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éférence – essentielle – au travail de l’art : « Qu’il est charmant, ce jeune Tobie, tel que le plus bleu des<br />
peintres, le Pérugin nous l’a représenté, en train de cheminer sous la garde de son grand frère vers la<br />
ville de Ragès en Médie où l’attendent ces prud’hommes enturbannés, Raguël et Gabelus, dont les<br />
noms forment la suscription de sa lettre de crédit ! Il est cinq heures du matin, la fraîcheur de l’air sur ce<br />
chemin à travers bois qu’embaument les muguets est délicieuse, le chien est fou de joie et poursuit en<br />
aboyant les lapins et les écureuils ». Et Claudel poursuit en justifiant l’union des références bibliques,<br />
des références contemporaines (la « lettre de crédit »), et de ses souvenirs de la nature et des voyages<br />
(« les prud’hommes enturbannés ») : « Car pourquoi nous croirions-nous obligés à condamner nos<br />
itinérants à ce désert de Ninive, à ce sol dur sur lequel le pied ne laisse pas plus de trace que sur de la<br />
poterie ? J’aime mieux emprunter à mes souvenirs quelque vallée de la Vienne ou du Cher, à cette<br />
époque, il n’y a pas si longtemps où tout le monde aimait à faire usage de ses jambes et où le moulin<br />
bien longtemps s’annonçait à travers les feuilles [...] ». Et Claudel n’hésite pas à confondre le jeune<br />
homme qu’il fut avec le jeune Tobie : « Encore une petite demi-heure de marche et le moment sera<br />
arrivé sous ce pin salubre du pain un peu sec, mais si bon et des œufs durs, et le reste du poulet froid, je<br />
parle pour moi et le chien, car personne jamais n’a assisté à la réfection de notre grand frère », lequel,<br />
on le sait, est l’ange Raphaël 15 . Mélange où l’humour unit le double sentiment du moi Claudel devant<br />
l’écriture biblique : il s’agit à chaque instant de sa lecture de signifier par l’écriture d’une vie concrète la<br />
sienne, la vie qui est celle du <strong>texte</strong> biblique et dont la parole personnelle est la perpétuelle métaphore.<br />
L’humour aussi et voici l’annonce dans l’Apocalypse de la fin du monde : « Notre Seigneur (Mt 24:31) et<br />
saint Paul (I Th 4:15) nous avertissent de ce rugissement qui mettra fin à tout. Prêtons l’oreille ! Nous<br />
écoutons bien le garde champêtre quand il tambourine les commandements de M. le Préfet ! » 16<br />
Gardons-nous de penser que les images du monde créé se réduisent à celles de la vie<br />
quotidienne d’un certain Claudel Paul. C’est par chance tout l’univers que sa mémoire lui permet de<br />
convoquer, ce n’est pas les seuls Villeneuve ou Brangues, c’est la Chine peuplée d’infidèles ou le Fuji,<br />
superbe à l’horizon nippon qui lui diront : cela aussi peut-être lu à l’aide de l’autre livre de la Création, la<br />
Bible.<br />
L’art et la création<br />
Claudel, l’individu Claudel, aime la peinture : et la peinture n’est-elle pas la création humaine qui<br />
produit des images du monde créé, ce monde double : l’univers concret d’un côté, la Bible et ses figures<br />
de l’autre, la peinture construisant par son travail créatif, comme Claudel par le sien propre, un lien<br />
entre ces deux aspects de la Création ?<br />
Voici le Pérugin montrant le jeune Tobie, et les références picturales pleuvent... Dans <strong>Le</strong> Poète<br />
regarde la Croix, il y a une extraordinaire analyse des peintures de la Passion, les deux de Rubens à la<br />
cathédrale d’Anvers, celle de Rembrandt au musée de l’Ermitage : « le Maître [...] n’a pas réussi à exalter<br />
la Sainte Croix ». Mais si nous passons du côté de l’Épître, alors devant ce carré sublime, notre attente<br />
est si parfaitement égale à notre contemplation [...] qu’il semble que ce n’est plus à nous<br />
personnellement, c’est à toute l’Église tranquille et agenouillée que l’on descend son Sauveur [...] ». Et la<br />
comparaison avec le tableau de Rembrandt accable celui-là :<br />
Il s’agit d’une vision de l’esprit matérialisée par l’insistance du rayon lumineux comme un regard,<br />
tandis que dans les ténèbres croissantes s’agitent des comparses confus. [...] Jésus-Christ n’est plus descendu<br />
pour nous être administré [...]. Il est assis, tassé sur son abdomen, entièrement replié vers le dedans [...].<br />
Combien à côté de cette opération sinistre révélée dans le plus noir charbon de la pensée, comme par un<br />
phare d’automobile, la grande page de Rubens nous apparaît consolante dans sa majesté et sa tendresse [...] 17<br />
Mais Rembrandt n’est pas desservi : c’est une extraordinaire réflexion sur le tableau de Rembrandt <strong>Le</strong><br />
Philosophe. Et Claudel de s’étonner que son philosophe (« à moins que ce ne soit un armateur retiré des<br />
affaires ») médite « en un lieu qui suggère à la fois l’idée d’un carrefour et celui d’un atelier. Il y a cet<br />
atelier qui exploite avec énergie la double dimension verticale [...]. Est-il téméraire de penser que le<br />
15 P. Claudel, p. 625.<br />
16 P. Claudel, Introduction à l’Apocalypse, PB 2, p. 10.<br />
17 P. Claudel, <strong>Le</strong> Poète regarde la Croix, en PB 1, p. 376.<br />
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