons que la<br />
familiarité avec l’Écriture Sainte est loin d’être étrangère, est en effet perçu de manière immédiate et<br />
sûre par tel ecclésiastique, à qui la portée théologique de Claudel apparaît d’emblée, sans aucune<br />
préparation :<br />
Hier j’ai eu l’immense joie d’assister à la représentation [du Soulier de Satin]. Il m’est impossible<br />
de vous décrire ces cinq heures de contemplation et de bonheur. Je veux en garder, d’ailleurs,<br />
l’impression fraîche et neuve comme une source dans mon cœur.<br />
Cependant il y a des choses qui m’ont frappé et dont je me permets de vous faire part.<br />
C’est d’abord la mise en scène. Évidemment elle a l’avantage du nouveau et parce qu’elle<br />
choque nos habitudes cela excite notre pensée. Mais je n’ai jamais si bien réalisé qu’hier le rôle<br />
que nous avons à jouer les uns par rapport aux autres dans la vie, cette question et cette réponse<br />
réciproque qui existe de nous à quantité d’autres hommes. Cette coopération universelle.<br />
Il n’est pas jusqu’à ces humbles « mecanos » se présentant à nous en plein drame, et nous<br />
prenons conscience soudain de leur nécessité. Ainsi de toutes ces âmes ignorées qui vivent dans<br />
les franges de notre existence et il nous arrive de les voir, tout d’un coup étroitement liées à notre<br />
destin. Ne jouons-nous pas tous à la fois une immense pièce de théâtre ? Saint Paul ne dit-il pas<br />
que nous sommes en spectacle aux anges eux-mêmes ? Voilà ce que j’ai réalisé hier mille fois<br />
mieux que je ne vous le dis 80 .<br />
Cette découverte naïve du « Grand théâtre du monde » prouve l’efficacité apologétique de l’œuvre<br />
claudélienne. La naïveté, néanmoins, n’est peut-être qu’apparente : entre le prêtre-spectateur et le<br />
dramaturge existe une connivence scripturaire, que Claudel dévoile ; c’est le Grand Livre qui donne<br />
existence et fondement à la version chrétienne du theatrum mundi.<br />
La Bible-Drame<br />
Nombreux sont les passages, dans ses commentaires bibliques, où Claudel brode, non sans<br />
humour, sur ce thème du Grand Théâtre du Monde en nous entraînant dans les coulisses, et du côté<br />
des origines du drame. <strong>Le</strong> plus célèbre est la bouffonne ouverture de L’Évangile d’Isaïe :<br />
Je me permettrai, à ma manière misérable, de comparer le bon Dieu à un auteur dramatique qui<br />
s’est rendu coupable d’un plan, un beau plan, longuement, amoureusement, astucieusement,<br />
minutieusement, médité. Il ne s’agit plus que de le mettre en scène. Et alors quelle pagaye, quel sabotage<br />
général ! Quels interprètes l’auteur n’a-t-il pas pris soin à lui-même de se procurer ! <strong>Le</strong> souffleur avec la<br />
brochure, on ne peut pas mettre la main dessus, où ça peut-il être qu’il s’est fourré ? Mais le principal<br />
embêtement est que ça n’en finit plus ! C’est trop long, trop compliqué ! Toutes ces gourdes, tous ces<br />
empotés qui ne savent pas un mot de leur rôle ! L’auteur est pris d’un accès de rage ! C’est moi-même, dit<br />
Dieu, qui vais prendre la chose en main ! Il n’est que temps !<br />
On est certes passé du cultisme et de la solennité de l’auto-sacramental à un tout autre style, où éclate la<br />
distance prise par Claudel par rapport au topos, et par là-même sa modernité. Cette prosopopée<br />
bouffonne est suivie d’un aparté ironique, qui renferme cependant la clé de lecture de la Bible<br />
claudélienne :<br />
Bien entendu le Dieu dont il s’agit là est celui des grossiers, celui de l’Écriture. L’autre, celui des<br />
philosophes, est quelqu’un dont qu’on a si soigneusement purifié de tout rapport ou ressemblance avec Sa<br />
créature, que l’on ne saurait vraiment dire en quoi il est notre Père et nous autres Son image. Il n’est pas<br />
ceci, il n’est pas cela. Il est en somme tout ce qui L’empêcherait d’être pour nous exactement comme s’Il<br />
n’était pas 81.<br />
80 <strong>Le</strong>ttre de l’abbé H. Bouttier à Claudel, du 22 février 1944, Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps.<br />
<strong>Le</strong> Sacrement du monde et l’Intention de Gloire, éd. D. Millet-Gérard, Champion, 2005, vol. I, p. 228. – Citation de I Co 4:9.<br />
81 L’Évangile d’Isaïe [Revue de Paris, 31 août 1950 pour ce premier chapitre ; puis Gallimard, 1951], OC XXIV, p. 10 ; PB 2,<br />
p. 565.<br />
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