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des enfants. Sachant que sa réclamation est fondée sur son absolue confiance en la puissance divine. Et<br />
le miracle a lieu ! Une petite morte revit dans les bras de la lépreuse, par l’intercession de son humble<br />
prière. Que ta Volonté soit faite ! Rien de contraire au dogme catholique, puisque le pouvoir de faire<br />
des miracles fut transmis par le Christ à ses apôtres et à ses saints. Récompense d’une foi hors norme, le<br />
retour à la vie obtenu par Violaine renvoie à la résurrection de Lazare par le Christ. La fille de Mara<br />
renaît à la vie d’ici-bas, qu’il ne faut pas confondre avec la vie éternelle et ses corps glorieux accordés<br />
aux hommes sauvés du péché, selon le Credo. « S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non<br />
plus n’est pas ressuscité » écrit saint Paul aux Corinthiens. L’attention passionnée que Claudel porte aux<br />
fins dernières, son inquiétude aussi peut-être, l’engagent à interroger obstinément dans ses essais<br />
exégétiques, la victoire du chrétien sur la mort, tandis que son génie en confie la réalisation<br />
prémonitoire (ou approximative), sur scène, à une sainte de son invention.<br />
<strong>Le</strong> retour de la petite à la vie se signale de façon très discrète. « Violaine, je vois un mouvement<br />
sous ton manteau » 62 , dit Mara et la lépreuse de lui remettre l’enfant qui dort. Mais le geste amorti par le<br />
vêtement n’en est pas moins spectaculaire, à la mesure de son orchestration par les cloches de la<br />
Nativité, les trompettes ponctuant la venue du Roi à Reims, les cris de joie de ses sujets, les lectures<br />
liturgiques et la voix des anges. Du cœur de cet écrin sonore et vocal naît le signe de vie tant attendu, en<br />
point d’orgue. Claudel, son auteur véritable, l’a pleinement accompli grâce à sa maîtrise souveraine de la<br />
dramaturgie. À l’acmé de la pièce, le miracle de la foi, alias le prodige de l’art conjuguent en un acte<br />
unique le croire en vérité et le faire croire par l’artifice d’une illusion. Au risque qu’un « ce n’est pas<br />
vrai » n’annule le triomphe de la résurrection de l’enfant sur scène, en dépit du « il vit » attesté par les<br />
témoins de son tout premier mouvement.<br />
De cette inconsistance inhérente à toute fiction, Claudel est si averti qu’il s’accorde le plaisir<br />
d’en offrir parfois la représentation sur scène à un interlocuteur naïf, en qui se reconnaissent les<br />
spectateurs ébahis. Voilà Rodrigue, à la quatrième Journée du Soulier de satin, scène VI, trompé par une<br />
fausse reine d’Angleterre. « C’est vous que je préfère » dit l’actrice amorçant, au profit du roi d’Espagne,<br />
une tentative de séduction dont Rodrigue conclut : « C’est gentil de dire ça, même si ce n’est pas vrai. » 63<br />
On ne peut être plus consentant à la comédie. Rodrigue se prend au jeu de l’actrice tout en sachant<br />
qu’elle le manipule. Au-delà de son cas personnel, son choix d’être dupe rend compte du plaisir des<br />
adultes à céder aux fictions sans y croire vraiment. Un plaisir d’autant plus grand que leur auteur est<br />
habile. À l’exemple du dieu Protée à qui Claudel a confié, dans son drame éponyme, quelques tours de<br />
prestidigitation, en rapport avec la magie dont la tradition antique crédite le dieu. Mais l’extraordinaire<br />
virtuosité de Protée à son envers. Son art de faire sortir le lapin des chapeaux ne le protège pas, bien au<br />
contraire, du risque de tomber lui-même dans le panneau. La force du dieu se retourne contre lui-même<br />
au point de faire disparaître par enchantement la scène de l’île où il produit ses illusions. Protée tend à<br />
Claudel le miroir de son génie. <strong>Le</strong> dramaturge n’est-il pas un peu comme lui ? Ses tours convainquent le<br />
temps qu’il les exécute puis s’effacent sous le coup de la désillusion.<br />
Sans doute, si cette fille à demi réelle à demi rêvée choisie par son père comme compagne d’une<br />
lecture de l’Apocalypse de Jean n’était pas restée fidèle au vieillard de la forêt. Si elle n’avait pas opposé au<br />
« ce n’est pas vrai » émis par l’autorité paternelle ce « comme si j’y étais ». Du point de vue de l’adulte, le<br />
« comme si » est une formule consacrée par l’usage qu’en font les enfants pour accéder au monde<br />
imaginaire. Elle crée un espace crédible de jeu, fondé sur leur croyance en leurs fictions. Mais pour cette<br />
jeune fille qui l’emploie ici avec une telle conviction, elle assure la réalité de son souvenir vécu en ce<br />
temps jadis où son être en accord avec « l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu » 64 adhérait à un<br />
univers encore non divisé entre fable et vérité.<br />
62 P. Claudel, L’Annonce faite à Marie, en Th 2, p. 83.<br />
63 P. Claudel, <strong>Le</strong> Soulier de satin, en Th 2, p. 903.<br />
64 P. Claudel, « Ma conversion », en Pr, p. 1010.<br />
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