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texte - Le Porche

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païens, l’accent est mis sur les vicissitudes de l’existence humaine – fournissant au baroque profane son<br />

motif de l’instabilité du monde 70 –, les Pères de l’Église, rapprochant le lieu commun des aphorismes de<br />

l’Ecclésiaste et surtout du mépris du monde paulinien, lui donnent une couleur ascétique<br />

spécifiquement chrétienne. <strong>Le</strong>s deux acceptions se retrouveront en concurrence à la Renaissance et à<br />

l’époque baroque, l’inflexion profane marquée chez Montaigne et Shakespeare, la chrétienne chez<br />

Calderón. La nouveauté chez ces deux derniers, essentielle pour l’héritage claudélien, est l’utilisation par<br />

le théâtre, en son lieu propre, d’une métaphore qui le met lui-même en scène : extension fascinante<br />

d’une idée philosophique que va développer avec un art très sûr de la représentation la descendance très<br />

iconophile de la Contre-Réforme 71 .<br />

Ce lieu commun entre en coïncidence avec une conviction profonde de Claudel, qui est celle de<br />

la Providence, de cette action dirigée qu’est l’histoire collective, et aussi celle de chaque individu. Il<br />

semble en prendre une conscience particulièrement nette lors de la première représentation du Soulier de<br />

Satin en 1943 :<br />

Ici l’action ne profite pas d’un site aménagé pour autre chose qu’elle. D’en haut et d’en bas, de<br />

gauche à droite, les divers éléments s’en réunissent pour aspirer les acteurs et le drame. Mais n’est-ce pas<br />

ainsi, nous le sentons tous confusément, que les choses se passent dans la vie réelle ? N’attendons-nous pas<br />

tous l’appel impitoyable du régisseur et de ce drame autour de nous qui requiert notre entrée et notre<br />

sortie ? <strong>Le</strong> moment est venu !<br />

Car nous ne sommes pas chargés seuls de notre destinée. Nous sommes engagés à notre place dans<br />

une entreprise. On a eu besoin de nous pour une espèce d’interprétation et d’exposé intelligible d’une<br />

situation. On nous a confié l’exécution, avec des partenaires qui se révèlent l’un après l’autre, d’une espèce<br />

d’énorme parabole où sont intéressées pour la plus grande gloire de Dieu les fibres les plus secrètes et les<br />

plus sensibles de notre humanité [...].<br />

<strong>Le</strong> drame ne fait que détacher, dessiner, compléter, illustrer, imposer, installer dan le domaine du<br />

général et du paradigme, l’événement, la péripétie, le conflit essentiel et central qui fait le fond de toute vie<br />

humaine 72.<br />

<strong>Le</strong> mot fondamental est ici prononcé, celui d’ « action », l’agôn grec, le combat qui met le personnage<br />

antique face au Destin, et se convertit dans la perspective chrétienne en la mise en scène de l’exercice<br />

de la liberté humaine dans le champ qui lui est imparti par la Providence. Ce qui vaut pour l’individu<br />

vaut aussi pour l’histoire :<br />

Et l’histoire, dites, est-ce que ce n’est pas la même chose ? Quelle meilleure ressemblance lui trouver<br />

que la pièce dramatique ? 73<br />

Nous voyons ainsi s’affirmer cette affinité particulière que Claudel postulera toujours, d’abord<br />

par intuition, ensuite par conviction et approfondissement théologique, entre le genre dramatique et la<br />

vraie question qui l’intéresse : le destin de l’homme, non point tel ou tel individu particulier, mais<br />

l’homme-type, représentant de sa condition, sous le regard de Dieu – ce dernier en effet aura quitté la<br />

« tige » de l’évocation de Villeneuve pour se parer de sa majuscule et assumer pleinement son propre<br />

rôle, comme le définit magnifiquement Hans Urs von Balthasar :<br />

Théâtre du monde, entouré pourtant par un Dieu qui ne reste pas seulement spectateur du jeu<br />

pour récompenser ou punir après coup, mais qui dans ses « images » qui jouent, est l’archétype<br />

Lois, I, 644 d – 645 a : « Représentons-nous chacun des êtres vivants que nous sommes comme une marionnette fabriquée<br />

par les dieux. »<br />

70 Motif hérité de Démocrite : κ σµος λλο ωσις, β ος π ληψις (« <strong>Le</strong> monde n’est que changement, la vie n’est<br />

qu’opinion »), cité par Marc-Aurèle, Pensées, IV, 3, 4.<br />

71 Voir, pour compléter ce trop rapide historique, l’introduction de François Bonfils à son édition du Grand Théâtre du<br />

monde de Calderón, GF–Flammarion, 2003, p. 28 sqq., « <strong>Le</strong> theatrum mundi ou le succès d’une métaphore ». Également, Hans<br />

Urs von Balthasar, La Dramatique divine, I : « Prolégomènes » (Theodramatik I. Prolegomena, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1973],<br />

<strong>Le</strong>thielleux, 1984, pp. 109-213 : « <strong>Le</strong> topos du théâtre du monde ».<br />

72 « À propos de la première représentation du Soulier de Satin au Théâtre Français » [préface à l’édition de la version pour<br />

la scène du Soulier de Satin, NRF, 1944], Th 2, p. 1473.<br />

73 « À propos du Livre de Christophe Colomb » [Revue de Paris, juin 1953], Th 2, p. 1497.<br />

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