La Revue Argentine, Paris-Buenos Aires, 1934-1945 - La Nouvelle ...
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08_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
Diana Quattrocchi-Woisson,<br />
Historienne, Chercheur au CNRS,<br />
Institut des sciences sociales du politique<br />
Université <strong>Paris</strong> X<br />
LA REVUE ARGENTINE,<br />
<strong>Paris</strong>- <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, <strong>1934</strong>-<strong>1945</strong><br />
Hommage à nos prédécesseurs<br />
par Diana Quattrocchi-Woisson<br />
En juin <strong>1934</strong>, à <strong>Paris</strong>, Octavio González Roura lance,<br />
avec un groupe d’amis et de collaborateurs argentins et<br />
français, « <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> » publication bimestrielle<br />
en langue française destinée à faire connaître en France<br />
la production culturelle argentine et à intervenir dans les<br />
relations entre les deux pays.<br />
Tribune littéraire et intellectuelle de qualité, <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> s’est donné un programme ambitieux :<br />
« révéler à la France le vrai visage de l’<strong>Argentine</strong> et<br />
réciproquement, montrer en <strong>Argentine</strong> la France telle<br />
qu’elle est, sans préjugés de philosophie, de politique ou<br />
de religion et encore moins, de nationalité ou de race » .<br />
Trente-deux numéros de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> furent<br />
publiés à <strong>Paris</strong> jusqu’en août 939. Au moment de la<br />
déclaration de guerre, en septembre, le directeur de<br />
la revue se trouvait en <strong>Argentine</strong>, ainsi que quelquesuns<br />
de ses amis français. Il décida alors d’y rester et de<br />
mener une autre bataille éditoriale : la publication en<br />
espagnol de la revue hebdomadaire Argentina Libre. A la<br />
fin de la deuxième guerre mondiale, <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
réapparaît ; toutefois, ce n° 33 d’octobre 945, édité en<br />
langue française à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, marque en réalité la<br />
fin de cette expérience.<br />
En rendant ici hommage à Octavio González<br />
Roura , fondateur et directeur de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>,<br />
nous allons faire revivre quelques pages ignorées de<br />
l’histoire argentine et des relations franco-argentines<br />
. « Notre programme », <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, n° , juin, 934.<br />
. Octavio González Roura, né à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> le 3 juin 896,<br />
mort à Alta Gracia, province de Córdoba, le 6 août 976,<br />
fils du grand juriste argentin du même nom. Nous remercions<br />
chaleureusement son fils, Felipe González Roura, pour son<br />
témoignage et l’aide qu’il nous a apportée en nous permettant de<br />
consulter ses archives familiales.<br />
durant les années charnières de la Seconde Guerre<br />
mondiale 3 .<br />
Les Argentins en France durant les<br />
années d’entre-deux-guerres<br />
Depuis le début du vingtième siècle et durant<br />
la période d’entre-deux-guerres, la communauté<br />
argentine en France a plutôt bonne renommée. Biarritz<br />
est choisie comme lieu de villégiature par bon nombre<br />
de familles de grands propriétaires terriens. A <strong>Paris</strong>, les<br />
fils de l’élite dirigeante complètent leur éducation en<br />
suivant des cours dans la prestigieuse université de la<br />
Sorbonne. Quant à la ville de Boulogne-sur-Mer, elle<br />
devient le siège d’importants pèlerinages patriotiques :<br />
en effet, le père de l’Indépendance argentine, le Général<br />
José de San Martín 4 , y avait fini ses jours le 17 août<br />
1850, alors âgé de 72 ans. Non loin de Versailles, un<br />
argentin riche et influent, Marcelo Torcuato de Alvear<br />
(1868-1942), fait l’acquisition, en 1907, d’une grande<br />
maison de style normand : le Manoir du Cœur Volant.<br />
C’est un cadeau de mariage offert à sa fiancée, une<br />
artiste d’opéra, la soprano Regina Paccini. Ce couple<br />
romantique et d’un grand raffinement s’y installe<br />
pour en faire un haut lieu des rencontres artistiques,<br />
3. Nous avons découvert l’existence de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
et reconstruit l’itinéraire de son directeur, lors d’un travail de<br />
recherche en coopération scientifique CNRS-CONICET. Les<br />
premiers résultats furent publiés en 999, en <strong>Argentine</strong> par<br />
l’Académie d’Histoire. Cf. Noemí-Girbal-Blacha et Diana<br />
Quattrocchi-Woisson, Cuando opinar es actuar. Revistas<br />
argentinas del siglo XX, Academia Nacional de la Historia,<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, 999.<br />
. Le Libertador José de San Martín, né en <strong>Argentine</strong> en 1778,<br />
général des principales batailles de l’Indépendance, s’est installé<br />
à <strong>Paris</strong> en 1830, dans une maison de sa propriété au 35, rue Saint<br />
Georges. Pendant dix-huit ans, il séjourne tantôt dans sa maison<br />
parisienne, tantôt dans sa maison de campagne, nommée Grand-<br />
Bourg à Evry sur Seine. <strong>La</strong> révolution de février 18 8 le décide<br />
à quitter la France pour l’Angleterre, mais, arrivé à Boulognesur-Mer,<br />
il préféra y rester.
Numéro 31-32 - Double d’avril août 1939<br />
intellectuelles et politiques, réactualisant à leur manière<br />
les salons littéraires du XIXe siècle. On peut encore<br />
suivre les traces de cette présence argentine en France<br />
grâce à des publications illustrées comme L’<strong>Argentine</strong> 5<br />
et L’<strong>Argentine</strong> de <strong>Paris</strong>, revues dirigées par l’écrivain Julio<br />
Bambill (sous le pseudonyme Falucho), et publiées à<br />
<strong>Paris</strong> entre le er juillet 908 et 9 .<br />
Lors de préparatifs pour la célébration du Centenaire<br />
de l’Indépendance, cette importante communauté<br />
argentine lance une campagne de souscription dans le<br />
journal Le Figaro pour ériger dans la ville de Boulognesur-Mer<br />
une statue équestre du Libertador José de San<br />
Martín. Réalisé en un temps record, le monument est<br />
inauguré, le 3 octobre 909, au cours de fastueuses<br />
cérémonies, avec le soutien des autorités argentines<br />
et françaises . Le gouvernement argentin envoie trois<br />
navires et 150 grenadiers qui défilent dans les rues de<br />
Boulogne-sur-Mer, devant des habitants admiratifs. Le<br />
Ministre de la Guerre argentin offre à la Municipalité<br />
de la ville un banquet pour 500 personnes, des<br />
représentations gratuites au théâtre Omnia et une<br />
. L’<strong>Argentine</strong>, économique, politique et sociale. Publication<br />
bimensuelle lancée en juillet 1908, et définie par ses éditeurs<br />
comme « le premier organe de propagande et solidarité argentine<br />
en Europe ». Elle devient L’<strong>Argentine</strong> de <strong>Paris</strong> en 191 . Malgré<br />
quelques interruptions, en particulier pendant la première<br />
guerre mondiale, 08 numéros furent publiés jusqu’en 9 , un<br />
véritable record de continuité pour une publication argentine à<br />
l’étranger. Collection disponible microfilmée à la BNF, sous la<br />
référence FRBNF 32701785.<br />
. Il s’agit au départ d’une initiative privée des Argentins<br />
résidant à <strong>Paris</strong>, Tomás B. Viera, Lorenzo Iturrigarro, Enrique<br />
B. Demaría, Enrique C. Crottto y Gregorio Aldao Alfaro, avec<br />
le soutien de l’écrivain guatemaltèque Enrique Gómez Carrillo,<br />
employé à l’époque du Consulat argentin à <strong>Paris</strong>. Ils obtiennent<br />
que le sénateur Joaquín V. González, présente un projet de loi<br />
approuvé par le Parlement argentin.<br />
Octavio González Roura (dit Edmond de Narval)<br />
réception finale pour 3000<br />
personnes dans les trois navires.<br />
Ces festivités culminent avec<br />
des bals populaires et des feux<br />
d’artifice qui embrasent le port,<br />
la statue et la falaise. Retenons<br />
de cet épisode une anecdote<br />
amusante : la recherche d’un<br />
sculpteur de renommée et le court<br />
délai imposé par le Comité du<br />
soutien au Monument. Le grand<br />
Rodin en personne est sollicité,<br />
mais il refusa la proposition et<br />
écrit : « En neuf mois, on peut faire<br />
un enfant en chair et en os, mais un<br />
guerrier en bronze avec un cheval et ses accessoires, cela est<br />
impossible » 7 . Les Argentins de <strong>Paris</strong> arrivent toutefois<br />
à mobiliser le sculpteur français Henri Allouard ( 844-<br />
9 9) qui, grandement impressionné par la narration<br />
de l’épopée de l’Indépendance sud-américaine, finit<br />
par accepter et concrétise la commande dans le temps<br />
record imparti.<br />
<strong>Paris</strong> était la ville de tous les rêves, autant pour la<br />
bohème artistique et littéraire que pour les musiciens<br />
et danseurs de tango. Les grands journaux argentins y<br />
envoyaient des correspondants avec la mission de recruter<br />
des conférenciers prestigieux pour des tournées culturelles<br />
en <strong>Argentine</strong> (Anatole France, Clémenceau, Jean Jaurès). Au<br />
vu des pourboires laissés par tout ce beau monde, les garçons<br />
de café firent circuler le dicton riche comme un Argentin. Parmi<br />
les personnalités argentines qui séjournaient en France,<br />
dans cette époque dorée 8 , figuraient des écrivains comme<br />
Lucio V. Mansilla 9 ou Ricardo Güiraldes 0 , des acteurs tels<br />
que Florencio Parravicini et une grande personnalité de<br />
la vie politique que nous avons déjà évoquée, Marcelo<br />
Torcuato de Alvear. Il fut membre distingué du<br />
7. Le Monument du Général San Martín. Son origine, son<br />
importance, sa réalisation. Traduit de l’espagnol par E. Gómez<br />
Carrillo, <strong>Paris</strong>, 909, publication du « Comité du soutien au<br />
Monument », 1 3 p. Le premier modèle-type d’un monument<br />
équestre du Général San Martín, avait aussi été confié à un<br />
sculpteur français : Louis Joseph Daumas, et inauguré le 13<br />
juillet 863, à la place du Retiro, à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>.<br />
8. Alberto Dodero, Philippe Cros, Argentina. Los años dorados<br />
(1889-1939), <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, El Ateneo, 2007.<br />
9. Né à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> en 83 , mort à <strong>Paris</strong> en 9 3.<br />
0. Auteur du célèbre roman Don Segundo Sombra ( 9 6) né à<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> en 886, mort à <strong>Paris</strong> en 9 7.<br />
11. Il fut acteur et directeur de théâtre et de cinéma. On lui<br />
doit des titres très populaires du cinéma argentin, tels que Los<br />
muchachos de antes no usaban gomina ou Tres anclados en<br />
París<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _09
10_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
Bâtiments de la marine argentine dans le port de Boulogne en octobre 1909<br />
Statue de San Martin inaugurée le<br />
24 octobre 1909 à Boulogne/Mer<br />
Parti Radical et ami<br />
personnel du premier<br />
président argentin élu<br />
au suffrage universel<br />
en 9 , Hipólito<br />
Yrigoyen, qui le nomme<br />
tout naturellement,<br />
en 1917, ambassadeur<br />
d’<strong>Argentine</strong> en France.<br />
Parmi les événements<br />
vécus par les membres<br />
de la communauté<br />
argentine en France, le<br />
plus spectaculaire sans<br />
doute fut l’élection de l’un d’entre eux à la présidence<br />
de la République. C’est en effet au Coeur Volant que<br />
l’Ambassadeur d’<strong>Argentine</strong>, Marcelo T. d’Alvear, apprit<br />
qu’il avait été choisi par la convention du Parti Radical<br />
comme candidat aux élections présidentielles de 9 ,<br />
pour succéder à Hipólito Yrigoyen. A l’époque, la<br />
réélection était interdite par la constitution argentine.<br />
<strong>La</strong> campagne électorale se déroule sans la présence du<br />
candidat du Parti Radical, qui s’impose néanmoins, le<br />
avril 9 , recueillant 4 0.000 voix. Le juin 9 ,<br />
35 électeurs, contre 88 de l’opposition, consacrent<br />
Marcelo T. de Alvear, président de la République.<br />
L’heureux propriétaire du Cœur Volant prépare son<br />
équipe ministérielle alors qu’il se trouve encore en<br />
France. Un habitué du salon de Mme Regina Paccini<br />
de Alvear, le Maréchal Joffre en personne, vient à<br />
discuter du choix du futur ministre de la Guerre,<br />
déconseillant vivement le nom d’un général argentin<br />
trop germanophile . Avant de quitter la France, - et de<br />
12. D’après le meilleur biographe d’Alvear, l’historien Félix<br />
Luna, le militaire récusé par Joffre était le général José P.<br />
Uriburu, auteur du coup d’Etat de 1930.<br />
s’embarquer sur le bateau Massilia, le 18 août 1922-, le<br />
nouveau président des Argentins reçut de nombreux<br />
hommages officiels : un dîner d’honneur à l’Elysée,<br />
offert par le Président Millerand et une réception<br />
pour quatre mille personnes à l’Hôtel de Ville de<br />
<strong>Paris</strong>, organisée par l’ensemble du corps diplomatique<br />
latino-américain. Le discours que prononça le nouveau<br />
président lors de cette réception était assez singulier :<br />
« Je donnerai mon cœur et mon corps à la Présidence<br />
de l’<strong>Argentine</strong>. Seulement, je ne vous le cache pas, bien<br />
des fois je me surprendrai à compter inconsciemment les<br />
jours qui me sépareront de mon retour. Car, vous pensez<br />
bien que je ne dis pas adieu à notre <strong>Paris</strong>. Je lui dis tout<br />
simplement « au revoir » 3 .<br />
Cet ambassadeur, puis président argentin qui<br />
ne souhaitait pas dire adieu à <strong>Paris</strong>, joua un rôle<br />
décisif dans la construction d’espaces permettant<br />
les allers-retours entre les intellectuels, universitaires<br />
et scientifiques des deux pays : la construction de la<br />
Maison d’<strong>Argentine</strong> 4 à la cité universitaire à <strong>Paris</strong> et la<br />
Manoir de Coeur Volant, côté cour,<br />
domaine acquis en 1907 par Marcelo T. de Alvear<br />
Façade du Manoir de Coeur Volant, aujourd’hui.<br />
13. Cf. Gabriel del Mazo, El radicalismo. Notas sobre su historia<br />
y su doctrina. Ed. Raigal, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, 1955.<br />
1 . Le terrain fut officiellement cédé à l’<strong>Argentine</strong> en 1923 et<br />
l’inauguration eut lieu en 9 8.
création de l’Institut de l’Université de <strong>Paris</strong> à <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong> 5 . Durant la période d’entre deux guerres, de<br />
nombreuses personnalités françaises se rendront<br />
en <strong>Argentine</strong>, invitées par cette institution : Albert<br />
Mathiez, Lucien Febvre, Paul Rivet, Raymond Ronze,<br />
André Siegfried, Pierre <strong>La</strong>sserre, Gaston Jèze, Paul<br />
<strong>La</strong>ngevin, Emile Bore, Georges Dumas et tant d’autres<br />
encore. Par contre, l’Institut de l’Université <strong>Argentine</strong><br />
à la Sorbonne, dirigé dans un premier temps par<br />
l’argentin Antonio Dellepiane ( 8 4- 939) ne réussit<br />
pas à s’imposer aussi clairement .<br />
Après la crise de 1930 et la polarisation idéologique<br />
qui s’en suivit, les Argentins habitués à fréquenter <strong>Paris</strong><br />
vont s’investir dans des entreprises éditoriales aux idées<br />
opposées. Il y en aura pour tous les goûts de l’éventail<br />
idéologique. Carlos Hipólito Sarrategui Lesca 17 finance<br />
généreusement l’imprimerie de l’Action française et<br />
l’hebdomadaire Je suis partout 8 , tandis que Victoria<br />
Ocampo 9 lance, en 93 , à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, la revue Sur<br />
et publie des intellectuels français tels que Drieu <strong>La</strong><br />
Rochelle, Roger Caillois, Jules Supervielle ou Jacques<br />
Maritain, invités à séjourner en <strong>Argentine</strong>. Propriétaire<br />
prodigue de l’une des plus importantes revues de<br />
l’Amérique latine durant quarante ans, Victoria Ocampo<br />
finance des voyages et devient l’hôte incontournable.<br />
Certes, ils ne sont pas les seuls à emprunter le chemin de<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>. Une autre filière de voyages, bien moins<br />
. Crée le 7 juin 9 à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>.<br />
6. Pour compléter ce climat d’époque, voir particulièrement<br />
Axel Maugey, Les élites argentines en France, L’Harmattan,<br />
<strong>Paris</strong> 004 et Hebe Carmen Pelosi, Argentinos en Francia.<br />
Franceses en Argentina, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, Ciudad Argentina, 999,<br />
préface de Paul Dijoud.<br />
17. Diana Quattrocchi-Woisson, « Relaciones con la Argentina<br />
de funcionarios de Vichy y de colaboradores franco-belgas,<br />
19 0-19 0”, in Estudios Migratorios <strong>La</strong>tinoamericanos, <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong>, n° 43, 999. Une vision romancée de la vie de Carlos<br />
Lesca fut publiée par l’écrivain argentin Jorge Asís, Lesca, el<br />
fascista irreductible, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, Editorial Sudamericana,<br />
000.<br />
18. L’hebdomadaire considéré comme le paradigme même de la<br />
collaboration intellectuelle avec l’Allemagne nazi, crée en 930,<br />
acheté en 193 à Fayard par le franco-argentin Carlos Lesca ou<br />
Charles Lescat. Son rédacteur en chef, l’écrivain Robert Brassillach<br />
(né en 1909), fut condamné à mort et fusillé le février 19 5. Le<br />
général De Gaulle, président du gouvernement provisoire, refusa<br />
de l’amnistier malgré les nombreuses demandes d’écrivains<br />
et journalistes de la Résistance. Lesca également condamné à<br />
mort s’échappe en <strong>Argentine</strong>. Cf. Pierre-Marie Dioudonnat Je<br />
suis partout (1930-1944). Les maurrassiens devant la tentation<br />
fasciste, éd. <strong>La</strong> Table ronde, 1973, rééd. 1987.<br />
19. Cf. <strong>La</strong>ura Ayerza de Castilho et Odile Felgine, Victoria<br />
Ocampo, traduit de l’espagnol par Marie C. Ramalingam, <strong>Paris</strong>,<br />
Éditions Criterion, 1991. Voir aussi par les mêmes auteurs la<br />
correspondance entre Victoria Ocampo et Roger Caillois,<br />
Correspondance (1939-1978), <strong>Paris</strong>, Editions Stock, 1998.<br />
édifiante celle-là, fut courageusement dénoncée, à<br />
cette époque, par le journaliste Albert Londres 0 Victoria Ocampo (1891-1979) et le premier numéro de la revue<br />
SUR (1931)<br />
. Dans<br />
un pays où les femmes étaient alors minoritaires -<br />
immigration surtout masculine- son enquête révèle<br />
au grand jour un réseau de prostitution de jeunes<br />
Françaises et Polonaises . <strong>La</strong> dénonciation d’Albert<br />
Londres produit un événement digne de ne pas tomber<br />
dans l’oubli : la traduction de son livre en <strong>Argentine</strong>, en<br />
93 , tiré à plus de 0.000 exemplaires, sert de support<br />
pédagogique à une campagne énergique d’éducation<br />
populaire et de défense des femmes et de leurs droits .<br />
C’était aussi cela, l’<strong>Argentine</strong> des années trente.<br />
Les activités artistiques et littéraires ne furent<br />
pas les seules à être investies par les membres de<br />
la communauté argentine. En 9 un Argentin<br />
transforme la mode de la coiffure masculine en France<br />
et fait fortune en créant la Société des <strong>La</strong>boratoires<br />
Gomina <strong>Argentine</strong>, dont le siège se trouvait au n°18<br />
er de la rue des Pyramides, dans le arrondissement<br />
de <strong>Paris</strong>. Un produit très populaire au Río de la Plata,<br />
commercialisé sous le nom Brancato, fut ainsi modifié<br />
dans sa formule et adapté au marché français. <strong>La</strong><br />
Gomina argentine, substance très performante pour la<br />
fixation capillaire, fut un total succès au point que des<br />
termes comme gominer et gominé furent incorporés à la<br />
langue française.<br />
Le créateur de <strong>La</strong> Gomina <strong>Argentine</strong>, Octavio<br />
González Roura, avocat de formation et docteur<br />
en jurisprudence de l’Université de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>,<br />
était arrivé à <strong>Paris</strong> en 9 5. Il était correspondant<br />
20. Albert Londres, Le Chemin de <strong>Buenos</strong>-<strong>Aires</strong>. <strong>La</strong> traite des<br />
Blanches, <strong>Paris</strong>, Albin Michel Editeur, 1927, 258 p.<br />
. Ces événements sont encore présents dans les paroles de<br />
quelques tangos emblématiques, tels que « Madame Yvonne »,<br />
ou dans un dicton du langage masculin : « cette femme, elle me<br />
coûte plus cher qu’une française ».<br />
. Publié en 936, à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, par une célèbre maison<br />
d’édition de gauche, Claridad . Cf. Florencia Ferreira de<br />
Cassone, Claridad y el internacionalismo americano, Prometeo,<br />
000.<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _11
12_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
Octavio González Roura à <strong>Paris</strong> avec son équipe, après un tournage<br />
Publicité pour la Gomina argentine en Espagne, avec Carlos Gardel<br />
du quotidien qui avait bouleversé, modernisé et<br />
démocratisé le journalisme argentin depuis 9 , le<br />
journal Crítica. Ce fut avec cette double expérience de<br />
journaliste et de créateur d’entreprise qu’il décida le<br />
lancement en 934 de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>.<br />
Les apports littéraires et intellectuels de<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> fut une publication ambitieuse,<br />
marquée par le volontarisme et l’enthousiasme de son<br />
directeur. Homme polyvalent, avocat, entrepreneur,<br />
journaliste, producteur de cinéma, González<br />
Roura emprunte, tout au long de la publication, un<br />
pseudonyme, usage très en vogue dans la vie littéraire :<br />
Edmond de Narval. 3 . L’étroite relation entre la revue et<br />
son entreprise est explicite et indiquée sur la couverture :<br />
le même siège d’administration pour l’une comme pour<br />
l’autre. Le rédacteur en chef, le français André de Baudet,<br />
ami personnel du directeur, est spécialiste de critique<br />
théâtrale, devenu par la suite un parolier à succès.<br />
23. En publiant la nouvelle « Pata de palo », dans <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> n° 9, mais 93 , le directeur dévoile son vrai nom<br />
mais continue à utiliser le pseudonyme Edmond de Narval.<br />
Arrivée du Tour de France et publicité pour la Gomina argentine<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> s’inspirait du canon esthétique et<br />
intellectuel qu’avait su imposer en France la <strong>Nouvelle</strong><br />
<strong>Revue</strong> Française (N.R.F.), créée en 1908, sous<br />
l’influence notoire d’André Gide 4 . Aussi bien sur le<br />
plan de la forme, - sobre couverture avec sommaire du<br />
numéro-, que sur celui des considérations théoriques<br />
autour de l’importance du texte littéraire, la revue<br />
créée par González Roura affiche la même volonté de<br />
se situer en dehors et au dessus des partis politiques.<br />
Nous n’avons guère d’indications sur le tirage de la<br />
revue ni sur une éventuelle liste d’abonnés ; le prix de<br />
vente indiqué était de 0 francs l’exemplaire.<br />
L’analyse des 3 numéros de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>,<br />
publiés à <strong>Paris</strong> entre juin 934 et août 939, fait ressortir<br />
au moins trois grands apports de cette entreprise<br />
éditoriale :<br />
- une anthologie en langue française des écrivains<br />
argentins des années trente (prose, poésie, nouvelles,<br />
essais),<br />
- une réflexion originale sur les relations internationales<br />
appliquées aux relations franco-argentines,<br />
- une campagne nationaliste de type démocratique,<br />
destinée à attirer l’attention de l’opinion publique française.<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> a publié en langue française<br />
des poèmes, des nouvelles, des essais, des meilleurs<br />
écrivains argentins de l’entre-deux-guerres. Dans ses<br />
pages se côtoient les auteurs les plus jeunes et les plus<br />
contestataires et les plus traditionnels et confirmés,<br />
offrant ainsi une tribune à toutes les sensibilités<br />
littéraires de l’époque. Le choix des auteurs réalisé<br />
par l’équipe de rédaction est éclectique et donne une<br />
légitimité internationale à la littérature argentine, bien<br />
2 . Cf. Michel Winock, « <strong>La</strong> naissance de la NRF », dans Le Siècle<br />
des Intellectuels, <strong>Paris</strong>, Fayard, 1997 et Auguste Anglès, André<br />
Gide et le premier groupe de la NRF, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 978.
Auteurs argentins publiés par <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
Alvaro Yunque,<br />
Raúl González Tunón,<br />
Juan Filloy,<br />
Alberto Hidalgo,<br />
Horacio Quiroga,<br />
Brandán Carafa,<br />
Oliverio Girondo,<br />
Roberto Arlt,<br />
Roberto Gache,<br />
Enrique Mendez Calzada,<br />
Nicolás Olivari,<br />
Fray Mocho (pseudonyme<br />
de José S. Alvarez),<br />
Fernandez Moreno,<br />
Manuel Ugarte,<br />
Octavio R. Amadeo,<br />
Aníbal Ponce,<br />
Salvador de Madariaga,<br />
Raúl Scalabrini Ortiz,<br />
Alfredo Palacios,<br />
Alvaro Melián <strong>La</strong>finur,<br />
José María Cantilo,<br />
Juan Pablo Echagüe,<br />
Emilio <strong>La</strong>scano Tegui,<br />
des années avant que Roger Caillois ne fasse connaître<br />
quelques uns de ces grands écrivains dans la collection<br />
<strong>La</strong> Croix du Sud chez Gallimard. Cette fierté devant<br />
l’existence d’une littérature argentine digne d’être<br />
reconnue par les grands de la littérature universelle<br />
est tributaire du mouvement littéraire martinfierrista né<br />
dans les années de démocratisation de la vie argentine<br />
( 9 0). Cette anthologie des écrivains argentins<br />
des années trente peut encore servir de corpus aux<br />
spécialistes de la littérature et de la critique littéraire 5 .<br />
Pour les articles sociologiques et historiques, l’équipe<br />
de rédaction de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> se laisse guider par<br />
les mêmes critères pluralistes que pour la publication<br />
25. Il serait intéressant de comparer ce « corpus » à celui mis<br />
en valeur par Fernando Carvallo, auteur d’une remarquable<br />
anthologie d’auteurs latino-américains publiés par la NRF,<br />
L’Amérique latine et la <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> Française, 1920-2000,<br />
les Cahiers de la NRF, Gallimard.<br />
LITTERATURE<br />
Enrique <strong>La</strong>rreta,<br />
César Tiempo,<br />
Córdova Iturburu,<br />
Enrique Amorim,<br />
Pablo Rojas Paz,<br />
Aníbal Sanchez Reulet,<br />
Jorge Luis Borges,<br />
Adolfo Bioy Casares,<br />
Luis Cané,<br />
José Maria Salaverria,<br />
Edmundo Guibourg,<br />
Norah <strong>La</strong>nge,<br />
Enrique Anderson Imbert,<br />
Horacio A. Schiavo,<br />
ESSAI HISTORIQUE OU SOCIOLOGIQUE<br />
Ricardo Levene,<br />
Ricardo Rojas,<br />
Carlos Octavio Bunge,<br />
Carlos Alberto Leumann,<br />
Carmelo Bonet,<br />
Julio E. Payró,<br />
José A. Oría,<br />
Miguel A. Cárcano,<br />
Carlos Saavedra <strong>La</strong>mas,<br />
Julio Noble,<br />
Benito Lynch,<br />
Gloria Alcorta,<br />
Constancio C. Vigil,<br />
Enrique Loncán,<br />
Alfonsina Storni,<br />
Angel Rivera,<br />
Silvina Ocampo,<br />
Eduardo Mallea,<br />
Leopoldo Lugones,<br />
Manuel Gálvez,<br />
Evar Mendes<br />
Leopoldo Marechal,<br />
Ezequiel Martínez Estrada,<br />
Eduardo <strong>La</strong>bougle,<br />
Roberto F. Giusti,<br />
Luis Emilio Soto,<br />
Luis Reissig,<br />
Juan Mantovani,<br />
Pablo Rojas Paz.<br />
Leon Klimowsky<br />
Fermín Estrella Gutiérrez<br />
Jorge Romero Brest<br />
d’œuvres littéraires. Par ailleurs, durant cette époque,<br />
la littérature, l’essai, le journalisme, la sociologie et<br />
l’histoire ne sont pas des compartiments fermés.<br />
En ce qui concerne les écrivains français, ils jouent,<br />
bien que minoritaires, un rôle important pour renforcer<br />
le prestige de la publication. Leur réponse à l’appel<br />
à publication dans <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> nous gratifie<br />
de quelques pages rares et d’une grande beauté : un<br />
texte de Jean Cocteau sur l’œuvre de Marcel Proust,<br />
un article de l’écrivain surréaliste Joseph Delteil, une<br />
fiction de Marguerite Yourcenar, un commentaire de<br />
Paul Valéry et quelques textes et poésies inédites de<br />
Benjamin Fondane ou de l’écrivain franco-uruguayen<br />
Jules Supervielle. Dès le premier numéro, la présence<br />
d’Edmond Sée, auteur de théâtre à la mode, et sa<br />
Lettre Préliminaire servent de caution intellectuelle<br />
française à la nouvelle entreprise éditoriale argentine.<br />
Les écrivains français sont aussi sollicités à l’occasion<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _13
14_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
de la création du Prix de la revue. Le jury français<br />
est composé de figures prestigieuses : André Gide ,<br />
André Maurois (élu à l’Académie française en 1938),<br />
le poète Jules Supervielle, le romancier et sociologue<br />
André Lichtenberger et l’économiste Louis Baudin. Du<br />
côté argentin le jury est constitué par Ricardo Levene,<br />
Alfredo Palacios, Roberto Gache, Juan Pablo Echagüe,<br />
Alvaro Melián <strong>La</strong>finur et José A. Oría. Pour la deuxième<br />
édition du prix de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, González Roura<br />
obtient que les présidents de chaque jury soient<br />
respectivement les représentants diplomatiques<br />
de France et d’<strong>Argentine</strong> : l’Ambassadeur Marcel<br />
Peyrouton et l’Ambassadeur Migel Angel Cárcano.<br />
Le prix de 0.000 francs devait être partagé entre un<br />
écrivain argentin et un écrivain français, auteurs de<br />
livres, conférences ou, série d’articles, permettant de<br />
mieux faire connaître l’<strong>Argentine</strong> en France et la France<br />
en <strong>Argentine</strong>. Le prix de l’année 1937 fut attribué à<br />
Marcel Carayon pour ses conférences sur Sarmiento et<br />
la formation de la conscience argentine prononcées à<br />
l’Institut d’Etudes Hispaniques de l’Université de <strong>Paris</strong><br />
et à l’Argentin José María Monner Sans pour son livre<br />
El teatro de Lenormand.<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> a aussi publié de longs extraits<br />
d’œuvres majeures de la littérature argentine du<br />
XIXe siècle, comme Facundo et Recuerdos de Provincia,<br />
de Domingo Faustino Sarmiento et la première<br />
traduction française du grand poème national argentin,<br />
le Martín Fierro 27 . Dans ces pages, nous trouvons<br />
également la première traduction française du roman<br />
de Ricardo Güiraldes, Don Segundo Sombra, édité en<br />
9 , une année avant la mort prématurée de son<br />
auteur. Signalons également une autre contribution de<br />
la revue : la publication d’une correspondance inédite<br />
entre Georges Clemenceau et son compatriote Paul<br />
Groussac 8 , installé en <strong>Argentine</strong> depuis le XIXe siècle.<br />
2 . André Gide (18 9-1951) publie en 193 un livre qui opère<br />
un réalignement pour la gauche de l’époque : Retour d’URSS,<br />
témoignage critique de son voyage de neuf semaines au pays des<br />
Soviets, où il fut reçu avec tous les honneurs. Gide confirmait<br />
ainsi sa réputation d’intellectuel non-conformiste, qu’il avait déjà<br />
eu occasion d’affirmer lors de la reconnaissance publique de son<br />
homosexualité.<br />
27. « Fragments de Martín Fierro », <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> n° 8,<br />
avril 1935, pp. 9-1 , traduction de Marcel Carayon. Ce n’est<br />
qu’en 1955 qu’il y aura une traduction intégrale de ce texte<br />
majeur de la littérature argentine, dans la Collection Unesco<br />
d’œuvres représentatives, sous l’initiative de Roger Caillois,<br />
traduction de Paul Verdevoye, <strong>Paris</strong>, Nagel, 1955, 271 pages.<br />
28. Né à Toulouse en 18 8, mort à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> en 1929. Arrivé<br />
en <strong>Argentine</strong> à l’âge de dix-huit ans, admirable manieur de la<br />
langue espagnole, son œuvre comprend des études critiques,<br />
Il s’agit de vingt lettres présentées et commentées par<br />
Juan Pablo Echagüe - ancien correspondant du journal<br />
<strong>La</strong> Nación à <strong>Paris</strong>. L’échange épistolaire entre ces deux<br />
grands génies français 9 , est un document historique de<br />
grand intérêt pour situer l’<strong>Argentine</strong> du début du<br />
siècle.<br />
Pour l’histoire intellectuelle, <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
nous offre un important matériel pour reconstituer<br />
des itinéraires d’amitié et de profession du réseau<br />
franco-argentin complémentaire et différent de celui<br />
de la revue Sur, dirigée par Victoria Ocampo. <strong>La</strong><br />
constellation d’écrivains qui gravite autour d’Octavio<br />
Gonzalez Roura nous informe d’une option esthétique<br />
et politique qui offre à l’avant-garde littéraire et<br />
intellectuelle de l’époque, les possibilités d’une<br />
<strong>Argentine</strong> encore opulente. Cela ne concerne pas<br />
uniquement la littérature mais aussi le cinéma, puisque<br />
González Roura est également le fondateur d’une<br />
compagnie de production Les Films de Narval. Par<br />
exemple, quand Benjamin Fondane visite l’<strong>Argentine</strong>,<br />
en 1929 et en 1936, il est aidé aussi bien par Victoria<br />
Ocampo que par González Roura, pour l’écriture et la<br />
réalisation de son film Tararira 30 .<br />
Les notes éditoriales d’Octavio Gonzalez Roura,<br />
sont éclectiques. Il aborde des thèmes sur l’actualité<br />
politique internationale, avec des propos clairement<br />
anti-nazis ou des propositions pour améliorer la vie<br />
argentine, particulièrement au niveau de la circulation<br />
automobile. Il vante, dans un pays où l’on roulait<br />
à l’époque à gauche, les mérites de la circulation à<br />
droite 3 , formulant des propositions très concrètes<br />
pour développer le tourisme national ou les journaux<br />
cinématographiques, anticipant ainsi ce qui deviendra<br />
Sucesos Argentinos. Les écrits de González Roura, sont<br />
ceux d’un journaliste incisif, aimant la polémique qui<br />
historiques et philosophiques, des romans, des poèmes, des<br />
pièces de théâtre et des contes. Il fut pendant quarante ans<br />
directeur de la Bibliothèque Nationale de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>.<br />
29. Juan Pablo Echagüe, « Clémenceau et Groussac », <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong>, n° 6, et n° 7, 936.<br />
30. Benjamin Fondane, écrivain d’origine juive, né en 1898 en<br />
Roumanie, mort en octobre 19 à Auschwitz-Birkenau, où il<br />
fut déporté par la police de Vichy. Fondane était arrivé à <strong>Paris</strong> en<br />
1923, où il rentre en relation avec les écrivains surréalistes et se<br />
lie d’amitié avec le philosophe russe Léon Chestov. Une place<br />
« Benjamin Fondane » vient d’être inaugurée cette année dans le<br />
ème arrondissement de <strong>Paris</strong>.<br />
31. <strong>La</strong> circulation automobile et l’industrie du tourisme sont<br />
deux grandes passions pour lesquelles il s’avère un précurseur.<br />
C’est lui l’auteur du texte et des arguments qui ont donné lieu<br />
au décret du 0 juin 94 , imposant la circulation à droite dans<br />
toute la République <strong>Argentine</strong> ; jusqu’alors on circulait à gauche,<br />
suivant le modèle anglais.
souhaite affirmer une présence argentine en France<br />
et cherche à devenir un interlocuteur et un conseiller<br />
apprécié dans les deux pays.<br />
Un nationalisme sui-generis,<br />
démocratique et francophile<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> affiche un nationalisme optimiste<br />
et plein d’espoir, où se lit la fierté d’appartenir à une<br />
communauté linguistique et historique nommée<br />
<strong>Argentine</strong> ; ce qui n’empêche pas d’aimer la France,<br />
cette seconde patrie. Pour évoquer ce nationalisme<br />
un peu singulier auquel se livre <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>,<br />
nous avons retenu trois de ses manifestations les plus<br />
significatives : a) L’hommage rendu à l’écrivain argentin<br />
Manuel Ugarte, auteur d’une pensée latino-américaniste,<br />
b) <strong>La</strong> satisfaction exprimée face à la politique<br />
internationale de l’<strong>Argentine</strong> et le travail conséquent<br />
de son Ministre des Affaires étrangères, Carlos<br />
Saavedra <strong>La</strong>mas, Prix Nobel de la Paix, en 1936, c) <strong>La</strong><br />
campagne destinée à obtenir, des autorités françaises,<br />
une réparation symbolique autour d’un fait d’armes du<br />
dix-neuvième siècle : la bataille d’Obligado.<br />
Nous parlons de nationalisme démocratique parce<br />
qu’Octavio González Roura réprouve, sans aucune<br />
ambiguïté, les nationalismes dictatoriaux et les systèmes<br />
totalitaires. Il déclare que sa revue se tiendra éloignée des<br />
questions politiques, mais dès le premier numéro, en juin<br />
934, il signe une note éditoriale ayant pour titre : Hitler<br />
contre la presse argentine 3 . Nous apprenons ainsi que le<br />
journal Crítica, « le plus populaire et le plus lu des journaux<br />
argentins, se prononce radicalement contre Hitler et son<br />
régime politique et dénonce sa dictature et les atrocités<br />
perpétrées contre les israélites ». Le directeur de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> nous informe également que : « l’Ambassadeur<br />
du Troisième Reich, oubliant que l’<strong>Argentine</strong> n’est pas un<br />
protectorat allemand, a présenté aux autorités du pays une<br />
protestation formelle ». L’information permet de rappeler<br />
que, lors de la Première Guerre mondiale, « le langage<br />
grossier du représentant allemand à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, le<br />
comte de Luxburg, obligea le gouvernement argentin à<br />
l’expulser ». Ce souvenir sert à encourager les autorités<br />
à faire de même « si l’ambassadeur d’Hitler continue à<br />
s’immiscer dans la politique du pays et à entraver la liberté<br />
de presse ». Compte tenu du climat politique français,<br />
après les journées de février <strong>1934</strong>, cette note éditoriale est<br />
en elle-même toute une définition.<br />
32. Edmond de Narval, « Hitler contre la presse argentine »,<br />
note éditoriale, <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> n° , juin 934.<br />
Pour ce qui est des relations avec la France, <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> convoque un écrivain qui a reçu, en mai 934,<br />
un important hommage à la Sorbonne 33 : le socialiste<br />
argentin Manuel Ugarte 34 . Il s’agit d’un spécialiste<br />
avisé en questions internationales, ayant participé,<br />
en tant que délégué du Parti Socialiste Argentin, aux<br />
Congrès de l’Internationale Socialiste de 1904 et 1907,<br />
aux côtés de Jaurès, Lénine et Rosa Luxembourg.<br />
Manuel Ugarte avait aussi réalisé, en 1911-1912,<br />
un voyage légendaire en Amérique latine. Au cours<br />
d’une tournée triomphale par <strong>La</strong> Havane, le Mexique,<br />
l’Amérique Centrale, le Venezuela, la Colombie,<br />
l’Equateur, la Bolivie, le Pérou et le Chili, il avait donné<br />
des conférences enflammées contre les Etats-Unis et<br />
appelé les latino-américains à s’unir et à se défendre<br />
de toute urgence. Ce champion de l’anti-impéralisme<br />
avait été aussi un précurseur, puisqu’il proposait déjà<br />
la création des Etats-Unis de l’Amérique du Sud,<br />
- un siècle avant la création d’UNASUR, Union des<br />
Nations Sud-américaines. Enfin, Manuel Ugarte avait<br />
été amené, par ses positions radicales, à rompre avec le<br />
Parti Socialiste Argentin, sans pour autant adhérer au<br />
Parti Communiste 35 . Auteur d’ouvrages de référence<br />
pour le nationalisme latino-américain 3 , son action<br />
et ses idées vont alimenter un courant de pensée qui<br />
recevra plus tard le nom de gauche nationale et populaire.<br />
C’est donc un socialiste argentin, favorable à<br />
l’unité de l’Amérique latine contre l’impérialisme<br />
nord-américain, qui analyse dans <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>,<br />
les relations entre la France et l’<strong>Argentine</strong> 37 . Dans<br />
Pouvoir se comprendre, Manuel Ugarte nous livre une<br />
pensée francophile chère à bon nombre d’intellectuels<br />
de l’époque. Il décrit la spécificité de cette relation à<br />
l’aide d’images fortes : « Comme toutes les grandes<br />
puissances coloniales, la France avait érigé un empire<br />
33. Hommage organisé par l’Association Générale d’Etudiants<br />
latino-américains de <strong>Paris</strong><br />
3 . Manuel Ugarte, écrivain, homme politique, diplomate, né à<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> en février 87 , mort à Nice, en décembre 9 .<br />
Ambassadeur argentin au Mexique, au Nicaragua et à Cuba,<br />
(19 -19 9), pendant le premier gouvernement péroniste. Il a<br />
vécu sa jeunesse en France et a été marqué par l’affaire Dreyfus.<br />
Son premier livre, Paisajes parisienses, fut publié en 90 .<br />
35. Manuel Ugarte a visité l’U.R.S .S. lors des festivités du<br />
dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, en 9 7,<br />
il a rapporté des aspects positifs avec toutefois un bilan très<br />
nuancé.<br />
3 . Manuel Ugarte, El porvenir de América Española, 9 0, Mi<br />
campaña hispanoamericana, 9 , <strong>La</strong> Patria Grande, 9 , El<br />
destino de un continente, 9 3.<br />
37. Manuel Ugarte, « Pouvoir se comprendre », <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> n°1, juin 193 , pp. 10-12.<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _15
16_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
en Amérique. Mais son cas est singulier car, elle y fut<br />
délogée et, fait unique dans l’histoire, c’est lorsque le<br />
dernier soldat français quitta le territoire du Nouveau<br />
Monde que commença la véritable conquête. Avec<br />
les philosophes du siècle des lumières et les écrivains<br />
romantiques du XIXe siècle, la France a pris possession<br />
de nos esprits, et nous avons vu se réaliser le miracle<br />
d’un conquérant vaincu qui, après la défaite, revient<br />
pour s’y installer sans coup férir et ceci, grâce à la force<br />
de ses idées ».<br />
Manuel Ugarte et Octavio González Roura, sont<br />
tous les deux fortement influencés par les idées-forces<br />
révolutionnaires qui firent la réputation de la France dans<br />
le monde entier. Ainsi l’amour pour la patrie de naissance<br />
ne doit pas faire obstacle à celui de la patrie de la liberté,<br />
de l’égalité et de la fraternité. <strong>La</strong> conclusion de Manuel<br />
Ugarte s’impose tout naturellement : s’il est bien vrai que<br />
les Etats-Unis sont la puissance dont il faut se méfier<br />
et devant laquelle il est nécessaire de s’unir pour mieux<br />
se protéger, avec la France, c’est tout le contraire qu’il<br />
faudrait faire : se rapprocher et s’en inspirer davantage.<br />
L’<strong>Argentine</strong> et la France ont tout à gagner d’une relation<br />
plus étroite, mais malheureusement il existe un malentendu<br />
du fait que la France n’est pas consciente de cette attente.<br />
<strong>La</strong> revue lancée par González Roura souhaite jouer<br />
un rôle décisif pour lever le malentendu et obtenir un plus<br />
grand rapprochement entre les deux pays. C’est pourquoi<br />
il n’est pas souhaitable qu’un conflit du passé vienne<br />
ternir l’amitié entre les deux protagonistes : un conflit<br />
dont l’une des conséquences continue à humilier tout Argentin<br />
d’honneur. <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> initie alors une campagne<br />
pour la restitution des drapeaux argentins pris à la bataille<br />
d’Obligado et déposés au Musée des Invalides en 1846.<br />
Lors de cette tentative de sensibilisation de l’opinion<br />
publique française, la revue conclut qu’en l’honneur<br />
de la vérité historique, la rue et la station de métro qui<br />
commémorent à <strong>Paris</strong> ce fait d’armes, devraient s’appeler<br />
<strong>Argentine</strong> et non pas Obligado. <strong>La</strong> rédaction d’une étude sur<br />
le conflit qui opposa l’<strong>Argentine</strong> aux grandes puissances<br />
européennes, la France et l’Angleterre, et donna lieu à cet<br />
épisode singulier de l’histoire navale, la bataille d’Obligado,<br />
sur le fleuve Paraná, le 20 novembre 1845, est confiée à<br />
Emilio <strong>La</strong>scano Tegui, poète et écrivain de grand talent,<br />
récemment redécouvert par la critique littéraire française 38 .<br />
38. Son roman, écrit à <strong>Paris</strong> en 192 , De la elegancia<br />
mientras se duerme, a été redécouvert, traduit et publié avec<br />
des commentaires élogieux de la critique qui voit en lui un<br />
précurseur de Jean Genet. Cf. Vicomte De <strong>La</strong>scano-Tegui,<br />
Elegance des temps endormis, <strong>Paris</strong>, Le Dilletante, 199 .<br />
L’auteur nous informe qu’en sa qualité de diplomate<br />
argentin, nommé, en 1933, conservateur au Musée<br />
Général San Martin de Boulogne-sur-Mer 39 , il vient de<br />
présenter au Musée des Invalides, une note réclamant<br />
la dévolution des drapeaux argentins. Selon l’écrivaindiplomate,<br />
plusieurs personnalités françaises, amies de<br />
l’<strong>Argentine</strong>, auraient soutenu cette demande. 40<br />
Or, cette revendication argentine n’est pas une bizarrerie<br />
anecdotique, puisqu’elle est restée longuement ancrée<br />
dans la conscience collective et que des historiens et<br />
des intellectuels français de renommée l’ont soutenue.<br />
<strong>La</strong> campagne initiée en 935 dans les pages de <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, sera riche en rebondissements, et nous<br />
y reviendrons, mais pour l’essentiel, elle a eu gain de<br />
cause : la station de métro et la rue « Obligado » seront<br />
débaptisées en 948 pour prendre le nom « <strong>Argentine</strong> »,<br />
et l’un des cinq drapeaux qui se trouvaient au Musée<br />
des Invalides, fut rendu à l’<strong>Argentine</strong> par le Président<br />
Jacques Chirac, en voyage officiel en 1995.<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> s’intéresse aussi à une autre<br />
vieille revendication, toujours insatisfaite : les<br />
Iles Malouines 4 . Pour ce faire, elle revient sur les<br />
travaux historiques d’un brillant intellectuel installé<br />
en <strong>Argentine</strong>, Paul Groussac 4 . En reprenant les<br />
arguments de sa recherche érudite Les Iles Malouines :<br />
Nouvel Exposé d’un vieux litige 43 , González Roura<br />
s’appuie sur une analyse qui fait autorité - d’un<br />
auteur français de surcroît - et nous rappelle que<br />
dans la dédicace de son ouvrage, Paul Groussac,<br />
un homme rigoureux, implacable et fort peu enclin<br />
au sentimentalisme, avait été on ne peut plus<br />
catégorique : « A la République <strong>Argentine</strong>, ce fils<br />
adoptif lui offre l’évidence de sa souveraineté ».<br />
Mais le nationalisme de la revue et de son directeur<br />
n’est pas seulement l’expression de revendications<br />
insatisfaites. Il y a aussi une bonne dose d’optimisme<br />
pour le futur du pays, car la comparaison avec la<br />
France, n’est pas toujours défavorable à l’<strong>Argentine</strong>.<br />
39. <strong>La</strong> maison où San Martín mourut fut achetée par l’Etat<br />
argentin en 192 , sous la présidence de Marcelo T. de Alvear.<br />
0. E. de <strong>La</strong>scano-Tegui, « Une revendication argentine », <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> n°9, mai 1935, pp. 13-19.<br />
1. Edmond de Narval, « Les Iles Malouines sont argentines »,<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, n°13, décembre 1935-janvier 193 , pp. 3-7.<br />
2. Paul Groussac, né à Toulouse en 18 8, mort à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong><br />
en 9 9, directeur de la Bibliothèque Nationale argentine<br />
pendant plus de quarante ans, depuis 88 jusqu’à sa mort.<br />
3. Le célèbre ouvrage de Paul Groussac, Les Îles Malouines,<br />
nouvel exposé d’un vieux litige, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, 9 0, 88 p,<br />
extrait des Anales de la Biblioteca Nacional de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>.
On constate, par exemple, que « la législation<br />
argentine est l’une des plus avancées au monde en<br />
matière de protection des mineurs, et de prévention<br />
de la délinquance, que les jeunes délinquants ne sont<br />
pas châtiés mais protégés 44 et que les établissements<br />
de prévention pourraient servir de modèle en Europe<br />
». Avec un peu d’humour et d’ironie, le directeur de<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> conseille aux autorités du pays de :<br />
« diversifier un peu les exportations de viande et de blé<br />
et envisager l’exportation des doctrines juridiques car<br />
en matière de droit international, l’<strong>Argentine</strong> possède<br />
une grande tradition depuis le crime de la guerre de<br />
Juan Bautista Alberdi, en passant par la Doctrine<br />
Drago, et la médiation internationale dans les conflits<br />
frontaliers ». Rien d’étonnant donc si la revue salue<br />
avec enthousiasme l’attribution, en 93 , du Prix<br />
Nobel de la Paix au Ministre des Affaires Etrangères<br />
de l’<strong>Argentine</strong>, Carlos Saavedra <strong>La</strong>mas, pour son<br />
rôle de médiation dans la terrible guerre du Chaco 45 .<br />
<strong>La</strong> revue se félicite également de l’arrivée à <strong>Paris</strong> de<br />
l’Ambassadeur argentin Miguel Angel Cárcano 4 ,<br />
qui vient d’être nommé par le Président Ortiz. On<br />
lui sollicite même un article et l’Ambassadeur s’y<br />
prête avec beaucoup de bonheur 47 . L’équipe de <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> porte un regard satisfait sur la vie du<br />
pays, tout en donnant, ici et là, des conseils pour en<br />
améliorer la qualité. Des réformes sont sans doute<br />
nécessaires en <strong>Argentine</strong> et le directeur de la revue<br />
ne se prive pas d’en proposer. Les questions liées au<br />
tourisme et à l’organisation du trafic automoteur sont<br />
deux préoccupations majeures d’Octavio González<br />
Roura.<br />
L’<strong>Argentine</strong> de l’entre-deux- guerres : la<br />
44. Octavio González Roura est avocat spécialiste de la<br />
protection des mineurs et a publié de nombreux articles sur la<br />
question, dont l’ouvrage <strong>La</strong> protección de la infancia en 939.<br />
5.Le premier latino-américain a recevoir cette haute distinction,<br />
Carlos Saavedra <strong>La</strong>mas, (1878-1959), fut Ministre des<br />
Relations Extérieures (1932-1938), et joue un rôle d’arbitrage et<br />
de fine diplomatie lors d’une guerre sanglante entre le Paraguay<br />
et la Bolivie, pour une région riche en pétrole, la « Guerre du<br />
Chaco», 1932-1935. Il réussit à éviter l’intervention des Etats-<br />
Unis dans la région et fut l’auteur d’un document très important<br />
de l’histoire des relations internationales, le Pacte anti-béliciste<br />
Saavedra <strong>La</strong>mas, signé par nations.<br />
.Miguel Angel Cárcano, (1889-1978), écrivain, économiste,<br />
homme politique et diplomate. Ministre de l’Agriculture sous<br />
la présidence d’Agustín P. Justo (1932-1938), membre de la<br />
délégation argentine qui signe en 1933, à Londres, le traité<br />
de coopération anglo-argentine connu sous le nom de « Pacte<br />
Roca-Runciman ».<br />
7. Miguel A. Cárcano, « Sarmiento et la France », <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong>, n°30 février 939.<br />
complexité d’une époque charnière<br />
Le nationalisme démocratique de l’équipe qui<br />
anime <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> est traversé par une certaine<br />
contradiction. En 934, au moment de lancement de la<br />
revue, l’<strong>Argentine</strong> semble être un pays normalisé, ayant<br />
dépassé la grave crise qui l’a secouée en 1930. Sur le<br />
plan économique, c’est un pays encore prospère et qui<br />
a préservé sa position de grenier du monde en maintenant<br />
un rapport privilégié avec l’économie anglaise. Sur<br />
les plans institutionnels, l’<strong>Argentine</strong> est revenue à<br />
la normalité républicaine après l’aventure corporatiste<br />
tentée par le coup d’Etat du Général Uriburu, le<br />
septembre 930. Or, l’historiographie argentine<br />
stigmatise cette période en la nommant décennie infâme,<br />
restauration oligarchique, retour des conservateurs, dictature<br />
militaire sans militaires .<br />
Selon la perspective de l’époque, et par rapport<br />
au contexte international, l’<strong>Argentine</strong> semble être<br />
le meilleur des mondes possibles pour bon nombre<br />
d’Européens et de <strong>La</strong>tino-Américains. D’où, rien<br />
d’étonnant qu’Octavio González Roura et ses amis<br />
ressentent une certaine fierté. Vue de loin, cette<br />
<strong>Argentine</strong> des années trente est loin d’être déprimante.<br />
L’opposition politique au système de la fraude organisée<br />
existe et obtient parfois d’importants triomphes.<br />
Le Parti Socialiste voit augmenter le nombre de ses<br />
représentants au Parlement et dans les Municipalités<br />
des grandes villes, dont <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>. <strong>La</strong> campagne de<br />
dénonciation de la dépendance argentine à l’égard de<br />
l’Angleterre et des grandes puissances est pour l’instant<br />
minoritaire 48 . Aussi bien à gauche qu’à droite, la remise<br />
en cause de cette dépendance et la dénonciation du statut<br />
colonial du pays et de sa classe dirigeante – l’oligarchie<br />
dans le langage de l’époque - portera ses fruits quelques<br />
années plus tard. Des scandales économiques et<br />
financiers d’importance, un assassinat célèbre au siège<br />
du Sénat 49 et le suicide de personnalités d’envergure,<br />
politique et intellectuelle 50 , ont contribué à noircir cette<br />
période. Mais les scandales étaient aussitôt dénoncés<br />
par une opinion publique avisée et agissante qui<br />
arrivait même à se faire entendre lors des négociations<br />
sur les tarifs des services publics. En effet, si des<br />
8. Julio et Rodofo Irazusta ont écrit un livre fondateur, en 193 ,<br />
<strong>La</strong> Argentina y el imperialismo británico Los eslabones de una<br />
cadena, 180 -1933, édition Cóndor, 201p.<br />
9. Le Sénateur élu pour la Province de Santa Fé, Enzo<br />
Bordabehere, du parti Demócrata Progresista, assassiné le 23<br />
juillet 1935, lors d’une séance au Sénat.<br />
50. Lisandro de la Torre, Leopoldo Lugones, Alfonsina Storni,<br />
Horacio Quiroga.<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _17
18_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
compagnies étrangères obtenaient des faramineuses<br />
concessions pour contrôler les entreprises des services<br />
publics (transports, téléphone, eau, électricité) et même<br />
d’importants avantages dans le négoce du pétrole,<br />
tout ceci se faisait sur fond d’indignation morale et<br />
donnait lieu à l’élaboration d’une pensée économique<br />
nationaliste fort intéressante. Cette période est<br />
effectivement un laboratoire pour la gestation d’une<br />
nouvelle culture politique et économique qui verra le<br />
jour au cours de la décennie suivante.<br />
Pour ce qui est de la réalité politique de la période,<br />
il est certain que la démocratisation mise en place par<br />
les années de gouvernement du Parti Radical ( 9 -<br />
930), s’était soldée par un double échec: l’échec de<br />
la démocratie représentative et l’échec de la dictature<br />
corporatiste. C’est une restauration qui eut finalement<br />
lieu, celle d’une classe dirigeante qui ne souhaitait<br />
plus laisser le peuple s’immiscer dans les affaires<br />
publiques et qui préconisait ouvertement la fraude<br />
patriotique. Quoique très attachée à une certaine idée<br />
de la démocratie, elle ne souhaitait pas non plus voir<br />
les militaires gouverner le pays comme si c’était une<br />
caserne. Octavio González Roura avait trouvé une<br />
formule pour parler de cette classe-là, « les 00 familles<br />
qui gouvernent l’<strong>Argentine</strong> ».<br />
Après l’instauration de l’Etat de Siège en 1930,<br />
une terrible répression s’abat sur le pays. Le Parti<br />
Radical, accusé de composer avec les anarchistes<br />
et les communistes est mis hors la loi. Des « élections<br />
expérimentales » ont lieu dans la province de <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong>, le 5 avril 93 . Contre toute attente, ce sont<br />
les candidats d’un parti persécuté par les militaires,<br />
désorganisé et presque sorti des catacombes - le Parti<br />
Radical -, qui triomphent. Or, pour éviter que le grand<br />
vaincu du coup d’Etat du septembre 930 revienne<br />
aux affaires, ces élections sont tout bonnement annulées.<br />
Tous les regards se tournent alors vers Marcelo T. de<br />
Alvear, qui quitte son refuge parisien pour revenir en<br />
<strong>Argentine</strong> mais qui, en démocrate convaincu, refuse<br />
de composer avec les militaires. Alvear est arrêté puis<br />
extradé et sa candidature aux élections présidentielles<br />
purement et simplement interdite. Le Parti Radical<br />
décide alors de s’abstenir et de ne pas présenter d’autres<br />
candidats. Le parti favori des secteurs populaires étant<br />
évincé, lors des élections nationales du 8 novembre<br />
1931, c’est un ralliement officiel qui propose comme<br />
candidat à la présidence de la République un général<br />
à la retraite : Agustín Pedro Justo (1876-1942). Leur<br />
alliance politique s’appelle la concordance ; elle comprend<br />
un mélange de conservateurs, de radicaux antiyrigoyenistes<br />
et des socialistes indépendants. Le parti<br />
Radical étant exclu du jeu électoral, le général Agustín P.<br />
Justo triomphe sans aucune difficulté dans un système<br />
décrit par ses inspirateurs, sans aucun euphémisme, de<br />
fraude patriotique.<br />
Or, la restauration de la vieille oligarchie et le<br />
retour aux affaires publiques des politiciens du Parti<br />
Conservateur sont perçus comme le moindre mal<br />
pour bon nombre de démocrates et même par le Parti<br />
Socialiste Argentin, qui jouissait à cette époque d’un<br />
grand prestige intellectuel. L’avocat socialiste Alfredo<br />
Palacios 5 , le premier député socialiste de l’Amérique<br />
latine en 1904, était même élu Sénateur en 1935. Ce<br />
tableau ne serait pas complet si l’on omettait de signaler<br />
que cette période fut aussi celle de grandes réalisations<br />
matérielles et institutionnelles et que l’espoir d’un<br />
retour progressif à la démocratie sans restrictions était<br />
dans le cœur de tous les démocrates. Au point qu’en<br />
<strong>1934</strong>, Marcelo T. de Alvear décide de mettre en vente<br />
sa maison du Cœur Volant pour rentrer définitivement<br />
en <strong>Argentine</strong>, en 93 , et jouer un rôle décisif dans la<br />
vie du Parti Radical 5 jusqu’à son décès en mars 1942.<br />
<strong>La</strong> figure de cet aristocrate francophile se transforme<br />
alors : il devient un chef populaire, ovationné lors des<br />
grands meetings politiques. Etrange paradoxe de sa<br />
vie : en 9 il fut élu président de la République sans<br />
faire campagne, agréablement installé à <strong>Paris</strong>. Mais<br />
lorsqu’il s’adonne corps et âme à la lutte électorale,<br />
parcourant le pays d’un extrême à l’autre durant toute<br />
l’année 1937, soutenu par des comités populaires<br />
bruyants, imbus d’une ferveur civique musclée, il ne<br />
réussit pas à revenir au Palais du gouvernement 53 .<br />
Pour les élections nationales de septembre 1937, le<br />
Président sortant, le général à la retraite Agustín Pedro<br />
Justo (1876-1942) a déjà choisi son successeur. Le favori<br />
51.Alfredo Palacios, 1880-19 5, élu premier député socialiste à<br />
la ville de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> (<strong>La</strong> Boca) en 190<br />
52. Depuis la mort d’Yrigoyen, en 1933, Marcelo T. de Alvear<br />
devient le chef incontesté du Parti Radical qui décide, dans sa<br />
convention nationale de 1935, d’intervenir dans le système<br />
politique –même faussé- en levant l’abstention électorale.<br />
53. Il ne revient qu’à sa mort, en mars 19 2, lors des funérailles<br />
impressionnantes et significatives de ce parcours peu commun.<br />
Alvear reçoit les adieux de son milieu de naissance, la haute<br />
société, dans une veillée funéraire pompeuse et officielle à la<br />
Maison de Gouvernement, la Casa Rosada. Mais le peuple s’y<br />
mêla, car il représentait aussi les désirs de démocratie et de<br />
normalisation institutionnelle qui avaient été les étendards du<br />
Parti Radical. Le cercueil est attrapé par la foule qui l’amène à la<br />
force des bras et transforme les funérailles en acte d’opposition<br />
au gouvernement de la « fraude patriotique ».
est son Ministre de l’Economie, Roberto Marcelino<br />
Ortiz ( 88 - 94 ) avocat des entreprises anglaises du<br />
chemin de fer, qui a milité jadis dans le Parti Radical et<br />
qui a même été ministre lors de la présidence d’Alvear.<br />
Le candidat au poste de Vice-président, Ramón S.<br />
Castillo (1873-1944) est aussi un avocat, mais du Parti<br />
Conservateur, qui ne cache pas son admiration pour<br />
l’Allemagne. Malgré une campagne électorale intense<br />
et enthousiaste, la fraude, - de plus en plus flagrante<br />
et sophistiquée - empêche encore le triomphe du<br />
candidat du Parti Radical, Marcelo T. de Alvear. En<br />
réalité, personne ne prétend à la pureté du processus<br />
électoral. <strong>La</strong> fraude est encore considérée comme un<br />
mal nécessaire<br />
On peut détecter de toute évidence une crise<br />
de la représentation politique dans cette <strong>Argentine</strong><br />
d’entre deux guerres. Le Parti Radical s’essouffle et<br />
s’éparpille et différents secteurs essayent de combler<br />
le vide laissé par celui qui fut le premier parti populaire<br />
et démocratique de l’histoire argentine. Lors de son<br />
retour au pays, l’engagement du Directeur de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong>, va dans ce même sens. Il compte pour ce<br />
faire sur un capital personnel et intellectuel non<br />
négligeable : une expérience réussie de plus de dix<br />
ans en France, un réseau d’amitiés franco-argentines<br />
construit par ses nombreuses activités de journaliste,<br />
d’entrepreneur, de réalisateur cinématographique et<br />
de conseiller juridique. Il a connu la France du Front<br />
Populaire, il a pu s’informer de près de la situation<br />
espagnole et de sa guerre civile. L’été 939 (l’hiver<br />
dans l’hémisphère sud), Octavio González Roura se<br />
trouve en <strong>Argentine</strong> comme beaucoup de ses amis du<br />
réseau franco-argentin. Il est à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> lors de la<br />
déclaration de guerre, début septembre. Il décide d’y rester.<br />
<strong>La</strong> francophilie argentine et l’épreuve de<br />
la Deuxième Guerre mondiale<br />
Lors de la déclaration de guerre, le Président Ortiz<br />
prend clairement position pour les alliés, en admirateur<br />
convaincu de l’Angleterre, même si officiellement<br />
l’<strong>Argentine</strong> ne dévie pas de la politique de neutralité qui<br />
fut la sienne pendant la Première Guerre mondiale et<br />
qui est même conseillée par l’Angleterre - les aliments<br />
en provenance de l’<strong>Argentine</strong> continuent d’affluer vers<br />
l’Europe. Au début, la position de neutralité argentine<br />
fait le jeu de tout un chacun : la vente des produits<br />
alimentaires aux armées alliées génère de l’excédent<br />
commercial et favorise le processus d’industrialisation<br />
par substitution d’importations. Mais, avec l’entrée en<br />
guerre des Etats-Unis et les pressions de plus en plus<br />
contraignantes pour que tous les pays de l’Amérique<br />
fassent de même, la situation devient plus complexe.<br />
Les forces armées argentines ont suivi un processus<br />
de grande politisation depuis le coup d’État de 930<br />
et ont obtenu depuis d’importants moyens financiers<br />
et matériels. Les militaires argentins ne doutent pas un<br />
seul instant du triomphe de l’armée allemande. Aussi<br />
attendent-ils avec impatience le moment opportun pour<br />
se débarrasser des politiciens qui ne sont pas, selon leur<br />
point de vue, à la hauteur des enjeux stratégiques du<br />
moment. Des mouvements de pensée nationaliste sont<br />
apparus, avec leurs propres journaux, leurs idéologues<br />
et une capacité novatrice dans la relecture du passé<br />
argentin. Leur diagnostic est accablant : la classe<br />
dirigeante du pays est foncièrement antinationale, au<br />
service de l’impérialisme anglais. Ces mouvements<br />
nationalistes sont prêts à soutenir l’Allemagne s’il le<br />
faut, parce que, selon le dicton, « l’ennemi de mon<br />
ennemi peut devenir mon ami ». Ces nationalistes font<br />
un travail patient auprès des forces armées, en leur<br />
demandant de prendre la direction d’une inévitable<br />
révolution nationale.<br />
L’opinion publique argentine se déchaîne. Les<br />
grands journaux, les partis traditionnels, l’élite<br />
intellectuelle, la plupart des secteurs de la vie culturelle<br />
et éducative se déclarent ouvertement pro-alliés. A<br />
l’opposé, les journaux nationalistes ne cachent par<br />
leurs sympathies envers le nazisme et affichent à la<br />
une les triomphes allemands. Le président Roberto<br />
Marcelo Ortiz perçoit avec acuité que l’alignement<br />
avec les puissances démocratiques exige de corriger<br />
l’orientation donnée à la politique intérieure. En mars<br />
1940, il surprend le pays en adoptant une décision très<br />
populaire : l’annulation d’une élection scandaleuse,<br />
celle du gouverneur de la province de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>,<br />
Manuel Fresco, admirateur bruyant de Mussolini et d’Hitler<br />
qui, depuis 1935, règne sans conteste dans la première<br />
province du pays. Advient alors un climat de printemps<br />
démocratique et tous les espoirs se portent sur les annonces<br />
de démocratisations formulées par le Président Ortiz.<br />
L’hebdomadaire Argentina Libre<br />
C’est dans ce contexte de guerre mondiale, de<br />
polarisation idéologique et d’éventuel renouveau<br />
démocratique en <strong>Argentine</strong> qu’Octavio González Roura<br />
conçoit un outil destiné à peser de tout son poids sur les<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _19
20_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
événements. Fort de son expérience française dans les<br />
domaines de l’édition et de l’entreprise, il convoque une<br />
partie importante de son équipe de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
pour lancer à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, en mars 940, une revue<br />
hebdomadaire, cette fois-ci en espagnol, Argentina Libre.<br />
Il s’inspire des hebdomadaires français où se côtoient la<br />
culture, la politique et la littérature tels que Marianne ou<br />
Vendredi, le journal des intellectuels qui soutenaient le<br />
Front Populaire en 93 . Ce sont pratiquement tous les<br />
auteurs argentins et français qui écrivaient dans <strong>La</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> qui vont se retrouver dans les pages d’Argentina<br />
Libre 54 . Une place très importante dans cette revue<br />
hebdomadaire est consacrée à la caricature politique,<br />
et c’est un allemand antifasciste Clément Moreau 55 qui<br />
illustre régulièrement les pages du périodique, ainsi<br />
que l’artiste salvadorien Antonio Toño Salazar. Publié<br />
tous les jeudis, entre le 7 mars 1940 et juillet 1943, le<br />
périodique Argentina Libre sera plusieurs fois censuré et<br />
interdit. Selon l’opinion de ses auteurs, il ne fait aucun<br />
doute, Argentina Libre est un journal de la résistance 5 .<br />
C’est trois mois avant que le général de Gaulle ne lance<br />
à Londres, <strong>La</strong> France libre -dont Raymond Aron fut le<br />
rédacteur en chef -, qu’Octavio González Roura édita à<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> Argentina Libre. Pourquoi ce titre ? Parce<br />
qu’il défend la liberté d’expression dans une époque<br />
dominée par le totalitarisme, mais aussi parce qu’il<br />
reprend un slogan mis en circulation par des jeunes<br />
dissidents du Parti Radical depuis 935 : Somos una<br />
5 . Mais aussi des nouveaux collaborateurs tels que Maurice<br />
Schumann, Georges Duhamel ou Jean Giraudoux.<br />
55. Pseudonyme de l’artiste expressionniste allemand Carl Meffert<br />
(1903-1988), actif militant antifasciste, illustrateur de journaux de<br />
gauche à Berlin, exilé en <strong>Argentine</strong> entre 93 et 96 .<br />
5 .Cf. Pablo Rojas Paz, « Argentina Libre : journal de la<br />
résistance », in <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, n°33, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, 94 .<br />
Argentina colonial. Queremos ser una Argentina libre, « Nous<br />
sommes une <strong>Argentine</strong> coloniale, nous souhaitons<br />
devenir une <strong>Argentine</strong> Libre ». Ce slogan fait référence à<br />
la situation de dépendance du pays popularisée par une<br />
autre expression à succès durant ces années : estatuto del<br />
coloniaje. L’hebdomadaire exprime sans ambiguïtés ses<br />
sympathies pour la cause alliée et fait campagne pour<br />
que l’<strong>Argentine</strong> déclare la guerre à l’Allemagne.<br />
Ce type de journal d’opinion étant une nouveauté<br />
dans le paysage journalistique, le succès d’Argentina<br />
Libre 57 est immédiat.<br />
Le mouvement Acción Argentina<br />
En mai 940, les amis de González Roura<br />
proposent un grand banquet en l’honneur de la<br />
nouvelle publication. L’invitation signée pour<br />
une quarantaine de personnalités en vue de la vie<br />
intellectuelle et politique est très bien accueillie. Plus<br />
de 400 personnes s’inscrivent et payent leur repas ( 0<br />
pesos de l’époque). Lors du discours de remerciement,<br />
le populaire directeur d’Argentina Libre suggère devant<br />
cette imposante assemblée, la création d’un mouvement<br />
civique qui fasse campagne pour la rupture des relations<br />
diplomatiques avec les pays de l’Axe. C’est la naissance<br />
du mouvement baptisé Acción Argentina 58 . Plus de 3 0<br />
comités de solidarité Acción Argentina vont se créer à<br />
travers tout le pays pour venir en aide aux puissances<br />
alliées et tout particulièrement à la France qui résiste à<br />
l’occupation nazie. Ce mouvement est un embryon de<br />
« Front Populaire » qui réunit des personnalités de la vie<br />
intellectuelle et politique toutes tendances confondues :<br />
socialistes, communistes, radicaux, démocrates,<br />
progressistes, indépendants. Leur point de ralliement :<br />
la sympathie qui inspire la personnalité de González<br />
Roura et leur commune admiration pour la France et la<br />
cause des alliés. Dans les photos publiées le lendemain<br />
du banquet par la presse argentine, on distingue Victoria<br />
7. Argentina Libre publié avec de nombreuses interruptions<br />
entre mars 940 et octobre 949, fut victime de la censure à<br />
plusieurs reprises. Le n° 258 du 2 janvier 19 7, dit en exergue «<br />
fois fermée par le gouvernement de Castillo et deux fois par la<br />
Dictature ». Au début du gouvernement de Perón, on lui interdit<br />
même la dénomination Argentina et la publication change<br />
pendant un court temps de nom et devient Antinazi.<br />
58. Le mouvement Acción Argentina fut dissous, accusé de<br />
compromission avec le communisme, en juin 19 3. Il a été<br />
l’embryon d’un « front populaire » qui n’a pas pu trouver les<br />
conditions historiques à son épanouissement C’est l’une des<br />
raisons pour lesquelles cette alternative politique avortée ne fut<br />
l’objet d’aucune étude jusqu’à la thèse récente d’Andrés Bisso,<br />
Acción Argentina. Un antifascismo nacional en tiempos de<br />
guerra mundial, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, Prometeo, 00 .
Ocampo, assise à côté d’Octavio González Roura.<br />
Octavio González Roura vit à cette époque une<br />
période de grande reconnaissance publique. Il accepte<br />
même la proposition du Président Castillo 59 d’organiser<br />
la Direction Nationale du Tourisme, dont il devient<br />
le directeur et le Président. Ce sera l’unique fois où<br />
il accepte un poste dans l’administration de l’Etat.<br />
<strong>La</strong> création d’un organisme national de tourisme est<br />
une nouveauté intéressante dans la vie du pays, mais<br />
le moment n’est guère porteur et le président qui a<br />
permis sa mise en place, -ainsi que d’autres organismes<br />
d’envergure 0 - n’a aucune légitimité politique. De fait,<br />
le dernier président de la décennie infâme est destitué<br />
par le coup d’Etat militaire de juin 943, et González<br />
Roura démissionne de son poste.<br />
Le coup d’Etat de juin 943 est suivi de mesures<br />
répressives et d’une forte censure qui aboutit à<br />
l’interdiction de plusieurs journaux parmi lesquels<br />
Argentina Libre. Il en est de même pour les mouvements<br />
politiques et Acción Argentina est dissous, accusé<br />
de compromission avec le communisme. Octavio<br />
González Roura refuse toutes les sorties violentes, il a<br />
toujours clamé la force de la loi et refusé la loi de la force.<br />
Il répudie le coup d’Etat et s’insurge contre la Cour<br />
Suprême de Justice qui avait légitimé le gouvernement<br />
de facto, comme elle l’avait déjà fait en 930. Il rédige<br />
alors un argumentaire juridique et présente une<br />
requête en justice pour que les magistrats de la<br />
Haute Cour révisent leur position. Cette initiative est<br />
systématiquement freinée par les tribunaux, mais créa<br />
un précédent qui finira par s’imposer, quoique d’une<br />
façon pas tout à fait prévue par son auteur. González<br />
Roura est un légaliste, il ne soutient pas la dictature,<br />
mais en fin observateur de la situation argentine, il<br />
comprend que ce gouvernement militaire est en train<br />
de renouveler profondément la vie du pays, y compris<br />
pour un projet qui lui tient à cœur et pour lequel il<br />
a tellement milité : la modification de la circulation<br />
automobile.<br />
En effet, les militaires qui dirigent le coup d’Etat<br />
de juin 1943 affichent la volonté d’en finir avec<br />
l’oligarchie du passé et de réaliser une révolution nationale<br />
59. Le Vice-président Ramón Castillo 1873-19 , remplace le<br />
Président Ortiz, démissionnaire pour cause de grave maladie,<br />
0. <strong>La</strong> construction du périphérique, autour de <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>,<br />
l’avenue General Paz , l’usine d’armement militaire Fabricaciones<br />
Militares , la création de la Flotte Marchande Nationale, en rachetant<br />
les bateaux des pays en guerre, la révocation de la concession du<br />
port de Rosario à un opérateur français, la nationalisation de la<br />
Compagnie de Gaz, propriété britannique.<br />
dont les contours restent encore assez confus. Le<br />
gouvernement issu du coup d’Etat refuse les pressions<br />
exercées par les Etats-Unis et tente de jouer la carte de<br />
l’indépendance. <strong>La</strong> rupture des relations avec les pays<br />
de l’Axe se produit très tardivement, le 26 janvier 1944<br />
et l’<strong>Argentine</strong> ne déclare la guerre à l’Allemagne qu’in<br />
extremis, le 27 mars <strong>1945</strong>, ceci afin d’être acceptée<br />
dans la nouvelle organisation des Nations Unies.<br />
Entre temps, le colonel Juan Domingo Perón ( 895-<br />
1974), Ministre du Travail du gouvernement militaire<br />
a développé une politique très particulière auprès des<br />
syndicats ouvriers - de reconnaissance et de captation.<br />
Lors de la Libération de <strong>Paris</strong>, en août 944, les<br />
gens sortent spontanément dans les rues de <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong> pour chanter la Marseillaise et crier « Vive <strong>Paris</strong>,<br />
Vive la liberté, à bas la dictature nazi-fasciste ». Les<br />
démocrates argentins et les partis de l’opposition<br />
(radical, socialiste, communiste, démocrateprogressiste)<br />
s’enthousiasment et croient que le temps<br />
du retour à la normalité leur permettra un triomphe<br />
décisif. Ils n’imaginent pas que l’<strong>Argentine</strong> puisse<br />
suivre un autre chemin que celui emprunté par les<br />
puissances occidentales qui sont en train de vaincre<br />
Hitler. Un an plus tard, le grand cortège de septembre<br />
945, en Défense de la Liberté et de la Constitution, semble<br />
sonner la dernière heure de la dictature militaire tandis<br />
que l’opposition démocratique se prépare à accéder au<br />
pouvoir : un front unitaire réunit l’ensemble des forces<br />
politiques et d’individus qui avaient jadis milité dans<br />
cet embryon de front populaire à la sud-américaine<br />
que fut Acción Argentina.<br />
Le dernier numéro de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> – octobre <strong>1945</strong><br />
C’est à une date marquante de l’histoire argentine<br />
qu’est publié à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, le dernier numéro de <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, en octobre 945. Octavio González<br />
Roura y annonce que la revue continuera d’être éditée<br />
à <strong>Paris</strong>, mais la promesse n’est pas tenue. En fait, il<br />
s’agit bien du dernier numéro qui vient mettre fin à une<br />
expérience singulière. Tout le numéro, écrit en langue<br />
française, est destiné à expliquer le rôle joué par l’<strong>Argentine</strong><br />
lors de la deuxième guerre mondiale. C’est un<br />
document très important pour suivre l’itinéraire d’une<br />
élite intellectuelle frustrée dans ses croyances et dans<br />
ses convictions par une situation politique nationale<br />
réfractaire au modèle proposé par les vainqueurs de<br />
la deuxième guerre mondiale. <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> d’oc-<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _21
22_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
tobre 945, ne s’occupe plus de questions littéraires.<br />
C’est la culture et sa relation avec la politique qui y sont<br />
omniprésentes. Ce numéro exceptionnel est entièrement<br />
consacrée à l’analyse de la situation argentine et à<br />
saluer et rendre hommage à l’activité menée en <strong>Argentine</strong><br />
par les groupes de résistants argentins et français.<br />
L’<strong>Argentine</strong> avait été terre de refuge pour bon nombre<br />
de partisans du général De Gaulle, lesquels avaient<br />
mené une campagne tenace contre la France de Vichy<br />
et son Ambassadeur en <strong>Argentine</strong> : Marcel Peyrouton.<br />
Celui-ci avait préféré se soumettre aux ordres de Pétain,<br />
comme presque tout le corps diplomatique français.<br />
Deux publications marquantes de la Résistance<br />
ont vu le jour en <strong>Argentine</strong>, <strong>La</strong> France <strong>Nouvelle</strong>, revue<br />
hebdomadaire en langue française dirigée<br />
par Louis Bertrand Gès, entre 1943 et<br />
1946, totalisant à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> 170 numéros<br />
(avec un supplément en espagnol)<br />
et la publication Lettres Françaises, créée à<br />
<strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, en 94 , par Roger Caillois,<br />
avec le soutien de la maison d’édition de<br />
Victoria Ocampo. De même tout un article<br />
est consacré aux activités réalisées<br />
par « l’Institut Français d’Etudes Supérieures »<br />
qui avait répondu à l’appel de l’ « Ecole Libre<br />
des Hautes Etudes » créée en 94 aux<br />
Etats-Unis par Henri Focillon et Jacques Maritain .<br />
Dans le bilan de la période que nous offre le n° 33<br />
de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, une place d’honneur est réservée<br />
au « journal de la résistance : Argentina Libre 62 ». Les<br />
auteurs de ce numéro exceptionnel assimilent en<br />
permanence la situation de l’<strong>Argentine</strong> à celle de<br />
la France. Par exemple, l’écrivain Eduardo Mallea,<br />
nous parle d’une « <strong>Argentine</strong>, pays occupé ». En fait,<br />
c’est au travers d’une grille de lecture européenne,<br />
voire française, que sont appréhendés les principaux<br />
événements argentins. L’intellectuelle gaulliste Suzanne<br />
<strong>La</strong>bin, dans son article « Le 5 août à .000 km de<br />
<strong>Paris</strong> » réussit néanmoins à faire la part des choses,<br />
en critiquant subtilement une certaine francophilie<br />
argentine qui a pris pour habitude de dissocier le<br />
concept de « culture » de celui de « lutte ». Elle évoque<br />
même, avec franchise et courage, une certaine frivolité<br />
des Argentins francophiles capables d’émotion devant<br />
l’oppression française, mais peu concernés ou<br />
1.Robert Weibel-Richard, « L’Institut Français d’Etudes Supérieures<br />
», <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> n°33, p. 58- 0.<br />
2. Pablo Rojas Paz, « Argentina Libre : journal de la résistance »<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> n°33,octobre 94<br />
impuissants devant la dictature argentine.<br />
Dans l’article éditorial, « Notre position devant la<br />
guerre », Octavio González Roura fait le point et essaye<br />
d’expliquer les raisons pour lesquelles tant d’efforts<br />
du mouvement pro-allié ont échoué. Il constate avec<br />
préoccupation que l’<strong>Argentine</strong> se trouve isolée à la fin<br />
du conflit, et même marginalisée. Mais son bilan n’est<br />
pas complètement négatif. Il croit encore à la possibilité<br />
de la démocratie en <strong>Argentine</strong>. Optimiste impénitent,<br />
il continue à envisager la situation du pays sous un<br />
angle favorable. Il n’hésite pas à affirmer que « les<br />
gouvernements médiocres et réactionnaires soutenus<br />
par la fraude ainsi que la dictature militaire ont eu<br />
l’effet d’un révulsif et qu’une nouvelle<br />
conscience civique a vu le jour ». Octavio<br />
González Roura semble tellement y<br />
croire qu’il conclut catégorique : « Nous<br />
pouvons déjà affirmer que les deux cents<br />
familles ne reviendront pas au pouvoir<br />
lors des prochaines élections ».<br />
L’irruption du péronisme, le<br />
grand tournant<br />
En effet, Octavio González Roura<br />
eut raison : les deux cents familles de<br />
la traditionnelle classe dirigeante argentine ne sont<br />
pas revenues au pouvoir et une nouvelle conscience<br />
civique et sociale s’est mise en marche. Ce n’est pas<br />
nécessairement celle qu’il avait imaginée. Le colonel<br />
Perón, arrêté en octobre 945 par ses camarades<br />
militaires qui le jugent trop ambitieux et incontrôlable,<br />
est libéré grâce à une mobilisation ouvrière sans<br />
précédent dans la vie du pays. <strong>La</strong> libération de Perón,<br />
obtenue sous la pression de la foule, s’accompagne<br />
d’un engagement formel des militaires au pouvoir :<br />
la tenue d’élections libres et sans aucune proscription<br />
pour février 1946. L’opposition fait bloc derrière<br />
l’Unión Democrática et le candidat du Parti Radical,<br />
José P. Tamborini ( 88 - 955). Perón prend sa retraite<br />
de l’armée et, c’est en costume civil qu’il se lance<br />
dans une campagne électorale contre la montre, en<br />
parcourant le pays avec sa jeune épouse Eva Duarte de<br />
Perón. Après des années de fraude et de répression, cette<br />
bataille électorale est tout particulièrement passionnée.<br />
L’ex-ambassadeur des Etats-Unis à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>,<br />
maintenant secrétaire du département d’Etat, Spruille<br />
Braden (1894-1978), vient y ajouter son point de vue :
il communique aux ambassadeurs sud-américains à<br />
Washington un rapport de 8 pages appelé Livre Bleu,<br />
contenant des documents qui font état de la complicité<br />
du gouvernement militaire argentin, et en particulier<br />
de Perón, avec le Troisième Reich. Les révélations<br />
du Livre Bleu sont aussitôt exploitées par les partis<br />
de l’opposition. Perón met à profit l’ingérence nordaméricaine<br />
en appelant de toute urgence à la solidarité<br />
nationale. Dénonçant Spruille Braden comme étant<br />
le véritable inspirateur de l’Union Démocratique, il<br />
invite les Argentins à ne pas se tromper sur l’enjeu de<br />
l’élection : « Braden ou Perón, que le peuple choisisse !<br />
». Les accusations américaines sont démenties dans un<br />
opuscule intitulé, bien à propos, Livre Bleu et Blanc, les<br />
couleurs du drapeau national.<br />
Dans un contexte international où les Etats-Unis<br />
jouent un rôle prépondérant, la campagne électorale<br />
des péronistes affirme fièrement que le pays a le<br />
droit de choisir lui-même son destin, sans devoir<br />
nécessairement se soumettre aux critères et aux valeurs<br />
qui viennent de triompher en Europe. L’ indépendance<br />
politique, la souveraineté nationale, la justice sociale, ce sont les<br />
drapeaux du candidat qui remporte triomphalement<br />
l’élection présidentielle du 4 février 94 , une des<br />
plus libres de l’histoire argentine, comme tous les<br />
observateurs l’ont reconnue. Nous ne savons pas si<br />
Octavio González Roura a voté pour Perón ou pour<br />
l’Union Démocratique en 94 . <strong>La</strong> plupart de ses amis<br />
d’ « Acción Argentina » soutiennent le candidat du parti<br />
radical José P. Tamborini. Mais pas tous. Il y a des<br />
socialistes qui se sont ralliés au programme de justice<br />
sociale de Perón, et quelques communistes qui font<br />
de même. Nous pouvons simplement constater que<br />
le gouvernement élu lors de cette bataille électorale<br />
irréprochable n’est pas attaqué par le créateur de <strong>La</strong><br />
<strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>. Loin de là ! Il lui arrive même de le<br />
soutenir et de le défendre. Le Ministre des Relations<br />
Extérieures de Perón, un socialiste rallié au péronisme,<br />
Atilio Bramuglia 3 , ne fait pas mauvaise impression<br />
dans les forums internationaux et défend avec talent<br />
le concept de la troisième position 4 cher au péronisme.<br />
<strong>La</strong> recherche d’une politique d’équilibre entre les<br />
Etats-Unis et l’U.R.S.S. semble convenir à la pensée<br />
3. Juan Atilio Bramuglia, 1903-19 2, Ministre des Relations<br />
Extérieures de l’<strong>Argentine</strong> durant la période 19 -19 9.<br />
. Cf. Carlos Escudé, Andrés Cisneros, Historia general de las<br />
relacione exteriores de la República Argentina, CEMA/CARI,<br />
000, et Raanan Rein, Juan Atilio Bramuglia. <strong>La</strong> segunda línea del<br />
liderazgo peronista, <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong>, Ediciones Lumiere, S.A., 200 .<br />
d’Octavio González Roura, un homme qui n’a jamais<br />
soutenu les positions extrêmes. C’est précisément ce<br />
même Ministre des Relations Extérieures de Perón<br />
qui nomma Ambassadeur au Mexique de la <strong>Nouvelle</strong><br />
<strong>Argentine</strong> un vieil ami commun : le nationaliste Manuel<br />
Ugarte.<br />
Le péronisme a changé toutes les règles du jeu en<br />
<strong>Argentine</strong>. Il y a bien eu une révolution dans l’<strong>Argentine</strong><br />
de ces années-là, mais cette révolution n’a pas été<br />
celle des manuels du marxisme ou du libéralisme.<br />
Nous nous sommes longuement expliqués sur les<br />
paradoxes du péronisme et nous n’y reviendrons<br />
pas ici 5 . Retenons simplement que la plupart des<br />
intellectuels et écrivains argentins de valeur furent de<br />
façon durable des anti-péronistes convaincus : Jorge<br />
Luis Borges, Victoria Ocampo, Julio Cortázar, parmi<br />
les plus connus en Europe. Les autres, les intellectuels<br />
qui applaudirent les mesures ouvriéristes de Perón et<br />
de sa femme Evita dont le style et le langage pouvaient<br />
difficilement susciter la sympathie de l’élite éclairée,<br />
furent minoritaires. Devant une situation si polarisée,<br />
quelques uns ont voulu faire la part des choses, mais<br />
leur voix devenait inaudible, au milieu du fracas.<br />
Le parcours inclassable d’Octavio<br />
González Roura<br />
Octavio González Roura est de retour en France, en<br />
94 , cette fois-ci, comme correspondant et directeur<br />
de l’agence européenne d’un nouveau journal créé en<br />
<strong>1945</strong> par Roberto Noble, le quotidien Clarín. Il n’y aura<br />
plus de place dans sa vie pour une publication comme<br />
<strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong>, mais il restera fidèle jusqu’au bout<br />
à la revendication exprimée dix ans auparavant par sa<br />
revue. Dès son arrivée à <strong>Paris</strong>, il s’applique à réactiver<br />
la campagne de 935 et entame une correspondance<br />
avec le général Paul Azan et les professeurs Paul Rivet<br />
et Raymond Ronze en vue d’obtenir le changement de<br />
nom de la rue et de la station de métro Obligado ainsi<br />
que la restitution des bannières argentines déposées<br />
aux Invalides. L’<strong>Argentine</strong> fut une terre d’asile pour<br />
des personnalités françaises qui siègent maintenant au<br />
Parlement et dans divers Ministères. Ceux-ci obtiennent<br />
-non sans difficulté - que le Conseil de <strong>Paris</strong> vote le<br />
changement de nom, en guise de reconnaissance à<br />
l’<strong>Argentine</strong> et aux Argentins.<br />
5. Cf. Diana Quattrocchi-Woisson , « Les populismes latinoaméricains<br />
»,in Les Populismes sous la direction de J-P. Rioux,<br />
<strong>Paris</strong> , éditions Perrin, 007.<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _23
24_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
En tant que témoin privilégié de la reconstruction<br />
européenne, Octavio González Roura repère<br />
des similitudes entre les mesures adoptées par le<br />
gouvernement provisoire de De Gaulle et les<br />
premières réformes de la présidence de Perón. Lors des<br />
conférences prononcées en décembre 1948 à la Maison<br />
d’Amérique latine, il soutient publiquement le Ministre<br />
des Relations Extérieures de Perón et la politique dite<br />
de la Troisième Position, cherchant un mi-chemin entre<br />
les Etats-Unis et l’U.R.S.S., et entre le capitalisme et le<br />
communisme. Il explique dans plusieurs conférences à<br />
<strong>Paris</strong>, la négociation ouverte à l’ONU au sujet du droit<br />
argentin sur les Iles Malouines.<br />
<strong>La</strong> révolution péroniste n’a pourtant pas<br />
bonne presse en Europe. L’Ambassadeur de la France<br />
libre en <strong>Argentine</strong>, Wladimir d’Ormesson, était<br />
intervenu dans la campagne électorale en soutenant les<br />
personnalités de l’Union Démocratique considérées<br />
comme les « alliés traditionnels de la France pour leur<br />
francophilie reconnue », 67 ce qui le laisse en mauvaise<br />
posture face au gouvernement de Perón. L’arrivée<br />
en <strong>Argentine</strong> des réfugiés nazis et des collaborateurs<br />
français et belges - le réseau de Charles Lescat et de ses<br />
amis du journal Je suis partout - envenime encore plus les<br />
relations entre les deux pays que González Roura aime<br />
tant 8 . Pour noircir encore ce tableau, le péronisme<br />
n’hésite pas à soutenir en France des groupuscules<br />
suspects décidés à créer un Parti Travailliste inspiré de<br />
sa doctrine 9 . Le malentendu dans les relations francoargentines,<br />
dénoncé par <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> en 934,<br />
s’est ainsi considérablement amplifié après guerre.<br />
En 94 , Perón décide d’engager, par la voie<br />
parlementaire, une procédure de destitution contre<br />
trois des cinq membres de la Cour Suprême de Justice.<br />
66. Une série de notes publiées en septembre de 9 par le<br />
journal Clarín : « De Gaulle, tal cual es ».<br />
67. Archives Diplomatiques. Ministère des Affaires étrangères,<br />
Série Amérique latine, 1944-1952, sous-série <strong>Argentine</strong>.<br />
8. Charles Lesca, condamné à mort par la Haute Cour de la Seine<br />
avec son ami Brasillach, s’échappe et trouve refuge dans sa terre<br />
natale. Il décéde à <strong>Buenos</strong> <strong>Aires</strong> en 19 8 dans des circonstances<br />
non éclaircies. Nous avons travaillé sur le sujet dans le cadre de<br />
la CEANA, Commission d’enquête sur les activités nazies en<br />
<strong>Argentine</strong>, mis en place en 1998 par le Ministère des Relations<br />
Extérieures de la République <strong>Argentine</strong>. Voir note n° 17.<br />
9. En juin 19 8, Julien Dalbin, fondateur du Rassemblement<br />
Travailliste français, prononce une conférence en <strong>Argentine</strong>,<br />
au théâtre Cervantes, sur la situation française et européenne,<br />
à laquelle assistent le Président Perón et ses principaux<br />
ministres. Cf. Archivos del Miniserio de Relaciones Exteriores<br />
de la República Argentina. Correspondencia Diplomática y<br />
Consular, 19 8, 19 9 et Rapport de la CEANA, Comisión de<br />
Esclarecimiento de las Actividades Nazis en Argentina, 998.<br />
C’est du jamais vu dans l’histoire argentine. González<br />
Roura qui, en simple citoyen, avait déjà présenté en<br />
943 une requête dans ce sens, se pose objectivement<br />
en défenseur de la mesure, pour des raisons strictement<br />
juridiques. En l’honneur de la vérité, et de sa vérité<br />
il va même publier, en 950, un ouvrage destiné à<br />
défendre la procédure initiée par le péronisme contre<br />
la Haute Cour. Et ses arguments sont imparables : <strong>La</strong><br />
Cour de Justice de la « décennie infâme » avait perdu<br />
toute légitimité et toute<br />
honorabilité, au point que<br />
l’initiative individuelle<br />
de González Roura de<br />
943 avait été relayée par<br />
l’opposition et inscrite dans<br />
le programme électoral<br />
de l’Union Démocratique<br />
pour les élections de février<br />
1946. Mais alors que le<br />
péronisme met en place<br />
la destitution, voilà que<br />
l’opposition (radicaux, socialistes et communistes) crie<br />
au scandale. Un bon ami de Roura, l’avocat et dirigeant<br />
socialiste Alfredo Palacios, le premier député socialiste de<br />
l’Amérique latine, devient même l’avocat personnel du<br />
Président en disgrâce de la Cour Suprême de Justice.<br />
González Roura prend une position risquée mais<br />
sincère : il écrit et publie le livre L’Affaire de la Cour<br />
Suprême pour « démasquer la version qui présente ce<br />
procès spectaculaire comme une manoeuvre politique<br />
et pour le justifier pleinement à la face de l’opinion<br />
publique ». En fait, González Roura est un homme<br />
trop bien habitué à penser par lui-même. Il ne manque<br />
pas de signaler aussi les erreurs de méthode commises<br />
par le péronisme. Mais, ce qui lui semble plus grave,<br />
c’est le mensonge des anti-péronistes qui « sacrifient<br />
leurs principes de jadis et demandent aujourd’hui de<br />
laisser intact le tribunal de l’oligarchie » 70 .<br />
L’optimisme d’autrefois de Gonzalez Roura<br />
commence à laisser la place à une certaine amertume<br />
faite de malaises, de contradictions, de malentendus qui<br />
s’accumulent. Ainsi, le journal qu’il a lui-même fondé,<br />
Argentina Libre, - et c’est le comble pour lui ! - lui refuse<br />
la publication d’un article où il essaye de s’expliquer sur<br />
ce thème épineux du procès politique contre la Cour<br />
de Justice tant décriée. De même sa position ne s’avère<br />
70. Octavio González Roura, El Affaire de la Corte Suprema, <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong>, Talleres Gráficos Argentinos L. J. Rosso, 1950, 113 p.
guère confortable quand le péronisme s’attribue<br />
l’initiative du changement de nom de la station Obligado<br />
- devenue <strong>Argentine</strong> en 948. Il est vrai que le voyage<br />
d’Eva Perón, à <strong>Paris</strong>, en 1947, a pu éventuellement<br />
contribuer à accélérer les démarches. <strong>La</strong> signature, lors<br />
de ce voyage, d’importants accords commerciaux très<br />
favorables à la France, pouvait encourager la demande<br />
argentine, sans que personne ne s’en offusquât. Evita<br />
Perón avait même reçu la légion d’honneur, lors de la<br />
cérémonie au Quai d’Orsay. Son conseiller personnel,<br />
l’historien révisionniste José Luis Muñoz Azpiri,<br />
lui aurait suggéré de parler de la bataille d’Obligado au<br />
président Vincent Auriol qui l’avait conviée, le 22 juillet<br />
1947, à un déjeuner au château de Rambouillet 71 . Or,<br />
lors de la cérémonie officielle du changement de nom à<br />
Station <strong>Argentine</strong> ligne 1, avenue de la Grande Armée<br />
<strong>Paris</strong>, le 5 mai 948, personne ne souhaite se rappeler<br />
des démarches antérieures. Ce sont les noms de Perón<br />
et de son Ambassadeur Victorica Roca qui apparaissent<br />
sur la plaque de remerciements offerte par l’<strong>Argentine</strong>. 72<br />
En juin 955, lors du bombardement de la Place de<br />
71.Selon Alicia Dujovne Ortiz, Eva Perón. <strong>La</strong> madone des sanschemise,<br />
<strong>Paris</strong>, Grasset, 99 , p. 4.<br />
72. Dans les archives de González Roura nous avons pu consulter<br />
une lettre signée par Bertand Gès qui évoque cette inévitable<br />
récupération politique et dit « je souhaite par ce témoignage<br />
laisser clairement indiqué que vous, et seulement vous, avez été<br />
l’initiateur de ce changement de nom ».<br />
Plaque offerte par le gouvernement argentin en guise de reconnaissance<br />
au Conseil de <strong>Paris</strong>, angle de la rue <strong>Argentine</strong><br />
Mai et du Palais présidentiel par des forces militaires,<br />
González Roura adopte une position ferme : il critique<br />
sans concession la violence irresponsable et meurtrière<br />
des putschistes qui ont essayé d’assassiner le Président<br />
Perón et ont fait des centaines des victimes civiles (plus<br />
de 300 morts). Avec la même fermeté il considère que,<br />
pour éviter un nouveau coup d’Etat, il n’y a qu’une<br />
seule sortie institutionnelle possible. Il rédige alors, en<br />
juillet 955, une lettre ouverte exigeant la démission<br />
du Président de la République. Le journal Clarín, dirigé<br />
par Roberto Noble, refuse de publier sa lettre. Octavio<br />
González Roura a toujours milité pour la liberté de<br />
presse et d’opinion et le péronisme avait sévèrement<br />
puni la presse d’opposition. C’est sûrement la dernière<br />
goutte, la goutte de trop. Octavio González Roura n’est<br />
fidèle qu’à lui-même et à ses opinions ; il démissionne,<br />
il quitte le journal Clarín et prend sa retraite. Les<br />
années suivantes, il constate à quel point son pays<br />
est entré dans une dramatique impasse, puisqu’il ne<br />
peut être gouverné ni avec le péronisme, ni sans celuici.<br />
Cette prise de conscience aboutit à la rédaction<br />
et la publication, en 9 3, d’un livre amer, d’un noir<br />
pessimisme, bien éloigné de sa confiance des années<br />
trente : Me duele la <strong>Argentine</strong>. C’est son opération vérité,<br />
son cri douleur pays, qui ne manque pas de lucidité mais<br />
qui dévoile aussi bon nombre de ses contradictions et<br />
de ses perplexités.<br />
Hommage à un grand amoureux<br />
de l’<strong>Argentine</strong> et de la France.<br />
Octavio González Roura fut un homme d’action et de<br />
pensée, libre, indépendant, créatif, qui finançait lui-même<br />
ses activités culturelles par le biais d’entreprises originales<br />
et rentables. En 940, sa conception de l’hebdomadaire<br />
Argentina Libre, aboutit à une publication moderne et<br />
obtient un grand succès. Il vit un grand moment de<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _25
26_ <strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong><br />
reconnaissance publique lors de la création du mouvement<br />
Acción Argentina. Il croit possible la réorientation de<br />
la destinée de son pays, après le grand tournant de la<br />
guerre mondiale, par la naissance d’un vaste mouvement<br />
d’opinion capable de secouer la vie politique. Anti-nazi et<br />
anti-stalinien, il affiche des convictions démocratiques qui<br />
se doublent d’une inspiration socialiste, telles que pouvait<br />
l’exprimer le Parti Socialiste argentin sous la direction de<br />
son ami, Alfredo Palacios. Mais il n’a jamais été l’homme<br />
d’un parti. Il est tout le contraire d’un intellectuel organique.<br />
Il a le courage de défendre ses idées, même quand cellesci<br />
ne sont pas approuvées par l’establishment intellectuel<br />
ou politique. Cet homme sans parti est le militant d’une<br />
grande cause, l’<strong>Argentine</strong> et l’ argentinité. Ses déceptions<br />
sont à l’image de la destinée de son pays de naissance.<br />
En 1947-1949, il se fâche avec l’intelligentsia argentine et<br />
défend la dissolution d’une Cour de Justice discréditée,<br />
celle de la décennie infâme. Il se fâche aussi contre le<br />
péronisme parce que l’on ne reconnaît pas qu’il fut le<br />
précurseur, le véritable instigateur du projet juridique, en<br />
dehors de toute considération de convenance politique.<br />
Or, la longue proscription du péronisme à partir de<br />
955 n’a fait qu’envenimer le paysage social argentin et<br />
toutes les tentatives pour le remplacer, l’absorber ou le<br />
radicaliser, ont échoué. González Roura constate avec<br />
amertume que l’<strong>Argentine</strong> est ingouvernable, avec ou<br />
sans le péronisme. Devant un présent si amer, il se réfugie<br />
alors dans le passé ; il trouve réconfort dans l’histoire<br />
de l’Independance argentine et travaille durant plusieurs<br />
années à une biographie du général José San Martín 73 ,<br />
héros incompris dans son temps et trop figé dans le<br />
bronze par l’historiographie traditionnelle.<br />
L’amertume d’Octavio González Roura ne fit<br />
que grandir avec le temps et son ouvrage Me duele<br />
la Argentina résume bien cette déception. C’est un<br />
livre profondément désenchanté qui trace un bilan<br />
sans complaisance de tous les malheurs qui frappèrent<br />
l’<strong>Argentine</strong> ; un ouvrage-témoin, parfaitement<br />
inclassable, à l’image de son auteur. Le chapitre « le<br />
mensonge : une industrie nationale » n’est pas seulement<br />
un cri d’indignation mais aussi le constat d’un échec<br />
total. Cet ouvrage d’analyse et de témoignage sur la<br />
déroute argentine est préfacé par deux grands amis, le<br />
socialiste argentin Alfredo Palacios 74 et l’intellectuelle<br />
73. Octavio González Roura, San Martín, el hombre, el héroe. <strong>Buenos</strong><br />
<strong>Aires</strong>, Plus Ultra, 1972, 338 p, avec une préface ce Jorge Luis Borges.<br />
7 . Leur amitié a été plus forte que leurs différences et, malgré la<br />
distance initiale concernant l’appréciation du péronisme, ils ont<br />
fini par sentir la même commune aversion envers ce mouvement<br />
française Suzanne <strong>La</strong>bin, qui vécut en <strong>Argentine</strong> durant<br />
les années de la deuxième guerre mondiale 75 .<br />
González Roura a écrit des mots d’une extrême<br />
dureté envers la personnalité de Juan Perón qui lui semble<br />
méprisable. Les pages qu’il lui consacre, où abondent<br />
des qualificatifs comme : tyran, menteur, individu de grande<br />
bassesse morale, sont impitoyables. Mais le directeur<br />
de <strong>La</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> exprime aussi le plus grand<br />
respect pour la tentative historique que le péronisme<br />
a incarnée en 94 et qu’il<br />
a ensuite dilapidée : « On<br />
attendait beaucoup de lui,<br />
même ceux qui ne l’avaient<br />
pas voté. Perón avait la<br />
possibilité de mener à bien<br />
une véritable révolution<br />
avec des transformations<br />
profondes et la destruction<br />
d’un droit social caduc, qui<br />
aurait pu être remplacé par<br />
un autre plus en accord<br />
avec les souhaits populaires et les besoins de l’époque.<br />
Perón a trop promis, mais il n’accomplit pas ses<br />
promesses et il détruit le pays 76 ».<br />
Les dernières années de sa vie, c’est la France qui lui<br />
tient compagnie. <strong>La</strong> mort le surprend alors qu’il rédige<br />
un livre sur le général De Gaulle. Les deux amours de<br />
González Roura, la France et l’<strong>Argentine</strong>, ont entre<br />
temps suivi des chemins divergents. Le premier s’est<br />
remis du désastre de la guerre mondiale et a vécu la<br />
période dite des trente glorieuses, tandis que l’<strong>Argentine</strong>,<br />
pays profondément divisé, s’est enfermé dans une lente<br />
et longue agonie 77 . L’itinéraire vital de González Roura<br />
s’est fait à l’intérieur de ce processus ; sa douleur et son<br />
désarroi sont plus que compréhensibles et Suzanne<br />
<strong>La</strong>bin 78 a su le dire avec beaucoup d’élégance, dans la<br />
préface de Me duele la Argentina.<br />
et ses dirigeants.<br />
7 . Auteur de Staline le terrible, Les entretiens de Saint<br />
Germain, Il est moins cinq, devenue une figure importante de<br />
la constellation intellectuelle anticommuniste pendant la guerre<br />
froide, Cf. Pierre Grémion, L’intelligence de l’anticommunisme,<br />
Fayard, 987.<br />
76. Octavio González Roura Me duele la Argentina, p. 4<br />
77. Nous reprenons la thèse de l’historien Tulio Halperín Donghi,<br />
titre de son ouvrage <strong>La</strong> larga agonía de la Argentina peronista.<br />
78. Suzanne <strong>La</strong>bin, auteur de Staline le terrible, Les entretiens<br />
de Saint Germain, Il est moins cinq, importante intellectuelle<br />
de la mouvance anti-communiste dans les années de la guerre<br />
froide. Cf. Pierre Grémion, L’intelligence de l’anticommunisme,<br />
<strong>Paris</strong>, Fayard, 1987.
Les écrits, l’action, la vie d’Octavio González Roura<br />
nous ont permis de mieux parcourir une période fort<br />
méconnue de la vie argentine et nous lui sommes<br />
redevables d’avoir laissé des sources aussi originales<br />
pour ce faire. Son itinéraire est celui d’un homme de<br />
pensée et d’action qui, lors d’une période marquée par<br />
de grands bouleversements et de grandes polarisations,<br />
a su rester fidèle à lui-même, quant à ses convictions<br />
sociales et démocratiques. Un Argentin qui a su<br />
défendre la liberté d’expression et rester tolérant à une<br />
époque où son pays ne l’était plus. Un admirateur de<br />
la France qui, jusqu’à ses derniers jours, s’intéressait<br />
encore à l’évolution sociale et politique du pays où il<br />
avait fait fortune et qui lui avait conféré la distinction<br />
de Chevalier de la Légion d’Honneur, - promu officier<br />
de l’ordre par le Président René Coty. Un intellectuel<br />
créatif et inquiet qui avait cru si passionnément en<br />
l’avenir démocratique de l’<strong>Argentine</strong> et qui avait<br />
lancé une revue à <strong>Paris</strong>, pour mieux la faire connaître.<br />
L’amertume et la désillusion qu’il a su exprimer face<br />
au déroulement de l’histoire argentine contemporaine<br />
sont très compréhensibles.<br />
De nos jours, nous pouvons encore retrouver bon<br />
nombre de paradoxes qu’il a su entrevoir et, parfois,<br />
dénoncer avec lucidité. Octavio González Roura est<br />
mort à 80 ans, en août 1976. Nous avions donc bien<br />
plus qu’une raison de commencer cette <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong><br />
<strong>Argentine</strong> en lui rendant hommage.<br />
« J’ai eu, pendant la guerre nazie, le privilège<br />
de vivre dans une <strong>Argentine</strong> prospère. Je suis restée<br />
reconnaissante aux femmes et aux hommes de ce<br />
magnifique pays pour m’avoir accueillie et traitée avec<br />
générosité, rivalisant ainsi avec la France, patrie des<br />
réfugiés de la disgrâce. Ceci explique l’émotion avec<br />
laquelle j’ai lu le splendide livre d’Octavio González<br />
Roura. Emotion, car il aborde un thème qui m’est<br />
cher et sensible : l’<strong>Argentine</strong>. Emotion car González<br />
Roura est un des rares esprits totalement bivalents<br />
qu’il m’ait été donné de connaître. D’un côté, on le sent<br />
si imprégné par la culture occidentale qu’il semble le<br />
petit-fils de Voltaire ou de Rousseau, mais, de l’autre,<br />
il est si enraciné dans les traditions argentines qu’on<br />
le suppose héritier de plusieurs générations de gauchos.<br />
En toutes ses fibres, il vit identifié à la culture du vieil<br />
Occident et par tous les pores il respire le vent de la<br />
jeune Pampa. C’est, je le crois, cette double lignée qui<br />
est à la source de son livre et qui explique chacune de<br />
ses impulsions. L’auteur désirerait de toute son âme<br />
que l’<strong>Argentine</strong> - qu’il vénère- ne se sépare pas d’une<br />
Europe lettrée et dynamique - qu’il aime. Il souffre<br />
donc, quand il voit la patrie s’écarter de son modèle,<br />
fait d’imagination, d’efficacité, d’universalisme et de<br />
particularisme. Il souffre, car ce n’est pas la colère<br />
qu’il manifeste par sa plume mais la douleur : la<br />
douleur d’un père qui, ayant conçu les plus grandes<br />
ambitions pour son fils, le voit sombrer. Je ne pourrais<br />
pas, étant étrangère, prendre parti pour la réalité de<br />
ses reproches ou la validité de ses avertissements.<br />
Mais je peux certifier que ce qu’il dit provient de son<br />
savoir, de son grand amour pour l’<strong>Argentine</strong> et d’un<br />
exigeant idéal, et que tout cela est exprimé dans un<br />
langage identique à son auteur, c’est-à-dire dans une<br />
synthèse qui unit la clarté de Montaigne à la passion<br />
de Sarmiento ».<br />
Préface de Suzanne <strong>La</strong>bin, 9 3.<br />
<strong>La</strong> <strong>Nouvelle</strong> <strong>Revue</strong> <strong>Argentine</strong> _27