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texte - Le Porche

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qui participe secrètement ou ouvertement au jeu. Il laisse l’homme libre d’aller jusqu’au plus<br />

extrême de ses possibilités et cependant il dirige tout comme un jeu où se déploient ses élections<br />

et ses conduites ; il fait et défait les nœuds 74 .<br />

Un tel système analogique est le fondement de la très haute idée que Claudel se fait du théâtre,<br />

genre que suit une longue tradition dépréciative dans l’histoire des idées occidentale : François Bonfils<br />

le rappelle fort à propos 75 . Il n’est peut-être pas inutile, pour bien cerner l’originalité de l’invention<br />

dramatique claudélienne, de dire qu’il s’inscrit dans un con<strong>texte</strong> où le roman, lieu de l’exploration<br />

psychologique des complications de l’âme humaine, rencontre plus de crédit intellectuel que le théâtre<br />

considéré comme pur divertissement social à l’usage de la bourgeoisie, étouffant sous ses artifices. Un<br />

passage tiré d’une lettre de Maupassant, datée de 1891, le prouvera :<br />

La différence est telle entre la nature du roman et celle du théâtre que cette déformation [= la<br />

mise en scène d’un roman] enlève toute sa saveur à l’œuvre.<br />

<strong>Le</strong> roman vaut par l’atmosphère créée par l’auteur, par l’évocation spéciale qu’il donne des<br />

personnages à chaque lecteur, par le style et la composition.<br />

Et on prétend remplacer cela par des gueules de cabotins et de cabotines, par le jargon et la<br />

désarticulation du théâtre, qui est loin de donner l’effet de l’écriture de l’œuvre [...].<br />

Et le décor, en quoi peut-il remplacer les mille détails des paysages qui s’accordent avec la vie du<br />

livre ? 76<br />

Nous sommes en 1891, et cette remarque de Maupassant est très parlante sur l’atmosphère qui régnait<br />

un an après la publication (anonyme) de Tête d’Or. Il existe néanmoins une exception importante,<br />

essentielle pour comprendre l’irruption sur la scène (de papier) de Claudel : c’est Mallarmé qui, fort de<br />

sa propre méditation sur « un Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre,<br />

explication de l’homme, suffisante à nos plus beaux rêves » 77 , écrit à son jeune disciple ce compliment<br />

dont il ne mesurait peut-être pas toute l’ampleur : « <strong>Le</strong> Théâtre, certes, est en vous » 78 .<br />

Quel théâtre ? Quelque chose de plus, certainement, que l’utopie mallarméenne du Livre total.<br />

La suite de la carrière claudélienne, le chêne sorti de ce gland qu’était Tête d’Or, prouvera bien le passage<br />

du Théâtre-Livre au « grand théâtre du monde », de l’esthétique à la théologie. Écoutons encore<br />

Balthasar :<br />

L’esthétique reste sur le plan de la lumière, de l’image , de la vision. C’est seulement une<br />

dimension de la théologie. La suivante s’appelle action, événement, drame [...]. Dieu agit à<br />

l’endroit de l’homme, et l’homme répond par la décision et l’action. L’histoire du monde et des<br />

hommes aussi est théâtre du monde 79 .<br />

74 Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, III-2 : « Théologie – Ancienne Alliance » [Herrlichkeit Band III-2 Theologie,<br />

Einsiedeln, 1969], trad. Robert Givord, Aubier, 1974, p. 101.<br />

75 Introd. citée, p. 34 : « <strong>Le</strong> phénomène le plus remarquable dans l’histoire du theatrum mundi est précisément sa<br />

récupération par le théâtre. La métaphore n’est pas destinée, en effet, à un usage théâtral, bien au contraire : à l’origine, il<br />

s’agit d’une métaphore employée par le discours philosophique, qui utilise la comparaison monde-théâtre pour mépriser le<br />

monde, témoignant par là de la faible estime généralement accordée au théâtre… » – Claudel est évidemment conscient de<br />

s’inscrire en porte-à-faux face à une tradition chrétienne méfiante à l’égard de l’illusion dramatique. Voir sa « réponse à<br />

Bossuet » dans la « <strong>Le</strong>ttre au Figaro » du 14 juillet 1914 à propos de L’Otage [<strong>Le</strong> Figaro, 14 juillet 1914], Th 2, pp. 1413-1415.<br />

76 <strong>Le</strong>ttre citée par Louis Forestier dans son introduction à Maupassant, Contes et Nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la<br />

Pléiade », t. I, 1989, p. XXV. – Voir à ce sujet notre article « Mauriac et Claudel hommes de théâtre » [dans Mauriac et le<br />

théâtre, éd. André Séailles, Klincksieck, 1993, pp. 23-39], repris dans D. Millet-Gérard, La Prose transfigurée. Vingt études en<br />

hommage à P. Claudel pour le Cinquantenaire de sa mort, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2005.<br />

77 « Sur le théâtre » [Réponses à des enquêtes sur l’évolution littéraire par Jules Huret, d’abord dans L’Écho de Paris, puis en<br />

volume chez Charpentier la même année, 1891], cité sur Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la<br />

Pléiade », 1974, p. 875.<br />

78 <strong>Le</strong>ttre de Mallarmé à Claudel du 5 janvier 1891, Cahier Paul-Claudel, n° 1, Gallimard, 1959, p. 40.<br />

79 À propos de mon œuvre. Traversée [Mein Werk. Durchblicke, Einsiedeln, 1990], trad. fr. de Mgr Joseph Doré et Chantal<br />

Flamant, Bruxelles, <strong>Le</strong>ssius, 2002, p. 66.<br />

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