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Heinrich Vogtherr the Elder, Le riche, 1544, d’après La danse macabre de Bâle par Hans Holbein


Le capital est semblable au vampire, ne s’anime qu’<strong>en</strong> suçant le travail<br />

vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il <strong>en</strong> pompe davantage.<br />

(Karl Marx)<br />

Revue éditée par ARS REGIA [arsregia93@yahoo.fr]<br />

Si vous utilisez le cont<strong>en</strong>u de cette revue, veuillez ne pas omettre de m<strong>en</strong>tionner<br />

les sources des différ<strong>en</strong>ts textes et articles.<br />

SOMMAIRE<br />

1) POUVOIR DE L’ARGENT DANS LA SOCIÉTÉ BOURGEOISE ............. 5<br />

e Karl MARX<br />

2) L’ARGENT, FÉTICHE SACRÉ ............. 9<br />

e Eugène ENRIQUEZ<br />

3) MAMMON ............. 19<br />

e Giovanni PAPINI<br />

4) L’ARGENT ET LE MONDE DE LA SERVITUDE ............. 25<br />

e Pierre MACHEREY<br />

5) LE BON DIEU, C’EST L’ARGENT ............. 35<br />

e Léon BLOY<br />

6) LA PUISSANCE SANS FIN ............. 47<br />

e Jean-Michel LE LANNOU<br />

7) MARX : “ L’ARGENT... PUISSANCE ALIÉNÉE DE L’HUMANITÉ ” ............. 59<br />

e Philippe TOUCHET<br />

8) LA DÉGÉNÉRESCENCE DE LA MONNAIE ............. 71<br />

e R<strong>en</strong>é GUÉNON<br />

9) ARGENT ET VIE PRIVÉE ............. 75<br />

e Emmanuel MOUNIER<br />

10) L’EXCRÉMENT DU DÉMON ............. 81<br />

e Giovanni PAPINI<br />

11) ÉCHANGES, ARGENT, COMMERCE ............. 87<br />

e D<strong>en</strong>is COLLIN<br />

12) LES VERTUS DE L’ARGENT OU LA QUÊTE DU SPIRITUEL ............. 95<br />

e Dominique TERRÉ<br />

13) KARL MARX, LE CAPITAL, LA THÉSAURISATION ............. 99<br />

e Oscar GNOUROS<br />

14) MÉTA-PHYSIQUE DE LA RÉ-VOLUTION ............. 107<br />

e Charles REYMONDON-BARUCH<br />

15) MOSES HESS, “L’ESSENCE DE L’ARGENT” ............. 113<br />

e Cercle d’Etude des marxismes<br />

16 ) LES IMAGINAIRES SOCIOCULTURELS DE L’ARGENT ............. 119<br />

e Celso Sanchez CAPDEQUI<br />

17) VOUS NE POUVEZ SERVIR DIEU ET MAMMON ............. 127<br />

e Citaons


Friedrich Wilhelm Murnau - FAUST<br />

POUVOIR DE L’ARGENT<br />

DANS LA SOCIÉTÉ BOURGEOISE<br />

Karl Marx<br />

L’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> possédant la qualité de tout acheter, <strong>en</strong> possédant la qualité de<br />

s’approprier tous les objets est donc l’objet comme possession émin<strong>en</strong>te. L’universalité<br />

de sa qualité est la toute-puissance de son ess<strong>en</strong>ce. Il passe donc pour<br />

tout-puissant... L’arg<strong>en</strong>t est l’<strong>en</strong>tremetteur <strong>en</strong>tre le besoin et l’objet, <strong>en</strong>tre la<br />

vie et le moy<strong>en</strong> de subsistance de l’homme. Mais ce qui sert de moy<strong>en</strong> terme à ma<br />

vie, sert aussi de moy<strong>en</strong> terme à l’exist<strong>en</strong>ce des autres hommes pour moi. C’est pour<br />

moi l’autre homme.<br />

Que diantre ! il est clair que tes mains et tes pieds<br />

Et ta tête et ton c... sont à toi ;<br />

Mais tout ce dont je jouis allégrem<strong>en</strong>t,<br />

En est-ce donc moins à moi ?<br />

Si je puis payer six étalons,<br />

Leurs forces ne sont-elles pas mi<strong>en</strong>nes ?<br />

Je mène bon grain et suis un gros monsieur,<br />

Tout comme si j’avais vingt-quatre pattes.<br />

Goethe : Faust (Méphistophélès) 1<br />

Shakespeare dans Timon d’ thènes 2 :<br />

De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne<br />

suis pas un soupirant frivole... Ce peu d’or suffirait à r<strong>en</strong>dre blanc le<br />

noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux,<br />

vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs<br />

; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave<br />

jaune garantira et rompra les serm<strong>en</strong>ts, bénira les maudits, fera adorer la<br />

lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le<br />

banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée.<br />

Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume,<br />

la parfume, <strong>en</strong> fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit,<br />

putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule<br />

des nations...<br />

Et plus loin 3 :<br />

O toi, doux régicide, cher ag<strong>en</strong>t de divorce <strong>en</strong>tre le fils et le père, brillant<br />

profanateur du lit le plus pur d’Hym<strong>en</strong>, vaillant Mars, séducteur<br />

toujours jeune, frais, délicat et aimé, toi dont la spl<strong>en</strong>deur fait fondre la<br />

neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi dieu visible, et qui soudes<br />

<strong>en</strong>semble les incompatibles 4 et les fais se baiser, toi qui parles par toutes<br />

les bouches et dans tous les s<strong>en</strong>s, pierre de touche des cœurs, traite <strong>en</strong><br />

rebelle l’humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la <strong>en</strong> des querelles<br />

qui la détruis<strong>en</strong>t 5 , afin que les bêtes ai<strong>en</strong>t l’empire du monde.<br />

Shakespeare décrit parfaitem<strong>en</strong>t l’ess<strong>en</strong>ce de l’arg<strong>en</strong>t. Pour le compr<strong>en</strong>dre,<br />

comm<strong>en</strong>çons d’abord par expliquer le passage de Goethe :<br />

Ce qui grâce à l’arg<strong>en</strong>t est pour moi, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce<br />

que l’arg<strong>en</strong>t peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’arg<strong>en</strong>t. Ma<br />

force est tout aussi grande qu’est la force de l’arg<strong>en</strong>t. Les qualités de l’arg<strong>en</strong>t<br />

5


sont mes qualités et mes forces ess<strong>en</strong>tielles - à moi son possesseur. Ce que je<br />

suis et ce que je peux n’est donc nullem<strong>en</strong>t déterminé par mon individualité. Je<br />

suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid,<br />

car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l’arg<strong>en</strong>t. De par<br />

mon individualité, je suis perclus, mais l’arg<strong>en</strong>t me procure vingt-quatre pattes<br />

; je ne suis donc pas perclus; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans<br />

consci<strong>en</strong>ce, sans esprit, mais l’ar g<strong>en</strong>t est vénéré, donc aussi son possesseur,<br />

l’arg<strong>en</strong>t est le bi<strong>en</strong> suprême, donc son posses seur est bon, l’arg<strong>en</strong>t m’évite <strong>en</strong><br />

outre la peine d’être malhonnête ; on me présume donc hon nê te; je suis sans esprit,<br />

mais l’arg<strong>en</strong>t est l’esprit réel de toutes choses, comm<strong>en</strong>t son possesseur pourraitil<br />

ne pas avoir d’esprit ? De plus, il peut acheter les g<strong>en</strong>s spirituels et celui<br />

qui possè de la puissance sur les g<strong>en</strong>s d’esprit n’est-il pas plus spirituel que<br />

l’homme d’esprit? Moi qui par l’arg<strong>en</strong>t peux tout ce à quoi aspire un cœur humain,<br />

est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humaine ? Donc mon arg<strong>en</strong>t ne transforme-t-il<br />

pas toutes mes impuissances <strong>en</strong> leur contraire ?<br />

Si l’arg<strong>en</strong>t est le li<strong>en</strong> qui me lie à la vie humaine, qui lie à moi la société<br />

et qui me lie à la nature et à l’homme, l’arg<strong>en</strong>t n’est-il pas le li<strong>en</strong> de tous les<br />

li<strong>en</strong>s ? Ne peut-il pas dénouer et nouer tous les li<strong>en</strong>s ? N’est-il non plus de ce<br />

fait le moy<strong>en</strong> universel de séparation ? Il est la vraie monnaie divisionnaire,<br />

comme le vrai moy<strong>en</strong> d’union, la force chimique [universelle] de la société.<br />

Shakespeare souligne surtout deux propriétés de l’arg<strong>en</strong>t :<br />

1º Il est la divinité visible, la transformation de toutes les qualités<br />

humaines et naturelles <strong>en</strong> leur contraire, la confusion et la perversion universelle<br />

des choses ; il fait fraterniser les impossibilités.<br />

2º Il est la courtisane universelle, l’<strong>en</strong>tremetteur universel des hommes et<br />

des peuples.<br />

La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles,<br />

la fraternisa tion des impossibilités - la force divine - de l’arg<strong>en</strong>t sont impliquées<br />

dans son ess<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant qu’ess<strong>en</strong>ce générique aliénée, aliénante et<br />

s’aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l’humanité.<br />

Ce que je ne puis <strong>en</strong> tant qu’homme, donc ce que ne peuv<strong>en</strong>t toutes mes forces<br />

ess<strong>en</strong> tielles d’individu, je le puis grâce à l’arg<strong>en</strong>t. L’arg<strong>en</strong>t fait donc de chacune<br />

de ces forces es s<strong>en</strong> tielles ce qu’elle n’est pas <strong>en</strong> soi; c’est-à-dire qu’il <strong>en</strong><br />

fait son contraire.<br />

Si j’ai <strong>en</strong>vie d’un alim<strong>en</strong>t ou si je veux pr<strong>en</strong>dre la chaise de poste, puisque<br />

je ne suis pas assez fort pour faire la route à pied, l’arg<strong>en</strong>t me procure l’alim<strong>en</strong>t<br />

et la chaise de poste, c’est-à-dire qu’il transforme mes vœux d’êtres de la<br />

représ<strong>en</strong>tation qu’ils étai<strong>en</strong>t, il les transfère de leur exist<strong>en</strong>ce p<strong>en</strong>sée, figurée,<br />

voulue, dans leur exist<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sible, réelle; il les fait passer de la représ<strong>en</strong>tation<br />

à la vie, de l’être figuré à l’être réel. Jouant ce rôle de moy<strong>en</strong> terme,<br />

l’[arg<strong>en</strong>t] est la force vraim<strong>en</strong>t créatrice.<br />

La demande existe bi<strong>en</strong> aussi pour celui qui n’a pas d’arg<strong>en</strong>t, mais sa demande<br />

est un pur être de la représ<strong>en</strong>tation qui sur moi, sur un tiers, sur les autres<br />

[XLIII] n’a pas d’effet, n’a pas d’exist<strong>en</strong>ce, donc reste pour moi-même irréel, sans<br />

objet. La différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre la demande effective, basée sur l’arg<strong>en</strong>t, et la demande<br />

sans effet, basée sur mon besoin, ma passion, mon désir, etc., est la différ<strong>en</strong>ce<br />

<strong>en</strong>tre l’Être et la P<strong>en</strong>sée, <strong>en</strong>tre la simple représ<strong>en</strong>tation existant <strong>en</strong> moi et la<br />

représ<strong>en</strong>tation telle qu’elle est pour moi <strong>en</strong> dehors de moi <strong>en</strong> tant qu’objet réel.<br />

Si je n’ai pas d’arg<strong>en</strong>t pour voyager, je n’ai pas de besoin, c’est-à-dire de<br />

besoin réel et se réalisant de voyager. Si j’ai la vocation d’étudier mais que je<br />

n’ai pas l’arg<strong>en</strong>t pour le faire, je n’ai pas de vocation d’étudier, c’est-à-dire<br />

8 6<br />

pas de vocation active, véritable. Par contre, si je n’ai réellem<strong>en</strong>t pas de vocation<br />

d’étudier, mais que j’<strong>en</strong> ai la volonté et l’arg<strong>en</strong>t, j’ai par-dessus le marché<br />

une vocation effective. L’arg<strong>en</strong>t, - moy<strong>en</strong> et pouvoir universels, extérieurs, qui<br />

ne vi<strong>en</strong> n<strong>en</strong>t pas de l’homme <strong>en</strong> tant qu’homme et de la société humaine <strong>en</strong> tant que<br />

société, - moy<strong>en</strong> et pouvoir de convertir la représ<strong>en</strong>tation <strong>en</strong> réalité et la réalité<br />

<strong>en</strong> simple représ<strong>en</strong> ta tion, transforme tout aussi bi<strong>en</strong> les forces ess<strong>en</strong>tielles<br />

réelles et naturelles de l’homme <strong>en</strong> représ<strong>en</strong>tation purem<strong>en</strong>t abstraite et par suite<br />

<strong>en</strong> imperfections, <strong>en</strong> chimères douloureuses, que d’autre part il transforme les<br />

imperfections et chimères réelles, les forces ess<strong>en</strong>tielles réellem<strong>en</strong>t impuissantes<br />

qui n’exist<strong>en</strong>t que dans l’imagination de l’individu, <strong>en</strong> forces ess<strong>en</strong> tielles réelles<br />

et <strong>en</strong> pouvoir. Déjà d’après cette définition, il est donc la perversion générale<br />

des individualités, qui les change <strong>en</strong> leur contraire et leur donne des qualités<br />

qui contredis<strong>en</strong>t leurs qualités propres.<br />

Il apparaît alors aussi comme cette puissance de perversion contre l’individu<br />

et contre les li<strong>en</strong>s sociaux, etc., qui prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t être des ess<strong>en</strong>ces pour soi.<br />

Il transforme la fidélité <strong>en</strong> infidélité, l’amour <strong>en</strong> haine, la haine <strong>en</strong> amour, la<br />

vertu <strong>en</strong> vice, le vice <strong>en</strong> vertu, le valet <strong>en</strong> maître, le maître <strong>en</strong> valet, le crétinisme<br />

<strong>en</strong> intellig<strong>en</strong>ce, l’intellig<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> crétinisme.<br />

Comme l’arg<strong>en</strong>t, qui est le concept existant et se manifestant de la valeur,<br />

confond et échan ge toutes choses, il est la confusion et la permutation universelles<br />

de toutes choses, donc le monde à l’<strong>en</strong>vers, la confusion et la permutation<br />

de toutes les qualités naturelles et humaines.<br />

Qui peut acheter le courage est courageux, même s’il est lâche. Comme l’arg<strong>en</strong>t<br />

ne s’é chan ge pas contre une qualité déterminée, contre une chose déterminée,<br />

contre des forces ess<strong>en</strong>tielles de l’homme, mais contre tout le monde objectif de<br />

l’homme et de la nature, il échan ge donc - du point de vue de son possesseur - toute<br />

qualité contre toute autre - et aussi sa qualité et son objet contraires; il est<br />

la fraternisation des impossibilités. Il oblige à s’embras ser ce qui se contredit.<br />

Si tu supposes l’homme <strong>en</strong> tant qu’homme et son rapport au monde comme un rapport<br />

humain, tu ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre<br />

la confiance, etc. Si tu veux jouir de l’art, il faut que tu sois un homme ayant<br />

une culture artistique; si tu veux exercer de l’influ<strong>en</strong>ce sur d’autres hommes, il<br />

faut que tu sois un homme qui ait une action réellem<strong>en</strong>t animatrice et stimulante<br />

sur les autres hommes. Chacun de tes rapports à l’homme - et à la nature - doit<br />

être une manifestation déterminée, répondant à l’objet de ta volonté, de ta vie<br />

individuelle réelle. Si tu aimes sans provoquer d’amour réciproque, c’est-à-dire<br />

si ton amour, <strong>en</strong> tant qu’amour, ne provoque pas l’amour réciproque, si par ta<br />

manifestation vitale <strong>en</strong> tant qu’homme aimant tu ne te transformes pas <strong>en</strong> homme<br />

aimé, ton amour est impuissant et c’est un malheur.<br />

Notes :<br />

1 Faust, 1 ere partie. Traduction Licht<strong>en</strong>berger. Paris 1932, tome I, p. 58.<br />

2 SHA KESPEA RE : Les Tragédies. Nouvelle traduction par Pierre Messia<strong>en</strong>, Paris 1941. « La<br />

vie de Timon d’A thènes », A cte IV, Scène 3, p. 1035 sq.<br />

3 Ibid., p. 1046.<br />

4 Souligné par Marx.<br />

5 Souligné par Marx.<br />

Source : Karl MA RX, Manuscrits de 1844, XLI-XLIV.<br />

7


Le jeu du Veau d'or, appelé plus ordinairem<strong>en</strong>t lou juec d'oou Cat par le peuple, parce qu'un des Juifs qui ador<strong>en</strong>t le<br />

veau d'or jette <strong>en</strong> l'air un pauvre chat <strong>en</strong>veloppé dans un sac de toile, ayant soin toutefois de ne pas le laisser tomber<br />

par terre ; ce jeu, disons-nous, représ<strong>en</strong>tait le Veau d'or adoré par les Juifs qui, <strong>en</strong> roulant autour de lui, paraissai<strong>en</strong>t<br />

mépriser le Grand-Prêtre et Moïse leur montrant les Tables de la loi, et leur criai<strong>en</strong>t ouhoou ! ouhoou !<br />

Moïse a une testière à barbe vénérable, et sur le front les deux rayons qui le caractéris<strong>en</strong>t ; il a une longue robe violette<br />

; il porte les tables de la Loi qu'il montre aux Juifs avec une baguette. - Le grand-prêtre est, dans le costume<br />

ordinaire, avec le pectoral, etc. ; sa testière est surmontée d'une tiare. - Les Juifs sont habillés de noir, avec de petits<br />

manteaux noirs qui leur vont jusqu'aux g<strong>en</strong>oux. Leurs testières ont, aux deux côtés de la tête, des r<strong>en</strong>flem<strong>en</strong>ts extraordinaires,<br />

qui form<strong>en</strong>t urne assez laide coiffure. " (Grégoire, pag. 89).<br />

source : Gaspard Grégoire, Explication des cérémonies de la Fête-dieu d'Aix <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce, 1777<br />

L’ARGENT, FÉTICHE SACRÉ<br />

Eugène Enriquez<br />

Que l'arg<strong>en</strong>t fasse partie du monde profane, nul n'<strong>en</strong> disconvi<strong>en</strong>dra. A partir du<br />

mom<strong>en</strong>t où il est dev<strong>en</strong>u l'équival<strong>en</strong>t général suprême (celui auquel tout aboutit et tout<br />

se résume) favorisant l'échange généralisé des marchandises (et de tout service ou même<br />

de toute conduite humaine susceptible d'être quantifiée, autrem<strong>en</strong>t dit de pr<strong>en</strong>dre la<br />

forme d'une marchandise) jouant un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans les processus de distinction et<br />

de hiérarchie, il s'immisce dans les pores de la société et lui donne son style 1 . Une<br />

personne sans arg<strong>en</strong>t ne peut être ni un producteur ni un consommateur. Elle perd donc,<br />

dans nos sociétés, aux yeux de beaucoup, sa qualité d'être humain et se voit reléguée<br />

au rang d'ust<strong>en</strong>sile jetable.<br />

Mais on ne peut s'arrêter à ce caractère banal voire trivial (malgré les implications<br />

ess<strong>en</strong>tielles que celui-ci produit), car l'arg<strong>en</strong>t participe, d'évid<strong>en</strong>ce, égalem<strong>en</strong>t de la<br />

sphère du sacré. Quelques citations glanées parmi les meilleurs auteurs et reprises dans<br />

de fort bon livres sur l'arg<strong>en</strong>t 2 : l'arg<strong>en</strong>t est « le Dieu visible » (Shakespeare),<br />

« l'arg<strong>en</strong>t est un mot du diable » (Luther), l'arg<strong>en</strong>t est « le seul culte actuel »<br />

(Heine), l'arg<strong>en</strong>t est « un des grands mystères du monde » (Ernst Jünger), « les temples<br />

des temps modernes sont des bourses » (Émile Zola). Terminons par deux phrases<br />

célèbres : « Laisse-moi t'embrasser, toi qui es ce qu'il y a de mieux dépassant toutes<br />

les formes de la joie... telles sont tes beautés et nos amours », s'écrie le Volpone de<br />

B<strong>en</strong> Jonson; « Quand on ne nomme pas, c'est lui que l'on nomme. Quand on ne le prés<strong>en</strong>te<br />

pas, c'est lui que l'on prés<strong>en</strong>te. Quand on ne p<strong>en</strong>se pas, c'est à lui qu'on p<strong>en</strong>se »,<br />

déclare Péguy, analyste subtil des apparitions fantomatiques (et pour cela particulièrem<strong>en</strong>t<br />

efficaces) de l'arg<strong>en</strong>t.<br />

L'arg<strong>en</strong>t donc relève <strong>en</strong> partie du sacré, de ce qu'on doit vénérer et qu'on ne doit<br />

pas toucher, de ce qui fom<strong>en</strong>te le désir de transgression, du « numineux » (pour repr<strong>en</strong>dre<br />

le terme de R. Otto 3 ), autrem<strong>en</strong>t dit de l'effrayant et de l'attirant, de ce qu'il est<br />

impossible de maîtriser (malgré l'<strong>en</strong>vie qu'il suscite). Ce numineux, aussi lointain<br />

soit-il, peut toujours par des rites appropriés être mis au service des personnes et<br />

elles ne s'<strong>en</strong> priv<strong>en</strong>t pas. Dans De la horde à l'État, nous avions insisté sur l'apparition<br />

de deux nouveaux sacrés transc<strong>en</strong>dants dans nos sociétés modernes (toujours<br />

associés au règne de la Raison) : l'État et l'arg<strong>en</strong>t, qui ont remplacé progressivem<strong>en</strong>t<br />

le Sacré divin et le Sacré royal. Relevons que ces nouveaux sacrés sont non seulem<strong>en</strong>t<br />

transc<strong>en</strong>dants (<strong>en</strong> tant qu'ils régiss<strong>en</strong>t nos conduites de manière impérative, sont les<br />

signes d'une souveraineté qui peut tout exiger de nous et <strong>en</strong> tant, qu'<strong>en</strong> cela, ils sont<br />

simultaném<strong>en</strong>t augustes et maudits) mais égalem<strong>en</strong>t imman<strong>en</strong>ts, interv<strong>en</strong>ant dans notre vie<br />

quotidi<strong>en</strong>ne au travers d'appareils (banques, administrations, etc.) dont nous devons<br />

avoir une connaissance intime. Ils sont donc dans une zone intermédiaire où ne s'exprim<strong>en</strong>t<br />

directem<strong>en</strong>t ni la loi divine (uniquem<strong>en</strong>t transc<strong>en</strong>dante dans nos religions<br />

monothéistes) ni la loi humaine, résultante des efforts collectifs de l'<strong>en</strong>semble des<br />

générations. Cette zone intermédiaire (qui se compromet naturellem<strong>en</strong>t avec le profane)<br />

est particulièrem<strong>en</strong>t inquiétante et m<strong>en</strong>açante. Elle ne nous permet pas de distinguer la<br />

conduite adéquate à t<strong>en</strong>ir (alors que le respect de la loi divine s'exprime par une<br />

liturgie et un rituel précis, et la loi humaine par le respect des conv<strong>en</strong>tions — lois,<br />

normes, coutumes — sociales). Chacun se trouve placé dans la même situation que le<br />

paysan de Kafka, dans le récit Devant la loi, se demandant s'il doit <strong>en</strong>trer par la porte<br />

ouverte, mais néanmoins gardée, ou s'il doit att<strong>en</strong>dre. Doit-on se soumettre aux appareils<br />

comme s'ils exprimai<strong>en</strong>t la loi divine ou les examiner de manière critique, s'ils<br />

ne sont que l'incarnation de la loi humaine ? Doit-on manifester un respect total pour<br />

l'État (qui met « l'unité dans la diversité de la société civile » et qui se prés<strong>en</strong>te<br />

9


comme réalisation de « l'Esprit absolu » [Hegel]) ou peut-on le contester et proposer<br />

de nouvelles institutions ? Les Sacrés transc<strong>en</strong>dants-imman<strong>en</strong>ts jou<strong>en</strong>t de leur ambiguïté.<br />

A llons <strong>en</strong>core plus loin : si le terme sacer a pris progressivem<strong>en</strong>t le s<strong>en</strong>s de<br />

« inviolable, non touchable, respectable », on doit se souv<strong>en</strong>ir, fait remarquer Giorgio<br />

A gamb<strong>en</strong>, dans son livre remarquable 4 , que, dans l'anci<strong>en</strong> droit romain, l'homo sacer<br />

était celui qui était à la fois exposé au meurtre licite et insacrifiable. Notre sacrétransc<strong>en</strong>dant-imman<strong>en</strong>t<br />

doit-il être révéré ou au contraire tué, détruit pour que les<br />

hommes puiss<strong>en</strong>t vivre suivant la loi humaine ? L'État et l'arg<strong>en</strong>t ne nous prévi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tils<br />

pas qu'<strong>en</strong> eux, dans leurs plis les plus intimes, se cache le principe de leur<br />

destruction même ? Ou plus angoissant <strong>en</strong>core, si on n'oublie pas ce que nous appr<strong>en</strong>d la<br />

psychanalyse, autrem<strong>en</strong>t dit que sadisme et masochisme ne s'oppos<strong>en</strong>t pas radicalem<strong>en</strong>t et<br />

que la haine est l'expression autant du masochisme que du sadisme (comme l'a montré<br />

magistralem<strong>en</strong>t M. Enriquez 5 ). A lors ce principe d'autodestruction, cette pulsion de<br />

mort autoagressive, peut s'accompagner, et s'accompagne souv<strong>en</strong>t, d'allo-agressivité, de<br />

déflexion vers l'extérieur. L'État comme l'arg<strong>en</strong>t peuv<strong>en</strong>t nous détruire d'autant mieux<br />

que, alors que les sacrés purem<strong>en</strong>t transc<strong>en</strong>dants n'intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas dans la vie humaine<br />

(ceci idéalem<strong>en</strong>t, quand un État est théocratique c'est l'inverse qui se réalise), ils<br />

peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vahir notre vie, gouverner notre vie nue « et nous assaillir » d'autant plus<br />

que nous ne possédons pas le corpus de réponses pertin<strong>en</strong>tes pour nous protéger de leur<br />

pouvoir. Il faut que nous gardions donc <strong>en</strong> mémoire cette possibilité d'activité meurtrière<br />

de leur part.<br />

Évoquer le sacré, ce n'est pas <strong>en</strong>core parler du fétiche, malgré la proximité des deux<br />

notions. En effet, « fétiche » vi<strong>en</strong>t du portugais fetisso ou feitizo et signifie, comme<br />

dit Littré, un objet « fée », <strong>en</strong>chanté et pour cette raison vénéré (J. Pouillon 6 ). Dans<br />

son ouvrage sur les Cultes des dieux fétiches, le présid<strong>en</strong>t Des Brosses écrivait déjà<br />

<strong>en</strong> 1760 7 : « Les Nègres de la côte occid<strong>en</strong>tale d'A frique, et même ceux de l'intérieur<br />

des terres jusqu'<strong>en</strong> Nubie, contrée limitrophe de l'Égypte, ont pour objet d'adoration<br />

certaines divinités que les Europé<strong>en</strong>s appell<strong>en</strong>t fétiches, terme forgé par nos commerçants<br />

du Sénégal sur le mot Fetisso, c'est-à-dire chose fée, <strong>en</strong>chantée, divine ou r<strong>en</strong>dant<br />

des oracles, de la racine latine fatum, fanum, fari. Ces fétiches divins ne sont autre<br />

chose que le premier objet naturel qu'il plaît à chaque nation ou à chaque particulier<br />

de choisir et de faire consacrer <strong>en</strong> cérémonie par ses prêtres : c'est un arbre, une montagne,<br />

la mer, un morceau de bois, un caillou, etc. » C'est d'ailleurs le présid<strong>en</strong>t Des<br />

Brosses qui, le premier, a attiré l'att<strong>en</strong>tion des chercheurs sur ce phénomène (cet<br />

objet) et sur le culte qui lui est adressé, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant ainsi (bi<strong>en</strong> qu'il l'ait repéré<br />

chez les Noirs) que toutes les religions procèd<strong>en</strong>t d'un fétichisme primitif, stade<br />

archaïque de la religion. Hegel, quant à lui, n'attribue le fétichisme qu'aux seuls Noirs<br />

: les A fricains, écrit-il, « élèv<strong>en</strong>t à la dignité de génie toute chose qu'ils imagin<strong>en</strong>t<br />

avoir de la puissance sur eux... C'est <strong>en</strong> cela que consiste le fétiche ». Mais « le pouvoir<br />

du fétiche et sur le fétiche est illusoire » et « le pouvoir du Nègre sur la nature<br />

est seulem<strong>en</strong>t une force de l'imagination, une domination imaginaire 8 ». La conception<br />

de Des Brosses et plus <strong>en</strong>core celle de Hegel exhale un parfum colonial. L'A fricain incapable<br />

de dépasser « l'antithèse initiale <strong>en</strong>tre l'homme et la nature » est et restera ce<br />

(bon ?) sauvage qu'il est important de civiliser. Les véritables ethnologues sedéfieront<br />

rapidem<strong>en</strong>t de cette notion et de cet imaginaire de l'infériorité qu'elle véhicule.<br />

Marcel Mauss la condamnera définitivem<strong>en</strong>t : « La notion de fétiche doit disparaître définitivem<strong>en</strong>t<br />

de la sci<strong>en</strong>ce, elle ne correspond à ri<strong>en</strong> de défini... l'objet qui sert de<br />

fétiche n'est jamais un objet quelconque, choisi arbitrairem<strong>en</strong>t, mais il est toujours<br />

défini par le code de la magie ou de la religion », et il ajoute : « Quand on écrira<br />

l'histoire de la sci<strong>en</strong>ce des religions et de l'ethnographie, on sera étonné du rôle indu<br />

et fortuit qu'une notion du g<strong>en</strong>re de celle de fétiche a joué dans les travaux théoriques<br />

et descriptifs. Elle ne correspond qu'à un imm<strong>en</strong>se mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du <strong>en</strong>tre deux civilisations,<br />

l'africaine et l'europé<strong>en</strong>ne ; elle n'a d'autre fondem<strong>en</strong>t qu'une aveugle obéissance<br />

à l'usage colonial, aux langues franques parlées par les Europé<strong>en</strong>s à la côte occid<strong>en</strong>tale<br />

9 . » Dans ces conditions, pourquoi continuer à se référer au fétiche et au<br />

fétichisme ? Sans doute, pour une de ces ruses de la raison dont l'histoire est<br />

friande : cette notion élaborée pour essayer de compr<strong>en</strong>dre et de caractériser des<br />

sociétés primitives a opéré un véritable retour (ou un retournem<strong>en</strong>t) pour t<strong>en</strong>ter<br />

d'éclairer certains aspects méconnus (primitifs, archaïques ?) des sociétés occid<strong>en</strong>tales.<br />

A . Comte a élaboré une théorie du fétichisme pour essayer de savoir « la<br />

signification perman<strong>en</strong>te d'une réaction de l'homme à sa situation originaire », ce qui<br />

va lui permettre « d'affirmer qu'il n'y a qu'un esprit humain et que sa logique admet<br />

des variations et non pas des variantes », le fétichisme, s'il reconnaît (et c'est une<br />

erreur) la prédominance de l'affectivité sur l'intellig<strong>en</strong>ce exprime néanmoins une «<br />

activité spéculative » qui ne sera dépassée que « dans l'état sci<strong>en</strong>tifique 10 ». Les primitifs<br />

font donc partie de l'humanité commune et le fétichisme peut être considéré comme<br />

« le premier essor » de l'activité de l'esprit humain. Pour compr<strong>en</strong>dre les sociétés occid<strong>en</strong>tales,<br />

il faut donc d'abord compr<strong>en</strong>dre l'activité fétichiste comme relevant des lois<br />

logiques qui « s'observ<strong>en</strong>t jusque dans les songes » (les psychanalystes ne saurai<strong>en</strong>t<br />

mieux dire !). Le fétichisme n'est pas une croyance absurde, irrationnelle. Un psychologue<br />

comme A . Binet 11 remarquera, plus tard, <strong>en</strong> étudiant le fétichisme amoureux, que<br />

celui-ci révèle une t<strong>en</strong>dance à l'abstraction.<br />

Pourtant ce ne sont ni Comte ni Binet (malgré l'intérêt de leurs travaux) qui ont<br />

donné au fétiche et au fétichisme, <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t, ses lettres de noblesse, mais les deux<br />

plus grands p<strong>en</strong>seurs du monde occid<strong>en</strong>tal qui ont définitivem<strong>en</strong>t changé notre vision du<br />

monde : Marx et Freud. Souv<strong>en</strong>ons-nous des phrases célèbres de Marx analysant le caractère<br />

fétiche de la marchandise : « Mais la forme valeur et le rapport des produits du<br />

travail n'ont absolum<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> à faire avec leur nature physique. C'est seulem<strong>en</strong>t un rapport<br />

social déterminé des hommes <strong>en</strong>tre eux qui revêt ici la forme fantastique d'un<br />

rapport des choses <strong>en</strong>tre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la<br />

chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain<br />

ont l'aspect d'êtres indép<strong>en</strong>dants, doués de corps particuliers <strong>en</strong> communication avec les<br />

hommes et <strong>en</strong>tre eux. Il <strong>en</strong> est de même des produits de la main de l'homme dans le monde<br />

marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès<br />

lors qu'ils se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme marchandises 12 . » A insi pour Marx le fétichisme évacue<br />

et réifie (il naturalise) un rapport social, ce qui est d'ailleurs la t<strong>en</strong>dance constante<br />

de la société capitaliste qui dénie les rapports sociaux réels (toujours à décrypter),<br />

qui les masque par l'idéologie pour les transformer <strong>en</strong> lois naturelles incontestables<br />

(ainsi la loi de l'offre et de la demande et les contraintes « naturelles » du marché<br />

qui occult<strong>en</strong>t les processus de domination, d'exploitation et d'aliénation). Marx ainsi<br />

nous permet de percevoir directem<strong>en</strong>t la dynamique sous-jac<strong>en</strong>te à la société bourgeoise<br />

capitaliste. Freud, de son côté, lui aussi, étudie la société bourgeoise cette fois-ci<br />

non dans ses aspects économiques, mais dans ce qui lui donne une autre impulsion (tout<br />

aussi nécessaire) : la relation sexuelle. Il connaissait le travail de Binet sur « le<br />

fétichisme <strong>en</strong> amour » et avait lu avec intérêt sa phrase disant que « tout le monde est<br />

plus ou moins fétichiste <strong>en</strong> amour et qu'il y a une dose constante de fétichisme dans<br />

l'amour le plus régulier ». Certes, il ira plus loin et il indiquera que « le fétiche<br />

quand il est r<strong>en</strong>contré pour la première fois a déjà su attirer l'intérêt sexuel », il<br />

montrera que les substituts sexuels « peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vérité être comparés au fétiche dans<br />

lequel le sauvage incarne son dieu 13 » et que « le fétiche — substitut du phallus de la<br />

femme — dénie une abs<strong>en</strong>ce 14 ». Le fétichisme se trouve donc au c<strong>en</strong>tre des rapports amoureux<br />

et, s'il a existé « chez les sauvages », il continue, de manière c<strong>en</strong>trale, de jouer<br />

son rôle dans nos sociétés.<br />

Dire que les sociétés occid<strong>en</strong>tales sont (<strong>en</strong> partie tout au moins) des sociétés fétichistes<br />

signifie donc qu'elles aussi prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t des aspects masqués des « contin<strong>en</strong>ts<br />

noirs », pour repr<strong>en</strong>dre le terme de Freud. A lors qu'elles se voyai<strong>en</strong>t vêtues de « lin<br />

blanc » (Hugo) respl<strong>en</strong>dissant, elles se trouv<strong>en</strong>t confrontées à ce qu'elles avai<strong>en</strong>t projeté<br />

tout d'abord sur les Noirs (d'après Des Brosses et Hegel <strong>en</strong> particulier) et qu'elles<br />

n'avai<strong>en</strong>t pas voulu voir comme un des élém<strong>en</strong>ts de leur texture. Retournem<strong>en</strong>t prodigieux<br />

qui, comme tout retournem<strong>en</strong>t, n'a pas <strong>en</strong>core cessé de produire des effets.<br />

10 11


Mais que les Occid<strong>en</strong>taux actuels (et non dans le temps, comme le p<strong>en</strong>sait Comte) puiss<strong>en</strong>t<br />

avoir des activités fétichistes, n'indique pas <strong>en</strong>core que l'arg<strong>en</strong>t soit dev<strong>en</strong>u ce<br />

fétiche sacré transc<strong>en</strong>dant-imman<strong>en</strong>t dont nous avons relevé la trace. Il nous faut donc<br />

aller plus loin et examiner certaines caractéristiques de l'arg<strong>en</strong>t pour voir <strong>en</strong> quoi<br />

celui-ci peut dev<strong>en</strong>ir un fétiche, c'est-à-dire se transformer <strong>en</strong> un dieu dans lequel<br />

les individus sont susceptibles de s'investir.<br />

L'arg<strong>en</strong>t comme cristallisation du désir<br />

Marx, analyste perspicace, avait déjà insisté dans les manuscrits de 1844 sur l'arg<strong>en</strong>t<br />

comme « réalisation du désir » et dans les grundrisse sur l'arg<strong>en</strong>t comme « rêve<br />

réalisé ». Posons, comme le dit Bachelard, et d'ailleurs tous les psychanalystes, que<br />

« l'homme est un être de désir et non de besoin ». Nous n'expliciterons guère ce postulat<br />

qui est à la racine même de l'interprétation actuelle du psychisme (même si c'est<br />

à Hegel qu'on doit cette vision de l'homme). Que ce désir soit fondé sur le manque, comme<br />

le p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t les psychanalystes, manque insupportable qui vise toujours la complétude et<br />

ne l'atteint jamais, ce qui empêche le désir de pouvoir trouver un jour l'objet ultime<br />

de sa satisfaction et l'oblige à rebondir constamm<strong>en</strong>t, ou qu'il soit la marque de la<br />

volonté humaine de rechercher toujours plus de jouissance, il est incontestable que<br />

l'homme est moins mû par des idéaux que par sa t<strong>en</strong>dance à réaliser le programme du principe<br />

de plaisir qui l'assure de son exist<strong>en</strong>ce et de son id<strong>en</strong>tité. En tant qu'être de<br />

désir, l'homme est mû par le désir de reconnaissance de la part des autres (il désire<br />

le désir des autres) ; il aspire à ce que ses désirs, quels qu'ils soi<strong>en</strong>t, puiss<strong>en</strong>t être<br />

acceptés et pris <strong>en</strong> charge par les autres, ce qui r<strong>en</strong>force son narcissisme de vie comme<br />

de mort ; il veut même mettre <strong>en</strong> oeuvre son rêve de toute-puissance narcissique, sa<br />

volonté de maîtrise du monde et des autres qui pourra se sublimer plus ou moins bi<strong>en</strong><br />

dans des activités sociales valorisées. Ce sont donc ses fantasmes (mise <strong>en</strong> scène des<br />

désirs), son imaginaire, ses pulsions de vie comme de mort qui l'amèn<strong>en</strong>t à affronter<br />

les difficultés, à travers les mers inquiétantes, à transformer la nature hostile et à<br />

la r<strong>en</strong>dre faste, à inv<strong>en</strong>ter les mythes qui l'assur<strong>en</strong>t d'une généalogie prestigieuse.<br />

Or que fait l'arg<strong>en</strong>t ? L'arg<strong>en</strong>t est un transformateur (ou si on préfère un opérateur<br />

de transformation). Il change tous les désirs qui sont de l'ordre de la qualité, de l'intuition,<br />

du non dicible ou du difficilem<strong>en</strong>t dicible, affectés par un mouvem<strong>en</strong>t perman<strong>en</strong>t<br />

qui, à la fois, fonde l'être humain mais l'ébranle (car la quête effrénée est fatigante<br />

et périlleuse) <strong>en</strong> besoins qui sont de l'ordre de la quantité, du rationnel, de l'exprimable.<br />

Si le désir est poétique (<strong>en</strong> tant qu'il manifeste la capacité autopoétique<br />

des sujets, leur aptitude à se créer « de façon continue » et à l'édification de formes<br />

nouvelles, le besoin est prosaïque. Si le désir fait partie du champ de l'imaginaire,<br />

le besoin fait partie du champ du réel immédiat. Cette transformation est opérée par<br />

l'arg<strong>en</strong>t au mom<strong>en</strong>t même où il devi<strong>en</strong>t un équival<strong>en</strong>t général. Ri<strong>en</strong> ne peut plus, alors,<br />

se dire qui ne soit un jour traduisible <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t et être mis sur un marché (même les<br />

relations affectives peuv<strong>en</strong>t être comptabilisées, nous a appris Garry Becker). Le désir<br />

est donc canalisé et investi dans ce qui est simultaném<strong>en</strong>t l'instrum<strong>en</strong>t, le langage et<br />

l'objet commun. En s'investissant ainsi, le désir devi<strong>en</strong>t mesurable et s'abolit lui-même<br />

<strong>en</strong> tant que désir. Il va donc plus s'exprimer dans sa vérité, c'est-à-dire dans son<br />

aspect mouvant, fluctuant, voire totalitaire, il va pr<strong>en</strong>dre l'aspect réglé, systématique,<br />

aseptisé lui permettant d'être reconnu et acceptable par la société. Il va perdre<br />

ses qualités de rapport <strong>en</strong>tre des individus et des groupes situés historiquem<strong>en</strong>t et<br />

socialem<strong>en</strong>t pour dev<strong>en</strong>ir un rapport <strong>en</strong>tre les choses (interchangeabilité des individus,<br />

interchangeabilité des objets). Et si c'est un rapport <strong>en</strong>tre les choses, c'est que l'arg<strong>en</strong>t<br />

est d'abord et fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t un objet. Toute c<strong>en</strong>tration sur l'objet met <strong>en</strong> avant<br />

l'idée d'objet de satisfaction ; qui dit objet de satisfaction r<strong>en</strong>voie à la satisfaction<br />

du besoin et donc à la mort progressive du désir. (Hegel ne s'était pas trompé qui<br />

écrivait que les marchandises et l'arg<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t le désir mort). Ce mouvem<strong>en</strong>t<br />

est, aux dires de G. Simmel 15 « une des t<strong>en</strong>dances majeures de la vie : la réduction de<br />

la qualité à la quantité, retrouve sa représ<strong>en</strong>tation à la plus haute dans et d'uneperfection<br />

unique dans l'arg<strong>en</strong>t ». Mais l'arg<strong>en</strong>t n'est pas seulem<strong>en</strong>t un opérateur de<br />

transformation, un objet (susceptible d'être aimé), c'est égalem<strong>en</strong>t un embrayeur. Si on<br />

ne ti<strong>en</strong>t pas compte de cette caractéristique, on rate l'ess<strong>en</strong>ce même de l’arg<strong>en</strong>t.L'arg<strong>en</strong>t<br />

n'est jamais un objet inerte dans lequel va s'épuiser la satisfaction du besoin.<br />

Il est un objet vivant qui produit des effets. L’arg<strong>en</strong>t a une énergétique propre.<br />

B. Franklin l'avait bi<strong>en</strong> repéré, et ce n'est pas pour ri<strong>en</strong> que Weber a rappelé sa parabole<br />

: « Rappelle-toi que la puissance génitale et la fécondité apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à l'arg<strong>en</strong>t.<br />

L'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre l'arg<strong>en</strong>t et les rejetons peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer davantage à tour de rôle<br />

et ainsi de suite 16 . » L'arg<strong>en</strong>t surgit comme substitut de ce phallus que tout le monde<br />

cherche et que personne n'attrape. Il permet de dénier la castration symbolique, de ce<br />

fait de ré<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer le fantasme de toute-puissance (plus ou moins mis à mal par le principe<br />

de réalité) et de donner une satisfaction illusoire aux exig<strong>en</strong>ces du moi idéal qui<br />

poursuit toujours la réalisation des désirs infantiles de toute-puissance. Il r<strong>en</strong>force<br />

ainsi un narcissisme incapable de se remettre <strong>en</strong> question (et d'accepter la finitude)<br />

et la volonté de maîtrise rageuse et haineuse. Mais il ne rassure pas seulem<strong>en</strong>t l'individu<br />

sur son id<strong>en</strong>tité, il lui offre <strong>en</strong> prime le bénéfice le plus appréciable :<br />

l'emprise sur les autres. Car dans une société d'arg<strong>en</strong>t, celui qui a de l'arg<strong>en</strong>t, qui<br />

fait de l'arg<strong>en</strong>t, met les autres, plus ou moins, à sa merci. C'est pour cela que l'arg<strong>en</strong>t<br />

doit <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer de l'arg<strong>en</strong>t. Et cela de n'importe quelle manière. Du temps de Marx<br />

on pouvait écrire : A (arg<strong>en</strong>t) —> M (marchandises) —> A rg<strong>en</strong>t. Maint<strong>en</strong>ant où le monde<br />

est dev<strong>en</strong>u un véritable « casino fmancier » (pour repr<strong>en</strong>dre le terme popularisé par<br />

M. A llais et C. Castoriadis), il s'agit de faire de l'arg<strong>en</strong>t sans passer par le truchem<strong>en</strong>t<br />

de la marchandise. L'arg<strong>en</strong>t produit de l'arg<strong>en</strong>t sans produire de richesses. Il<br />

donne ainsi à celui qui <strong>en</strong> est le maître la puissance et le pouvoir sur les autres. L'arg<strong>en</strong>t<br />

va donc être aimé comme symbole de la puissance phallique. A ce mom<strong>en</strong>t-là il est<br />

dev<strong>en</strong>u un fétiche et un dieu incarné. Par un paradoxe extraordinaire, cet arg<strong>en</strong>t qui<br />

avait tué le désir, le fait r<strong>en</strong>aître de ses c<strong>en</strong>dres. Car l'arg<strong>en</strong>t obt<strong>en</strong>u peut être aimé<br />

(comme tout dieu) avec passion, avec démesure. Car il procure des satisfactions énormes<br />

et il <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre le désir de nouvelles satisfactions. Le désir continue à poser ses exig<strong>en</strong>ces<br />

et ne s'arrête jamais. Sombart, l'économiste autrichi<strong>en</strong>, disait : « Le capitaliste<br />

n'a qu'un v<strong>en</strong>tre. » Il oubliait que celui-ci ne cherche pas seulem<strong>en</strong>t à se nourrir. Il<br />

recherche la puissance et il l'obti<strong>en</strong>t. Il recherche la jouissance et il croit l'obt<strong>en</strong>ir.<br />

Il est <strong>en</strong> cela semblable aux libertins de Sade qui s'aperçoiv<strong>en</strong>t qu'ils sont<br />

toujours « floués » et qu'ils doiv<strong>en</strong>t continuellem<strong>en</strong>t multiplier les orgasmes et les<br />

meurtres, sans pouvoir s'arrêter. Car la jouissance se refuse à celui qui la cherche<br />

éperdum<strong>en</strong>t. Mais bi<strong>en</strong> peu le sav<strong>en</strong>t et dans une société capitaliste <strong>en</strong>core moins. L'arg<strong>en</strong>t<br />

devi<strong>en</strong>t ainsi un embrayeur total, mais parfaitem<strong>en</strong>t dysfonctionnel, possédé<br />

lui-même par l'ubris qu'on a projeté <strong>en</strong> lui et qui peut am<strong>en</strong>er aux situations les plus<br />

folles (la domination comme la faillite).<br />

L'arg<strong>en</strong>t comme une forme permettant la corticalisation de la société<br />

On peut, sans qu'il s'agisse pourtant d'une comparaison hasardeuse, établir une comparaison<br />

<strong>en</strong>tre l'arg<strong>en</strong>t et le mythe. Nous savons, <strong>en</strong> particulier grâce aux beaux travaux<br />

de J.-P. Vernant 17 , que si le mythe est par un de ses aspects une parole affective provoquant<br />

chez l'auditeur « un processus de communication affective avec les actions<br />

dramatiques qui form<strong>en</strong>t la matière du récit » et une mise <strong>en</strong> acte, conséqu<strong>en</strong>ces de la<br />

mimesis dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne du message cont<strong>en</strong>u dans le mythe, s'il est égalem<strong>en</strong>t la<br />

traduction des fantasmes individuels et collectifs les plus primitifs concernant la<br />

possibilité même de l'exist<strong>en</strong>ce, s'il ouvre <strong>en</strong>fin au jeu du vertige et de l'excès, il<br />

est, par un autre aspect, un système conceptuel permettant aux individus d'une société<br />

de p<strong>en</strong>ser de manière ordonnée les relations de la nature et de la société et d'assurer<br />

12 13


la fonction symbolique. Sans celle-ci, les membres d'un groupe serai<strong>en</strong>t incapables de<br />

p<strong>en</strong>ser de manière unifiée, de se soumettre à la même epistemé, de développer un même<br />

paradigme pratique, de mettre <strong>en</strong> oeuvre un imaginaire social commun.<br />

L'arg<strong>en</strong>t de son côté n'est pas que l'objet des pulsions et des désirs ni l'embrayeur<br />

des passions les plus dém<strong>en</strong>tes, comme nous l'avons indiqué plus haut, il est le signe<br />

de l'intellectualisation de la société, ce qu'avai<strong>en</strong>t perçu Comte et Binet et même antérieurem<strong>en</strong>t<br />

Balzac qui s'était r<strong>en</strong>du compte que « l'exploitation de l’homme par l'homme<br />

était remplacée progressivem<strong>en</strong>t par l'exploitation de l'homme par l'intellig<strong>en</strong>ce 18 ».<br />

C'est à G. Simmel que nous devons la mise <strong>en</strong> pleine lumière de cette caractéristique.<br />

Il écrit : « Pour autant que l'arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>surable et l'équival<strong>en</strong>t<br />

de toutes les valeurs, il s'élève à des hauteurs abstraites bi<strong>en</strong> au-dessus de l'<strong>en</strong>tière<br />

diversité des objets. Il <strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t d'autant plus étranger, si bi<strong>en</strong> que les choses les<br />

plus éloignées y trouv<strong>en</strong>t un commun dénominateur et <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> contact des unes avec<br />

les autres 19 . » Comme le disait Comte de manière imagée, les hommes pass<strong>en</strong>t « de l'arbre<br />

de chacun à la forêt et au Dieu de la forêt ».<br />

Ce processus d'abstraction (qui permet le passage des bracelets de cuivre aux pièces<br />

lydi<strong>en</strong>nes, à la monnaie fiduciaire et aux cartes de crédit, si nous pouvons nous permettre<br />

un tel raccourci) est puissamm<strong>en</strong>t aidé par l'étrange complicité que l'arg<strong>en</strong>t noue<br />

avec les deux catégories ess<strong>en</strong>tielles de l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t humain : le temps et l'espace.<br />

Tout le monde connaît bi<strong>en</strong> maint<strong>en</strong>ant l'adage de Franklin : « Le temps, c'est de l'arg<strong>en</strong>t<br />

», largem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>té par Max Weber. Mais tout le monde n'<strong>en</strong> a pas perçu les<br />

implications réelles. Une implication est évid<strong>en</strong>te : chaque homme, dans une économie<br />

capitaliste (et non dans une économie de marché qui existe depuis les Phénici<strong>en</strong>s), peut<br />

v<strong>en</strong>dre sa force de travail intellectuelle ou manuelle, à chaque mom<strong>en</strong>t, contre une rémunération,<br />

plus ou moins proportionnelle à ses efforts. Une autre implication est assez<br />

bi<strong>en</strong> perçue depuis l'inv<strong>en</strong>tion de l'usure et <strong>en</strong>suite du crédit; chaque mom<strong>en</strong>t peut permettre<br />

à celui qui dispose de sommes monétaires de voir celles-ci fructifier, sans<br />

travail att<strong>en</strong>ant, sous le seul effet du temps d'exercice de l'usure et du crédit. Le<br />

temps ainsi se convertit <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t et l'arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t la mesure du temps. Mais ce qui<br />

est moins bi<strong>en</strong> perçu ou même totalem<strong>en</strong>t occulté, c'est que l'arg<strong>en</strong>t est créateur de<br />

temps. Certes, nous percevons bi<strong>en</strong> que la possession de l'arg<strong>en</strong>t permet de dégager du<br />

temps de loisir, du temps de réflexion (si les citoy<strong>en</strong>s grecs faisai<strong>en</strong>t travailler les<br />

esclaves, c'était aussi pour avoir du temps à eux, pour ne pas être assujettis au temps<br />

qui passe), du temps pour la convivialité et pour la vie domestique. Mais il y a bi<strong>en</strong><br />

plus : l'arg<strong>en</strong>t crée du temps historicisé. Les sociétés développées où les g<strong>en</strong>s ont de<br />

l'arg<strong>en</strong>t ne viv<strong>en</strong>t pas dans le même temps que les sociétés non développées ou <strong>en</strong> développem<strong>en</strong>t.<br />

Les premières viv<strong>en</strong>t au XXI e siècle, les autres viv<strong>en</strong>t au XVIII e ou au Moy<strong>en</strong><br />

A ge. Les premières viv<strong>en</strong>t au rythme des e-mail, du fax, du téléphone portable, du transport<br />

aéri<strong>en</strong>, les autres au rythme des saisons et de la charrue. Les sociétés développées<br />

viv<strong>en</strong>t et dans l'urg<strong>en</strong>ce (les Itali<strong>en</strong>s le dis<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t : l'av<strong>en</strong>ir sera construit par<br />

les nations les plus rapides, cf. égalem<strong>en</strong>t les travaux de P. Virilio 20 ) et dans le<br />

futur. Les autres viv<strong>en</strong>t dans une certaine « l<strong>en</strong>teur » et dans l'instant prés<strong>en</strong>t. (Les<br />

habitants des favelas au Brésil ne p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t pas au futur. « Le futur c'est aujourd'hui<br />

ou demain, après... on ne sait pas », nous dit un favelado.) Les premières viv<strong>en</strong>t dans<br />

un monde de services et dans un univers de plus <strong>en</strong> plus imaginaire et virtuel, les autres<br />

dans un monde de la production et dans un univers terriblem<strong>en</strong>t réel. Les Occid<strong>en</strong>taux<br />

viv<strong>en</strong>t dans un temps monochrone (E.T. Hall 21 ) et les autres sont pris dans un temps polychrone.<br />

Si le temps monochrone est celui des horloges, temps linéaire qui s'impose à<br />

tous et s'inscrit dans une perspective pragmatique et non ontologique de l'exist<strong>en</strong>ce,<br />

le temps polychrone porte l'empreinte de la symbolique sociale et se caractérise par la<br />

multiplicité des faits se déroulant simultaném<strong>en</strong>t. Le deuxième temps signifie que la<br />

vocation de l'homme est de m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> toutes ses « transactions », <strong>en</strong> respectant les<br />

normes de la société (s'exprimant dans les fêtes, les rites et une conception du sacré),<br />

plutôt que par une adhésion à des horaires fixes, sans signification exist<strong>en</strong>tielle. Enfin<br />

les Occid<strong>en</strong>taux peuv<strong>en</strong>t et veul<strong>en</strong>t vivre ; le temps est le temps de la carrière, de la<br />

jouissance, de la vie tout court, les autres lutt<strong>en</strong>t, le plus souv<strong>en</strong>t, pour leur simple<br />

survie. A chaque mom<strong>en</strong>t ils se demand<strong>en</strong>t : comm<strong>en</strong>t continuer ? Le temps n'est plus un<br />

temps « vécu », il est un temps « combattu » et il risque toujours d'am<strong>en</strong>er de nouvelles<br />

douleurs et de déboucher sur la mort. « Le temps, c'est de l'arg<strong>en</strong>t » signifie donc que<br />

l'arg<strong>en</strong>t est l'élém<strong>en</strong>t discriminant de la vie et de la mort. Il <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre donc une conception<br />

de l'histoire de l’humanité, et désigne donc rationnellem<strong>en</strong>t ceux qui ont le droit<br />

de vivre et ceux qui lutt<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core pour ce droit.<br />

L'arg<strong>en</strong>t a aussi un rapport à l'espace et sur ce point <strong>en</strong>core G. Simmel (bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>té<br />

par J.-Ph. Bouilloud 22 ) a été un précurseur. La vie de l'arg<strong>en</strong>t se développe dans<br />

des espaces appropriés : espaces marchands, banques, assurances, institutions de protection<br />

sociale. L’arg<strong>en</strong>t crée aussi des espaces. Il éloigne les pauvres des riches<br />

(banlieues et zones résid<strong>en</strong>tielles), les hommes à haut statut de ceux à bas statut (r<strong>en</strong>forçant<br />

ainsi les distinctions). Chaque personne dans sa classe sociale connaît ses<br />

« périmètres » d'exist<strong>en</strong>ce et ne va pas sur les territoires des autres (certains vont<br />

à l'Opéra, d'autres dans les bistrots, etc.). Personne n'habite le même territoire et<br />

tout un chacun sait où il sera bi<strong>en</strong> accueilli ou au contraire rejeté.<br />

Par le truchem<strong>en</strong>t du temps et de l'espace, l'arg<strong>en</strong>t crée ainsi un monde ordonné, où<br />

chacun trouve une place (qui ne lui sied pas toujours naturellem<strong>en</strong>t), une manière d'être<br />

qui satisfait le besoin de classem<strong>en</strong>t et de prévision des êtres humains. Sans l'opérateur<br />

arg<strong>en</strong>t, la société occid<strong>en</strong>tale n'aurait jamais pu faire de la rationalité<br />

instrum<strong>en</strong>tale l'ordonnatrice de la vie sociale.<br />

Le triomphe des moy<strong>en</strong>s sur les fins ou comm<strong>en</strong>t le moy<strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t fin<br />

Cristallisation du désir, ag<strong>en</strong>t d'abstraction, l'arg<strong>en</strong>t possède une force considérable.<br />

Il devi<strong>en</strong>t, comme le p<strong>en</strong>sait Simmel, « la valeur la plus absolue ». « La valeur<br />

de l'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que moy<strong>en</strong> augm<strong>en</strong>te avec sa valeur <strong>en</strong> tant que moy<strong>en</strong> jusqu'au mom<strong>en</strong>t<br />

où il devi<strong>en</strong>t une valeur absolue et où s'achève la consci<strong>en</strong>ce du but <strong>en</strong> lui 23 . » Le moy<strong>en</strong><br />

est dev<strong>en</strong>u fin. La hiérarchie sociale n'a plus besoin de s'appuyer sur l'affection, la<br />

reconnaissance, la défér<strong>en</strong>ce ou le prestige mais sur la capacité des individus à maîtriser<br />

une sci<strong>en</strong>ce des moy<strong>en</strong>s (cf. le lumineux comm<strong>en</strong>taire de S. Moscovici sur Simmel 24 ).<br />

L'arg<strong>en</strong>t permet donc de favoriser une c<strong>en</strong>tration sur les moy<strong>en</strong>s, sur la question « comm<strong>en</strong>t<br />

» et d'évacuer la question exist<strong>en</strong>tielle fort préoccupante et à laquelle les hommes<br />

n'aim<strong>en</strong>t guère répondre : « Pourquoi ? », quel est le s<strong>en</strong>s de ce qui est <strong>en</strong>trepris ? En<br />

permettant d'oublier la question des fins ou plus exactem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> faisant du moy<strong>en</strong> une<br />

fin <strong>en</strong> soi, l'arg<strong>en</strong>t a favorisé la victoire de la rationalité instrum<strong>en</strong>tale au détrim<strong>en</strong>t<br />

de la rationalité des fins (bi<strong>en</strong> plus complexe à définir et à établir). Ce faisant,<br />

il permet, comme le montr<strong>en</strong>t Simmel et Moscovici, une économie d'effort (il est bi<strong>en</strong><br />

plus simple de s'intéresser à un moy<strong>en</strong>, dont l'ess<strong>en</strong>ce est manipulable, qu'à une fin<br />

qui peut toujours être l'objet de réflexion infinie). Il permet de faire fonctionner le<br />

principe du moindre effort énoncé par Zifp selon lequel tout homme essaie de minimiser<br />

les efforts à accomplir pour atteindre un but déterminé ou <strong>en</strong>core le principe de t<strong>en</strong>dance<br />

à la réduction de t<strong>en</strong>sion évoqué par Freud.<br />

Cette focalisation sur le moy<strong>en</strong> dev<strong>en</strong>u fin-valeur absolue r<strong>en</strong>force le caractère<br />

fétiche de l'arg<strong>en</strong>t qui s'étaye, de plus, dans nos sociétés sur la transformation progressive,<br />

opérée par l'arg<strong>en</strong>t lui-même, des relations humaines et sociales <strong>en</strong> rapports<br />

réifiés, chacun s'id<strong>en</strong>tifiant au moy<strong>en</strong> vénéré et se transformant <strong>en</strong> moy<strong>en</strong> (les hommes<br />

actuellem<strong>en</strong>t sont obsédés par une idée : sont-ils toujours v<strong>en</strong>dables et monnayables ?)<br />

et oubliant qu'il est une fin <strong>en</strong> soi.<br />

Cette transformation de l'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fin et de l'homme <strong>en</strong> moy<strong>en</strong> est la plupart du temps<br />

masquée. Si on peut compr<strong>en</strong>dre que Montesquieu puisse écrire : « C'est presque une règle<br />

générale que partout où il y a des moeurs douces il y a du commerce et que partout où<br />

il y a du commerce il y a des moeurs douces » appuyé par le célèbre S. Johnson qui s'exclamait<br />

: « Il est peu de façons plus innoc<strong>en</strong>tes de passer son temps que de l'employer<br />

à gagner de l'arg<strong>en</strong>t », il est plus étonnant de lire chez Keynes ces lignes : « La pos-<br />

14 15


sibilité de gagner de l'arg<strong>en</strong>t et de constituer une fortune peut canaliser certains p<strong>en</strong>chants<br />

dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativem<strong>en</strong>t<br />

inoff<strong>en</strong>sifs... Il vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son compte <strong>en</strong> banque<br />

que sur ses concitoy<strong>en</strong>s 25 . » Comme quoi, le fétiche a une vertu extraordinaire : de pouvoir<br />

être adoré et <strong>en</strong> même temps dénié, ce qui lui donne une force incomm<strong>en</strong>surable.<br />

La culpabilité devi<strong>en</strong>t motrice<br />

Nos sociétés judéo-chréti<strong>en</strong>nes sont des sociétés de la culpabilité. Depuis Luther,<br />

Calvin et plus récemm<strong>en</strong>t Freud, c'est dev<strong>en</strong>u une évid<strong>en</strong>ce pour chacun. La dette infinie<br />

contractée <strong>en</strong>vers Dieu est motrice. Elle oblige à la rembourser et à savoir qu'il faudra<br />

continuer à payer, sans espérer voir un jour la créance éteinte. Il faut pr<strong>en</strong>dre le mot<br />

dette dans son s<strong>en</strong>s littéral. Si au début du judaïsme comme du christianisme il s'agit<br />

d'une dette mystique, d'une dette morale fondée sur la faute originelle pour laquelle<br />

il n'y a aucune rédemption et qui condamne l'homme au travail et la femme à la souffrance<br />

(« Tu travailleras à la sueur de ton front », « Tu <strong>en</strong>fanteras dans la douleur »,<br />

nous dit la Bible), il n'est plus question de nos jours que d'une dette laïcisée, d'une<br />

dette d'arg<strong>en</strong>t puisque « l'histoire capitaliste est calquée sur le mythe théologique »<br />

(A . A mar 26). D'ailleurs cette dette est concrétisée dans la comptabilité <strong>en</strong> partie<br />

double inv<strong>en</strong>tée par les Lombards : « L'arg<strong>en</strong>t, nous dit A . A mar, est affecté du signe<br />

de la dette. Là où il se trouve, là il est inscrit avec le signe moins. La négation qu'il<br />

conti<strong>en</strong>t est révélée par la notation même qui l'exprime. Dans la comptabilité <strong>en</strong> partie<br />

double, l'arg<strong>en</strong>t matériellem<strong>en</strong>t reçu est inscrit au débit du compte caisse ; le capital,<br />

les réserves, les bénéfices, c'est-à-dire les bi<strong>en</strong>s propres d'une <strong>en</strong>treprise, sont inscrits<br />

au passif du bilan, dans la colonne des dettes. » « Celui qui reçoit, doit », telle<br />

est la règle fondam<strong>en</strong>tale, péniblem<strong>en</strong>t élaborée vers le XVI e siècle. (Et d'ailleurs<br />

qu'est le capitalisme sinon un imm<strong>en</strong>se système d'<strong>en</strong>dettem<strong>en</strong>t ?)<br />

Il faut donc travailler chaque jour, faire toujours plus d'arg<strong>en</strong>t pour rembourser ce<br />

qui ne peut pas être remboursé. Calvin a insisté sur ce point : le pécheur ne sait pas<br />

s'il fera partie des élus, il ne peut que travailler à la plus grande gloire de Dieu et<br />

s'il réussit, il considérera cette réussite comme un indice possible de son élection.<br />

Dieu ne pouvant oublier que triomph<strong>en</strong>t sur terre ceux qu'il n'appellera pas près de lui.<br />

A insi grâce à cet espoir, le protestant (et tous ceux qui se comporteront comme lui)<br />

peut repr<strong>en</strong>dre la maîtrise de son destin. Il travaillera, il s'<strong>en</strong>dettera mais <strong>en</strong> même<br />

temps, <strong>en</strong> faisant de l'arg<strong>en</strong>t, il escompte piéger le désir de Dieu à son égard. L'arg<strong>en</strong>t<br />

devi<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> ce que J. Pouillon, dans une belle formule, a appelé « le fétiche,<br />

piège à dieux », car il s'agit toujours d'essayer de maîtriser, <strong>en</strong> le manipulant, ce<br />

qui de façon fondam<strong>en</strong>tale nous surplombe et nous gouverne. La culpabilité, signe d'une<br />

dette, favorise ainsi le désir de créer de l'arg<strong>en</strong>t, de lui donner un pouvoir car il<br />

semble toujours possible d'user de ce pouvoir (du moins les g<strong>en</strong>s le p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t) pour se<br />

concilier Dieu ou maîtriser les hommes. Mais <strong>en</strong> fait l'av<strong>en</strong>ture capitaliste, liée à<br />

l'éclosion de l'individualisme, qui r<strong>en</strong>d chaque homme (et non chaque collectivité, comme<br />

le p<strong>en</strong>sait le peuple juif) coupable, a contribué à l'instauration de l'arg<strong>en</strong>t comme<br />

fétiche, qui comme tout fétiche fait semblant de servir, mais asservit les homme à sa<br />

loi.<br />

La disparition de l'altérité et l'effacem<strong>en</strong>t de l'homme<br />

Marx avait noté la disparition de tous les li<strong>en</strong>s sociaux et leur remplacem<strong>en</strong>t par le<br />

« paiem<strong>en</strong>t au comptant » et avait dénoncé « les eaux glacées du calcul égoïste ». Simmel<br />

a insisté sur la mise à distance des êtres humains : « Tandis qu'au cours d'une période<br />

antérieure au développem<strong>en</strong>t l'homme devait payer ses rares relations de dép<strong>en</strong>dance par<br />

l'étroitesse de ses li<strong>en</strong>s personnels et souv<strong>en</strong>t par le fait qu'un individu était irremplaçable,<br />

nous trouvons maint<strong>en</strong>ant une comp<strong>en</strong>sation à la multiplicité des relations de<br />

dép<strong>en</strong>dance dans l'indiffér<strong>en</strong>ce que nous pouvons manifester aux personnes avec qui nous<br />

sommes <strong>en</strong> rapport et par la liberté où nous sommes de les remplacer », écrit-il 27 . On<br />

peut aller plus loin et dire que l'arg<strong>en</strong>t nous fait <strong>en</strong>trer dans le règne de la perversion,<br />

où les autres nous sont non seulem<strong>en</strong>t indiffér<strong>en</strong>ts mais devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des êtes<br />

manipulables, jetables ou niables au besoin et où il nous éloigne de la névrose. Pervers<br />

sadiques, pervers apathiques, tels les libertins de Sade, croiss<strong>en</strong>t à loisir dans<br />

notre société. Sade avait prévu le monde de la « vénalité généralisée ». Nous n'<strong>en</strong><br />

sommes pas loin. Si les femmes, pour Sade, devai<strong>en</strong>t être les premières touchées, <strong>en</strong>trer<br />

dans le monde de la prostitution, il se r<strong>en</strong>dait compte que, si sont rejetées celles qui,<br />

par ess<strong>en</strong>ce, sont l'exemple même de l'altérité, les hommes aussi seront pris un jour<br />

dans la tourm<strong>en</strong>te. Car le règne de l'arg<strong>en</strong>t, c'est bi<strong>en</strong> de faire disparaître l'humain<br />

de la scène sociale et de lui substituer des rapports d'objets, des rapports aseptisés,<br />

propres, alors que les êtres humains ont un corps qui respire, qui s<strong>en</strong>t, qui transpire,<br />

qui éructe.<br />

Nouveau r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t : l'arg<strong>en</strong>t, assimilé par les psychanalystes à de la matière<br />

fécale, r<strong>en</strong>d, comme nous v<strong>en</strong>ons de voir, les rapports sociaux inodores sinon inexistants.<br />

L'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> définitive se v<strong>en</strong>ge des humains qui avai<strong>en</strong>t cru le dominer : il se<br />

comporte comme un vampire qui comme tout vampire (c'est-à-dire comme être immortel, sans<br />

image de lui et tout-puissant) sait tout pr<strong>en</strong>dre et ne ri<strong>en</strong> donner. La seule différ<strong>en</strong>ce<br />

pourtant (mais elle est de taille), c'est que le vampire est le seul produit de notre<br />

imagination, alors que l'arg<strong>en</strong>t est un produit de notre action qui a pris son autonomie,<br />

qui s'est constitué <strong>en</strong> fétiche et qui d'un « piège à dieux » s'est transmué subtilem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> un « piège à hommes ».<br />

Notes :<br />

1. Tocqueville r<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> compte de ce processus. « Dans nos sociétés, comme l'arg<strong>en</strong>t y a acquis<br />

une mobilité singulière, passant de mains <strong>en</strong> mains sans cesse, transformant la condition des individus,<br />

élevant ou abaissant la famille, il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire<br />

un effort désespéré et continuer pour le conserver ou l'acquérir. L'<strong>en</strong>vie de s'<strong>en</strong>richir à tout<br />

prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bi<strong>en</strong>-être et des jouissances matérielles<br />

y sont donc les passions les plus communes. » De la démocratie <strong>en</strong> mérique (1835), Paris,<br />

Gallimard, Folio.<br />

2. Citons <strong>en</strong> particulier : E. BORNEMA N, Psychanalyse de l'arg<strong>en</strong>t, tr. fr., Paris, Gallimard,<br />

1978 ; P. LA NTZ, L' rg<strong>en</strong>t, la Mort, Paris, L'Harmattan, 1988 ; S. Moscovic, La Machine à faire<br />

des dieux, Paris, Fayard, 1988.<br />

3. R. Otto, Le Sacré, Paris, Payot, 1949<br />

4. G. A GA MBEN, Homo Sacer, Paris, Le Seuil, 1997.<br />

5. M. ENRIQUEZ, ux carrefours de la haine, Paris, Épi, 1984.<br />

6. J. POUILLON, Fétiches sans fétichisme, Paris, Gallimard, 1970. Nous avons d'ailleurs fort<br />

utilisé ce remarquable numéro auquel nous ferons souv<strong>en</strong>t allusion. Nous nous sommes égalem<strong>en</strong>t<br />

inspirés du bel article de M. TIBON-CORNILLOT: « Fétiches d'Occid<strong>en</strong>t », Connexions, n° 30, 1980.<br />

7. Cité in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 2, op cit.<br />

8. Cité in M. TBION-CORNILLOT, « Fétiches d'Occid<strong>en</strong>t », op. cit.<br />

9. Cité in J. POUILLON, Fétiches sans fétichismes, op. cit.<br />

10. Cité in Nouvelle Revue de pyschanalyse, n° 2, op. cit.<br />

11. A . Binet, « Le Fétichisme dans l'amour », cité in J.-B. PONTA LIS, Prés<strong>en</strong>tation, Nouvelle<br />

Revue de pyschanalyse, n° 2, op. cit.<br />

12. K. MA RX, Le Capital, 1 re section, partie IV, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La<br />

Pléiade.<br />

13. S. FREUD, Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905), nouv. tr. fr., Paris, Gallimard,<br />

1987.<br />

14. S. FREUD, « Le Fétichisme » (1929), in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.<br />

15. G. SIMMEL, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, tr. fr., Paris, PUF, 1987.<br />

16. Cité in M. WEBER, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, tr. fr., 1964 ; tr.<br />

remaniée, Paris, Plon, 1967.<br />

16 17


17. J.-P. VERNA NT, « Raisons du mythe », in Mythe et société <strong>en</strong> Grèce anci<strong>en</strong>ne, Paris, Maspero,<br />

1974.<br />

18. H. DE BA LZA C, cité in S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, op. cit.<br />

19. G. SIMMEL, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, op. cit.<br />

20. Citons son dernier livre : La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.<br />

21. E.T. HA LL, La Dim<strong>en</strong>sion cachée, Paris, Le Seuil, 1971.<br />

22. Cf. dans ce livre l'article de J.-Ph. Bouilloud.<br />

23. G. SIMMEL, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, op. cit.<br />

24. S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, op. cit.<br />

25. Ces trois citations sont extraites de A .O. HIRSCHMA N, Les Passions et les Intérêts, tr.<br />

fr., Paris, PUF, 1980.<br />

26. A . A MA R, « Essai psychanalytique sur l'arg<strong>en</strong>t », in E. BORNEMA N, Psychanalyse de l'arg<strong>en</strong>t,<br />

op. cit.<br />

27. G. SIMMEL, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, op. cit.<br />

Source : Questions d’arg<strong>en</strong>t, sous la direction de Jean-Philippe Bouilloud et Véronique<br />

Gui<strong>en</strong>ne, Desclée de Brouwer, 1999<br />

***<br />

Bernardino Mei, Le Christ neoyant le Temple (1655)<br />

MAMMON<br />

Giovanni Papini<br />

MA MMON<br />

Jésus chasse les marchands du Temple<br />

Jésus est le pauvre. Le pauvre infinim<strong>en</strong>t et rigoureusem<strong>en</strong>t pauvre, pauvre d'une<br />

absolue pauvreté. Le prince de la pauvreté, le seigneur de la parfaite misère. Le pauvre<br />

qui est avec les pauvres, qui est v<strong>en</strong>u pour les pauvres, qui parle aux pauvres, qui donne<br />

aux pauvres, qui travaille pour les pauvres. Le pauvre de grande et éternelle pauvreté.<br />

Le pauvre heureux et riche, qui accepte la pauvreté, qui veut la pauvreté, qui épouse<br />

la pauvreté, qui chante la pauvreté. Le m<strong>en</strong>diant qui fait l'aumône. Le nu qui couvre<br />

les nus. L'affamé qui donne à manger. Le pauvre miraculeux et surnaturel qui transmue<br />

<strong>en</strong> autant de pauvres les faux riches, <strong>en</strong> autant de vrais riches les pauvres.<br />

Il y a des pauvres qui sont pauvres parce qu'ils n'ont jamais été capables de gagner.<br />

Il y a d'autres pauvres qui sont pauvres parce qu'ils distribu<strong>en</strong>t chaque soir ce qu'ils<br />

ont gagné le matin. Et plus ils donn<strong>en</strong>t, plus ils possèd<strong>en</strong>t. Leur richesse — la richesse<br />

de ces pauvres de la seconde espèce — croît à mesure qu'elle est donnée. C'est un amas<br />

qui grossit d'autant plus qu'on <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>d.<br />

Jésus était un de ces pauvres. Et <strong>en</strong> face de l'un d'eux, les riches selon la chair,<br />

selon le monde, selon la matière, les riches avec leurs coffres pleins de tal<strong>en</strong>ts, de<br />

mines, de roupies, de florins, de sequins, d'écus, de livres sterling, de francs, de<br />

marks, de couronnes, de dollars, ne sont que de lam<strong>en</strong>tables loqueteux. Les arg<strong>en</strong>tiers<br />

du Forum, les épulons de Jérusalem, les banquiers de Flor<strong>en</strong>ce et de Francfort, les lords<br />

de Londres, les milliardaires de New York ne sont, <strong>en</strong> comparaison de ces pauvres, que<br />

de tristes indig<strong>en</strong>ts, nus et besogneux, serviteurs sans salaire d'un maître féroce,<br />

condamnés à assassiner chaque jour leur âme. La misère de ces indig<strong>en</strong>ts est tellem<strong>en</strong>t<br />

18 19


épouvantable qu'ils <strong>en</strong> sont réduits à ramasser les pierres qu'ils trouv<strong>en</strong>t dans la boue<br />

et à fouiller dans les excrém<strong>en</strong>ts. Une misère si répugnante que même les pauvres n'arriv<strong>en</strong>t<br />

pas à leur faire la charité d'un sourire.<br />

La richesse est un châtim<strong>en</strong>t, comme le travail. Mais un châtim<strong>en</strong>t plus dur et plus<br />

honteux. Qui est marqué du signe de la richesse a commis, peut-être sans le savoir, un<br />

crime infâme, un de ces forfaits mystérieux et inimaginables qui sont sans nom dans les<br />

langues des hommes. Le riche est sous le poids de la v<strong>en</strong>geance de Dieu et Dieu veut le<br />

mettre à l'épreuve pour voir s'il saura remonter à la divine pauvreté. Car le riche a<br />

commis le péché suprême, le plus abominable et impardonnable. Le riche est l'homme qui<br />

s'est abaissé à cause d'un troc. Il pouvait avoir le Ciel et il a voulu la terre, il<br />

pouvait habiter le Paradis et il a choisi l'Enfer, il pouvait conserver son âme et il<br />

l'a cédée <strong>en</strong> échange de la matière, il pouvait aimer et il a préféré être haï, il pouvait<br />

avoir la félicité et il a désiré la puissance. Personne ne peut le sauver. L'arg<strong>en</strong>t,<br />

dans ses mains, est le métal qui l'<strong>en</strong>sevelit <strong>en</strong>core vivant sous son poids glacé ; c'est<br />

la tumeur qui le consume <strong>en</strong>core vivant et le putréfie ; c'est le feu qui le carbonise<br />

et fait de lui une terrifiante momie noire, une sourde, aveugle, muette, paralytique<br />

momie noire, une charogne spectrale qui t<strong>en</strong>d éternellem<strong>en</strong>t sa main vide dans les cimetières<br />

des siècles. Car personne, à ce méconnaissable pauvre, ne peut faire l'aumône<br />

d'un souv<strong>en</strong>ir.<br />

Il n'y a pour lui qu'un moy<strong>en</strong> de salut : se refaire pauvre, un vrai et humble pauvre,<br />

jeter au loin l'horrible misère de la richesse pour r<strong>en</strong>trer dans la pauvreté. Mais cette<br />

résolution est la plus difficile que puisse pr<strong>en</strong>dre le riche. Le riche, par le fait même<br />

qu'il est pourri et <strong>en</strong>sorcelé par la richesse, est impuissant à seulem<strong>en</strong>t imaginer que<br />

le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t complet à la richesse serait le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t de la rédemption. Et comme<br />

il ne sait pas imaginer une telle abdication, il ne peut même pas considérer, peser l'alternative.<br />

Il est prisonnier dans l'infranchissable prison de soi-même. Pour se libérer<br />

il devrait être déjà libre.<br />

Le riche ne s'apparti<strong>en</strong>t pas, mais apparti<strong>en</strong>t, bi<strong>en</strong> que doué d'âme, aux choses sans<br />

âme. Il n'a pas le temps de p<strong>en</strong>ser, de choisir. L'arg<strong>en</strong>t est un impitoyable maître. Il<br />

ne souffre point d'autres maîtres à ses côtés. Le riche, pris tout <strong>en</strong>tier par le soin<br />

de ses richesses, par le désir ard<strong>en</strong>t d'accroître ses richesses, par les joies matérielles<br />

que lui offr<strong>en</strong>t les bribes de matière qu'on appelle richesses, ne peut p<strong>en</strong>ser<br />

à l'âme. Il ne peut même pas supposer que son âme malade, asphyxiée, mutilée, rongée<br />

des vers, puisse avoir besoin d'être guérie. Il a transféré tout son être dans cette<br />

partie du monde qu'il a le droit d'appeler si<strong>en</strong>ne selon les contrats et les lois, et<br />

dont souv<strong>en</strong>t il n'a même pas le temps, l'<strong>en</strong>vie, la force de jouir. Il doit la servir,<br />

la sauver — il ne peut servir, il ne peut sauver son âme. Toute sa puissance d'amour<br />

est prise par ce lot de matière qui lui commande, qui a pris la place de son âme, qui<br />

lui a ôté tout vestige de liberté.<br />

L'horrible destin du riche ti<strong>en</strong>t dans cette double absurdité : que pour avoir la puissance<br />

de commander aux hommes il est dev<strong>en</strong>u esclave des choses mortes ; que pour acquérir<br />

une partie — et une partie, tout compte fait, si petite ! — il a perdu le tout.<br />

Nulle chose n'est nôtre tant qu'elle est seulem<strong>en</strong>t nôtre. L'homme ne peut ri<strong>en</strong> posséder<br />

— réellem<strong>en</strong>t posséder — <strong>en</strong> dehors de lui-même. Le secret absolu pour posséder les<br />

autres choses est d'y r<strong>en</strong>oncer. À celui qui refuse tout, tout est donné. Mais qui veut<br />

pr<strong>en</strong>dre pour soi, pour soi seul, une portion des bi<strong>en</strong>s du monde, perd dans le même temps<br />

celle qu'il acquiert et toutes les autres. Et <strong>en</strong> même temps il est incapable de se<br />

connaître, de se posséder, de se grandir. Et il n'a plus ri<strong>en</strong>, définitivem<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> :<br />

les choses qui <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce lui apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t mais qui, <strong>en</strong> réalité, le possèd<strong>en</strong>t ; et<br />

il n'a jamais eu son âme, c'est-à-dire l'unique propriété qu'il vaille la peine de posséder.<br />

Il est le plus vide et nu des gueux de tout l'univers. Il n'a ri<strong>en</strong>. Il ne peut<br />

ri<strong>en</strong> donner. Comm<strong>en</strong>t, dès lors, pourrait-il aimer les autres, donner aux autres sa personne<br />

et ce qui lui apparti<strong>en</strong>t, exercer cette amoureuse charité qui le conduirait si<br />

près du Royaume ?<br />

Il n'est ri<strong>en</strong> et n'a ri<strong>en</strong>. Qui n'existe pas ne peut changer ; qui ne possède ne peut<br />

donner. Comm<strong>en</strong>t donc le riche pourrait-il, lui qui ne s'apparti<strong>en</strong>t plus, qui n'a plus<br />

d'âme, transformer l'unique propriété de l'homme <strong>en</strong> quelque chose de plus grand et précieux<br />

?<br />

« Et que sert-il à un homme de gagner tout le monde, s'il perd son âme ? » Cette question<br />

du Christ, naïve comme toutes les révélations, livre le s<strong>en</strong>s exact de la m<strong>en</strong>ace<br />

prophétique. Le riche ne perd pas seulem<strong>en</strong>t l'éternité mais perd, <strong>en</strong>gloutie au fond de<br />

la richesse, sa vie d'ici-bas, son âme prés<strong>en</strong>te, la félicité de la prés<strong>en</strong>te vie terrestre.<br />

« Nul ne peut servir deux maîtres... Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » L'esprit<br />

et l'or sont deux maîtres qui ne souffr<strong>en</strong>t ni partage ni communauté. Ils sont<br />

jaloux : ils veul<strong>en</strong>t tout l'homme. Et l'homme, même s'il le veut, ne se divise pas <strong>en</strong><br />

deux. Tout ici ou tout là. L'or, pour qui sert l'esprit, n'est ri<strong>en</strong> ; l'esprit, pour<br />

qui sert l'or, est un mot qui n'a pas de s<strong>en</strong>s. Qui choisit l'esprit rejette l'or et<br />

toutes les choses qui s'achèt<strong>en</strong>t à prix d'or ; qui désire l'or abolit l'esprit et r<strong>en</strong>once<br />

à tous les bi<strong>en</strong>faits de l'esprit : la paix, la sainteté, l'amour, la parfaite béatitude.<br />

Le premier est un pauvre qui ne parvi<strong>en</strong>t jamais à épuiser son infinie richesse ;<br />

l'autre est un riche qui ne parvi<strong>en</strong>t jamais à s'évader de son infinie misère. Le pauvre<br />

possède, <strong>en</strong> vertu de la mystérieuse loi du r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t, même ce qui n'est pas à lui, à<br />

savoir l'univers tout <strong>en</strong>tier ; le riche ne possède même pas, <strong>en</strong> vertu de la loi de fer<br />

du désir perpétuel, le peu qu'il croit si<strong>en</strong>. Dieu donne infinim<strong>en</strong>t plus que le beaucoup<br />

qu'il a promis ; Mammon ôte jusqu'au très peu qu'il promet. Qui r<strong>en</strong>once à tout a tout<br />

<strong>en</strong> surplus ; qui veut une chose pour soi seul se retrouve <strong>en</strong>fin avec le néant.<br />

Quand on approfondit l'horrible mystère de la richesse, on compr<strong>en</strong>d pourquoi les maîtres<br />

de l'homme ont vu <strong>en</strong> elle le royaume même du démon. Une chose qui coûte moins que<br />

toutes les autres se paie plus que toutes les autres, s'achète au prix de toutes les<br />

autres. Une chose qui n'est ri<strong>en</strong>, dont la valeur effective est nulle, s'acquiert au prix<br />

de tout le reste, <strong>en</strong> échange de toute l'âme, de toute la vie. On troque la chose la plus<br />

précieuse contre la plus vile. Et pourtant même cette infernale absurdité a sa raison<br />

dans l'économie de l'esprit. L'homme est si naturellem<strong>en</strong>t et universellem<strong>en</strong>t attiré par<br />

ce néant nommé richesse que pour le dissuader de cette recherche ins<strong>en</strong>sée il était<br />

nécessaire de fixer un prix si fort, si élevé, si disproportionné, que le seul fait de<br />

le payer serait une preuve péremptoire de dém<strong>en</strong>ce et de faute. Mais même les pactes<br />

absurdes de ce marché — l'éternel pour l'éphémère, la puissance pour la servitude, la<br />

sainteté pour la damnation — ne suffis<strong>en</strong>t pas à détourner les hommes de l’absurde troc<br />

du démon. Les pauvres ne se désespèr<strong>en</strong>t que de ne pouvoir être riches. Ce sont, presque<br />

tous, des pauvres involontaires, qui n’ont pas pu s’emparer de l’or et ont perdu l’esprit<br />

; ce sont de misérables riches qui n’ont pas <strong>en</strong>core de sous.<br />

Car la seule pauvreté qui donne la vraie richesse –la richesse spirituelle- est la<br />

pauvreté volontaire, acceptée, joyeusem<strong>en</strong>t voulue. La pauvreté absolue qui nous r<strong>en</strong>d<br />

libres pour la conquête de l’absolu. Le Royaume des Cieux ne promet pas aux pauvres de<br />

les r<strong>en</strong>dre riches mais veut que les riches, pour y <strong>en</strong>trer, devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t librem<strong>en</strong>t<br />

pauvres.<br />

VENDS TOUT<br />

Le tragique paradoxe qu'implique la richesse justifie l'éternel conseil de Jésus à<br />

ceux qui voulai<strong>en</strong>t le suivre. Tous doiv<strong>en</strong>t donner ce qu'ils ont <strong>en</strong> trop à ceux qui sont<br />

dans le besoin, mais le riche doit tout donner. A u jeune homme qui l'approche et lui<br />

demande ce qu'il doit faire pour être des si<strong>en</strong>s il répond : « Si tu veux être parfait,<br />

va, v<strong>en</strong>ds ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel.<br />

» Donner la richesse n'est pas un sacrifice, une perte, un dommage. C'est au contraire,<br />

20 21


pour Jésus et pour tous ceux qui sav<strong>en</strong>t, un incomm<strong>en</strong>surable gain. « V<strong>en</strong>dez ce que vous<br />

possédez, et donnez-le <strong>en</strong> aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s'us<strong>en</strong>t point, un<br />

trésor inépuisable dans les cieux, où le voleur n'approche point, et où la teigne ne<br />

détruit point. Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cceur... Donne à quiconque<br />

te demande, et ne réclame pas ton bi<strong>en</strong> à celui qui s'<strong>en</strong> empare... Il y a plus de<br />

bonheur à donner qu'à recevoir. »<br />

Il faut donner, et donner sans réserve, joyeusem<strong>en</strong>t et sans calcul. Qui donne pour<br />

avoir n'est pas parfait. Qui fait un don pour recevoir d'autrui, <strong>en</strong> contrepartie, autant<br />

de matière, n'acquiert ri<strong>en</strong>. La récomp<strong>en</strong>se est ailleurs, <strong>en</strong> nous. Il faut donner les<br />

choses non pour qu'elles nous soi<strong>en</strong>t payées par d'autres choses, mais seulem<strong>en</strong>t par la<br />

pureté et le cont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t. « Lorsque tu donnes à dîner ou à souper, n'invite pas tes<br />

amis, ni tes frères, ni tes par<strong>en</strong>ts, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne t'invit<strong>en</strong>t<br />

à leur tour et qu'on ne te r<strong>en</strong>de la pareille. Mais, lorsque tu donnes un festin,<br />

invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras heureux de ce<br />

qu'ils ne peuv<strong>en</strong>t pas te r<strong>en</strong>dre la pareille ; car elle te sera r<strong>en</strong>due à la résurrection<br />

des justes. »<br />

A vant même Jésus, le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t aux richesses fut conseillé aux hommes. Jésus n'a<br />

pas été le premier à faire de la pauvreté un des degrés de la perfection. Le grand Vardhâmana,<br />

le Jina ou Triomphateur, ajouta aux commandem<strong>en</strong>ts de Parva, fondateur du<br />

jaïnisme, l'aparigraha, le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t à toute possession. Le Bouddha, son contemporain,<br />

exhorta ses disciples à un égal r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t. Les Cyniques se dépouillèr<strong>en</strong>t de tout bi<strong>en</strong><br />

matériel pour être indép<strong>en</strong>dants du travail et des hommes, et pouvoir se consacrer d'un<br />

esprit libre à la vérité. Cratès, noble thébain, élève de Diogène, distribua ses<br />

richesses à ses concitoy<strong>en</strong>s et se fit m<strong>en</strong>diant. Platon voulait que les guerriers de sa<br />

République ne possédass<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>. Les Stoïci<strong>en</strong>s, vêtus de pourpre et assis à des tables<br />

incrustées de pierres précieuses, rédigèr<strong>en</strong>t d'éloqu<strong>en</strong>ts éloges de la pauvreté. A ristophane<br />

représ<strong>en</strong>ta sur la scène l'aveugle Pluton disp<strong>en</strong>sant la richesse, comme une<br />

punition, aux seules fripouilles.<br />

Mais chez Jésus l'amour de la pauvreté n'est pas une règle ascétique ou une défroque<br />

d'orgueilleuse ost<strong>en</strong>tation. Timon d'A thènes, qui à force de générosités sans discernem<strong>en</strong>t<br />

se réduit à la pauvreté après avoir nourri une cohorte de parasites, n'est pas le<br />

pauvre selon le coeur du Christ. Timon est pauvre par la faute de sa vanité : il a donné<br />

à tous, sans distinction, même à qui n'avait pas besoin, pour gagner le r<strong>en</strong>om de magnanime<br />

et libéral. Cratès, qui se dépouille de ses bi<strong>en</strong>s pour imiter Diogène, est esclave<br />

de l'orgueil ; il veut faire quelque chose de différ<strong>en</strong>t des autres, acquérir le nom de<br />

philosophe et de sage. La m<strong>en</strong>dicité des Cyniques est une forme pittoresque de morgue ;<br />

la pauvreté des guerriers de Platon est une mesure de prud<strong>en</strong>ce politique. Car la pauvreté<br />

est nécessaire même dans les sociétés humaines qui se form<strong>en</strong>t et s'affirm<strong>en</strong>t. Les<br />

premières républiques vainquir<strong>en</strong>t et fleurir<strong>en</strong>t aussi longtemps que leurs citoy<strong>en</strong>s se<br />

cont<strong>en</strong>tèr<strong>en</strong>t, comme dans la vieille Sparte et la vieille Rome, d'une stricte pauvreté<br />

et elles déchur<strong>en</strong>t dès qu'ils estimèr<strong>en</strong>t l'or plus que la vie « sobre et pudique 1 ».<br />

Mais les anci<strong>en</strong>s ne méprisai<strong>en</strong>t pas la richesse <strong>en</strong> soi. Ils la t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t pour dangereuse<br />

quand elle s'accumulait <strong>en</strong>tre les mains d'un petit nombre ; ils la t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t pour injuste<br />

quand elle n'était pas dép<strong>en</strong>sée avec une judicieuse libéralité. Mais Platon, qui désire<br />

pour les citoy<strong>en</strong>s une condition moy<strong>en</strong>ne, éloignée autant de l'abondance que du dénuem<strong>en</strong>t,<br />

compte la richesse au nombre des bi<strong>en</strong>s de l'homme. Il la place au dernier rang<br />

mais ne l'écarte pas. Et A ristophane s'ag<strong>en</strong>ouillerait devant Pluton si le dieu aveugle<br />

recouvrait la vue et accordait ses richesses aux g<strong>en</strong>s comme il faut.<br />

Dans l'Évangile la pauvreté n'est pas un affiquet philosophique, ni non plus une mode<br />

mystique. Il ne suffit pas d'être pauvre pour avoir droit de citoy<strong>en</strong>neté dans le Royaume.<br />

Il ne suffit pas de r<strong>en</strong>oncer aux richesses et de dev<strong>en</strong>ir pauvre pour dev<strong>en</strong>ir aussitôt<br />

parfait. La pauvreté du corps est une exig<strong>en</strong>ce préliminaire, comme la pauvreté de l'esprit.<br />

Qui n'est pas convaincu d'être <strong>en</strong> bas ne p<strong>en</strong>se pas à s'élever vers le haut ; qui<br />

ne s'est pas détaché de toute possession matérielle, bandeau qui couvre les yeux et<br />

emprisonne les ailes, ne sait retrouver l'appét<strong>en</strong>ce des bi<strong>en</strong>s ess<strong>en</strong>tiels.<br />

Le pauvre, quand il ne souffre pas de sa pauvreté, quand il se glorifie de la pauvreté<br />

au lieu de se tourm<strong>en</strong>ter à la convertir <strong>en</strong> richesse, est bi<strong>en</strong> plus près de la<br />

perfection morale que le riche. Mais le riche qui s'est dépouillé <strong>en</strong> faveur des pauvres<br />

et a choisi de vivre aux côtés de ses nouveaux frères est <strong>en</strong>core plus près de la perfection<br />

de celui qui est né et a grandi dans la pauvreté. Qu'une grâce aussi rare et<br />

prodigieuse lui soit échue est un gage assuré de toutes les espérances. R<strong>en</strong>oncer à ce<br />

que l'on n'a jamais eu peut être méritoire parce que l'imagination grandit les choses<br />

abs<strong>en</strong>tes, mais r<strong>en</strong>oncer à tout ce que l'on a possédé et qui fut <strong>en</strong>vié de tous est le<br />

signe de la suprême perfectibilité.<br />

Le pauvre, qui est sobre, chaste, simple et sait se cont<strong>en</strong>ter, parce que lui manqu<strong>en</strong>t<br />

les moy<strong>en</strong>s et l'occasion, est porté à chercher une comp<strong>en</strong>sation dans des plaisirs qui<br />

ne coût<strong>en</strong>t pas d'arg<strong>en</strong>t et comme une revanche dans une supériorité spirituelle que ne<br />

peuv<strong>en</strong>t lui disputer ceux qui jouiss<strong>en</strong>t de la vie. Mais souv<strong>en</strong>t ses vertus découl<strong>en</strong>t de<br />

l'impuissance ou de l'ignorance : il ne prévarique pas parce qu'il n'a pas de pouvoir,<br />

il ne thésaurise pas parce qu'il n'a pas le strict nécessaire, il n'est pas ivrogne et<br />

bordelier parce que les taverniers et les catins ne font pas crédit. Sa vie, souv<strong>en</strong>t<br />

pénible, servile, sans lumière, rachète ses fautes. Et la douleur lui fait tourner les<br />

yeux vers le haut, <strong>en</strong> quête de consolations. Nous faisons si peu pour les pauvres que<br />

nous n'avons pas le droit de les juger. Tels qu'ils sont, abandonnés de leurs frères,<br />

t<strong>en</strong>us loin de ceux qui pourrai<strong>en</strong>t parler à leur coeur, évités par qui ne peut supporter<br />

leur malpropre voisinage, exclus des mondes de l'intellig<strong>en</strong>ce et de l'art qui r<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t<br />

la misère, par mom<strong>en</strong>ts, plus supportable, les pauvres sont, dans l'universelle misère,<br />

les moins impurs des hommes. Plus aimés ils serai<strong>en</strong>t plus parfaits : qui les a laissés<br />

seuls aurait le coeur de les condamner ?<br />

Jésus aimait les pauvres. Il les aimait pour la pitié qu'il avait d'eux ; il les<br />

aimait parce qu'il les s<strong>en</strong>tait plus proches de son âme, plus préparés à l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Il<br />

les aimait parce qu'ils lui donnai<strong>en</strong>t chaque jour la félicité de servir, de pouvoir<br />

donner du pain aux affamés, de la force aux faibles, de l'espoir aux souffrants.<br />

Jésus aimait les pauvres parce qu'<strong>en</strong> eux, par raison de justice, il voyait les légitimes<br />

habitants du Royaume ; il aimait les pauvres parce qu'ils r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t plus facile,<br />

par le stimulant de la charité, le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t des riches. Mais plus que tous, il aimait<br />

les pauvres qui avai<strong>en</strong>t été riches et qui par amour du Royaume s'étai<strong>en</strong>t faits pauvres.<br />

Leur r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t était le plus grand acte de foi <strong>en</strong> sa promesse. Ils avai<strong>en</strong>t donné ce<br />

qui <strong>en</strong> absolu n'est ri<strong>en</strong> mais est tout aux yeux du monde, pour la certitude de participer<br />

à une vie plus parfaite. Ils avai<strong>en</strong>t dû vaincre <strong>en</strong> eux-mêmes un de ces instincts<br />

les plus profondém<strong>en</strong>t incarnés dans l'homme. Jésus, né pauvre, parmi les pauvres, pour<br />

les pauvres, n'a jamais r<strong>en</strong>ié ses frères. À eux il a donné l'abondance fructueuse de sa<br />

divine pauvreté. Mais il cherchait, du fond du coeur, le pauvre qui n'a pas toujours<br />

été pauvre : le riche prêt à se faire pauvre pour l'amour de lui. Il le cherchait : peutêtre<br />

ne l'a-t-il jamais trouvé. Mais il se s<strong>en</strong>tait plus t<strong>en</strong>drem<strong>en</strong>t le frère de cet<br />

inconnu invoqué que de tous les dociles quêteurs qui se serrai<strong>en</strong>t autour de lui.<br />

1 Dante, Paradis, XV, 99 ; c'est la Flor<strong>en</strong>ce du bon vieux temps.<br />

Source : Giovanni Papini, Histoire du Christ, 1921<br />

(Editions De Fallois, L’Âge d’Homme, 2010 - http://www.lagedhomme.com)<br />

22 23


Adoraon du Veau d’Or - série de cartes bibliques publiées <strong>en</strong> 1901<br />

par la Provid<strong>en</strong>ce Lithograph Company<br />

L’ARGENT ET LE MONDE DE LA SERVITUDE<br />

Pierre Macherey<br />

Les considérations que, à la fin de La question juive, Marx consacre à la<br />

puissance de l’arg<strong>en</strong>t et au monde de servitude qui <strong>en</strong> est le résultat sont puissamm<strong>en</strong>t<br />

éclairées par le texte de Hess. La condamnation de l’arg<strong>en</strong>t, c’est-à-dire<br />

de l’équival<strong>en</strong>t universel qui, <strong>en</strong> permettant d’échanger tout avec tout, a fait de<br />

la réalité objective un tout indiffér<strong>en</strong>cié dans lequel les valeurs propres de<br />

l’homme ont été absorbées - Marx et Hess insist<strong>en</strong>t tous deux sur le fait que l’amour<br />

même est dev<strong>en</strong>u vénal dans la société corrompue <strong>en</strong> profondeur par l’arg<strong>en</strong>t -, est<br />

une protestation révoltée contre l’état d’aliénation dans lequel l’humanité a été<br />

plongée, s’est plongée sans même s’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte, <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ant l’objet de son<br />

objet, suivant un mécanisme de séparation qui est exactem<strong>en</strong>t le même que celui dont<br />

procède le fonctionnem<strong>en</strong>t de la consci<strong>en</strong>ce religieuse. Dieu et la marchandise<br />

tarifée sont les deux fétiches du monde moderne, les deux grandes figures du<br />

retournem<strong>en</strong>t qui a fait des objets des sujets, des moy<strong>en</strong>s des fins, mettant tous<br />

les aspects de la vie humaine s<strong>en</strong>s dessus dessous. Marx s’<strong>en</strong> souvi<strong>en</strong>dra lorsque,<br />

dans la section 1 du livre I du Capital, il analysera les conditions dans lesquelles<br />

le cycle “naturel” M-A -M s’est transformé <strong>en</strong> celui, artificiel, A -M-A . Ici aussi,<br />

les moy<strong>en</strong>s sont transmués <strong>en</strong> fins: l’arg<strong>en</strong>t n’est plus le moy<strong>en</strong> de la circulation<br />

des marchandises, mais ce sont les marchandises qui sont dev<strong>en</strong>ues le moy<strong>en</strong> de la<br />

circulation de l’arg<strong>en</strong>t, ce qui les a complètem<strong>en</strong>t détachées de leur producteur;<br />

elles ont cessé d’être des choses humaines et sont dev<strong>en</strong>ues des valeurs économiques<br />

suivant un processus d’ess<strong>en</strong>ce “mystique”.<br />

Mais, pour rev<strong>en</strong>ir au texte de Marx, qui insiste beaucoup plus lourdem<strong>en</strong>t<br />

que celui de Hess sur cet aspect de la chose, qu’y a-t-il de tellem<strong>en</strong>t “judaïque”<br />

dans l’arg<strong>en</strong>t ? Les hypothèses avancées par J.J. Goux dans Les iconoclastes (éd.<br />

Seuil, 1978, cité LI ; cf. principalem<strong>en</strong>t la deuxième étude recueillie dans ce<br />

volume sous le titre “Le temple d’utopie”, p. 31 et sq., où sont comm<strong>en</strong>tés la Jud<strong>en</strong>frage<br />

de Marx et Zur Geldwes<strong>en</strong> de Hess), permett<strong>en</strong>t d’avancer dans la résolution<br />

de ce problème. Goux, qui risque dans son livre un audacieux parallèle <strong>en</strong>tre Marx<br />

et Freud, “ces fils infidèles mais indubitables du judaïsme” (LI, p. 7), et poursuit<br />

une <strong>en</strong>quête, d’inspiration davantage jungi<strong>en</strong>ne que freudi<strong>en</strong>ne, au sujet de<br />

“l’inconsci<strong>en</strong>t culturel” (LI, p. 45) sur le fond duquel s’accomplit la démarche de<br />

ces deux auteurs, avance une interprétation du judaïsme qui pr<strong>en</strong>d pour matériau<br />

principal la tradition mosaïque. Qu’a fait Moïse <strong>en</strong> instituant le peuple juif ? Il<br />

a installé, <strong>en</strong> <strong>en</strong> effectuant dramatiquem<strong>en</strong>t la mise <strong>en</strong> scène au cours de l’épisode<br />

du Sinaï, le nouveau principe de la loi du père, <strong>en</strong> totale rupture avec le culte<br />

hédoniste des mères, lui-même viscéralem<strong>en</strong>t attaché aux valeurs singulières de la<br />

vie, et de ce fait exposé aux t<strong>en</strong>tations illégitimes mais combi<strong>en</strong> séduisantes de<br />

l’inceste. C’est la dure loi du père qui, sur fond de sévérité et de viol<strong>en</strong>ce, prohibe<br />

l’inceste, et tout ce qui va avec, c’est-à-dire l’esprit de particularité, le<br />

goût amolli des réalités concrètes. Il s’agit d’une grande révolution politique qui<br />

a aussi une dim<strong>en</strong>sion philosophique: elle met <strong>en</strong> place le règne de l’universalisme<br />

abstrait, <strong>en</strong> effectuant la rupture avec le monde des choses et de leurs représ<strong>en</strong>tations<br />

s<strong>en</strong>sibles, assurant ainsi le triomphe de la médiation sur l’immédiateté,<br />

et <strong>en</strong> particulier l’immédiateté des réalités corporelles qui sont spécifiquem<strong>en</strong>t<br />

l’affaire des mères.<br />

C’est pourquoi le judaïsme mosaïque est iconoclaste dans son principe profond:<br />

au culte des images matérielles, et <strong>en</strong> particulier des figures animales, il<br />

substitue la prés<strong>en</strong>ce austère et sévère du temple vide, dont la structure est, à<br />

l’exclusion de toute autre détermination, un lieu d’appel pour la pure idée. A insi<br />

est née la spiritualité pure, anti-naturelle, avec son consubstantiel négativisme,<br />

25


associé à la conviction qu’il y a un au-delà des choses visibles qui est par définition<br />

de l’ordre de l’irreprés<strong>en</strong>table, <strong>en</strong> relation avec l’imm<strong>en</strong>sité, la sublimité,<br />

et donc l’insaisissable inconfigurabilité de la puissance paternelle qu’on ne peut<br />

palper comme on le fait directem<strong>en</strong>t du sein maternel. Or, selon une logique comparable,<br />

l’arg<strong>en</strong>t, qui, étant signe pour tout, n’est image de ri<strong>en</strong>, à la place des<br />

flux indéfinim<strong>en</strong>t diversifiés de l’imaginaire instaure l’ordre unifié du symbolique<br />

<strong>en</strong> procédant à l’expulsion des s<strong>en</strong>sibles (de l’arg<strong>en</strong>t, la langue populaire dit<br />

qu’on le “palpe” : mais, <strong>en</strong> réalité, <strong>en</strong> le palpant, on ne palpe ri<strong>en</strong> de précisém<strong>en</strong>t<br />

assignable; on ne palpe que ce vide à travers lequel toutes choses devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

échangeables) :<br />

c’est la condition pour qu’il puisse fixer sur lui la loi des<br />

échanges <strong>en</strong> dissolvant la particularité concrète des choses, leur valeur d’usage.<br />

Il serait ainsi la manifestation par excell<strong>en</strong>ce de l’universalisme abstrait de la<br />

Loi, l’autre nom de la Loi. On compr<strong>en</strong>d alors pourquoi l’arg<strong>en</strong>t peut être considéré<br />

comme étant culturellem<strong>en</strong>t “judaïque”, et pourquoi, pour des raisons qui n’ont<br />

ri<strong>en</strong> de bassem<strong>en</strong>t matériel, mais qui relèv<strong>en</strong>t au contraire de la spiritualité la<br />

plus haute, il y a un li<strong>en</strong> fort <strong>en</strong>tre les juifs et l’arg<strong>en</strong>t, ce qui ne ti<strong>en</strong>t aucunem<strong>en</strong>t<br />

au fait que, amassant et <strong>en</strong>tassant des richesse avec leurs nez crochus de<br />

rapaces, ils aurai<strong>en</strong>t naturellem<strong>en</strong>t vocation à thésauriser: car, précisém<strong>en</strong>t, il<br />

n’y a ri<strong>en</strong> de naturel, ri<strong>en</strong> de “racial”, qui serait de l’ordre de l’inné, dans l’intérêt<br />

des juifs pour l’arg<strong>en</strong>t, mais quelque chose de culturel, expression d’une<br />

spiritualité élevée, à propos de laquelle on peut aller jusqu’à dire qu’elle<br />

définit l’esprit même de toute spiritualité.<br />

Du même coup, la révolte contre l’arg<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d une nouvelle signification.<br />

Elle exprime à sa manière le retour du refoulé, c’est-à-dire du désir de la mère.<br />

De ce retour, Goux voit le témoignage dans l’histoire de la culture avec l’opposition<br />

du christianisme et du judaïsme. Le christianisme, avec ses églises pleines<br />

d’images de saints (de seins ?), aurait effectué la réhabilitation du culte des<br />

mères et de ses brûlants attraits : ce qui avait été chassé est rev<strong>en</strong>u, et à la<br />

religion de la peur qu’est le judaïsme s’est substituée la religion de l’amour<br />

qu’est le christianisme. De ce point de vue, Feuerbach, auquel Goux, avec raison,<br />

reconnaît une place aussi émin<strong>en</strong>te que celle de Kant ou de Hegel dans l’histoire<br />

de la philosophie, serait le p<strong>en</strong>seur chréti<strong>en</strong> par excell<strong>en</strong>ce : sa philosophie, qui<br />

exploite le voeu de la scission surmontée et effacée, exprime ce retour du refoulé,<br />

cette libération du désir saisi dans la plénitude de sa naturalité dont le christianisme<br />

dans ses formes pures non dégénérées aurait été lui-même l’avant-coureur.<br />

La dénonciation des ravages de l’arg<strong>en</strong>t sur la vie humaine n’est <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce<br />

que la reprise sur un autre plan de la critique théologique qui conduit à redonner<br />

le premier rang aux valeurs imman<strong>en</strong>tes de l’<strong>en</strong>-deçà s<strong>en</strong>sible, sur fond de communion<br />

et d’amour. Et pourquoi pas sur fond de communisme ? Les premiers chréti<strong>en</strong>s<br />

n’ont-ils pas aussi été les premiers “communistes” de l’histoire humaine ?<br />

Cette construction peut paraître extrêmem<strong>en</strong>t fragile. Elaborée à partir d’un<br />

unique symptôme, qui est la haine des images, phénomène culturel qui traverse une<br />

grande partie de l’histoire humaine, elle systématise à l’excès une réalité sans<br />

doute infinim<strong>en</strong>t plus complexe, et débouche sur des conclusions difficilem<strong>en</strong>t sout<strong>en</strong>ables<br />

: Goux n’a guère pour justifier son idée que le christianisme signifie le<br />

retour du culte des mères que la référ<strong>en</strong>ce à une tradition médiévale mal id<strong>en</strong>tifiée<br />

qui prés<strong>en</strong>terait Marie comme étant à la fois la mère et l’épouse du Christ<br />

(LI, p. 28), et restitue du même coup à la religion de l’amour son ambiance<br />

trouble de chambre nuptiale incestueuse. Sans être un théologi<strong>en</strong> professionnel, on<br />

aura peine à admettre que le christianisme est la religion qui, par le biais de<br />

l’incarnation, a ram<strong>en</strong>é Dieu à la mesure de l’homme, évacuant du même coup toute<br />

transc<strong>en</strong>dance, toute aspiration à un au-delà du monde et des choses, comme le souti<strong>en</strong>t<br />

Goux. Feuerbach dit-il d’ailleurs autre chose <strong>en</strong> démontant l’ess<strong>en</strong>ce du<br />

christianisme, dans lequel il voit la figure par excell<strong>en</strong>ce de la religion du<br />

déchirem<strong>en</strong>t et de la scission ? A cela s’ajoute, sur un plan plus général, que<br />

l’idée d’un inconsci<strong>en</strong>t culturel, fût-il judaïque ou chréti<strong>en</strong>, est très sujette à<br />

caution, et ne pourrait donner lieu à la rigueur, avec une extrême prud<strong>en</strong>ce, qu’à<br />

un usage critique.<br />

Donc, il ne s’agit que d’une construction, ce que son auteur reconnaîtrait<br />

sans doute volontiers. Mais prise comme telle, <strong>en</strong> tant que construction, elle peut<br />

r<strong>en</strong>dre de grands services <strong>en</strong> stimulant une relecture de textes comme ceux de Marx<br />

et de Hess, ce qu’elle fait <strong>en</strong> leur posant la question suivante : étant donné l’opposition<br />

<strong>en</strong>tre l’esprit du judaïsme et celui du christianisme qui vi<strong>en</strong>t d’être<br />

précisée, sur quel bord de cette opposition se situ<strong>en</strong>t-ils? Leur p<strong>en</strong>sée est-elle<br />

culturellem<strong>en</strong>t judaïque ou chréti<strong>en</strong>ne ? Sont-ils pour le retour au culte des mères<br />

ou pour le règne de la loi du père ? Or la réponse que Goux apporte à cette interrogation<br />

est très intéressante: elle consiste à dire que les deux auteurs sont<br />

simultaném<strong>en</strong>t des deux côtés, juifs et chréti<strong>en</strong>s, et de ce fait possédés par une<br />

ambival<strong>en</strong>ce et une mauvaise consci<strong>en</strong>ce culturelle qui font la singularité et l’intérêt<br />

de leur p<strong>en</strong>sée. Bi<strong>en</strong> sûr, ni Marx ni Hess n’admettrai<strong>en</strong>t le principe de cette<br />

opposition : l’un et l’autre insist<strong>en</strong>t sur le fait que le christianisme est le<br />

judaïsme “achevé”, et cette idée d’achèvem<strong>en</strong>t joue un rôle important dans leurs<br />

analyses.<br />

Marx à la fois juif et chréti<strong>en</strong>, on serait presque t<strong>en</strong>té de dire maranne,<br />

qu’est-ce à dire ? Pour le compr<strong>en</strong>dre, il faut rev<strong>en</strong>ir à la critique de l’arg<strong>en</strong>t<br />

et à ses arrière-plans qui sont plus complexes qu’il ne semble au premier abord.<br />

Qu’est-ce que Marx, avec Hess ou à sa suite, critique dans l’arg<strong>en</strong>t ? Son statut<br />

d’idole, de fétiche, par lequel il est cause de l’aliénation humaine. Or Moïse<br />

avait été le tout premier à rejeter les idoles, fondant ainsi l’esprit juif. Que<br />

font Hess et Marx lorsqu’ils critiqu<strong>en</strong>t l’arg<strong>en</strong>t ? Ils critiqu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> juifs leur<br />

propre judaïsme dont ils sont les héritiers infidèles. Dans le refus des idoles<br />

- et, si l’arg<strong>en</strong>t est une idole, c’est dans la mesure où il n’est pas une idole<br />

comme les autres, ce qui fait que son universalisme est fondé sur le rejet des<br />

idoles : il est la fois plus fétiche que tous les fétiches et le non-fétiche, ce<br />

qui est source de toutes sortes de paradoxes -, ils diagnostiqu<strong>en</strong>t une nouvelle<br />

forme du culte des idoles. Et ce qu’ils recherch<strong>en</strong>t, de manière parfaitem<strong>en</strong>t utopique,<br />

c’est à <strong>en</strong> finir une fois pour toutes avec les idoles, à effacer toute<br />

idolâtrie du coeur de l’homme. Ici, il faut citer :<br />

« Le judaïsme supprime toute t<strong>en</strong>tation idolâtrique par l’exig<strong>en</strong>ce iconoclaste<br />

sévère, l’interdiction de figurer. Mais <strong>en</strong> revanche (ou par là même),<br />

il mainti<strong>en</strong>t le clivage, l’altérité - il pose l’autre scène comme irréductible.<br />

Le christianisme, par le dogme du “Dieu fait Homme”, lève quelque chose<br />

du clivage, de la scission, et il restitue un champ de projections imaginaires,<br />

symboliques. Or, Marx, à partir de la mise <strong>en</strong> cause feuerbachi<strong>en</strong>ne du christianisme,<br />

est conduit à cumuler la critique judaïque iconoclaste (de la<br />

projection cristallisée <strong>en</strong> idole) et la critique de la scission, de l’altérité,<br />

du clivage. L’abs<strong>en</strong>ce de fétiche n’a plus pour corollaire le clivage du<br />

sujet d’avec un Tout autre infigurable, il s’accompagne de la ressaisie<br />

totale, par le sujet humain, de ses projections imaginaires, et même des réifications<br />

symboliques. Cette réappropriation subjective complète des prédicats<br />

transférés sur le divin, c’est l’<strong>en</strong>treprise même de l’athéisme; on peut reconnaître<br />

son mouvem<strong>en</strong>t comme ses bords, à partir de l’inauguration<br />

feuerbachi<strong>en</strong>ne et à travers Marx, Nietzsche, Freud. L’athéisme ne peut avoir<br />

pour corollaire qu’une toute nouvelle économie de la consci<strong>en</strong>ce de soi dont<br />

Feuerbach a su esquisser le procès et dont tous ceux qui l’ont suivi se trouv<strong>en</strong>t<br />

tributaires, même indirectem<strong>en</strong>t... » (LI, p. 45).<br />

Ce passage du livre de Goux conti<strong>en</strong>t une définition de l’athéisme qui mérite<br />

de ret<strong>en</strong>ir l’att<strong>en</strong>tion : l’athéisme est cet effort de réappropriation totale de<br />

l’homme à lui-même, qui ne peut avoir que la forme d’un idéal, voire même d’un voeu<br />

pieux. Feuerbach, et Hess et le jeune Marx à sa suite, est <strong>en</strong> réalité dans la posi-<br />

26 27


tion d’un fondateur de religion : il jette les bases de la religion de l’homme ou<br />

humanisme athée, qui pose l’homme comme l’unique Dieu de l’homme et programme du<br />

même coup, non sans une certaine naïveté qu’il va d’ailleurs jusqu’à afficher, la<br />

fin de toutes ses aliénations, non seulem<strong>en</strong>t religieuse, mais aussi politique et<br />

économique. De là la dim<strong>en</strong>sion foncièrem<strong>en</strong>t utopique de cet athéisme qui présuppose<br />

la possibilité pour l’homme de récupérer la plénitude de son ess<strong>en</strong>ce, alors<br />

même qu’il est de la nature de cette ess<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> tant qu’ess<strong>en</strong>ce précisém<strong>en</strong>t, de<br />

devoir être perdue, puisqu’elle est le produit d’une division, d’une scission,<br />

comme Hegel l’avait déjà lumineusem<strong>en</strong>t expliqué dans sa Logique de l’Ess<strong>en</strong>ce. De<br />

là toutes les ambiguïtés de la position athée qui repose sur la prét<strong>en</strong>tion de dissiper<br />

sans résidu les ambiguïtés, alors même qu’elle s’<strong>en</strong> nourrit à son insu.<br />

Obscure clarté qui tombe des étoiles. Oxymore tournant sur soi sans fin.<br />

Mais nous ne pouvons <strong>en</strong> rester là. Il faut qu’une nouvelle fois nous <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ions<br />

au texte de Marx, à ces dernières <strong>page</strong>s de La question juive qui expos<strong>en</strong>t la<br />

confrontation de l’homme réel aux puissances “judaïques” de l’arg<strong>en</strong>t dans le<br />

contexte du monde de la servitude, afin de mieux compr<strong>en</strong>dre ce qu’il y a là-dedans<br />

de judaïque ou de chréti<strong>en</strong>, ou peut-être les deux. Marx dit bi<strong>en</strong> que le fétichisme<br />

marchand est la forme économique du religieux, et <strong>en</strong> celà il reste feuerbachi<strong>en</strong>.<br />

Mais à cette grille d’interprétation, il <strong>en</strong> superpose une autre <strong>en</strong> faisant nettem<strong>en</strong>t<br />

la distinction <strong>en</strong>tre le fétichisme pratique des juifs et le fétichisme<br />

théorique des chréti<strong>en</strong>s. A y regarder d’un peu près, nous voyons que Marx dit ici<br />

le contraire de Goux : ce qui, à ses yeux, distingue les juifs, c’est leur “esprit<br />

pratique” (der praktisch-jüdische Geist, KMQJ, p. 52), et non une prédilection de<br />

type théorique pour l’universalisme abstrait, source de toute spiritualité. C’est<br />

pourquoi le lieu naturel où s’épanouit le tempéram<strong>en</strong>t judaïque est la société<br />

civile, et ses souterraines latrines, et non l’Etat, et ses salons situés à l’étage<br />

noble :<br />

« C’est de ses propres <strong>en</strong>trailles que la société civile <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre continuellem<strong>en</strong>t<br />

le juif. Quel était <strong>en</strong> soi et pour soi le fondem<strong>en</strong>t de la religion<br />

juive ?<br />

Le besoin pratique, l’égoïsme. C’est pourquoi le monothéisme du juif est, dans<br />

la réalité, le polythéisme des besoins multiples, un polythéisme qui fait même<br />

des lieux d’aisance l’objet de la loi divine. Le besoin pratique, l’égoïsme,<br />

voilà le principe de la société civile, et il se manifeste comme tel dans toute<br />

sa pureté dès que la société civile a achevé de mettre au monde l’Etat politique.<br />

Le dieu du besoin pratique et de l’intérêt personnel, c’est l’arg<strong>en</strong>t »<br />

(KMQJ, p. 52).<br />

Ces lignes confirm<strong>en</strong>t une hypothèse qui a déjà été avancée : ce que Marx<br />

appelle métaphoriquem<strong>en</strong>t “le juif”, c’est l’homme de la société civile, pour autant<br />

que, par le jeu de son “esprit pratique”, il <strong>en</strong> épouse le plus étroitem<strong>en</strong>t les<br />

nécessités et les intérêts. Or pour pouvoir se vouer <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t au culte du besoin<br />

pratique, qui est sa vraie religion, sa religion d’<strong>en</strong> bas, le système auquel cet<br />

homme a voué l’ess<strong>en</strong>tiel de sa vie doit expulser hors de ses cycles purem<strong>en</strong>t économiques,<br />

dont l’arg<strong>en</strong>t est le symbole dominant, tout ce qui pourrait <strong>en</strong><br />

compromettre l’autonomie et le libre déroulem<strong>en</strong>t : de là la naissance de l’Etat<br />

politique, rejeté hors de la société civile, et élevé dans un ciel d’idéalité qui<br />

<strong>en</strong> masque les origines <strong>en</strong> dissimulant ce fait fondam<strong>en</strong>tal que, si l’Etat et ses<br />

droits sacrés exist<strong>en</strong>t, c’est pour satisfaire de façon détournée une exig<strong>en</strong>ce profane<br />

de la société civile qui, <strong>en</strong> sous-main, continue à m<strong>en</strong>er le jeu, tout <strong>en</strong><br />

prét<strong>en</strong>dant se plier sans discussion à la loi de l’Etat. L’Etat est <strong>en</strong> quelque sorte<br />

le fétiche de la société civile qui projette <strong>en</strong> lui ses craintes de manière à mieux<br />

les exorciser et à s’<strong>en</strong> débarrasser : l’Etat est le gr<strong>en</strong>ier de la société civile<br />

où elle <strong>en</strong>tasse tout ce qui ne peut plus lui être d’une utilité directe.<br />

Mais ce fétiche qu’est l’Etat n’est qu’un fantoche. Le vrai Dieu qu’adore<br />

l’homme de la société civile, le juif, c’est l’arg<strong>en</strong>t. Parv<strong>en</strong>u à ce point de son<br />

analyse, Marx repr<strong>en</strong>d la définition de l’arg<strong>en</strong>t comme équival<strong>en</strong>t universel dans<br />

lequel se dissolv<strong>en</strong>t toutes les particularités des choses existantes, cette définition<br />

qui se trouve aussi chez Hess :<br />

“L’arg<strong>en</strong>t est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soimême.<br />

C’est pourquoi il a dépouillé le monde <strong>en</strong>tier, le monde des hommes ainsi<br />

que la nature de leur valeur originelle. L’arg<strong>en</strong>t, c’est l’ess<strong>en</strong>ce aliénée du<br />

travail et de la vie de l’homme, et cette ess<strong>en</strong>ce étrangère le domine, et il<br />

l’adore.” (KMQJ, p. 52)<br />

Remarquons qu’<strong>en</strong> parlant au passage de “l’ess<strong>en</strong>ce aliénée du travail”, Marx est<br />

très proche de la notion de travail salarié qu’il mettra pleinem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> oeuvre et<br />

analysera dans les Manuscrits de 44. L’homme qui soumet sa vie et son travail à la<br />

loi de l’arg<strong>en</strong>t est aliéné dans son ess<strong>en</strong>ce. Et tous ceux qui s’abandonn<strong>en</strong>t à cette<br />

soumission, <strong>en</strong> laquelle ils croi<strong>en</strong>t voir un moy<strong>en</strong> privilégié de réaliser leur<br />

ess<strong>en</strong>ce, sont des juifs qui s’ignor<strong>en</strong>t, de vils adorateurs du Dieu-arg<strong>en</strong>t.<br />

Il y a bi<strong>en</strong> dans ce culte de l’arg<strong>en</strong>t quelque chose qui a directem<strong>en</strong>t à voir<br />

avec les formes historiques de la religion juive, dans la mesure où celle-ci met<br />

aussi <strong>en</strong> avant comme condition de l’observation de la Loi “le mépris réel, l’avilissem<strong>en</strong>t<br />

pratique de la nature” (KMQJ, p. 52), ouvrant ainsi la voie au règne de<br />

l’anti-nature et de l’ess<strong>en</strong>ce aliénée, soumise à l’universalité du Dieu-arg<strong>en</strong>t. Et,<br />

<strong>en</strong> l’admettant, Marx se rapproche des analyses de Goux. Mais ce qui l’intéresse<br />

ici, ce n’est pas cet inconsci<strong>en</strong>t culturel que serait la religion juive comme mode<br />

original de structuration de la consci<strong>en</strong>ce, mais ce sont davantage les formes<br />

concrètes de réalisation de cette aliénation, de cette mise hors-jeu par l’homme<br />

lui-même de sa propre ess<strong>en</strong>ce, autrem<strong>en</strong>t dit ce qui l’intéresse, c’est le dev<strong>en</strong>irréel<br />

ou le dev<strong>en</strong>ir-pratique de la procédure du r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t décrite sur un plan<br />

purem<strong>en</strong>t idéal et théorique par Feuerbach, procédure dont il reste à mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce<br />

les effets sur le plan propre de la pratique. Or, si on se place à ce point<br />

de vue, on s’aperçoit que, paradoxalem<strong>en</strong>t, l’homme de la société civile, qui a<br />

intégré tous les aspects de son exist<strong>en</strong>ce aux cycles abstraits de l’arg<strong>en</strong>t, est<br />

néanmoins demeuré, dans le cadre défini par cette procédure d’abstraction, un être,<br />

une réalité très concrets. Et ce que vise la métaphore du “juif”, comme vérité profonde<br />

de l’homme civil, c’est précisém<strong>en</strong>t cette réalité concrète dont la religion<br />

juive, et la soumission à la loi que celle-ci prescrit, ne constitue tout au plus<br />

qu’une représ<strong>en</strong>tation plus ou moins dérivée :<br />

“Ce que la religion juive r<strong>en</strong>ferme abstraitem<strong>en</strong>t, le mépris de la théorie,<br />

de l’art, de l’histoire, de l’homme comme fin <strong>en</strong> soi, c’est la manière de p<strong>en</strong>ser<br />

réelle et consci<strong>en</strong>te, c’est la vertu de l’homme d’arg<strong>en</strong>t.” (KMQJ, p. 52)<br />

Même s’il raisonne de manière abstraite, selon la logique propre de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

l’homme de l’arg<strong>en</strong>t, l’homme tel que l’arg<strong>en</strong>t le fait, se conduit de manière tout<br />

à fait concrète. Son culte de l’arg<strong>en</strong>t n’est pas une adoration de tête, mais se<br />

traduit par des actes effectifs, des comportem<strong>en</strong>ts réels, même si ceux-ci sont<br />

accomplis par des hommes qui ont r<strong>en</strong>oncé à leur ess<strong>en</strong>ce générique et ont de ce fait<br />

cessé d’être des hommes “réels”. Comm<strong>en</strong>t des hommes qui ne sont plus réels peuv<strong>en</strong>t<br />

néanmoins accomplir des actes réels, c’est le grand mystère, la fantasmagorie du<br />

monde moderne.<br />

Ouvrons une par<strong>en</strong>thèse: nous voyons ici se former un schème de p<strong>en</strong>sée auquel<br />

Marx restera fidèle dans toutes ses démarches ultérieures, et qui constituera l’une<br />

des clés de son “matérialisme”. Ce que, selon lui, il faut <strong>en</strong> premier lieu compr<strong>en</strong>dre,<br />

ce n’est pas ce qui se passe dans la tête des g<strong>en</strong>s, les motivations, même<br />

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inconsci<strong>en</strong>tes, qui m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t les travaill<strong>en</strong>t, leurs “p<strong>en</strong>sées”, mais ce qui détermine<br />

effectivem<strong>en</strong>t leurs comportem<strong>en</strong>ts, c’est-à-dire leurs actes d’homme pratiques<br />

existant réellem<strong>en</strong>t dans le monde. Lorsque Freud par exemple explique la naissance<br />

de la culture à partir de l’acte criminel accompli à l’<strong>en</strong>contre du père par les<br />

frères associés et à partir des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts de profonde culpabilité liés à cet acte,<br />

il rejette au second plan la question de savoir si l’acte <strong>en</strong> question a été ou non<br />

réellem<strong>en</strong>t accompli, ce qui est de fait impossible à connaître, et il privilégie<br />

les ret<strong>en</strong>tissem<strong>en</strong>ts m<strong>en</strong>taux liés à cet “acte” qui est <strong>en</strong> dernière instance cérébral,<br />

ret<strong>en</strong>tissem<strong>en</strong>ts qui peuv<strong>en</strong>t très bi<strong>en</strong> se produire à l’id<strong>en</strong>tique sans que<br />

l’acte ait été accompli, le désir ou la possibilité de l’accomplir, - Freud l’avait<br />

éprouvé sur lui-même au cours de son auto-analyse qui a accompagné tout son travail<br />

de “savant” -, suffisant à expliquer leur apparition : et donc il <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d<br />

d’expliquer un phénomène culturel <strong>en</strong> maint<strong>en</strong>ant <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t celui-ci sur le plan<br />

propre de la culture, c’est-à-dire des idées de la vie que se font les g<strong>en</strong>s, sans<br />

chercher à <strong>en</strong> sortir, tout se passant sur ce plan à son point de vue comme dans<br />

les rêves. Marx adopte une position complètem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te, et c’est pourquoi, au<br />

point de vue qui est le si<strong>en</strong>, la formule Im nfang war die Tat résonne tout autrem<strong>en</strong>t<br />

: ce qui le préoccupe, ce n’est pas ce que les hommes font ou ourdiss<strong>en</strong>t<br />

m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t et les conséqu<strong>en</strong>ces que cela peut avoir sur le plan de leurs représ<strong>en</strong>tations<br />

consci<strong>en</strong>tes ou de leurs fantasmes, que ceux-ci leur facilit<strong>en</strong>t<br />

l’exist<strong>en</strong>ce ou au contraire la perturb<strong>en</strong>t, mais ce qu’ils font réellem<strong>en</strong>t, leurs<br />

pratiques d’hommes réels, que les structures objectives dans lesquelles leurs actes<br />

pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t place concord<strong>en</strong>t ou non avec les structures m<strong>en</strong>tales à partir desquelles<br />

ils les interprèt<strong>en</strong>t.<br />

Cette ori<strong>en</strong>tation de p<strong>en</strong>sée permet de compr<strong>en</strong>dre ce que Marx veut dire lorsqu’il<br />

écrit :<br />

“La religion du besoin pratique ne pouvait, par son ess<strong>en</strong>ce même, trouver<br />

son accomplissem<strong>en</strong>t dans la théorie, mais seulem<strong>en</strong>t dans la praxis (in der<br />

Praxis ), précisém<strong>en</strong>t parce que sa vérité, c’est la praxis (ihre Wahrheit die<br />

Praxis ist).” (KMQJ, p. 54).<br />

Il est intéressant de voir ici Marx rejouer au passage la formule vichi<strong>en</strong>ne<br />

verum est factum, qui peut être r<strong>en</strong>due par “la vérité, c’est la praxis ”, et du<br />

même coup anticiper sur la deuxième des Thèses sur Feuerbach , qui fera de la praxis<br />

le critère ultime de la vérité, mais effectuer cette résurg<strong>en</strong>ce et cette anticipation<br />

dans le contexte très particulier du monde voué au culte du besoin pratique,<br />

monde de la servitude, où, précisém<strong>en</strong>t, il ne peut y avoir d’autre vérité que celle<br />

de la pratique, celle que promeut la pratique, au s<strong>en</strong>s précisém<strong>en</strong>t de la praxis,<br />

c’est-à-dire conformém<strong>en</strong>t à l’esprit pratique de l’homme de la société civile<br />

séparée de l’Etat. Pour cet homme-là, la vérité, c’est bi<strong>en</strong> la pratique ou plutôt<br />

la praxis. Il y a ici <strong>en</strong> quelque sorte conjonction <strong>en</strong>tre deux mouvem<strong>en</strong>ts : l’un<br />

suivi par l’effort <strong>en</strong> vue de compr<strong>en</strong>dre l’homme de la société civile <strong>en</strong> l’appréh<strong>en</strong>dant<br />

là où se joue la vérité de son exist<strong>en</strong>ce, dans sa pratique, dans ses actes<br />

effectifs; l’autre suivi par l’homme de la société civile saisi à même sa pratique,<br />

qui l’amène à ne voir partout de vérité que “praxique”, conforme aux exig<strong>en</strong>ces du<br />

besoin pratique, et à chercher, dirait-on vulgairem<strong>en</strong>t, à faire par tous les moy<strong>en</strong>s<br />

du résultat, du “chiffre”, puisque c’est l’arg<strong>en</strong>t qui mesure la valeur de cette<br />

pratique praxique. A lors, on peut dire : ordo et connexio idearum idem est ac ordo<br />

et connexio rerum, dans une optique qui n’est peut-être pas exactem<strong>en</strong>t celle de<br />

Spinoza, optique selon laquelle ces deux ordres et connexions se rejoign<strong>en</strong>t, se<br />

recoup<strong>en</strong>t, tout <strong>en</strong> obéissant chacun pour soi à deux logiques complètem<strong>en</strong>t distinctes<br />

: car, lorsque Marx cherche à connaître la vérité pratique de l’homme<br />

pratique pour qui il n’y a de vérité que pratique ou praxique, il se réfère à deux<br />

concepts de pratique qu’il ne faut pas confondre, de même que, on peut aussi se<br />

référer à Spinoza pour l’expliquer, il faut éviter de considérer que l’idée du<br />

cercle soit elle-même circulaire. Une chose est la pratique de la vérité qui pr<strong>en</strong>d<br />

la forme de sa réduction à une praxis, une autre est la vérité de la pratique qui<br />

permet d’<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre la logique profonde : et si cette logique est celle de la<br />

praxis, ce ne peut être que par le fait de la conjonction opérée dans le contexte<br />

historique d’un monde bi<strong>en</strong> particulier qui est le monde de la servitude.<br />

La vraie question est donc de savoir ce qui détermine la pratique de l’homme du<br />

besoin pratique. En d’autres termes, est-il le sujet de sa pratique ? Il ne s’agit<br />

pas de demander s’il sait, consciemm<strong>en</strong>t ou non, ce qu’il fait, mais si même il fait<br />

ce qu’il fait, s’il est la cause, consci<strong>en</strong>te ou non, de ses actes. Il semble que<br />

non, et que l’homme du besoin pratique soit m<strong>en</strong>é par sa praxis davantage qu’il<br />

n’agit celle-ci : sa praxis est <strong>en</strong> effet insérée dans des cycles objectifs, ceux<br />

qui règl<strong>en</strong>t le fonctionnem<strong>en</strong>t de la société civile, et ces cycles lui échapp<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

grande partie : il <strong>en</strong> est l’ag<strong>en</strong>t ou l’acteur, voire même seulem<strong>en</strong>t le support<br />

(Träger), mais <strong>en</strong> aucun cas l’auteur, le libre créateur. C’est pourquoi, l’homme<br />

du besoin pratique, que nous pouvons à prés<strong>en</strong>t appeler l’homme praxique, ayant été<br />

id<strong>en</strong>tifié au “juif”, il est hors de question d’imputer à ce dernier la responsabilité<br />

de la transformation du monde <strong>en</strong> monde de la servitude, phénomène objectif<br />

dont la nécessité ne peut être rapportée à aucun individu, ou groupe d’individus,<br />

ou peuple particulier, à moins de se cont<strong>en</strong>ter de constituer ceux-ci <strong>en</strong> boucs émissaires.<br />

Même s’il l’avait voulu, le juif n’aurait pu créer le monde où joue sa<br />

pratique praxique, une pratique qui joue de lui, voire même se joue de lui, davantage<br />

qu’il n’<strong>en</strong> joue :<br />

“Le judaïsme n’a pas su créer un monde nouveau; il a su seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîner<br />

dans sa sphère d’action les nouvelles créations et les nouvelles relations mondiales,<br />

parce que le besoin pratique, dont l’esprit est l’intérêt personnel (der<br />

Eig<strong>en</strong>nutz), demeure passif et ne s’élargit pas à son gré, mais se trouve élargi<br />

à mesure que les conditions sociales se développ<strong>en</strong>t et progress<strong>en</strong>t.” (KMQJ, p.<br />

54)<br />

C’est pourquoi, dire, comme le fait Marx, que le christianisme est “le judaïsme<br />

achevé” ne signifie nullem<strong>en</strong>t que le principe d’exist<strong>en</strong>ce du christianisme se trouvait<br />

dans le judaïsme et que le second a <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dré le premier à la manière dont une<br />

cause produit son effet, car il était précisém<strong>en</strong>t incapable d’<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer quoi que<br />

ce soit par lui-même. Est <strong>en</strong> effet d’une extrême importance l’idée selon laquelle<br />

l’esprit pratique propre à la praxis est non pas actif mais passif, et se trouve<br />

seulem<strong>en</strong>t fonctionner dans le monde objectif, historique, auquel il apparti<strong>en</strong>t :<br />

cette idée développe toutes les implications de la notion de praxis telle qu’elle<br />

est développée pour la première fois par Marx dans ce passage du texte, et qui,<br />

dans l’usage qu’il <strong>en</strong> fait ici, désigne la pratique r<strong>en</strong>due passive, donc inactive,<br />

la pratique aliénée propre au monde de la servitude où l’homme s’est, <strong>en</strong><br />

croyant agir pour lui-même, soumis à la loi de ses objets, et est lui-même dev<strong>en</strong>u<br />

l’objet de ses objets. Et pour restituer à ce qu’il appellera à nouveau praxis une<br />

valeur positive, comme il le fera <strong>en</strong> 1845 dans les Thèses sur Feuerbach, il lui<br />

faudra accomplir une véritable révolution de p<strong>en</strong>sée. Cep<strong>en</strong>dant la première thèse<br />

sur Feuerbach fera <strong>en</strong>core référ<strong>en</strong>ce au mauvais côté mercantile de la praxis <strong>en</strong><br />

faisant grief à Feuerbach, on ne voit d’ailleurs pas très bi<strong>en</strong> pourquoi, de n’avoir<br />

“saisi la praxis que dans sa forme de manifestation sordidem<strong>en</strong>t juive” (die Praxis<br />

nur in ihrer schmutzig-jüdisch<strong>en</strong> Erscheinugform gefasst)”, ce qui sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d,<br />

c’est le tournant alors opéré par Marx, que la praxis a d’autres formes de manifestation.<br />

En conséqu<strong>en</strong>ce, si l’intérêt personnel a ét<strong>en</strong>du sa sphère d’action au monde nouveau<br />

créé avec l’apparition du christianisme, c’est parce qu’il y avait dans<br />

la logique de constitution de ce monde quelque chose qui nécessitait cette ext<strong>en</strong>sion<br />

: c’est le chréti<strong>en</strong> qui a appelé le juif, et non l’inverse. L’esprit pratique<br />

a possédé le monde chréti<strong>en</strong> parce que celui-ci était dans son principe un monde de<br />

la servitude, qui n’a plus eu <strong>en</strong>suite qu’à se donner les moy<strong>en</strong>s particuliers de<br />

réaliser ou d’ét<strong>en</strong>dre cette servitude qui constituait dès le départ la loi de son<br />

exist<strong>en</strong>ce. C’est pourquoi les chréti<strong>en</strong>s n’ont aucune raison d’accuser les juifs de<br />

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les avoir contaminés, car ils étai<strong>en</strong>t nés porteurs de la maladie à laquelle ils<br />

ont apporté un champ d’expansion ét<strong>en</strong>du dans l’espace duquel l’esprit pratique de<br />

l’homme praxique a pu se vautrer à loisir, sans que cela ôtât ri<strong>en</strong> à sa passivité<br />

native.<br />

Voici comm<strong>en</strong>t Marx prés<strong>en</strong>te la formation et l’expansion du christianisme à<br />

partir du judaïsme :<br />

« Le christianisme est issu du judaïsme. Il s’est de nouveau dissous dans le<br />

judaïsme.<br />

Le chréti<strong>en</strong> fut, dès l’origine, le juif théorisant; c’est pourquoi le juif est<br />

le chréti<strong>en</strong> pratique, et le chréti<strong>en</strong> pratique est redev<strong>en</strong>u le juif.<br />

Le christianisme n’a triomphé qu’<strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce du judaïsme réel. Il était trop<br />

distingué, trop spiritualiste pour éliminer la grossièreté du besoin pratique<br />

autrem<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> s’élevant dans l’azur.<br />

Le christianisme est la p<strong>en</strong>sée sublime du judaïsme, le judaïsme est l’application<br />

grossière du christianisme, mais pour que cette application devînt<br />

universelle, il fallait que le christianisme, <strong>en</strong> tant que religion accomplie,<br />

eût achevé de r<strong>en</strong>dre théoriquem<strong>en</strong>t l’homme étranger à lui-même et à la nature<br />

(nachdem das Christ<strong>en</strong>tum als die fertige Religion die Selbst<strong>en</strong>fremdung des M<strong>en</strong>sch<strong>en</strong><br />

von sich und der Natur theoretisch voll<strong>en</strong>det hatte ).<br />

C’est alors seulem<strong>en</strong>t que le judaïsme put parv<strong>en</strong>ir à la domination universelle<br />

et changer l’homme aliéné et la nature aliénée <strong>en</strong> objets aliénables et vénaux,<br />

asservis aux besoins égoïstes, <strong>en</strong> objets livrés au trafic. » (Karl Marx, La qustion<br />

Juive, p. 54-55)<br />

Dans ce passage que la fulgurance de ses formulations r<strong>en</strong>d particulièrem<strong>en</strong>t difficile<br />

à interpréter, Marx <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d de mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce l’intrication <strong>en</strong>tre<br />

deux formes d’aliénation qui, même étroitem<strong>en</strong>t associées, demeur<strong>en</strong>t distinctes <strong>en</strong><br />

nature. Il y a d’une part l’aliénation religieuse, accomplie sur un plan théorique,<br />

dont le christianisme est la forme accomplie: et, pour r<strong>en</strong>dre compte de cette forme<br />

d’aliénation, Marx réutilise la conception feuerbachi<strong>en</strong>ne de la Selbst<strong>en</strong>fremdung,<br />

de l’aliénation de soi, dont les mécanismes ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t subjectifs sont ceux<br />

de ce qu’on peut appeler une auto-aliénation, par laquelle l’homo religiosus<br />

s’aliène soi-même <strong>en</strong> se dépossédant de son ess<strong>en</strong>ce, davantage qu’il n’est aliéné<br />

par l’effet d’une contrainte extérieure; il y a alors activité, mais celle-ci se<br />

ti<strong>en</strong>t sur un plan purem<strong>en</strong>t cérébral, ce qui est r<strong>en</strong>du possible par le fait que<br />

l’homme s’est séparé, non seulem<strong>en</strong>t de lui-même, mais aussi du reste de la nature,<br />

et s’est ainsi constitué comme un empire dans un empire, ce qui coïncide pour lui<br />

avec le fait de s’être reconnu comme un pur esprit, une âme séparée du corps. Et<br />

puis il y a d’autre part l’aliénation pratique, réalisée à travers la figure diabolique<br />

de la mauvaise praxis , qui commande des comportem<strong>en</strong>ts soumis à la logique<br />

de l’esprit pratique, qui, eux, sont non pas actifs mais passifs: sur ce plan,<br />

l’homme se soumet <strong>en</strong> effet, non plus à la loi de ses objets, mais à celle des choses<br />

<strong>en</strong> général, qui, du fait d’avoir été requalifiées par l’intermédiaire de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

le médiateur universel, ont perdu toute qualité propre, et form<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>semble<br />

indiffér<strong>en</strong>cié et neutralisé d’une objectivité déshumanisée; et ceci constitue l’<strong>en</strong>vers<br />

de la procédure décrite précédemm<strong>en</strong>t suivant laquelle l’homme s’est séparé du<br />

reste de la nature <strong>en</strong> rejetant hors de lui ce monde de pures choses dans lequel sa<br />

praxis est investie et <strong>en</strong>gluée, un monde qui est tout sauf naturel mais est le produit<br />

de l’universalisation du trafic et de ses artificielles manipulations.<br />

De la première de ces deux aliénations, Marx dit qu’elle est chréti<strong>en</strong>ne: le chréti<strong>en</strong><br />

est celui qui vit son aliénation sur un plan théorique. La seconde serait<br />

judaïque : le juif est celui qui vit son aliénation sur un plan pratique, ou plus<br />

précisém<strong>en</strong>t, pour repr<strong>en</strong>dre les termes utilisés par Marx, qui effectue “l’application<br />

(die Nutzanw<strong>en</strong>dung)” de ce que le chréti<strong>en</strong> vit seulem<strong>en</strong>t dans sa tête. Entre<br />

judaïsme et christianisme, le li<strong>en</strong> est donc réciproque: le christianisme est issu<br />

du judaïsme, et le judaïsme met <strong>en</strong> oeuvre les leçons du christianisme, ce qui est<br />

une façon de dire que les deux aliénations que l’un et l’autre mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> oeuvre<br />

sont inséparables dans les faits; l’une ne va pas sans l’autre, ni l’autre sans<br />

l’une. Il n’y a pas de théorie vide qui ne soit la rumination d’une pratique préalable,<br />

et il n’y a pas de pratique aveugle qui ne soit l’application d’une théorie<br />

qui lui est adéquate. De ce point de vue, on peut dire que judaïsme et christianisme,<br />

tels que Marx les interprète, font parfaitem<strong>en</strong>t la paire: grâce à eux, le<br />

monde de la servitude marche sur ses deux pieds, celui de la théorie et celui de<br />

la pratique, ou plutôt de la praxis. Entre les deux, le conditionnem<strong>en</strong>t est réciproque,<br />

et il est impossible de dire ce qui est premier et ce qui est second dans<br />

ce système d’une totale compacité et qui tourne <strong>en</strong> quelque sorte <strong>en</strong> rond sur luimême<br />

:<br />

« Trafiquer, c’est pratiquer l’aliénation (die Veraüsserung ist die Praxis<br />

der Entaüsserung). De même que l’homme, tant qu’il est sous l’emprise de la<br />

religion, ne sait réaliser son être qu’<strong>en</strong> <strong>en</strong> faisant un être étranger et imaginaire<br />

(indem er es zu einem fremd<strong>en</strong> phantastisch<strong>en</strong> Wes<strong>en</strong> macht), de même, sous<br />

la domination du besoin égoïste, il ne peut avoir d’activité pratique, produire<br />

pratiquem<strong>en</strong>t des objets qu’<strong>en</strong> plaçant ses produits, ainsi que son activité sous<br />

la domination d’un être étranger (unter die Herrschaft eines fremd<strong>en</strong> Wes<strong>en</strong>s) et<br />

<strong>en</strong> leur attribuant la signification d’un être étranger: l’arg<strong>en</strong>t. » (KMQJ, p.<br />

55)<br />

“De même que..., de même... (wie..., so...)”: une boucle est ainsi bouclée. Dieu<br />

est, <strong>en</strong> théorie, à l’arg<strong>en</strong>t ce que, <strong>en</strong> pratique, ou plutôt <strong>en</strong> praxis , l’arg<strong>en</strong>t<br />

est à Dieu. L’un ne va pas sans l’autre : ils se complèt<strong>en</strong>t. Le monde moderne de<br />

la servitude, qui est aussi monde de la servitude parce qu’<strong>en</strong> lui tout se ti<strong>en</strong>t,<br />

est un Janus qui offre deux figures: celle du chréti<strong>en</strong> théorique et celle du juif<br />

pratique qui sont comme l’<strong>en</strong>vers et l’<strong>en</strong>droit d’une pièce de monnaie. Le chréti<strong>en</strong><br />

cache le juif, qui à son tour cache le chréti<strong>en</strong>: l’un et l’autre suiv<strong>en</strong>t le jeu<br />

d’une fantasmagorie par laquelle il est dev<strong>en</strong>u impossible de savoir qui est qui.<br />

Dieu même, s’il existait, n’y reconnaîtrait pas les si<strong>en</strong>s :<br />

« Dans sa praxis accomplie (in seiner voll<strong>en</strong>det<strong>en</strong> Praxis), l’égoïsme bi<strong>en</strong>heureux<br />

du chréti<strong>en</strong> se change nécessairem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> l’égoïsme charnel du juif, le<br />

besoin céleste <strong>en</strong> besoin terrestre, le subjectivisme <strong>en</strong> intérêt personnel. Nous<br />

expliquons la ténacité du juif non par sa religion, mais plutôt par le fond<br />

humain de sa religion, par le besoin pratique, l’égoïsme. » (KMQJ, p. 55)<br />

Marx n’a pas perdu de vue ce qui avait donné son point de départ à la deuxième<br />

partie de La question juive, à savoir, contre Bauer, la décision de faire sortir<br />

la question juive du contexte religieux étroit où elle a été artificiellem<strong>en</strong>t cantonnée<br />

pour la ram<strong>en</strong>er dans celui du “fond humain” (m<strong>en</strong>schliche Grund) dont elle<br />

a été arbitrairem<strong>en</strong>t dissociée. Or, qu’est-ce qui est profondém<strong>en</strong>t humain dans le<br />

juif ? C’est, on l’a vu, son esprit pratique, sa “ténacité” (Zähigkeit) telle qu’il<br />

la manifeste à travers ses comportem<strong>en</strong>ts des jours ouvrables, et non durant la<br />

par<strong>en</strong>thèse du Sabbat, durant laquelle il devi<strong>en</strong>t un chréti<strong>en</strong> qui s’ignore, de même<br />

que le chréti<strong>en</strong> des jours ordinaires est un juif qui s’ignore. Chréti<strong>en</strong> et juif<br />

sont donc deux noms différ<strong>en</strong>ts pour une même personne, l’homme du monde de la servitude<br />

qui ne se prés<strong>en</strong>te jamais à la fois sous ses deux noms, alors que c’est lui,<br />

le même homme, qui <strong>en</strong> est le titulaire et le porteur :<br />

« C’est parce que l’être réel du juif s’est universellem<strong>en</strong>t réalisé et sécularisé<br />

(verwirklicht, verwelticht) dans la société civile que cette société n’a<br />

pu convaincre le juif de l’irréalité de son être religieux, qui n’est au fond<br />

que la conception idéale du besoin pratique. A ussi, n’est-ce pas seulem<strong>en</strong>t dans<br />

le P<strong>en</strong>tateuque ou dans le Talmud, mais dans la société prés<strong>en</strong>te que nous découvrons<br />

l’être du juif d’aujourd’hui: non pas un être abstrait, mais un être<br />

éminemm<strong>en</strong>t empirique, non seulem<strong>en</strong>t comme mesquinerie du juif, mais comme mesquinerie<br />

juive de la société (als die jüdische Beschrankheit der Gesellschaft).<br />

32 33


Du mom<strong>en</strong>t où la société réussit à faire disparaître l’ess<strong>en</strong>ce empirique<br />

du judaïsme, le trafic et ses prémisses, le juif est dev<strong>en</strong>u impossible, parce<br />

que sa consci<strong>en</strong>ce n’a plus d’objet (sein Bewusstsein kein<strong>en</strong> Geg<strong>en</strong>stand mehr<br />

hat), parce que la base subjective du judaïsme, le besoin pratique, s’est humanisée<br />

(verm<strong>en</strong>schlicht), parce que le conflit <strong>en</strong>tre l’exist<strong>en</strong>ce individuelle<br />

s<strong>en</strong>sible et l’exist<strong>en</strong>ce générique de l’homme est surmonté (der Konflikt der<br />

individuell-sinnlich<strong>en</strong> Exist<strong>en</strong>z mit der Gattungexist<strong>en</strong>z des M<strong>en</strong>sc<strong>en</strong> aufgehob<strong>en</strong><br />

ist) » (KMQJ, p. 55-56)<br />

A insi, ce n’est pas l’homme juif pris <strong>en</strong> particulier qui est juif, mais c’est<br />

la société prés<strong>en</strong>te qui, de par la manière dont, sur la base de la scission de la<br />

société civile et de l’Etat, elle est organisée <strong>en</strong> monde de la servitude, judaïse<br />

la vie des hommes <strong>en</strong> ét<strong>en</strong>dant à tous ses aspects réels la juridiction du besoin et<br />

de l’esprit pratiques, <strong>en</strong> les “praxisant”. Et c’est pourquoi il n’y a d’autre solution<br />

à cette praxisation maligne de l’exist<strong>en</strong>ce humaine que la réconciliation<br />

préconisée par Feuerbach <strong>en</strong>tre l’être s<strong>en</strong>sible et l’être générique de l’homme,<br />

dans le contexte, et sur ce point Feuerbach n’avait guère été précis, d’une société<br />

nouvelle où les hommes, socialem<strong>en</strong>t émancipés, ne serai<strong>en</strong>t plus ni chréti<strong>en</strong>s ni<br />

juifs, c’est-à-dire au fond des hommes imaginaires, mais seront des hommes réels<br />

ayant conquis une liberté que ne peuv<strong>en</strong>t leur assurer ni la société civile <strong>en</strong> tant<br />

que telle ni l’Etat <strong>en</strong> tant que tel, ni la liberté des échanges ni les droits de<br />

l’homme, qui sont l’<strong>en</strong>vers et l’<strong>en</strong>droit d’une même réalité, le monde de la servitude.<br />

A utrem<strong>en</strong>t dit, la solution au problème de l’aliénation humaine ne peut être<br />

ni économique ni politique. On serait presque t<strong>en</strong>té de dire qu’au point où Marx<br />

est parv<strong>en</strong>u dans sa réflexion, elle serait métaphysique: la question fondam<strong>en</strong>tale<br />

qui se pose à l’homme d’aujourd’hui n’est ni celle de sa judaïté, ni celle de sa<br />

chréti<strong>en</strong>té, ni celle de ses intérêts économiques ni celle de ses droits politiques,<br />

mais celle de son ess<strong>en</strong>ce, de son ess<strong>en</strong>ce perdue aussi bi<strong>en</strong> dans le monde<br />

des choses de l’au-delà que dans celui des choses d’ici-bas, j<strong>en</strong>seits et diesseits<br />

confondus, ou plutôt r<strong>en</strong>voyés dos à dos, mis au rouet l’un de l’autre, <strong>en</strong> une ronde<br />

infernale qui paraît sans issue.<br />

Remarquons qu’<strong>en</strong> ce qui concerne l’émancipation humaine, Marx, ici, ne promet<br />

ri<strong>en</strong>, et ne s’<strong>en</strong>gage même pas sur le point de savoir si elle est ou non possible<br />

ou prévisible. Il se cont<strong>en</strong>te pour le mom<strong>en</strong>t de poser des conditions, et, peut-on<br />

dire, des conditions pratiques : cette émancipation ne sera ni purem<strong>en</strong>t religieuse,<br />

ni purem<strong>en</strong>t politique, ni purem<strong>en</strong>t économique. C’est dire qu’elle devra, dans la<br />

pratique, se donner son champ d’effectuation, donc inv<strong>en</strong>ter pour l’homme de nouvelles<br />

formes d’exist<strong>en</strong>ce qui ne soi<strong>en</strong>t ni religieuses, ni politiques, ni<br />

économiques. Que seront ces formes d’exist<strong>en</strong>ce ? Cette question est laissée provisoirem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> susp<strong>en</strong>s. La question juive est un texte d’att<strong>en</strong>te et de transition,<br />

et c’est ce qui fait l’ess<strong>en</strong>tiel de son intérêt, qu’il faut se garder d’altérer <strong>en</strong><br />

cherchant à faire dire à ce texte plus qu’il ne dit, dans les limites où il mainti<strong>en</strong>t<br />

son propos.<br />

Source : Pierre Macherey - La question juive II<br />

Im nfang war die Tat / L’homme productif<br />

http://stl.recherche.univ-lille3.fr<br />

LE BON DIEU, C’EST L’ARGENT<br />

Léon Bloy<br />

ON NE PEUT PA S VIVRE SA NS A RGENT<br />

In con tes ta ble m<strong>en</strong>t. Et c’est si vrai que, quand on <strong>en</strong> manque, on est forcé de<br />

pr<strong>en</strong>dre celui des autres. Cela peut se faire, d’ailleurs, avec beaucoup de loyauté.<br />

« Je ne force personne, fait observer affablem<strong>en</strong>t un prêteur à c<strong>en</strong>t cinquante<br />

pour c<strong>en</strong>t, mais j’ai des risques et il faut que l’arg<strong>en</strong>t travaille. » Vivre sans<br />

arg<strong>en</strong>t est aussi inconcevable pour cet homme juste que vivre sans Dieu pour un solitaire<br />

de la Thébaïde. Et ces deux viveurs ont raison, puisque leur objet est<br />

id<strong>en</strong>tique, inexprimablem<strong>en</strong>t IDENTIQUE.<br />

A yant déjà tellem<strong>en</strong>t prouvé qu’il est impossible de vivre sans manger, il<br />

est à peu près oiseux d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre la démonstration de la vitale nécessité de<br />

l’arg<strong>en</strong>t. Manger de l’arg<strong>en</strong>t ! hurl<strong>en</strong>t <strong>en</strong> chœur les pères de famille. Quel trait<br />

de lumière que cette locution métonymique !<br />

Hé ! que pourrait on manger, dites- le moi, si on ne mangeait pas de l’arg<strong>en</strong>t<br />

? Existe -t- il dans le monde une autre chose qui soit man geable ?<br />

N’est- il pas clair comme le jour que l’A rg<strong>en</strong>t est précisém<strong>en</strong>t ce même Dieu<br />

qui veut qu’on le dévore et qui seul fait vivre, le Pain vivant, le Pain qui sauve,<br />

le From<strong>en</strong>t des élus, la Nourriture des A nges, mais, <strong>en</strong> même temps, la Manne cachée<br />

que les pauvres cherch<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vain ?<br />

Il est vrai que le Bourgeois, qui sait presque tout, ne pénètre pas ce mystère.<br />

Il est vrai aussi que le s<strong>en</strong>s du mot « vivre » ne lui est pas clair, puisque<br />

l’arg<strong>en</strong>t sans lequel il souti<strong>en</strong>t généreusem<strong>en</strong>t qu’on ne peut pas vivre est, néanmoins,<br />

pour lui, une QUESTION de vie ou de mort...<br />

34 35


N’importe, il le possède, voilà l’ess<strong>en</strong>tiel. S’il ne le mange pas lui- même,<br />

d’autres le mangeront après lui, c’est sûr.<br />

Mais quand il profère ces mots redoutables, j’ose le mettre au défi de ne<br />

pas ressembler à un vrai prophète et de ne pas affirmer Dieu avec une force infinie.<br />

Trahitur sapi<strong>en</strong>tia de occultis.<br />

FA IRE TRA VA ILLER L’A RGENT<br />

On vi<strong>en</strong>t de le voir, ce Lieu Commun sort du précéd<strong>en</strong>t comme l’abeille sort<br />

de la fleur. Le précepte ressassé de faire travailler l’arg<strong>en</strong>t est théologique, au<br />

fond, beaucoup plus qu’économique, par une suite nécessaire de l’id<strong>en</strong>tité que je<br />

vi<strong>en</strong>s d’inscrire.<br />

Travailler, dans le s<strong>en</strong>s du latin laborare, c’est SOUFFRIR. On fait donc<br />

souffrir l’A rg<strong>en</strong>t qui est Dieu. On le fait souffrir, naturellem<strong>en</strong>t, avec la plus<br />

abondante ignominie. Á l’exception des crachats, — car le Bourgeois « ne crache<br />

pas sur l’arg<strong>en</strong>t », — aucun opprobre ne lui est épargné. On le fait même suer. On<br />

lui fait suer le sang des pauvres dans l’agonie des labeurs de mort.<br />

Il y a des peuples qui crèv<strong>en</strong>t dans les usines ou les catacombes noires pour<br />

velouter la gueule des vierges <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drées par des capitalistes surfins, et aussi<br />

pour que « le mystérieux sourire de la Joconde » ne leur soit pas refusé. C’est ce<br />

qui s’appelle faire travailler l’arg<strong>en</strong>t !<br />

... Et la Face PÂLE du Christ est plus pâle au fond des puits et dans les<br />

fournaises.<br />

TOUT LE MONDE NE PEUT PA S ÊTRE RICHE<br />

Moins absolu <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce que le précéd<strong>en</strong>t, celui- ci a l’avantage d’une plus<br />

grande précision. Id<strong>en</strong>tité parfaite quant au fond. Il conv<strong>en</strong>ait donc de les rapprocher,<br />

de les mettre <strong>en</strong> contact, <strong>en</strong> faisant observer qu’ils éveill<strong>en</strong>t tous deux<br />

les mêmes s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, les mêmes p<strong>en</strong>sées.<br />

Car il est temps de le déclarer, la langue des Lieux Communs, la plus étonnante<br />

des langues, a cette particularité merveilleuse de dire toujours la même<br />

chose, comme celle des Prophètes. Les bourgeois, dont cette langue est le privilège,<br />

n’ayant à leur service qu’un très petit nombre d’idées, ainsi qu’il<br />

apparti<strong>en</strong>t à des sages qui ont réduit au minimum le fonctionnem<strong>en</strong>t de l’intellect,<br />

r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t nécessairem<strong>en</strong>t chacune d’elles à tous les <strong>en</strong>trecroisem<strong>en</strong>ts de leur<br />

quinconce, à chaque tournant de leur bobine. Je plains ceux qui ne s<strong>en</strong>tirai<strong>en</strong>t pas<br />

la beauté de ça. Quand une bourgeoise dit, par exemple : « Je ne vis pas dans les<br />

nuages », t<strong>en</strong>ez pour sûr que cela veut tout dire, que cela dit tout et qu’elle a<br />

tout dit, absolum<strong>en</strong>t et pour toujours.<br />

Ces huit mots : « Tout le monde ne peut pas être riche », n’ont l’air de ri<strong>en</strong>,<br />

n’est -ce pas ? et, <strong>en</strong> réalité, ils ne sont ri<strong>en</strong>, mais essayez de les remplacer !<br />

Vous voulez exprimer d’une façon neuve cette idée forte que tout le monde ne peut<br />

pas avoir dans sa poche un grand nombre de pièces de c<strong>en</strong>t sous, c’est- à- dire appart<strong>en</strong>ir<br />

à la classe bourgeoise qui ne peut pas tout avoir, c’est <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, mais qui<br />

a, tout de même, l’arg<strong>en</strong>t. Vous voulez la ruine de ce Lieu Commun par la trouvaille<br />

d’une forme qui n’ait pas servi. Eh ! bi<strong>en</strong>, cherchez, creusez, fouillez, bouleversez.<br />

Vous r<strong>en</strong>contrerez peut être l‘Iliade, mais ça, vous ne le trouverez pas !<br />

C’est à sangloter d’admiration.<br />

QUA ND ON EST DA NS LE COMMERCE…<br />

Il me tardait d’y arriver. Cette parole d’usage fréqu<strong>en</strong>t est surtout recommandable<br />

par son extrême noblesse. Être dans le commerce cela veut dire, chez les<br />

bourgeois, être assis dans de larges trônes d’or pour juger le monde. A ristocratie<br />

auprès de laquelle toutes les aristocraties sont un peu moins que de la crotte.<br />

Les pairies et les grandesses devrai<strong>en</strong>t s’honorer de la servir très humblem<strong>en</strong>t, si<br />

les choses étai<strong>en</strong>t à leur place. Pour ce qui est des artistes et des derniers misérables<br />

qui font <strong>en</strong>core usage de la faculté de p<strong>en</strong>ser, qui dira les bas emplois où<br />

il les faudrait colloquer ? Mais pati<strong>en</strong>ce.<br />

Être dans le commerce ! Voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui <strong>en</strong>globe tous<br />

les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les disp<strong>en</strong>ses imaginables,<br />

toutes les amnisties. Ce qui n’est permis à personne et dans aucun cas devi<strong>en</strong>t<br />

licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce. La parole fameuse du<br />

grand Roi d’Esther : « La loi qui est faite pour tous n’est pas pour toi », paraît<br />

avoir été dite à l’int<strong>en</strong>tion des personnes qui sont dans le commerce, indistinctem<strong>en</strong>t.<br />

Peu importe ce qui est v<strong>en</strong>du. Que ce soit du fromage, du vin, des chevaux,<br />

de la bijouterie, de la quincaillerie, des couronnes de mariées, de la charogne ou<br />

de la raclure de n’importe quoi, il suffit que cela se v<strong>en</strong>de ou même que cela soit<br />

à v<strong>en</strong>dre sans aucune chance d’être v<strong>en</strong>du et qu’il y ait des livres de commerce derrière,<br />

avec un comptoir ajouré d’une petite galerie faite au tour.<br />

Le m<strong>en</strong>songe, le vol, l’empoisonnem<strong>en</strong>t, le maquerellage et le putanat, la<br />

trahison, le sacrilège et l’apostasie sont honorables, quand on est dans le commerce.<br />

« A plat v<strong>en</strong>tre devant le cli<strong>en</strong>t », disait un jour devant moi une patronne<br />

de café à un de ses garçons, « toujours à plat v<strong>en</strong>tre, quand on est dans le commerce<br />

». Cette recommandation, que dis- je ? ce précepte qui, dans d’autres<br />

circonstances eût été le plus bas étage de l’ignominie, avait là quelque chose<br />

d’augural et ressemblait à une vaticination. J’ai vu peu de gestes aussi majestueux<br />

que celui de cette caissière gonflée d’<strong>en</strong>thousiasme et la trompe <strong>en</strong> l’air,<br />

montrant impérieusem<strong>en</strong>t le sol, de son index t<strong>en</strong>du, dans l’attitude picturale d’une<br />

Élisabeth Tudor désignant le billot de Marie Stuart. Ce jour- là j’<strong>en</strong>trevis, comme<br />

<strong>en</strong> un éclair, la beauté mystérieuse et irrévélable du Commerce.<br />

Suivez- moi bi<strong>en</strong>. Une chose se v<strong>en</strong>d ou peut se v<strong>en</strong>dre, selon qu’il y a pr<strong>en</strong>eur ou<br />

qu’il n’y a pas immédiatem<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>eur. Cette chose est une salade, un médicam<strong>en</strong>t,<br />

un couteau à virole, une fille à soldats, peu importe. Le v<strong>en</strong>deur est toujours un<br />

homme prodigieux, un thaumaturge ayant le pouvoir de donner à Dieu le Père ce qui<br />

apparti<strong>en</strong>t au Saint Esprit, c’est- à- dire de faire passer l’A mour dans la Foi et le<br />

Feu dans l’Eau, ce qui peut à peine être compris.<br />

C’est pourtant bi<strong>en</strong> simple. L’A rg<strong>en</strong>t, par quoi s’opère cette translation, est<br />

le Rédempteur ou, si on veut, l’image du Rédempteur. Mais voilà ! Les commerçants,<br />

hermétiques de leur nature, se fout<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t du Rédempteur, de la Rédemption,<br />

des Trois Vertus théologales et des Trois Personnes divines, et, <strong>en</strong> général, de<br />

tout ce qui peut être conçu par l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t humain.<br />

Combi<strong>en</strong> de fois n’ai- je pas reçu le conseil de « faire du commerce », c’est àdire<br />

d’écrire comme un cochon pour dev<strong>en</strong>ir riche — hélas !<br />

L’A RGENT NE FA IT PA S LE BONHEUR, MA IS…<br />

Lieu Commun de premier ordre et qui nécessite le confid<strong>en</strong>t de la tragédie<br />

antique. Il faut quelqu’un pour ajouter immédiatem<strong>en</strong>t : « Mais il y contribue ».<br />

A lors c’est tout à fait beau.<br />

Cette humble contribution, qui vi<strong>en</strong>t tempérer si heureusem<strong>en</strong>t la rudesse<br />

mélancolique d’un aveu qu’on pourrait pr<strong>en</strong>dre pour un blasphème, doit avoir une<br />

efficacité singulière. C’est comme du sucre sur la consci<strong>en</strong>ce ou de la pommade sur<br />

le coeur.<br />

« Oui, c’est vrai, songe profondém<strong>en</strong>t le Bourgeois, l’arg<strong>en</strong>t ne fait pas le<br />

bonheur, surtout lorsqu’il est abs<strong>en</strong>t. » Il le fait presque, sans doute, mais pas<br />

complètem<strong>en</strong>t. Quelque chose manque, tout le monde est forcé d’<strong>en</strong> conv<strong>en</strong>ir, et c’est<br />

l’occasion d’une tristesse infinie que d’être témoin de cette impuissance de l’arg<strong>en</strong>t<br />

qui devrait assurer la félicité de ceux qui l’ador<strong>en</strong>t, puisqu’il est<br />

véritablem<strong>en</strong>t un Dieu.<br />

36 37


J’ai fait remarquer plus d’une fois que ce métal, significativem<strong>en</strong>t déprécié<br />

à notre époque, est, dans le Saint Livre, une figure très id<strong>en</strong>tifiée du Verbe<br />

souffrant qui est la Seconde Personne de la Trinité divine, le Rédempteur. Dire<br />

qu’il ne fait pas le bonheur est donc, pour tout chréti<strong>en</strong>, une affirmation audacieuse<br />

jusqu’à l’impiété et, précisém<strong>en</strong>t, c’est un Lieu Commun de prov<strong>en</strong>ance<br />

chréti<strong>en</strong>ne. J’<strong>en</strong> trouve la preuve dans cette atténuation d’un si beau style qui<br />

fait Dieu contribuable de l’allégresse des imbéciles.<br />

Un paï<strong>en</strong> dirait carrém<strong>en</strong>t : « C’est l’arg<strong>en</strong>t qui fait le bonheur » et il<br />

aurait effroyablem<strong>en</strong>t raison. Mais toi, sordide Bourgeois prét<strong>en</strong>du chréti<strong>en</strong>, sur<br />

qui meur<strong>en</strong>t tous les symboles de la Vie divine, comme les perles sur un lépreux ;<br />

toi qui p<strong>en</strong>ses très certainem<strong>en</strong>t que la pièce de c<strong>en</strong>t sous est béatifique, pourquoi<br />

m<strong>en</strong>tir ? Que pourrais- tu craindre ? Ton inintellig<strong>en</strong>ce des A ssimilations<br />

prophétiques est insondable et ce n’est pas toi qui aurais peur, à force d’évoquer<br />

l’A rg<strong>en</strong>t, de voir paraître la sanglante Face !<br />

RENTRER DA NS SON A RGENT<br />

A près ce qui vi<strong>en</strong>t d’être dit, celui -ci a quelque chose d’ahurissant. Qu’estce,<br />

<strong>en</strong> effet, que r<strong>en</strong>trer, sinon <strong>en</strong>trer de nouveau dans quelque chose ou dans<br />

quelqu’un d’où on était sorti ? On r<strong>en</strong>tre dans sa maison ou dans sa coquille ; on<br />

r<strong>en</strong>tre à la caserne après une bordée, ce qui est plutôt embêtant ; on r<strong>en</strong>tre même<br />

dans les lieux, un jour de médecine, presque aussitôt après <strong>en</strong> être sorti, si le<br />

besoin s’<strong>en</strong> fait s<strong>en</strong>tir derechef. Enfin on r<strong>en</strong>tre dans tout ce que vous voudrez,<br />

à condition, toutefois, que les réciproques et nécessaires égards qui se doiv<strong>en</strong>t<br />

de cont<strong>en</strong>u à cont<strong>en</strong>ant soi<strong>en</strong>t observés.<br />

Métaphoriquem<strong>en</strong>t, je conçois <strong>en</strong>core qu’on r<strong>en</strong>tre dans l’ordre, dans son<br />

sujet, dans sa nature, etc., puisqu’on suppose toujours une chose <strong>en</strong>veloppante<br />

permettant l’exode et la réintégration. A l’extrême rigueur, j’admettrais même la<br />

r<strong>en</strong>trée dans le néant, ce qui semble dur.<br />

Mais « r<strong>en</strong>trer dans son arg<strong>en</strong>t » est au dessus de mes moy<strong>en</strong>s. Il faudrait imaginer<br />

follem<strong>en</strong>t quelque chose comme un fleuve ou un océan d’arg<strong>en</strong>t où on pourrait<br />

pr<strong>en</strong>dre des bains à telle époque de l’année. On dirait la saison d’arg<strong>en</strong>t, comme<br />

on dit la saison de Trouville ou d’Évian. En ce cas, on pourrait tout aussi bi<strong>en</strong><br />

r<strong>en</strong>trer dans l’arg<strong>en</strong>t des autres que dans le si<strong>en</strong>. Or, il paraît que cela ne se<br />

fait pas et ne se dit pas.<br />

Pourquoi ?<br />

L’OCCA SION FA IT LE LA RRON<br />

Sol cognovit occasum suum. « Est ce vous, Seigneur ? Est ce vous, <strong>en</strong>fin ? »<br />

demande le Voleur <strong>en</strong> croix. « Je te le dis, <strong>en</strong> vérité, tu seras, aujourd’hui, avec<br />

moi, dans le Paradis », répond la Lumière du monde crucifiée.<br />

Cela se passe dans les Ténèbres de la Sixième Heure et le Bourgeois s’est<br />

p<strong>en</strong>du lorsqu’il faisait jour <strong>en</strong>core.<br />

Post scriptum. — J’aurais voulu trouver l’occasion d’une <strong>en</strong>gueulade infinie<br />

où il eût été dit que le Bourgeois n’a de l’arg<strong>en</strong>t que pour le r<strong>en</strong>dre et que, s’il<br />

ne le r<strong>en</strong>d pas, il est un larron sans croix et sans paradis. Judas, moins canaille,<br />

a RENDU le si<strong>en</strong>, avant de crever. Mais essayez de faire compr<strong>en</strong>dre ces choses !<br />

FA IRE FORTUNE<br />

On fait fortune à peu près comme on fait la vie, c’est-à-dire <strong>en</strong> se surveillant<br />

assez pour ne jamais ri<strong>en</strong> faire de propre ou d’utile aux autres et pouvant<br />

donner lieu à un soupçon de désintéressem<strong>en</strong>t. A lors l’arg<strong>en</strong>t vi<strong>en</strong>t à vous comme<br />

les insectes et les limaces à un fruit tombé.<br />

On est complètem<strong>en</strong>t pourri et on est rempli de bêtes horribles, mais on a<br />

fait fortune et on est <strong>en</strong>vironné de la plus dévote considération. On est fétide,<br />

mais on a des pieds d’où s’exhale comme le frais parfum des acacias et des amandiers<br />

<strong>en</strong> fleur. On est hideux effroyablem<strong>en</strong>t, mais les A nges eux-mêmes ne<br />

paraiss<strong>en</strong>t pas plus beaux. Lorsque mourut le milliardaire Chauchard, sa charogne<br />

répandit une odeur tellem<strong>en</strong>t suave que le pieux clergé de sa paroisse n’hésita pas<br />

à lui décerner les funérailles d’un saint. S’il n’y eut pas de panégyrique, c’est<br />

que la matière de l’éloge était trop copieuse.<br />

Quand on a pas fait fortune, au contraire, quand on a eu pitié de ceux qui<br />

souffr<strong>en</strong>t, quand on a cherché, <strong>en</strong> pleurant d’amour, la Beauté et la Grandeur, on<br />

est dans les nuages ou dans les étoiles, c’est-à-dire très au-dessous des animaux<br />

les plus immondes. J’ose mettre au défi n’importe quel imbécile régulier ou séculier<br />

de dém<strong>en</strong>tir cette affirmation . Ouvrez un bourgeois, vous la verrez inscrite<br />

autour de son cœur.<br />

JE NE CRA CHE PA S SUR L’A RGENT<br />

Est-il donc plus difficile de cracher sur l’arg<strong>en</strong>t que de cracher sur la Face<br />

du Fils de Dieu ? On le croirait. Les extatiques ont vu ruisseler sur cette Face<br />

les crachats horribles de la canaille de Jérusalem. Les adorateurs de l’arg<strong>en</strong>t<br />

n’ont jamais vu de crachats sur une pièce de c<strong>en</strong>t sous. Si cette pièce tombait dans<br />

les ordures, ils la recueillerai<strong>en</strong>t pieusem<strong>en</strong>t et la nettoierai<strong>en</strong>t avec respect.<br />

Peut-être la parfumerai<strong>en</strong>t-ils de quelques baisers.<br />

J’ai lu qu’un grand seigneur du XVIIIe siècle avait de si riches appartem<strong>en</strong>ts<br />

dans son château qu’on ne voyait pas le moy<strong>en</strong> de cracher ailleurs que sur la figure<br />

du propriétaire. C’est ce qui arrive au Verbe incarné. Il a fait l’univers si beau<br />

qu’il n’y a plus que sa Face douloureuse qui puisse être conspuée. A lors pourquoi<br />

se gênerait-on ? Tout ce qui est autour de lui a une valeur inappréciable. Le fumier<br />

même fait pousser les pommes de terre qui val<strong>en</strong>t de l’arg<strong>en</strong>t et qui sont autrem<strong>en</strong>t<br />

avantageuses que la Rédemption pour <strong>en</strong>graisser les porcs. Le choix pourrait-il<br />

être douteux un seul instant ?<br />

On raconte qu’il y a eu autrefois des hommes étranges qui faisai<strong>en</strong>t profession<br />

de mépriser les richesses, les considérant comme de la boue et qui s’<strong>en</strong><br />

débarrassai<strong>en</strong>t comme on se débarrasse de la vermine. On assure qu’il <strong>en</strong> existe<br />

<strong>en</strong>core quelques-uns. Que voulez-vous que je vous dise? Tout ce qu’on peut faire,<br />

c’est de les conspuer de la même manière que Celui dont ils se dis<strong>en</strong>t les dis ciples<br />

et dont ils se prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t les imitateurs. Ils pourront alors, tant qu’ils voudront,<br />

se prévaloir de leurs gu<strong>en</strong>illes et rêver de leur Paradis.<br />

METTRE UN PEU D’A RGENT DE CÔTÉ<br />

Ce Lieu Commun ressemble à une église où tout le monde irait prier, jeunes<br />

ou vieux, bons ou méchants. Pèlerinage infaillible où l’impétration serait aussi<br />

cer taine que la mort. Celui qui met un peu d’arg<strong>en</strong>t de côté est semblable à un homme<br />

qui se ferait construire un sépulcre dans un <strong>en</strong>droit sec à l’abri des vers. Précaution<br />

contre les pauvres locataires des maisons humides et toujours disposés à<br />

ronger les imprévoyants. Chaque petite somme économisée est ainsi comme une parcelle<br />

de la substance qui lui a été confiée et dont il lui faudra r<strong>en</strong>dre compte un<br />

jour. En mettant un peu d’arg<strong>en</strong>t de côté, vous préparez votre av<strong>en</strong>ir et vous donnez<br />

aux pauvres un exemple infinim<strong>en</strong>t plus précieux que toutes les aumônes.<br />

Croyez-moi, fussiez-vous très riche, il faut toujours mettre un peu d’arg<strong>en</strong>t<br />

de côté. Si vous r<strong>en</strong>contrez un miséreux, un mourant de faim que sauverait le don<br />

de quelque monnaie, il se peut, le coeur de l’homme étant fragile, que vous vous<br />

s<strong>en</strong>tiez ému. Pr<strong>en</strong>ez garde, c’est le mom<strong>en</strong>t de l’épreuve, c’est l’heure de la t<strong>en</strong>tation<br />

redou table. Soyez généreux et refusez avec énergie. Souv<strong>en</strong>ez-vous que le<br />

premier de tous vos devoirs est de mettre de l’arg<strong>en</strong>t de côté et que l’ombre de<br />

B<strong>en</strong>jamin Franklin vous regarde.<br />

38 39


Je me souvi<strong>en</strong>s d’un sublime bourgeois de l’Indre ou de la Creuse qui était,<br />

je crois, dans les Contributions directes et qui eut la gloire de crever sans avoir<br />

jamais donné un sou à personne, ayant, chaque jour, mis un peu d’arg<strong>en</strong>t de côté.<br />

Cet homme héroïque eut trois fils. Il voulut que le premier se nommât Voltaire, le<br />

second Rousseau et le troisième Franklin, lequel fit, après la mort de son père,<br />

une noce à tout casser. On ne r<strong>en</strong>contre plus de ces carac tères.<br />

ON N’EMPORTE PA S SA FORTUNE EN MOURA NT<br />

Cela se dit comme tant d’autres choses, mais le Bour geois ne s’y trompe pas.<br />

Sans doute il sait, aussi bi<strong>en</strong> que vous et moi, qu’il n’emportera ni or ni arg<strong>en</strong>t.<br />

Il n’em portera pas non plus des billets de banque, ni des billets à ordre sur les<br />

pauvres diables, ni même des billets de faveur pour n’importe quel spectacle de<br />

l’autre monde. Mais le malin qu’il est emportera ses titres, sa vraie richesse<br />

cousue à son âme, ses titres à lui que ses héritiers ne pourrai<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> aucune façon,<br />

négocier ni réaliser, et qui lui assureront infailliblem<strong>en</strong>t une place dans l’Éternité.<br />

LE BON DIEU, C’EST L’A RGENT<br />

Il y a plus de quarante ans, mais je ne pourrai jamais oublier cette scène.<br />

C’était rue de Sèvres, <strong>en</strong>viron le temps de ma lune de miel avec la spl<strong>en</strong>dide misère<br />

qui me fut toujours fidèle.<br />

Une pauvre vieille attelée à une voiture à bras criait du poisson ou des<br />

légumes. Une bourgeoise considérable l’arrête et se met à marchander, offrant des<br />

prix déri soires. « C’est bi<strong>en</strong>, madame, n’<strong>en</strong> parlons plus, dit la v<strong>en</strong>deuse, vous me<br />

faites perdre mon temps. Le Bon Dieu saura bi<strong>en</strong> m’<strong>en</strong>voyer d’autres cli<strong>en</strong>ts. — Le<br />

Bon Dieu, c’est la pièce de c<strong>en</strong>t sous ! » répond la bourgeoise <strong>en</strong> ricanant.<br />

L’effet de cette parole, je ne sais pas mieux le compa rer qu’à celui d’un<br />

tison dans une tonne de poudre. La vieille se transfigura et devint terrible.<br />

— Et c’est à moi que vous osez parler ainsi ! cria-t-elle, montée soudain au<br />

plus haut degré de l’indignation et de la fureur. C’est <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d’une chréti<strong>en</strong>ne<br />

qui gagne sa vie honorablem<strong>en</strong>t que vous avez l’audace d’outrager le Dieu<br />

des pauvres <strong>en</strong> disant des mots dont rougirait une fille du trottoir ! Vous mériteriez<br />

d’être fouettée publi quem<strong>en</strong>t comme une méchante putain et j’<strong>en</strong> appelle à<br />

toutes les personnes qui peuv<strong>en</strong>t m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Voici, ajouta-t-elle, de plus <strong>en</strong> plus<br />

excitée et brandissant une m<strong>en</strong>açante main vers l’<strong>en</strong>nemie qui cherchait vainem<strong>en</strong>t<br />

à fuir à travers la foule amassée <strong>en</strong> un instant, voilà une salope qui dit que le<br />

Bon Dieu est une pièce de c<strong>en</strong>t sous, la pièce de c<strong>en</strong>t sous qu’elle a gagnée peutêtre<br />

avec ses saletés et qui a l’insol<strong>en</strong>ce de v<strong>en</strong>ir me le dire à moi, croyant que<br />

je n’oserai pas lui répondre parce que je suis une pauvre femme. Je demande des<br />

hommes de bonne volonté pour la reconduire à coups de pied au derrière chez son<br />

maquereau ».<br />

Elle continua ainsi quelque temps, au cont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t visible des spectateurs<br />

qui s’opposai<strong>en</strong>t à l’évasion de la victime, s’exaspérant à chaque mot, aboyant<br />

comme une Hécube, remplissant de ses imprécations la rue tout <strong>en</strong>tière. Il fallut<br />

l’interv<strong>en</strong>tion des serg<strong>en</strong>ts de ville pour dégager la provocatrice à moitié morte<br />

de honte et de rage.<br />

Cela, je le répète, se passait il y a plus de quarante ans, c‘est-à-dire<br />

avant la funeste guerre et la dégradante répub lique, époque où tout n’était pas<br />

<strong>en</strong>core détruit. A ujour d’hui le blasphème le plus immonde est l’expression exacte<br />

du s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t universel, et c’est la pauvre vieille, déf<strong>en</strong>dant et v<strong>en</strong>geant à sa<br />

manière le Dieu des chréti<strong>en</strong>s, qui serait conspuée par la multitude.<br />

ÊTRE CRIBLÉ DE DETTES<br />

Ce n’est peut-être pas mon cas ni le vôtre, ni celui de personne, mais on<br />

sait que la chose est possible et cela suffit. Un poète qui doit un pain de quatre<br />

livres, quelques kilos de charbon et deux ou trois douzaines de rames de papier,<br />

peut fort bi<strong>en</strong> passer pour un individu criblé de dettes. Cela s’est vu et se verra.<br />

L’expression, d’ailleurs, est curieuse, quoique difficile à compr<strong>en</strong>dre.<br />

Si je ne me trompe, être criblé signifie avoir été passé au crible ou, si on<br />

veut, ressembler à un crible à force de blessures, image certainem<strong>en</strong>t excessive et<br />

inapplicable aux dettes qu’on peut avoir, lesquelles ne font de trous qu’à la<br />

bourse du créancier. Dans le premier cas, l’opération, bi<strong>en</strong> connue des bonnes ménagères,<br />

consiste, s’il s’agit des résidus de leur foyer, à séparer, par le moy<strong>en</strong><br />

d’un tamis, les c<strong>en</strong>dres inutiles de ce qui peut <strong>en</strong>core être brûlé. On sait que des<br />

c<strong>en</strong>dres obt<strong>en</strong>ues de la sorte par le prophète Daniel démontrèr<strong>en</strong>t au roi de Babylone<br />

la fraude impie des prêtres de Bel. Par ext<strong>en</strong>sion, il est parlé quelquefois<br />

du crible de la consci<strong>en</strong>ce, instrum<strong>en</strong>t défectueux et infidèle, laissant passer<br />

trop de choses et pouvant être comparé à un de ces vieux paniers percés dont il<br />

est imprud<strong>en</strong>t de se servir. Il y a aussi le crible du diable m<strong>en</strong>tionné dans l’Évangile<br />

: « Satan a demandé à vous cribler comme le from<strong>en</strong>t », ce qui est une occasion<br />

d’in quiétude, Satan étant le pire de tous les m<strong>en</strong>teurs. Mais tout cela n’explique<br />

pas notre Lieu Commun.<br />

Signifie-t-il simplem<strong>en</strong>t qu’on a beaucoup de dettes, qu’on <strong>en</strong> est couvert ?<br />

Dans ce cas l’agitation viol<strong>en</strong>te ou harmonieusem<strong>en</strong>t rythmique du tamis m’aura peutêtre<br />

débarrassé de cette poussière, à moins qu’il ne me soit arrivé de passer<br />

moi-même avec elle par l’un des trous, ce qui est peu vraisemblable. Enfin je n’y<br />

compr<strong>en</strong>ds ri<strong>en</strong>, sinon qu’il est extrêmem<strong>en</strong>t embêtant d’avoir des dettes et infinim<strong>en</strong>t<br />

désagréable de les payer.<br />

JETER L’A RGENT PA R LES FENÊTRES<br />

À quel mom<strong>en</strong>t et dans quelles circonstances jette-t-on l’arg<strong>en</strong>t par les f<strong>en</strong>êtres<br />

? C’est un point de casuistique bourgeoise. Un ignorant pourrait croire que<br />

c’est au mom<strong>en</strong>t où on verse au percepteur le montant des impo sitions pour les<br />

portes et f<strong>en</strong>êtres, <strong>en</strong> oubliant qu’il n’est question ici que des f<strong>en</strong>êtres, à l’exclusion<br />

des portes ou des soupiraux, des chatières ou des trous de souris par<br />

lesquels on pourrait tout aussi bi<strong>en</strong> faire passer des pièces de monnaie.<br />

Je prie les personnes qui veul<strong>en</strong>t s’instruire de remar quer qu’on ne dit<br />

jamais : jeter l’or par les f<strong>en</strong>êtres. Cette façon de parler aurait quelque chose<br />

de monstrueux. Il faut laisser aux poètes et autres g<strong>en</strong>s dénués de précision ces<br />

ridicules excès de langage. C’est déjà une assez dan gereuse concession à la poésie<br />

de nommer l’arg<strong>en</strong>t.<br />

En réalité on le jette par les f<strong>en</strong>êtres lorsqu’on donne un sou à un pauvre.<br />

Cela est élém<strong>en</strong>taire et n’a pas besoin de démonstration. Un vrai bourgeois ne doit<br />

jamais don ner. Mais il y a bi<strong>en</strong> d’autres manières. Exemples : Si vous ratez l’occasion<br />

de faire passer un bouton de culotte pour une pièce de cinquante c<strong>en</strong>times<br />

; si vous êtes assez idiot pour faire remarquer à un conducteur d’omnibus, père de<br />

huit <strong>en</strong>fants, qu’il vous a r<strong>en</strong>du trop de monnaie sur une pièce de quarante sous ;<br />

si vous achetez, ne fût-ce qu’à vil prix, un chef-d’oeuvre littéraire pour votre<br />

plaisir ou un objet d’art que vous n’avez pas l’int<strong>en</strong>tion de bro canter ; si vous<br />

gratifiez sottem<strong>en</strong>t d’une faible somme un pauvre diable qui vous a sauvé d’un péril<br />

grave <strong>en</strong> ris quant sa vie, au lieu de le faire empoigner par les sergots, etc. Les<br />

circonstances où on est exposé à jeter l’arg<strong>en</strong>t par les f<strong>en</strong>êtres sont à l’infini<br />

et l’honnête homme doit y apporter la plus sévère att<strong>en</strong>tion.<br />

40 41


JOINDRE LES DEUX BOUTS<br />

C’est le symbole du serp<strong>en</strong>t qui se mord la queue, le symbole de l’Infini dans<br />

tous les temps et tous les pays. L’Infini n’est pourtant pas la préoccupation du<br />

Bour geois. Mais il s’interrompt ici de le dédaigner, le Lieu Commun des Deux Bouts<br />

lui paraissant une occasion de manifester sa sagesse, de se profiler surhumainem<strong>en</strong>t.<br />

A i-je besoin de dire qu’il s’agit d’arg<strong>en</strong>t comme toujours ? Vous allez voir<br />

combi<strong>en</strong> c’est simple.<br />

On possède une fortune quelconque, c<strong>en</strong>t mille francs ou c<strong>en</strong>t millions, si<br />

vous le préférez. Le Capital ne devant jamais être <strong>en</strong>tamé, il s’agit d’aller d’un<br />

bout de l’année à l’autre avec le seul rev<strong>en</strong>u auquel on suppose une suffi sante élasticité.<br />

C’est un véritable tour de force dont très peu d’hommes sont capables.<br />

Proposez-le à un imagi natif, à un rêveur, à un magnifique, à un charitable. Les<br />

plus hardis vous avoueront qu’ils ne répond<strong>en</strong>t de ri<strong>en</strong>. Quelques-uns que le blasphème<br />

n’épouvante pas iront jusqu’à vous dire que la richesse doit être répandue<br />

comme du fumier et que l’intangibilité du Capital pro duisant toujours, comme Dieu,<br />

et ne s’épuisant jamais, est une abomination.<br />

Si le Bourgeois suffisamm<strong>en</strong>t occupé à filer la que nouille d’arg<strong>en</strong>t de son<br />

année, avait du temps à perdre, il répliquerait fort tranquillem<strong>en</strong>t que ce Dieu<br />

qu’on a l’au dace d’opposer au Capital est un pauvre Dieu s’il inspire à ses adorateurs<br />

de tels s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts ; que lui, bourgeois honorable et capitaliste, ne craint<br />

pas de mettre au défi ce prét<strong>en</strong>du Tout-Puissant de savoir par quel bout le<br />

pr<strong>en</strong>dre...<br />

Et tout de suite, inexplicablem<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>u vociférateur furieux et écumant,<br />

il gueulera : « Je joins les deux bouts, je ti<strong>en</strong>s les deux bouts, ma queue d’arg<strong>en</strong>t<br />

est dans ma gueule d’arg<strong>en</strong>t et votre Bon Dieu est crucifié par mon Capital.<br />

Je suis un honnête homme et je me fous de la religion. »<br />

Vous p<strong>en</strong>serez alors au cimetière situé au bout de cette belle av<strong>en</strong>ue de<br />

sapins qui comm<strong>en</strong>ce au cabanon.<br />

LA FA ÇON DE DONNER<br />

VA UT MIEUX QUE CE QU’ON DONNE<br />

Celui-ci est d’extraction noble. C’est un vers du grand Corneille et une Provid<strong>en</strong>ce<br />

ironique a voulu que ce vers fût un des premiers du M<strong>en</strong>teur. Le Bourgeois,<br />

hermé tiquem<strong>en</strong>t bouché à toute littérature, ignore cela, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, mais il<br />

trouve ce vers à sa conv<strong>en</strong>ance et il l’uti lise quand il veut qu’on pr<strong>en</strong>ne de lui<br />

la plus haute idée. C’est une ressource, mais il faut du tact et du doigté.<br />

J’ai connu un majestueux brocanteur de tableaux qui se cont<strong>en</strong>tait d’un<br />

modeste bénéfice de 500 à 1500 pour 100. Il fut, il y a quelques années, le bi<strong>en</strong>faiteur<br />

d’un peintre très pauvre, dev<strong>en</strong>u célèbre aujourd’hui, dont les toiles<br />

étai<strong>en</strong>t déjà recherchées. Cet homme habile, exploitant avec sagesse la criante<br />

misère de l’artiste, lui achetait à vil prix les plus curieuses esquisses et les<br />

rev<strong>en</strong>dait infi nim<strong>en</strong>t cher à des collectionneurs de sa cli<strong>en</strong>tèle, réali sant ainsi<br />

loyalem<strong>en</strong>t des gains appréciables.<br />

Cela se passait le plus affectueusem<strong>en</strong>t du monde. A ussi tutélaire que juste,<br />

le bon commerçant faisait quel quefois d’aimables surprises à son écorché : un sac<br />

de bonbons pour les <strong>en</strong>fants, un vieux pantalon, un paquet de tabac, un porte-monnaie<br />

de 2 fr. 50 ! Sans doute, on ne pouvait pas dire que ce fût grand-chose, mais<br />

le coeur y était et quel coeur ! Quels doux sourires aussi, quelles t<strong>en</strong>dres poignées<br />

de main ! « La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne », p<strong>en</strong>sait-il,<br />

<strong>en</strong> aiguisant son couteau. Il ne le disait pas positivem<strong>en</strong>t, ayant un grand tact,<br />

mais cela se lisait si bi<strong>en</strong> sur son affable figure !... J’ai le chagrin d’ajouter<br />

qu’il fut payé de l’ingratitude la plus noire et que le poème se termina par des<br />

claques ret<strong>en</strong>tissantes.<br />

Je n’ai pas moins admiré un autre bi<strong>en</strong>faiteur de la même école. Celui-ci<br />

n’était pas commerçant. C’était un millionnaire besogneux de gloire qui décida, un<br />

jour, d’acquérir le r<strong>en</strong>om d’un grand écrivain. Il avait eu le flair de dénicher un<br />

indig<strong>en</strong>t de qui le tal<strong>en</strong>t robuste lui parut conv<strong>en</strong>ir à son dessein. P<strong>en</strong>dant dix<br />

ans, ce crétin d’or utilisa le malheureux, obt<strong>en</strong>ant de lui, pour de faibles sommes,<br />

des travaux qui n’euss<strong>en</strong>t pas été trop payés de la moitié de sa richesse, — <strong>en</strong> y<br />

ajoutant même la peau de sa femme ; des oeuvres inv<strong>en</strong>tées, exécutées, réa lisées<br />

<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t, qu’il ne manquait jamais d’estropier un peu de sa plume d’imbécile,<br />

pour qu’il ne fût pas dit qu’il n’avait ri<strong>en</strong> fait, mais qui lui valur<strong>en</strong>t une notoriété<br />

considérable et des récomp<strong>en</strong>ses <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t. Il est, aujour d’hui, à l’A cadémie,<br />

officier de la Légion d’Honneur et décoré par plusieurs monarques. Il a même fini<br />

par croire qu’il a du génie et il ne dessoûle plus.<br />

L’auteur véritable et de plus <strong>en</strong> plus miséreux, désor mais abandonné, finira<br />

comme il pourra. A ussi long temps qu’on <strong>en</strong> eut besoin, il fut comblé, celui-là<br />

aussi, de petits cadeaux charmants prodigués avec cette délica tesse raffinée dont<br />

les riches secourables et les hippopo tames furieux paraiss<strong>en</strong>t avoir le secret. Il<br />

y a des façons si exquises de donner l’<strong>en</strong>fer !<br />

BONNE RENOMMÉE VA UT MIEUX<br />

QUE CEINTURE DORÉE<br />

Si la métaphore de ceinture dorée signifie la richesse, d’après les interprètes,<br />

on est <strong>en</strong> droit de se demander pourquoi et comm<strong>en</strong>t la r<strong>en</strong>ommée prét<strong>en</strong>due<br />

bonne peut valoir mieux, puisque c’est exactem<strong>en</strong>t la même chose, <strong>en</strong> réalité ou <strong>en</strong><br />

appar<strong>en</strong>ce. Il est sans exemple qu’une personne riche n’ait pas une bonne r<strong>en</strong>ommée.<br />

Si elle <strong>en</strong> avait une mauvaise ce serait monstrueux et profondém<strong>en</strong>t immoral, la<br />

richesse étant ce qu’il y a de plus respectable sur la terre.<br />

Et cep<strong>en</strong>dant il doit y avoir une distinction, car les Lieux Communs sont<br />

infaillibles. Il est connu que la R<strong>en</strong>ommée, bonne ou mauvaise, a des trompettes et<br />

des ailes, tous les professeurs de rhétorique vous le diront, et cela ne peut être<br />

affirmé d’aucune ceinture. C’est une évid<strong>en</strong>te supériorité. On pourrait alors expliquer<br />

ainsi le geste d’une jolie femme dénouant sa ceinture, dorée ou non, et même<br />

y r<strong>en</strong>onçant tout à fait pour acquérir de la r<strong>en</strong>ommée, pour attraper des ailes et<br />

se faire accompa gner ou précéder d’une fanfare. La ceinture abandonnée se dorerait<br />

d’elle-même naturellem<strong>en</strong>t. Je ne vois pas mieux à faire que de creuser ça. Les Lieux<br />

Communs ne se révèl<strong>en</strong>t qu’à ceux qui les étudi<strong>en</strong>t humblem<strong>en</strong>t et avec une grande<br />

pureté de cœur.<br />

JE N’A I PA S ENCORE FA IT MA CA ISSE<br />

Nous sommes à Tours, l’une des villes de France où le Lieu Commun est le plus<br />

honoré. Plusieurs autres villes, il est vrai, se disput<strong>en</strong>t la gloire de lui avoir<br />

donné le jour. Mais Tours doit avoir été son berceau. C’est l’opinion la plus probable.<br />

J’<strong>en</strong> appelle à la statue de Descartes !<br />

Un étranger v<strong>en</strong>u pour s’instruire pénètre dans une église après avoir fait<br />

l’aumône au m<strong>en</strong>diant attitré. Par l’effet de je ne sais quelle absorbante préoccupation,<br />

il a donné vingt francs croyant ne donner qu’un sou et ne s’aperçoit de<br />

l’erreur que beaucoup plus tard. Il retourne à l’église, mais le m<strong>en</strong>diant v<strong>en</strong>ait<br />

de partir. Il expose alors le cas au bedeau qui le rassure, affirmant que ce m<strong>en</strong>diant,<br />

dont il donne aussitôt l’adresse, est un fonctionnaire des plus honorables<br />

et que la pièce lui sera scrupuleusem<strong>en</strong>t restituée, moy<strong>en</strong>nant une nouvelle et insignifiante<br />

aumône.<br />

Le voyageur arrive à une maison très confortable où il est aussitôt reçu avec<br />

politesse par un personnage conve nablem<strong>en</strong>t vêtu dans lequel il a quelque peine à<br />

recon naître son m<strong>en</strong>diant. « Mon cher monsieur », dit celui-ci, « ne vous tourm<strong>en</strong>tez<br />

pas. Ces erreurs arriv<strong>en</strong>t quelque fois dans notre profession. Mais je n’ai pas<br />

<strong>en</strong>core fait ma caisse. Pr<strong>en</strong>ez donc la peine de vous asseoir. » Un quart d’heure<br />

après la pièce était retrouvée et restituée avec des excuses.<br />

Je n’ai raconté cette histoire parfaitem<strong>en</strong>t véridique, on le compr<strong>en</strong>dra, que<br />

pour r<strong>en</strong>dre justice à une corporation estimable trop souv<strong>en</strong>t calomniée par des<br />

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ourgeois qui font, eux aussi, leur caisse att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t, mais pour ne ri<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre,<br />

et qui refus<strong>en</strong>t toute solidarité avec les m<strong>en</strong> diants, comme s’ils n’étai<strong>en</strong>t pas euxmêmes,<br />

au spirituel, des gu<strong>en</strong>illeux, des truands, des besaciers, des calami teux,<br />

des claqued<strong>en</strong>ts, des marmiteux, des pouilleux, des couche-tout-nu sous le pont aux<br />

ânes de la gueuserie uni verselle, des assistés lam<strong>en</strong>tables de la bêtise et de la<br />

vile nie modernes exprimées par les Lieux Communs dont ils font usage ; <strong>en</strong> réalité<br />

les cadets et les inférieurs de ces pauvres diables à la main t<strong>en</strong>due qu’ils mépris<strong>en</strong>t<br />

parce qu’ils sont les derniers à nous représ<strong>en</strong>ter <strong>en</strong>core tant soit peu la<br />

m<strong>en</strong>dicité rédemptrice du Fils de Dieu !<br />

ERREUR N’EST PA S COMPTE<br />

Tel était, on vi<strong>en</strong>t de le voir, l’avis du m<strong>en</strong>diant de Tours. Une vérification<br />

exacte s’imposait à ce candide professionnel. Elle s’impose de même à tous<br />

les commer çants, mais comme ils sont moins candides et parce qu’il ne faut pas se<br />

ruiner, ils l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t d’une autre sorte. Ils veul<strong>en</strong>t, eux aussi, cela va sans<br />

dire, des comptes exacts, à leur manière, sans aucune erreur. Cela s’obti<strong>en</strong>t facile<br />

m<strong>en</strong>t quand on a de l’arithmétique, de l’estomac et une solide armure. La loi,<br />

d’ailleurs, est pour eux, puisqu’elle dit que leurs livres font foi, comme l’Évangile.<br />

Vous commandez à votre épicier qui est la crème des honnêtes g<strong>en</strong>s, un kilo<br />

de sucre, une livre de café, une demi-douzaine de bouteilles. Il vous livre tout<br />

cela <strong>en</strong> consci<strong>en</strong>ce, mais, professionnellem<strong>en</strong>t, il inscrit douze bouteilles, deux<br />

livres de café, et deux kilos de sucre. Puis il fait une addition exacte <strong>en</strong> ayant<br />

soin de se tromper de quelques c<strong>en</strong>times à son désavantage dans le report, afin de<br />

pouvoir vous édifier plus tard sur sa bonne foi, <strong>en</strong> rec tifiant devant vous cette<br />

imperceptible erreur, au cas où vous seriez t<strong>en</strong>té de vérifier. « Erreur n’est pas<br />

compte », dira-t-il avec un sourire de miel. S’il a du frottem<strong>en</strong>t, il ajoutera peutêtre<br />

: « Errare humanum est », <strong>en</strong> élar gissant son sourire, et vous partirez, un<br />

peu étonné de l’énormité imprévue de vos dép<strong>en</strong>ses, mais touché quand même de la<br />

probité minutieuse de ce négociant qui aime rait mieux s’exposer à perdre quelques<br />

sous que vous causer le moindre dommage.<br />

J’ai connu un épicier de cette valeur morale dans le temps de ma célèbre captivité<br />

à Cochons-sur-Marne. Un jour que le total de ses additions me suffoquait,<br />

il proposa loyalem<strong>en</strong>t de m’ouvrir ses livres. « Je lirai vos livres », lui répondisje,<br />

« lorsque vous aurez lu les mi<strong>en</strong>s », et je me résignai à payer. Je me suis<br />

demandé quelquefois avec inquiétude si je n’avais pas, ce jour-là, déterminé, sans<br />

le vouloir, une vocation littéraire. Cet homme est peut-être dev<strong>en</strong>u un lauréat de<br />

l’A cadémie Goncourt.<br />

Source : Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, 1902, et Exégèse des lieux communs<br />

(nouvelle série), 1912.<br />

44<br />

Viktor D<strong>en</strong>i, « Le capital », 1919


LA PUISSANCE SANS FIN<br />

Jean-Michel Le Lannou<br />

C'est ainsi une « id<strong>en</strong>tité » qu'il faut mettre au jour pour compr<strong>en</strong>dre la pot<strong>en</strong>tialisation.<br />

Qui dé-limite la puissance ? A ssurém<strong>en</strong>t l'instance pour laquelle l'opération<br />

d'excès du donné s'avère nécessaire : le Capital. Qu'est-il si ce n'est une imm<strong>en</strong>se soustraction<br />

? Strictem<strong>en</strong>t, il s'id<strong>en</strong>tifie à une « oeuvre » de dé-limitation. Son<br />

infinitisation supprime la « Nature », c'est-à-dire le mode d'action qui prét<strong>en</strong>dait<br />

subordonner la puissance à une fin. Son déploiem<strong>en</strong>t révèle et dénonce la contradiction<br />

de l'agir selon l'actualisation, qui tout à la fois a besoin de la puissance et la<br />

soumet, pour empêcher le surgissem<strong>en</strong>t de son n'imitation. « Où » opère le Capital ? A u<br />

point de cette liaison postulée. Il disjoint la puissance de la subordination « naturelle<br />

», qui n'apparaît dorénavant plus, par et pour lui, que comme une viol<strong>en</strong>ce externe.<br />

Que fait le Capital ? La seule véritable révolution : celle qui supprime la « Nature<br />

». L'on doit ainsi, avec Marx, le p<strong>en</strong>ser et décrire à partir de ses effets. Il apparaît<br />

<strong>en</strong> se dés-<strong>en</strong>travant de toute restriction « naturelle ». Nécessairem<strong>en</strong>t donc, il défait<br />

la « Nature » <strong>en</strong> tant que limite. Empiriquem<strong>en</strong>t, l'on pourrait s'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir à ceci qu'il<br />

arrache la production à son étroitesse initiale, qu'il délivre l'expansion de l'échange<br />

de sa restriction première. En mettant fin, si ce n'est à l'exclusivité de l'usage, du<br />

moins <strong>en</strong> abolissant le primat de sa détermination, il ouvre le marché universel de<br />

l'échange. Peut-on cep<strong>en</strong>dant le réduire à cette opération ? N'<strong>en</strong>veloppe-t-il pas un effet<br />

proprem<strong>en</strong>t ontologique ? N'est-ce pas contre la substantialité, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due comme limite<br />

et fin, qu'il se déploie ? Son expansion, strictem<strong>en</strong>t constitutive de sa réalité, conduit<br />

à cette négation.<br />

Véritable « anti-Nature », cette puissance désubstantialisante, surgit et se développe<br />

<strong>en</strong> ouvrant un conflit radical. Cette alternative fondam<strong>en</strong>tale, Nature ou Capital,<br />

structure dorénavant l'horizon de l'exist<strong>en</strong>ce humaine, <strong>en</strong> son action et ses croyances.<br />

Leur relation disjonctive la voue à cette opposition directe, et qui n'est <strong>en</strong> ri<strong>en</strong>,<br />

malgré l'appar<strong>en</strong>ce, simplem<strong>en</strong>t déterminée par la chronologie. Ce conflit oppose <strong>en</strong> effet<br />

de manière directe la Nature au Capital, tout autant que le Capital à la Nature. Chacun<br />

de ces modes du produire ne peut s'affirmer, et déployer toutes ses conséqu<strong>en</strong>ces, c'està-dire<br />

organiser le « monde » conformém<strong>en</strong>t à ses exig<strong>en</strong>ces, qu'<strong>en</strong> l'abs<strong>en</strong>ce et donc par<br />

la suppression de l'autre.<br />

[…]<br />

L'arg<strong>en</strong>t a sa réalité dans ses effets. ll s'y révèle puissance. A insi pour Marx qui<br />

y consacre la plus ample analyse, « il est la vraie puissance (2) ». Loin de se réduire<br />

47


à un simple moy<strong>en</strong>, il s'id<strong>en</strong>tifie à son opération. Que peut-il ? De quoi donc l'arg<strong>en</strong>t<br />

est-il la puissance ?<br />

Par lui, l'action cesse de dériver de l'être. Entre l'être et l'agir, il vi<strong>en</strong>t s'interposer,<br />

<strong>en</strong> produisant leur stricte disjonction. Il sépare ainsi le réel, et l'homme<br />

<strong>en</strong> particulier, d'eux-mêmes : par lui « ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullem<strong>en</strong>t<br />

déterminé par mon individualité (3) ». Il dénoue l'acte de la réalité, <strong>en</strong><br />

abolissant une « conformité » de fait, ou supposée première <strong>en</strong>tre eux. Ce « moy<strong>en</strong> universel<br />

de séparation » disjoint l'ess<strong>en</strong>ce de ses prédicats propres. Plus généralem<strong>en</strong>t,<br />

selon l'analyse de Marx, « il est la divinité visible, la transformation de toutes les<br />

pratiques humaines et naturelles <strong>en</strong> leur contraire, la confusion et la perversion universelle<br />

des choses ; il fait fraterniser les impossibilités (4) ».<br />

En ce s<strong>en</strong>s, l'arg<strong>en</strong>t « réalise » la puissance de l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t. Il détache, dans les<br />

faits, le prédicat du sujet <strong>en</strong> une opération strictem<strong>en</strong>t inverse de celle <strong>en</strong>visagée par<br />

Leibniz, qui <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait au contraire, <strong>en</strong> l'y <strong>en</strong>fermant, délivrer la nature de l'effet<br />

dissolvant des relations extérieures. Exactem<strong>en</strong>t à l'opposé, il fait exister les<br />

diverses qualités par et pour elles-mêmes et, dans le même acte, il r<strong>en</strong>d le sujet<br />

indiffér<strong>en</strong>t à leur égard. Ce que l'homme est par l'arg<strong>en</strong>t, il peut cesser de l'être<br />

et, de fait, il s'<strong>en</strong> sépare concrètem<strong>en</strong>t dans ses actes. L'arg<strong>en</strong>t lui procure le<br />

pouvoir de ne plus être tel qu'il se découvre. Strictem<strong>en</strong>t donc, il in-détermine l'individualité.<br />

A insi fait-il, selon Marx, pour toutes les particularités concrètes : il<br />

« les change <strong>en</strong> leur contraire et leur donne des qualités qui contredis<strong>en</strong>t leurs qualités<br />

propres (5) ».<br />

L'arg<strong>en</strong>t, telle <strong>en</strong> est la première opération, « fait [..] de chacune [des] forces<br />

ess<strong>en</strong>tielles ce qu'elle n'est pas <strong>en</strong> soi ; c'est-à-dire qu'il <strong>en</strong> fait son contraire (6)<br />

». Il concrétise le virtuel, <strong>en</strong> faisant passer l'être figuré à la réalité. Dans une<br />

générale « confusion », il convertit la représ<strong>en</strong>tation <strong>en</strong> réalité et la réalité <strong>en</strong><br />

simple représ<strong>en</strong>tation. Il fait différer chaque réalité d'avec elle-même, que ce soit la<br />

chose qui devi<strong>en</strong>t par lui échangeable ou le « sujet » qui se détache de ses déterminations,<br />

son « propre » lui apparaissant tel un « étranger ». Sa puissance de commutation<br />

jette <strong>en</strong>fin toute réalité hors d'elle-même, la livrant à l'extériorité. S'insinuant <strong>en</strong><br />

chacune, il <strong>en</strong> abolit la détermination préalablem<strong>en</strong>t crue « propre ». Puissance extériorisante,<br />

il délivre le donné d'être lié à lui-même et attaché à sa particularité.<br />

L'arg<strong>en</strong>t transforme chaque être <strong>en</strong> échangeable, et ce dans « la circulation [qui]<br />

devi<strong>en</strong>t la grande cornue sociale où tout se précipite pour <strong>en</strong> sortir transformé <strong>en</strong><br />

cristal monnaie. Ri<strong>en</strong>, écrit Marx, ne résiste à cette alchimie (7). D'où lui vi<strong>en</strong>t cette<br />

puissance ? Plus <strong>en</strong>core, d'où vi<strong>en</strong>t que plus ri<strong>en</strong> n'échappe à cette métamorphose ?<br />

Comm<strong>en</strong>t compr<strong>en</strong>dre qu'<strong>en</strong> et par lui, tout dépose sa forme « naturelle » ? D'où<br />

surtout provi<strong>en</strong>t qu'il soit ainsi dev<strong>en</strong>u le s<strong>en</strong>s de l'être, et même dorénavant, son seul<br />

s<strong>en</strong>s effectif ?<br />

Pour <strong>en</strong> interpréter la puissance, une réflexion sur ses modalités ontologiques s'avère<br />

indisp<strong>en</strong>sable. Elle doit élucider la dualité et le conflit qui apparaiss<strong>en</strong>t avec lui.<br />

Soit, <strong>en</strong> et par l'arg<strong>en</strong>t une libération nouvelle advi<strong>en</strong>t et sa puissance ouvre à un progrès,<br />

soit, selon la « description » toujours déjà imposée par le réalisme, son règne<br />

ne produit qu'une aliénante servitude. Dans la mesure où il met fin à l'usage naturel,<br />

l'arg<strong>en</strong>t se révèle inéluctablem<strong>en</strong>t tel. Il faut cep<strong>en</strong>dant susp<strong>en</strong>dre l'« évid<strong>en</strong>ce » de<br />

cette thèse pour <strong>en</strong> déterminer le statut et l'effet véritable. Plus <strong>en</strong>core, il faut élucider<br />

pour elle-même l'origine de sa puissance. D'où vi<strong>en</strong>t que ri<strong>en</strong> ne lui résiste ?<br />

Que fait précisém<strong>en</strong>t le Capital ? A utrem<strong>en</strong>t demandé, quel est l'effet de la Bourgeoisie<br />

? Opératrice du détachem<strong>en</strong>t, elle délivre des adhésions immédiates, et défait<br />

tous les li<strong>en</strong>s factuels de dép<strong>en</strong>dance. De sa « révolution » résulte, selon Marx, une<br />

double positivité. A vec l'échange s'ét<strong>en</strong>d le progrès de la civilisation. L'arg<strong>en</strong>t conditionne<br />

le développem<strong>en</strong>t et l'int<strong>en</strong>sification de la production, et son ext<strong>en</strong>sion ouvre<br />

l'horizon du monde.<br />

G. Simmel étudie amplem<strong>en</strong>t cet effet de libération (8). En rompant notre initiale<br />

adhésion à la particularité factuelle, l'arg<strong>en</strong>t, au s<strong>en</strong>s strict, ab-strait. Il trans-<br />

48<br />

forme l'homme. Par lui celui-ci devi<strong>en</strong>t individu « libre », ayant rompu <strong>en</strong> lui-même les<br />

dép<strong>en</strong>dances et qualités d'abord t<strong>en</strong>ues pour naturelles. Cet effet trouve sa vérité dans<br />

la subjectivité formelle, comprise et éprouvée comme ce rapport à soi délivré de la passivité<br />

« naturelle ». Similairem<strong>en</strong>t, le détachem<strong>en</strong>t que produit l'arg<strong>en</strong>t ouvre le monde<br />

pour sa plus ample, ou « abstraite », ext<strong>en</strong>sion. L'échange, par la mise <strong>en</strong> relation et<br />

la circulation des marchandises, l'ét<strong>en</strong>d d'une manière virtuellem<strong>en</strong>t indéfinie. Il<br />

libère donc, de manière générale, <strong>en</strong> tant que signe formel libre et « déplaçable », celui<br />

que Bergson situait à l'origine du pouvoir de l'intellig<strong>en</strong>ce.<br />

Ces mêmes effets sont cep<strong>en</strong>dant interprétés, du point de vue de la Nature, de manière<br />

strictem<strong>en</strong>t opposée. Qu'est l'arg<strong>en</strong>t pour elle ? L'évidem<strong>en</strong>t généralisé, c'est-à-dire<br />

son abs<strong>en</strong>ce. A insi pour Marx, il « réduit tout être à une abstraction (9) ». Compris à<br />

partir de l'exig<strong>en</strong>ce de la « nature humaine », il se révèle stricte dissolution, et dans<br />

ses effets les plus décisifs, il « aliène » l'homme. Ceux-ci étai<strong>en</strong>t décrits par Épicure<br />

ou Rousseau, dans leur dénonciation du désir de richesse, comme <strong>en</strong>trave à la<br />

réalisation de la pleine naturalité. Principe d'une incessante séparation, l'arg<strong>en</strong>t<br />

diffère sans fin l'égalisation espérée. Cet effet n'est pas seulem<strong>en</strong>t éthique, ou perversion<br />

de la volonté, <strong>en</strong> tant qu'il assigne l'irréel comme objet du désir, il est<br />

d'abord exist<strong>en</strong>tiel. De la « puissance » de l'arg<strong>en</strong>t résulte <strong>en</strong> effet une fausse compréh<strong>en</strong>sion<br />

de la liberté, réduite précisém<strong>en</strong>t par son abstraction à l'indiffér<strong>en</strong>ce.<br />

L'aliénation consiste alors à se croire, sur son modèle, détaché de la détermination<br />

naturelle. Inéluctablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>fin, son processus id<strong>en</strong>tifie l'exist<strong>en</strong>ce au possible, et<br />

il fait absurdem<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>ir, <strong>en</strong> celui qui n'adhère plus à ri<strong>en</strong>, l'acte de séparation pour<br />

la liberté. Chaque individu, dans cette illusion, s'éprouve et se croit dorénavant libre<br />

par et pour sa conting<strong>en</strong>ce.<br />

A liénant la réalité même, l'arg<strong>en</strong>t soumet le réel à l'irréel. Dans cette inversion<br />

ontologique, il prive l'être de sa propre affirmation. Cette déréalisation résulte de<br />

son statut : sa vacuité évide chaque détermination substantielle, <strong>en</strong> la vouant à dev<strong>en</strong>ir<br />

purem<strong>en</strong>t formelle. Comm<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant un tel abs<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t est-il possible ? En ce qu'il<br />

dé-prés<strong>en</strong>tifie et diffère chaque acte, <strong>en</strong> le soumettant à l'extériorité de l'échangeabilité.<br />

De cette abstraction qui affecte dorénavant tout être, il faut déterminer l'origine.<br />

Comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sommes-nous v<strong>en</strong>us à une telle situation ? Pourquoi surtout règne-t-elle ? De<br />

fait, ce processus de réduction à l'échange, que ri<strong>en</strong> n'<strong>en</strong>trave, structure toute exist<strong>en</strong>ce.<br />

Pourquoi ri<strong>en</strong> ne lui résiste-t-il ? Son illimitation propre affecte chaque<br />

activité. Qu'advi<strong>en</strong>t-il d'elles ? Elle subiss<strong>en</strong>t par lui une mutation radicale, celle<br />

par laquelle, absorbées par la « valeur d'échange », elles abandonn<strong>en</strong>t leur réalité.<br />

[…]<br />

La chose « est double ». Plus précisém<strong>en</strong>t elle est, nous rappelle Marx « deux choses<br />

à la fois : objet d'utilité et porte valeur (27) ». Quel est donc <strong>en</strong> elle le statut de<br />

l'échange ? Il lui est tout à la fois inhér<strong>en</strong>t et extérieur. La valeur d'échange<br />

« distincte de sa forme naturelle » n'est pas, <strong>en</strong> effet, donnée <strong>en</strong> elle (28). La chose<br />

<strong>en</strong> elle-même, souligne Marx, « ne possède jamais cette forme si on la considère isolém<strong>en</strong>t<br />

(29) ». Dans l'acte d'échange elle se dédouble, une autre forme, qui ne vi<strong>en</strong>t pas<br />

d'elle, s'y ajoute. Seule la mesure, c'est-à-dire la « fonction sociale », la fait<br />

paraître. La « valeur d'échange » ne surgit que par la comparaison qui la rapporte à ce<br />

qu'elle n'est pas. Par là, la chose accueille alors <strong>en</strong> elle ce qui la scinde et la jette<br />

hors elle-même.<br />

Se produit ainsi une véritable « transsubstantiation ». L'usage ne rompt pas l'égalité<br />

de la chose avec elle-même, il cons<strong>en</strong>t à <strong>en</strong> être déterminé. L'« échange », à<br />

l'opposé, l'ouvrant à l'extériorité, la fait apparaître inégale à elle-même, du moins<br />

relativem<strong>en</strong>t à ce contre quoi elle peut être échangée. N'est-ce pas là l'origine de sa<br />

dé-substantialisation ? A insi, <strong>en</strong> <strong>en</strong>trant <strong>en</strong> cette circulation, elle abandonne sa particularité<br />

et se défait de son id<strong>en</strong>tité propre. Marx décrit le « mouvem<strong>en</strong>t » complet du<br />

49


processus qui fait qu'elle « existe d'abord <strong>en</strong> tant que valeur d'usage particulière,<br />

puis dépouille cette exist<strong>en</strong>ce et acquiert, <strong>en</strong> tant que valeur d'échange ou équival<strong>en</strong>t<br />

général, une exist<strong>en</strong>ce libérée de tout li<strong>en</strong> avec sa forme originelle (31) ».<br />

La rupture de l'unité, tel est donc l'« événem<strong>en</strong>t », tant ontologique qu'économique,<br />

décisif. Qu'advi<strong>en</strong>t-il précisém<strong>en</strong>t par ce « divorce » ? La valeur d'échange se sépare.<br />

Elle pose la chose <strong>en</strong> relation « commerciale » avec son « au-delà ». A insi, souligne<br />

Marx, « la marchandise, pour être aménagée <strong>en</strong> vue de la circulation, doit revêtir un<br />

double mode d'exist<strong>en</strong>ce. Il faut que la valeur être ait reçu une forme indép<strong>en</strong>dante bi<strong>en</strong><br />

qu'idéale, distincte de la valeur d'usage (32). » De virtuelle, la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>veloppée<br />

devi<strong>en</strong>t dédoublem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> acte. Ce qui <strong>en</strong> elle demeurait « <strong>en</strong>seveli » apparaît pour soi.<br />

Par cette « alchimie », la chose transformée <strong>en</strong> marchandise et « dépouillée » de son<br />

exdusive naturalité, acquiert un nouveau mode d'être. Il <strong>en</strong> résulte « la dissolution de<br />

tous les produits (de la Nature) et de toutes les activités <strong>en</strong> valeur d'échanges (33)».<br />

Il dérive <strong>en</strong>core de cette métamorphose l'effacem<strong>en</strong>t, ou du moins d'abord la relativisation<br />

de chaque nature déterminée. En elle la hiérarchie « initiale » est dorénavant<br />

inversée puisque , « son caractère immédiat de valeur d'usage pour la satisfaction du<br />

besoin du producteur apparaît comme un fait purem<strong>en</strong>t accid<strong>en</strong>tel et iness<strong>en</strong>tiel (34) ».<br />

Dans le progrès de cette abstraction, l'arg<strong>en</strong>t se pose à la fois pour lui-même,<br />

puisque « dans la monnaie, la valeur des choses se trouve séparée de leur substance (35)<br />

» et <strong>en</strong> sa mesure idéelle, extérieur à la chose. A insi, quand la « valeur d'échange<br />

acquiert une exist<strong>en</strong>ce propre (36) », elle se prés<strong>en</strong>te, strictem<strong>en</strong>t indiffér<strong>en</strong>te à la<br />

détermination concrète, <strong>en</strong> tant qu'arg<strong>en</strong>t.<br />

De cette mutation résulte un général dédoublem<strong>en</strong>t de l'exist<strong>en</strong>ce. Scindées par la rupture<br />

de leur égalité à elle-même, <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ant marchandise, les choses s'irréalis<strong>en</strong>t, ou<br />

plus précisém<strong>en</strong>t « elles sont réelles <strong>en</strong> tant que valeurs d'usage, et idéales <strong>en</strong> tant<br />

que valeurs d'échange (37) ». Dans et par ce « procès d'irréalisation », selon l'expression<br />

de Marx, leur substantialité t<strong>en</strong>d à s'effacer dans la pure relation. Qu'est ce<br />

dev<strong>en</strong>ir « formel » ? L'histoire propre de l'exist<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant qu'elle échappe à la<br />

Nature. L'inéluctable passage du concret à l'abstraction, au-delà du seul champ économique,<br />

affecte <strong>en</strong> effet toute réalité.<br />

Cette séparation s'int<strong>en</strong>sifie continûm<strong>en</strong>t dans et par l'ext<strong>en</strong>sion historique des<br />

échanges. Le développem<strong>en</strong>t de la production « capitaliste » conduit cette ample mutation<br />

de la dualité initiale à sa disjonction « achevée » dans la virtualisation<br />

spéculative. Qu'est le « progrès » économique si ce n'est l'acc<strong>en</strong>tuation constante de<br />

cette scission ? Ce processus de destruction de toutes les <strong>en</strong>traves et freins à cette<br />

séparation <strong>en</strong>veloppe plusieurs étapes. Marx l'analyse <strong>en</strong> le référant à l'incessant<br />

outrepassem<strong>en</strong>t qu'est la bourgeoisie. Par elle, la puissance révolutionnaire du<br />

« Capital » détruit tout ce qui limiterait son expansion et sa circulation, c'est-àdire<br />

tout ce qui prét<strong>en</strong>drait, relevant d'une extériorité, restreindre son ext<strong>en</strong>sion :<br />

l'idée même de limite doit disparaître. Ce pur procès réalise <strong>en</strong>fin ce que Hegel nommait<br />

« le mauvais infini ».<br />

De quoi est-ce là l'« Histoire » ? De l'échangeabilité. Le phénomène décisif du<br />

Capital, souligne J. Baudrillard, est celui de « l'ext<strong>en</strong>sion à toute réalité de sa<br />

loi », celle de « l'indiffér<strong>en</strong>ce (38) ». L'échangeabilité devi<strong>en</strong>t l'horizon de tout<br />

« donné », ri<strong>en</strong> ne saurait lui demeurer extérieur. Ce passage de la chose <strong>en</strong> sa « naturalité<br />

» supposée à « l'objet », la conduit <strong>en</strong>fin à la marchandise, qui s'<strong>en</strong> révèle<br />

l'ultime « id<strong>en</strong>tité ». La puissance productrice qui la pose apparaît dorénavant directem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> elle, et ainsi « transpar<strong>en</strong>te », elle se laisse transir par sa véritable<br />

origine. L'on peut alors, dans cette perspective, réinterpréter son dev<strong>en</strong>ir « objet »<br />

comme un mom<strong>en</strong>t, certes important tant, mais seulem<strong>en</strong>t de transition.<br />

Une description factuelle de ce mouvem<strong>en</strong>t est cep<strong>en</strong>dant insuffisante. Si la reconnaissance<br />

du processus <strong>en</strong> son ampleur et sa puissance est d'abord nécessaire, il importe<br />

plus <strong>en</strong>core d'<strong>en</strong> élucider l'adv<strong>en</strong>ue. Son motif est d'abord obscur. Son explicitation suppose-t-elle<br />

nécessairem<strong>en</strong>t le point de vue réaliste qui l'analyse à partir de la<br />

« naturalité » présupposée de l'économie ? Faut-il, au contraire, le p<strong>en</strong>ser à partir<br />

50<br />

d'un exercice qui ne soit pas seulem<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t du non-développem<strong>en</strong>t de sa puissance<br />

d'irréalisation, mais bi<strong>en</strong> son abs<strong>en</strong>ce ?<br />

Du point de vue de la Nature, l'arg<strong>en</strong>t ne peut constituer qu'un accid<strong>en</strong>t, la double<br />

conting<strong>en</strong>ce du rapport à l'extériorité et de la production du surplus tel que, après<br />

A ristote, l'écrit Marx : « À l'origine, la richesse se prés<strong>en</strong>te d'abord sous la forme<br />

de superflu ou d'excéd<strong>en</strong>t (39). » Ces traits sont-ils véritablem<strong>en</strong>t conting<strong>en</strong>ts ? Ne<br />

sont-iLs pas, à l'inverse, la condition que la puissance de l'arg<strong>en</strong>t se donne ?<br />

Le problème de son apparition ne peut trouver de solution dans l'horizon de la seule<br />

économie. L'on ne peut <strong>en</strong> elle compr<strong>en</strong>dre ce qui la produit, puisque cela ne relève <strong>en</strong><br />

ri<strong>en</strong> de ses déterminations. La puissance de l'arg<strong>en</strong>t doit alors être analysée selon son<br />

statut propre et à partir de ses effets. Pourquoi ri<strong>en</strong> ne lui résiste-t-il ? Pourquoi<br />

toute limite est-elle par lui défaite ? Pourquoi tout ce qui visait à cont<strong>en</strong>ir son illimitation<br />

s'est-il révélé impuissant ? Il semble bi<strong>en</strong> qu'<strong>en</strong> ce processus se manifeste<br />

une irrésistible et in<strong>en</strong>travable ext<strong>en</strong>sion.<br />

Dans l'arg<strong>en</strong>t, Marx décèle une « t<strong>en</strong>dance » ou « pulsion » spécifique. Il la compr<strong>en</strong>d<br />

comme l'« auto-mouvem<strong>en</strong>t » ouvrant le procès de son constant détachem<strong>en</strong>t. La dualité<br />

initiale, apparue pour elle-même dans le rapport empirique, <strong>en</strong>fermait et ret<strong>en</strong>ait ce qui<br />

t<strong>en</strong>d à se poser pour soi-même, la relation extérieure. Qu'est-il adv<strong>en</strong>u ? Ce qui la<br />

cont<strong>en</strong>ait s'épuisant, cette extériorisation produit concrètem<strong>en</strong>t l'excès de chaque<br />

donné. L'arg<strong>en</strong>t, comme puissance, ne peut demeurer lié et se donne, <strong>en</strong> cet incessant<br />

outrepassem<strong>en</strong>t, sa phénoménalité spécifique.<br />

Ce procès, son auto-mouvem<strong>en</strong>t, le conduit ainsi à sa position propre. En elle, il se<br />

« manifeste » adéquatem<strong>en</strong>t, non <strong>en</strong> tant que réalité, mais directem<strong>en</strong>t comme la pure relation.<br />

La vacuité formelle de la monnaie, son évidem<strong>en</strong>t, résulte bi<strong>en</strong>, comme l'écrit Marx,<br />

de la « t<strong>en</strong>dance de cette valeur d'échange à se poser dans sa pureté (40) ». En notre<br />

actualité, « le Capital <strong>en</strong>core non-achevé qui ne s'est pas <strong>en</strong>core dégagé <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t de<br />

son <strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>t avec le monde pour arriver à lui-même (41) » impose à toute activité<br />

son int<strong>en</strong>sification comme le destin de la production. L'on peut alors reconnaître qu'<strong>en</strong><br />

lui l'arg<strong>en</strong>t, « au cours de son développem<strong>en</strong>t universel [...] reçoit son expression abstraite,<br />

c'est-à-dire pure ».<br />

Il ne devi<strong>en</strong>t tel qu'<strong>en</strong> échappant à tout ce qui prét<strong>en</strong>drait le circonscrire. Que produit<br />

l'« Histoire » ? La réalisation de son infinité propre. En elle, ri<strong>en</strong> d'autre<br />

n'apparaît que la réitération du conflit initial opposant l'infinité de sa puissance à<br />

toutes les prét<strong>en</strong>tions de la « Nature ». L'infinité de la relation abstraite défaisant<br />

chaque clôture, <strong>en</strong> fait tout le mouvem<strong>en</strong>t. En ce s<strong>en</strong>s, elle résout bi<strong>en</strong> la contradiction<br />

initiale puisque dans l'usage de la chose « les propriétés naturelles de cette<br />

substance contredisai<strong>en</strong>t sa disposition à l'universalité comme valeur d'échange ».<br />

Qu'est l'échange ? L'universel dans le particulier. Son impulsion propre fait donc<br />

éclater la clôture de l'usage. L'échange, progressivem<strong>en</strong>t, se révèle infinim<strong>en</strong>t plus<br />

vaste que toute détermination naturelle. Dans et par l'ouverture de sa circulation, il<br />

démêle sa virtualité de ce qui l'<strong>en</strong>fermait, cessant de demeurer soumis à la restriction<br />

de l'usage. Tel est le destin de l'échange, <strong>en</strong> ce point d'int<strong>en</strong>sification « la marchandise<br />

doit se débarrasser de son corps naturel », et par une « transsubstantiation»<br />

réelle elle « dépouille [...] sa forme usuelle pour revêtir sa forme monnaie (43) ».<br />

Quel statut ontologique faut-il donc reconnaître à l'arg<strong>en</strong>t ? Que fait-il à l'être ?<br />

Selon le réalisme, il n'opère que la contradictoire, absurde et dangereuse suppression<br />

de la substantialité. Qu'est-il, <strong>en</strong> effet, si ce n'est une paradoxale activité qui<br />

s'épuise dans la relation vide ? Sans consistance propre, il ne produit qu'un effet déréalisant.<br />

Comme substitut, il s'assimile chaque réalité <strong>en</strong> la référant à ce qu'elle<br />

n'est pas, et la transformant <strong>en</strong> relation. Son « être » se réduit à un acte dé-substantialisant<br />

Il voue à la vacuité dans la stricte mesure où, <strong>en</strong> lui-même pure puissance,<br />

il n'a aucune détermination. N'étant lié à ri<strong>en</strong>, réduit à l'abstrait existant, il pot<strong>en</strong>tialise<br />

tout ce contre quoi il s'échange.<br />

Compris dans ce réseau d'opposition, l'arg<strong>en</strong>t apparaît tel une « réalité » mais<br />

n'ayant aucun des traits de la substance. Il s'<strong>en</strong> excepte de par la scission radicale<br />

51


par laquelle, pur formel, il se pose à part. Le « réalisme » le compr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> et par cette<br />

série d'oppositions ontologiques, qui recouvr<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t celle de la valeur d'usage<br />

et de la valeur d'échange. L'usage, désigné comme prés<strong>en</strong>ce, substantialité ou détermination,<br />

concrétude ou qualité, s'oppose à l'échange comme abs<strong>en</strong>ce, relation,<br />

indétermination ou abstraction, <strong>en</strong>fin quantité. On pourrait poursuivre cette série<br />

structurelle <strong>en</strong> opposant <strong>en</strong>core le fini à l'infini ou la chose au signe. Plus directem<strong>en</strong>t,<br />

selon la modalité du rapport à soi, ce sont l'égalité et l'imman<strong>en</strong>ce, l'« être<br />

dans » de l'usage et la transc<strong>en</strong>dance de l'« être hors » de l'échange, qui s'oppos<strong>en</strong>t.<br />

Ce conflit fonde, on le sait, non seulem<strong>en</strong>t l'ontologie positive <strong>en</strong> général, mais <strong>en</strong>core<br />

toutes les analyses économiques de Marx.<br />

Si l'arg<strong>en</strong>t est tout d'abord compris comme l'in-substantiel, est-ce à dire pour autant<br />

qu'il soit une réalité opposée à la substance ? Strictem<strong>en</strong>t, nous l'avons vu, il s'id<strong>en</strong>tifie<br />

à la catégorie de la relation. Dans l'être et dans l'action, il apparaît comme ce<br />

qui jette la prés<strong>en</strong>ce au-delà d'elle-même. L'in-substantiel désigne ici cette forme<br />

spécifique de néant, résultant de la séparation d'avec la naturalité. L'arg<strong>en</strong>t a ainsi<br />

les mêmes traits ontologiques que le désir ou la réflexion, ceux de tout ce qui n'apparaît<br />

que dans et par une extériorité. L'échange n'étant jamais donné dans la chose,<br />

seule une opération de mise <strong>en</strong> relation l'« actualise ».<br />

« Moins » qu'un être, il s'id<strong>en</strong>tifie à l'excès. Il « réalise » sa puissance <strong>en</strong> séparant<br />

la chose d'elle-même, et l'homme de la réalité. V<strong>en</strong>ant les diviser, son abstraction<br />

produit des accid<strong>en</strong>ts sans substance, ces relations paradoxales mais effectives, qui<br />

disjoign<strong>en</strong>t les prédicats du sujet (44). L'arg<strong>en</strong>t réalise donc « concrètem<strong>en</strong>t » ce que<br />

Hegel nommait « <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t ». Telle une forme pure indéterminant tout concret, sa<br />

vacuité exprime la mesure extérieure. Il est ainsi le nombre, ou la quantité de la<br />

chose, mais posé <strong>en</strong>-dehors d'elle. Seule la réflexion, croyait-on dans l'ontologie réaliste,<br />

pouvait produire, dans et par la représ<strong>en</strong>tation, une telle abstraction. Elle ne<br />

pouvait bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t pas subsister par soi. Telle est l'extraordinaire puissance de<br />

l'arg<strong>en</strong>t : il la réalise. Cette abstraction fonde l'économie <strong>en</strong> ouvrant le principe de<br />

l'échangeabilité, <strong>en</strong> laquelle tout apparaît id<strong>en</strong>tiquem<strong>en</strong>t informe (45). Chaque réalité<br />

privée de sa détermination, déliée d'elle-même par l'arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>tre alors dans l'échange.<br />

Puissance d'expulsion de la détermination, il « libère » le réel de ce qui l'empêchait<br />

de participer à cette générale communication (46).<br />

Son extériorité relativem<strong>en</strong>t au donné fait, semble-t-il, de l'arg<strong>en</strong>t un être conv<strong>en</strong>tionnel.<br />

Ne faut-il pas alors l'id<strong>en</strong>tifier au signe ? J.-J. Goux et J. Baudrillard, après<br />

Marx, nous le propos<strong>en</strong>t (47). La pureté vide de l'arg<strong>en</strong>t résulterait d'un processus id<strong>en</strong>tique<br />

à celui qui conduit, dans l'ordre linguistique, d'une dualité liée à la séparation<br />

de la forme pour elle-même. A insi, selon J. Baudrillard, quand « la dim<strong>en</strong>sion<br />

structurale s'autonomise à l'exclusion de la dim<strong>en</strong>sion référ<strong>en</strong>tielle, elle s'institue<br />

sur la mort de celle-ci (48) ». Le compr<strong>en</strong>dre tel, même dans cet effet d'effacem<strong>en</strong>t,<br />

permet de supposer une liaison première, dist<strong>en</strong>due puis défaite par un acte adv<strong>en</strong>u de<br />

détachem<strong>en</strong>t. Il y aurait ainsi, antérieur à la scission qui l'instaure, un mom<strong>en</strong>t où la<br />

« référ<strong>en</strong>ce », dans un rapport « naturel », aurait été liée à la chose . Que fait, dans<br />

cette perspective, le Capital ? Il rompt la « magie [...] qui t<strong>en</strong>ait le signe <strong>en</strong>chaîné<br />

au réel (49) ». L'ouverture de et à la circulation aurait donc mis fin à un mom<strong>en</strong>t premier<br />

d'adhésion, t<strong>en</strong>u pour « nature » des signes, des oeuvres et des activités.<br />

J.-J. Goux étudie amplem<strong>en</strong>t cet acte scindant le nom de la chose, qu'il id<strong>en</strong>tifie à<br />

un dev<strong>en</strong>ir abstrait, une « idéalisation », qu'il compr<strong>en</strong>d comme l'<strong>en</strong>vers de la dé-naturalisation<br />

(50).<br />

L'arg<strong>en</strong>t ainsi p<strong>en</strong>sé comme un signe se révèle cep<strong>en</strong>dant éminemm<strong>en</strong>t paradoxal. Qu'estil<br />

<strong>en</strong> effet si ce n'est « un substitut qui ne remplace ri<strong>en</strong> (51) » ? Il faut donc<br />

reconnaître l'étrangeté d'un signe ayant complètem<strong>en</strong>t déposé sa fonction référ<strong>en</strong>tielle.<br />

En est-ce <strong>en</strong>core un ? N'expose-t-il pas plutôt, <strong>en</strong> son ess<strong>en</strong>tielle vacuité, l'abs<strong>en</strong>ce<br />

originaire de li<strong>en</strong> à la chose ? Du point de vue de la Nature, le p<strong>en</strong>ser tel un signe,<br />

malgré cette difficulté, permet de l’accueillir comme « réalité ». Cette interprétation<br />

vise <strong>en</strong> effet à le référer (et même si c'est sur le mode du manque) à la réalité subs-<br />

52<br />

tantielle. En et par elle, la naturalité t<strong>en</strong>te de réduire ce qui lui échappe<br />

absolum<strong>en</strong>t.<br />

A insi, pour l'ontologie positive : « L'expression <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t de la valeur des choses<br />

n'exprime pas la vérité des choses (52). » Pour Marx, « le prix est le nom monétaire »,<br />

sachant que « le nom d'une chose est complètem<strong>en</strong>t étranger à sa nature (53) ». Référé<br />

à la chose comme à sa réalité, son dev<strong>en</strong>ir abstrait peut alors être t<strong>en</strong>u pour une perte<br />

de réalité. En sa forme « matérialiste », cette ontologie dénonce l'abolition de la naturalité,<br />

comme l'« idéalisation » qui dépossède et exile du « concret (54) ». Quel est<br />

cep<strong>en</strong>dant le principal effet de cette interprétation, si ce n'est précisém<strong>en</strong>t d'<strong>en</strong>traver<br />

la nécessaire réflexion sur le statut ontologique de ce qui nie la « Nature » ?<br />

De lui-même, l'arg<strong>en</strong>t révèle sa pleine indiffér<strong>en</strong>ce, et supprime cette interprétation<br />

nostalgique. Il se réduit explicitem<strong>en</strong>t à « une certaine quantité de valeur<br />

d'échange d'où toute particularité de la valeur d'usage a disparu. […] Il ne ress<strong>en</strong>t<br />

qu'indiffér<strong>en</strong>ce à l'égard du cont<strong>en</strong>u », reconnaît Marx. Qu'est-il si ce n'est « indiffér<strong>en</strong>ce<br />

totale (55) » ? Sa puissance n'étant liée à ri<strong>en</strong>, par lui apparaît le possible<br />

comme tel. Il s'échange égalem<strong>en</strong>t contre n'importe quoi, ce que Marx nomme « l'aliénabilité<br />

absolue (56) ». Cette indiffér<strong>en</strong>ce n'est ri<strong>en</strong> d'autre que l'<strong>en</strong>vers de sa puissance<br />

: « N'étant ri<strong>en</strong>, il peut tout. » L'abs<strong>en</strong>ce de détermination l'assimile, tel « l'outil<br />

le plus pur », à une stricte « pot<strong>en</strong>tialité ». Qu'est-il précisém<strong>en</strong>t, si ce n'est la<br />

puissance fonctionnelle du ri<strong>en</strong> ?<br />

C'est même <strong>en</strong> lui qu'apparaît l'indiffér<strong>en</strong>ce comme telle, et ce bi<strong>en</strong> avant de caractériser<br />

la « subjectivité ». C'est même à partir de son indiffér<strong>en</strong>ce concrètem<strong>en</strong>t<br />

agissante, que celle-ci s'instaure. En son arbitraire et son indétemtination, l'arg<strong>en</strong>t<br />

constitue le tout premier « modèle » ontologique du « sujet ». Par un étrange effet<br />

« spéculatif », et dans l'implicite, le sujet se pose <strong>en</strong> s'« appropriant » son paradoxal<br />

mode d'être. Il s'attribue tant la puissance abstraite que les effets de séparation<br />

de cette extériorité formelle. D'où vi<strong>en</strong>drait l'indiffér<strong>en</strong>ce, si ce n'est de l'abandon<br />

réel des particularités concrètes de la chose ?<br />

Du point de vue réaliste, cet évidem<strong>en</strong>t ouvre le double destin de l'idéalisation et<br />

de l'irréalisation. Dans l'arg<strong>en</strong>t, tel le « logique », l' « ess<strong>en</strong>ce [est] dev<strong>en</strong>ue complètem<strong>en</strong>t<br />

indiffér<strong>en</strong>te à toute détermination réelle et pour cela même irréelle (58) ».<br />

En son ultime paradoxe cette inquiétante puissance du néant <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t à énoncer la vérité<br />

de l'exist<strong>en</strong>ce. Si « la valeur d'échange revêt ainsi une exist<strong>en</strong>ce purem<strong>en</strong>t<br />

imaginaire », elle parvi<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant à défaire ce que l'on croyait le mieux établi, le<br />

plus assuré, le li<strong>en</strong> « naturel » de la réalité à elle-même (59).<br />

Que résulterait-il du règne illimité d'une telle puissance ? La question pr<strong>en</strong>d tout<br />

son s<strong>en</strong>s dans sa perspective ontologique : que ferait l'arg<strong>en</strong>t à l'être ? L'interrogation,<br />

dans l'inquiétude spontanée qu'elle exprime, semble bi<strong>en</strong> requérir l'exig<strong>en</strong>ce d'une<br />

limitation. Tout aussi immédiatem<strong>en</strong>t surgit le problème le plus difficile : celui de la<br />

possibilité de cette opération. L'abs<strong>en</strong>ce de désignation d'une limite évid<strong>en</strong>te conduit<br />

à p<strong>en</strong>ser que ri<strong>en</strong> ne peut <strong>en</strong>traver l'effet de sa pot<strong>en</strong>tialisation. Tout, par lui, semble<br />

destiné à se réduire à l'échangeable abstrait. Est-ce là destin inéluctable d'une réalité<br />

qu'il abolit dans la relation insubstantielle ? Tout être est-il voué à perdre <strong>en</strong><br />

lui sa consistance propre ? La détermination substantielle que le réalisme ti<strong>en</strong>t pour<br />

indéfectible aurait dû, pour <strong>en</strong> « sauver », cont<strong>en</strong>ir cette dissolution. Peut-on <strong>en</strong>core<br />

p<strong>en</strong>ser la simple possibilité d'une telle limitation de son déploiem<strong>en</strong>t ? Le fait réel<br />

de son incessante ext<strong>en</strong>sion impose bi<strong>en</strong> plus que l’inquiétude quant à son effectuation.<br />

Comm<strong>en</strong>t continuer à croire que le déploiem<strong>en</strong>t de sa puissance n'abolisse pas inéluctablem<strong>en</strong>t<br />

la prés<strong>en</strong>ce substantielle ? L'ontologie positive, selon l'injonction r<strong>en</strong>ouvelée<br />

par Marx, aurait dû pour cela réaliser le plus décisif : tout à la fois montrer que l'arg<strong>en</strong>t<br />

se réduit bi<strong>en</strong> à une défici<strong>en</strong>ce insubstantielle, et surtout délivrer l'exist<strong>en</strong>ce<br />

de ses effets. Or elle n'a ri<strong>en</strong> pu de tel.<br />

La perman<strong>en</strong>ce de l'être serait-elle même <strong>en</strong>core p<strong>en</strong>sable, si l'on ne parv<strong>en</strong>ait pas à<br />

le délivrer de cette indiffér<strong>en</strong>ciation ? Qu'est l'arg<strong>en</strong>t pour l’exig<strong>en</strong>ce de prés<strong>en</strong>ce ?<br />

Ce qui la diffère sans fin, sa directe néantisation. Que devrait faire la Révolution ?<br />

53


Ce que la Nature exige. En et par elle, celle-ci se délivrera de l'« imaginaire » qui<br />

l'abs<strong>en</strong>te. Sans elle, la prés<strong>en</strong>ce ne sera jamais « actualisée ». L'abolition de la puissance<br />

de l'arg<strong>en</strong>t ne relève donc <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> d'une requête conting<strong>en</strong>te, et a fortiori pas<br />

une exig<strong>en</strong>ce économique. Espérer la « Révolution » constitue la seule attitude fidèlem<strong>en</strong>t<br />

« réaliste ». Le destin de la naturalité se décide <strong>en</strong> elle. Puisque l'arg<strong>en</strong>t comme<br />

relation extériorisante, l'empêche de se réaliser, elle ne s'affirmera qu'<strong>en</strong> abolissant<br />

<strong>en</strong> lui le principe de tous les abs<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>ts. Dans la résolution de ce conflit,<br />

l' « ess<strong>en</strong>ce de l'homme » advi<strong>en</strong>dra <strong>en</strong>fin. La puissance réelle du travail, donc celle<br />

concrète et totale de la production, se réalisera lorsque l'arg<strong>en</strong>t cessera de la diviser<br />

et de l'irréaliser.<br />

Comm<strong>en</strong>t, la possibilité de s'<strong>en</strong> délivrer <strong>en</strong> étant supposée, supprimer l'arg<strong>en</strong>t pour<br />

retrouver le « bi<strong>en</strong>-vivre », <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du au s<strong>en</strong>s éthique avec A ristote, ou ontologique avec<br />

Marx ? Il ne s'agit pas, par la révolution, de rev<strong>en</strong>ir à une prés<strong>en</strong>ce immédiatem<strong>en</strong>t<br />

donnée à elle-même, c'est-à-dire à la Nature sans l'échange ni l'économie, mais bi<strong>en</strong> de<br />

laisser <strong>en</strong>fin se déployer la naturalité de la praxis et de la production.<br />

Une rigoureuse discrimination doit donc indiquer où et comm<strong>en</strong>t peut apparaître ce qui<br />

échappe à l'indiffér<strong>en</strong>ce formelle. Cette opération suppose que l'on sache cela qui perdure<br />

dans l'<strong>en</strong>-dehors, ou l'<strong>en</strong>-deçà, du Capital. La démarche n'est ainsi r<strong>en</strong>due possible<br />

que par la connaissance assurée de l'« ess<strong>en</strong>ce » irréductible à l'échange, celle de la<br />

prés<strong>en</strong>ce inaltérée par le Capital. Seule la désignation concrète et explicite de cette<br />

extériorité justifie tout à la fois l'appel à se délivrer de la puissance néantisante<br />

de l'arg<strong>en</strong>t et la possibilité même de cette libération. Cet inaltéré <strong>en</strong>veloppe l'effectivité,<br />

pour l'instant à v<strong>en</strong>ir, d'un exister différ<strong>en</strong>t. Qu'est le « prolétariat » ?<br />

L'aspiration « naturelle » à la totalité. En l'abs<strong>en</strong>ce de toute appropriation privative<br />

ou restrictive, se déclare <strong>en</strong> lui le désir de la complétude. Tel le philosophe, ou<br />

plutôt la fonction qu'<strong>en</strong> construisait Rousseau, il est celui <strong>en</strong> lequel la naturalité<br />

libre perdure, au moins sous forme d'aspiration. Sa disparition, et celle de toutes les<br />

fonctions d'extériorité par rapport au Capital, livrerait sans reste ni échappem<strong>en</strong>t à<br />

la seule artificialité des appétits. En cet effacem<strong>en</strong>t, la Nature perdrait son incarnation.<br />

Le « prolétariat » t<strong>en</strong>u pour le « lieu historique » de cette prés<strong>en</strong>tation ayant<br />

disparu, du moins <strong>en</strong> cette fonction, chaque philosophie réaliste devra dorénavant recomposer<br />

des instances nouvelles d'opposition au Capital.<br />

Supposant donc la possibilité de mettre fin à cette infinitisation, le problème se<br />

réduit à des modalités pratiques. Que faut-il faire pour ne plus être soumis à la puissance<br />

de l'arg<strong>en</strong>t ? Comm<strong>en</strong>t ne plus être emporté par elle ? La tâche s'énonce directem<strong>en</strong>t<br />

: comm<strong>en</strong>t soumettre la relation à la substance ? Concrètem<strong>en</strong>t : comm<strong>en</strong>t empêcher l'indiffér<strong>en</strong>ce<br />

d'apparaître ? Faut-il pour cela opérer une limitation, la restriction du<br />

processus et des effets de l'arg<strong>en</strong>t, ou sa directe suppression ?<br />

Une limitation semble tout d'abord s'imposer. De quelle opération s'agit-il ? Fautil<br />

restreindre la puissance de l'arg<strong>en</strong>t, ou celle du Capital ? Peut-on cep<strong>en</strong>dant les<br />

distinguer ? S'énonce ici la nécessité d'assigner à l'économie sa place propre, c'està-dire<br />

restreinte. Telle est l'exig<strong>en</strong>ce politique de la « raison » : déterminer le<br />

statut de la société civile revi<strong>en</strong>t, pour elle, à <strong>en</strong> « exposer » la subordination à<br />

l'égard de l'instance rationnelle du politique. Le problème du statut ontologique de<br />

l'arg<strong>en</strong>t, par là même, n'est pas affronté. N'<strong>en</strong>veloppe-t-il pas <strong>en</strong> lui-même, ou « ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />

», le processus de l'illimitation ? Bi<strong>en</strong> qu'extérieurem<strong>en</strong>t soumis au pouvoir<br />

de la raison, cet indéfini subsiste, et donc pot<strong>en</strong>tialise de manière imman<strong>en</strong>te l'économie.<br />

Qu'<strong>en</strong> est-il de sa limitation concrète ? La question décisive, celle de<br />

l'incarnation du concept dans les institutions du pouvoir, r<strong>en</strong>voie à celle de la capacité<br />

de la raison à lier ce « mauvais infini ».<br />

Comm<strong>en</strong>t se prés<strong>en</strong>terait la limitation du « pouvoir de l'arg<strong>en</strong>t » ? Cette opération<br />

impose de retrouver et de restaurer, <strong>en</strong> fait de produire la véritable hiérarchie ontologique<br />

qui soumet la relation, et empêche la valeur d'échange de tout réduire à elle.<br />

Dans une société libre, c'est-à-dire accomplie, « la valeur d'échange écrit Marx,<br />

cessera d'être la mesure de la valeur d'usage (60) ». Quel est cep<strong>en</strong>dant le li<strong>en</strong><br />

54<br />

<strong>en</strong>tre l'échange et cette fonction de « mesure » ? Sont-ce là deux « opérations » séparables<br />

? Marx suppose que l'échange puisse perdurer sans imposer cette conséqu<strong>en</strong>ce.<br />

Peut-on ainsi les disjoindre ? Une discrimination « interne » à l'échange, l'opération<br />

qui le délivrerait de son effet d'irréalisation, est-elle p<strong>en</strong>sable ? Il faudrait poser,<br />

sur le modèle de la reliaison espérée dans l'ordre des signes, qu'il cesse d'être indiffér<strong>en</strong>t<br />

et extérieur à la chose. Là <strong>en</strong>core, est-ce représ<strong>en</strong>table ? Ne faut-il pas, tout<br />

au contraire, reconnaître que l'illimitation n'advi<strong>en</strong>t pas à l'échange, et donc à l'arg<strong>en</strong>t,<br />

comme un accid<strong>en</strong>t extérieur, mais qu'il l'<strong>en</strong>veloppe nécessairem<strong>en</strong>t, et ce dès qu'il<br />

est ? Inéluctablem<strong>en</strong>t, il produit, et de lui-même, cet effet d'indiffér<strong>en</strong>ciation, qui<br />

n'est, au mieux, que retardé ou cont<strong>en</strong>u par des normes extérieures.<br />

Ne faut-il pas alors, et plus directem<strong>en</strong>t, abolir l'arg<strong>en</strong>t ? C'est bi<strong>en</strong> là, semblet-il,<br />

la seule condition réelle pour se conduire à la pleine affirmation. Comm<strong>en</strong>t<br />

cep<strong>en</strong>dant p<strong>en</strong>ser une économie sans lui ? Peut-on sout<strong>en</strong>ir, avec Rousseau par exemple,<br />

que son abolition ne mettrait fin ni aux échanges ni à la production ? Il faudrait pouvoir<br />

les dissocier. Une telle discrimination, interne à l'économie, la condition pour<br />

qu'elle se déploie <strong>en</strong>fin naturelle et libre de ses effets, semble difficile. Délivrée<br />

de la puissance virtualisante de l’arg<strong>en</strong>t, cette économie s'id<strong>en</strong>tifierait alors à la production<br />

réelle. Elle serait libérée pour elle-même, n'étant plus assujettie à ses effets<br />

déréalisants. La puissance réelle de la production et celle de l'arg<strong>en</strong>t étant ainsi séparées,<br />

la première devi<strong>en</strong>drait <strong>en</strong>fin conforme à elle-même, c'est-à-dire pleinem<strong>en</strong>t<br />

actualisatrice de la nature humaine. Dans et par cette Révolution, l'exist<strong>en</strong>ce sociale<br />

sera délivrée du pouvoir et des effets de l'échange. En l' « homme total », prés<strong>en</strong>t à<br />

lui-même et à l'humanité, se réalisera alors la coïncid<strong>en</strong>ce de l'être <strong>en</strong> acte. En lui,<br />

tel que le conçoit Marx, la naturalité de la prés<strong>en</strong>ce jouira <strong>en</strong>fin de son <strong>en</strong>tière actualisation.<br />

Libéré de l'abstraction, de l'indiffér<strong>en</strong>ce de l'irréel, donc de toute<br />

séparation, il s'affirmera sans restriction.<br />

Mais son adv<strong>en</strong>ue suppose <strong>en</strong> outre, ce qui apparaît le plus difficile, une radicale<br />

modification du désir. Le désir réel, lié à lui-même, devra cesser d'être voué à l'infinitude<br />

par ce paradoxal objet qu'est l'arg<strong>en</strong>t. Chacun cessant d'aspirer à cette<br />

puissance déréalisante, l'on découvrira, selon Marx dans le « communisme », que cet exercice<br />

infinitisant ne le définissait <strong>en</strong> ri<strong>en</strong>. La conversion du désir conduira l'universel<br />

concret du g<strong>en</strong>re humain au plein accord avec sa nature. Comm<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant le désir serat-il<br />

décroché de l'imaginaire ? Comm<strong>en</strong>t abolir <strong>en</strong> lui la séduction de la puissance ? La<br />

suppression de l'arg<strong>en</strong>t suffit-elle à cela ? Ne faut-il pas <strong>en</strong> outre réduire la pot<strong>en</strong>tialisation<br />

spécifique à l'exercice de l'imagination ?<br />

Des diverses difficultés qui apparaiss<strong>en</strong>t ici, la principale porte sur cette soustraction,<br />

aussi bi<strong>en</strong> quant à son effectuation concrète qu'à celle de sa possibilité.<br />

Comm<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser qu'une activité économique puisse se passer tant de l'arg<strong>en</strong>t que de<br />

l'imaginaire ? Que serait-elle sans eux ? Leur suppression ne revi<strong>en</strong>drait-elle pas<br />

directem<strong>en</strong>t à abolir la production ? À moins de se représ<strong>en</strong>ter une substitution dans<br />

l'origine de l'action qui, dorénavant strictem<strong>en</strong>t imman<strong>en</strong>te, soit le déploiem<strong>en</strong>t spontané<br />

de la seule « naturalité », cela semble difficile.<br />

Si la difficulté de se représ<strong>en</strong>ter l'abolition de l'arg<strong>en</strong>t est grande, elle n'est<br />

peut-être que factuelle. Dans et par la naturalité réalisée, dans la suppression du<br />

Capital, la p<strong>en</strong>sée elle-même abandonnera l'abstraction qui l'empêche d'<strong>en</strong>visager cette<br />

variation. L'abolition du Capital laissera ainsi adv<strong>en</strong>ir une production, une société et<br />

donc une humanité qui, <strong>en</strong> tous leurs exercices, seront pleinem<strong>en</strong>t délivrées de l'infini<br />

dissolvant.<br />

Un tel discours cep<strong>en</strong>dant « décrit » ce qui n'est pas, ou plutôt il « anticipe » ce<br />

qui étant très réellem<strong>en</strong>t, ne se manifeste pas <strong>en</strong>core. En affirmant réalisable la résorption<br />

de ce qui le diffère, il exprime l'exig<strong>en</strong>ce interne de la naturalité, celle de sa<br />

propre actualisation. Qu'évoque-t-il ? L'assurance de l'a-v<strong>en</strong>ir de la pleine naturalité.<br />

Que fera la « révolution » ? Ri<strong>en</strong> d'autre qu'abolir l'<strong>en</strong>trave à l'effectuation de<br />

l'activité conforme à la Nature. En ce s<strong>en</strong>s, elle <strong>en</strong> réalisera l'aspiration, <strong>en</strong> détruisant<br />

tout ce qui la restreignait. La « révolution » scindera dans la dualité<br />

55


factuellem<strong>en</strong>t donnée, elle démêlera le libre de l'aliénant. En soi, la réalité<br />

« autonome » de la praxis perdure toujours, <strong>en</strong>-deçà ou « sous » l'échange et l'irréalité<br />

de l'arg<strong>en</strong>t.<br />

Il faut cep<strong>en</strong>dant, pour qu'elle advi<strong>en</strong>ne, re-forger des instances d'opposition et<br />

reconnaître l'« ess<strong>en</strong>ce » extérieure échappant à la production du Capital, celle qui<br />

ouvrira une contestation concrète. Par cette exig<strong>en</strong>ce réitérée, le réalisme varie ses<br />

modalités et ses formes. Il faut, socialem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> particulier, qu'apparaisse celui qui<br />

peut vouloir autrem<strong>en</strong>t, et désirer autre chose que ce que l'échangeabilité assigne comme<br />

désirable. Qu'advi<strong>en</strong>drait-il cep<strong>en</strong>dant s'il fallait dorénavant pr<strong>en</strong>dre acte de la simple<br />

id<strong>en</strong>tité du Capital et de l'économie, celle de la production et de son exclusive pot<strong>en</strong>tialisation<br />

par l'arg<strong>en</strong>t ? Si tout désir aspirait directem<strong>en</strong>t ou indirectem<strong>en</strong>t au<br />

« pouvoir d'achat » ? Quelles conséqu<strong>en</strong>ces donc, si l'av<strong>en</strong>ir des « forces productives<br />

» n'était plus p<strong>en</strong>sable comme extérieur, comme une naturalité première aliénée par<br />

le Capital ? De fait, l'organisation capitaliste abolit, aussi bi<strong>en</strong> dans le travail que<br />

dans le désir, l'illusion d'une naturalité.<br />

La prés<strong>en</strong>ce n'advi<strong>en</strong>t pas, mais <strong>en</strong>core sa condition de possibilité semble bi<strong>en</strong><br />

disparaître. Le progrès de la puissance manifeste l'abs<strong>en</strong>ce de la dualité qui fondait<br />

la possibilité de l'abolition de l'irréalité de l'arg<strong>en</strong>t. Il n'y a, avant ou hors de la<br />

production du Capital, aucune « naturalité » qui perdurerait, aucune « id<strong>en</strong>tité » qui<br />

demeurerait extérieure au processus de l'échangeabilité. A ssurém<strong>en</strong>t, le faire croire est<br />

dev<strong>en</strong>u la tâche nécessaire au mainti<strong>en</strong>t du désir réaliste. Il lui faut ainsi sans cesse<br />

r<strong>en</strong>ouveler l'assignation de cette extériorité, <strong>en</strong> épuisant toutes les métaphores<br />

« géologiques ».<br />

Dans le Capital, et contre lui, perdure ainsi un discours à la fois utopique et militant<br />

: celui qui exprime le désir dont la « Nature » serait l'origine. Qui r<strong>en</strong>once ? Le<br />

philosophe qui <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t et fortifie cette aspiration. La p<strong>en</strong>sée au service de la<br />

Nature se fait critique du réel, contre la puissance désirante du Capital et artificialisation<br />

complète qu'il produit t<strong>en</strong>danciellem<strong>en</strong>t. De lui-même cep<strong>en</strong>dant, le Capital<br />

réduit ce « désir de prés<strong>en</strong>ce » à l'un des modes de rapport à la vie qu'il déploie,<br />

consommable parmi d'autres. Dorénavant, le Capital se fait désirer, et chacun ne veut<br />

plus que la puissance de la production, et donc le « pouvoir » de la consommation. Telle<br />

est l'ultime pot<strong>en</strong>tialisation subjective de l'arg<strong>en</strong>t : elle se fait aimer.<br />

Son ext<strong>en</strong>sion, maint<strong>en</strong>ant déliée de toute limite, apparaît in<strong>en</strong>travable. Quel est<br />

cep<strong>en</strong>dant le statut de cette illimitation ? Est-ce l'arg<strong>en</strong>t comme tel qui infinitise la<br />

puissance ? L'arg<strong>en</strong>t et la puissance s'id<strong>en</strong>tifierai<strong>en</strong>t-ils ? Il faut déterminer si c'est<br />

bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> et par lui, ou de lui, qu'advi<strong>en</strong>t la pot<strong>en</strong>tialisation. L'illimitation y trouvet-elle<br />

<strong>en</strong> outre sa pleine expansion ? De fait, d'autres activités « accueill<strong>en</strong>t »<br />

l'infini. La question de l'origine et de la diversité des modalités de la pot<strong>en</strong>tialisation<br />

ne peut donc être ici réglée. A vant de t<strong>en</strong>ter d'élucider directem<strong>en</strong>t son origine,<br />

il importe maint<strong>en</strong>ant d'<strong>en</strong> examiner les deux autres formes principales. Où l'illimitation<br />

apparaît-elle <strong>en</strong> son opérativité effective ? Où la puissance produit-elle son effet<br />

propre d'infinitisation ? A ssurém<strong>en</strong>t, dans la productivité technique.<br />

Notes :<br />

[…]<br />

2. K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Éditions sociales, 1962, p. 103<br />

(traduction modifiée).<br />

3. K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 121.<br />

4. Ibid., p. 121.<br />

5. Ibid., p. 12.3.<br />

6. Ibid., p. 122<br />

7. K. Marx, Œuvres. Économie I, trad. M. Rubel, Gallimard, 1963, p. 674.<br />

8. G. Simmel, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, trad. S. Comille & P. Ivernel, PUF, 1987.<br />

56<br />

9. K. Marx, Œuvres. Économie II, trad. M. Rubel, Gallimard, 1963, p. 91.<br />

10. K. Marx, Œuvre I, op. cit., p. 675.<br />

[…]<br />

27. K. Marx, Œuvres 1, op. cit., p. 591 et 576.<br />

28. Ibid., p. 591.<br />

29. Ibid., p. 591.<br />

30. Ibid., p. 501.<br />

31. K. Marx, Œuuvres I, op. cit., p. 343.<br />

32. K. Marx, Œuvres II, op. cit., p. 455.<br />

33. Ibid., p. 208.<br />

34. Ibid., p. 453.<br />

35. Ibid., p. 201.<br />

36. Ibid., p. 203.<br />

37. K. Marx, Œuvres I, op. cit., p. 322.<br />

38. J. Baudrillard, L'Échange symbolique et ln mort, Gallimard, 1976, p. 60.<br />

39. K. Marx, Œuvres I, op. cit., p. 385.<br />

40. K. Marx, Œuvres op. cit., p. 212.<br />

41. K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 77.<br />

42. K. Marx, Œuvres II, op. cit., p. 203.<br />

43. K. Marx, Œuvres I, op. cit., p. 641 et 643.<br />

44. Ce que Leibniz t<strong>en</strong>ait pour impossible.<br />

45. G. Simmel le désignait comme « l'absolum<strong>en</strong>t amorphe », ce qui n'exclut <strong>en</strong> ri<strong>en</strong><br />

qu'il soit forme « pure », Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, op. cit., p. 330. On se souvi<strong>en</strong>t<br />

que, dans l'ordre de la consci<strong>en</strong>ce, A miel associait ces deux expressions.<br />

46. Ce qui conduit J.-J. Goux à y voir un pur procès d'idéalisation, dans Freud, Marx,<br />

économie et symbolique, Seuil, 1973, p. 97.<br />

47. Cf. J. Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort, op. cit., p. 18.<br />

48. Ibid., p. 18.<br />

49. J. Baudrillard, L'Échange symbolique, op. cit., p. 18.<br />

50. Dans l'ouvrage déjà cité, ainsi que dans Les Iconoclastes, Seuil, 1978, et Frivolité<br />

de la valeur. Essai sur l'imaginaire du capitalisme, Blusson, 2003.<br />

51. J.-J. Goux, « Entreti<strong>en</strong>, la monnaie : l'abstraction même », in Krisis, no 12, oct.<br />

1992, p. 14.<br />

52. G. Romeyer Dherbey, La Parole archaïque, op. cit., p. 231.<br />

53. K. Marx, Œuvres I, op. cit. p. 639 et 638.<br />

54. A près Marx, cette ontologie se formulera le plus souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> une « poétique » réaliste,<br />

structurellem<strong>en</strong>t romantique.<br />

55. K. Marx, Œuvres II, op. cit., p. 378 et 28. Cf. G. Simmel, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t,<br />

op. cit., p. 247.<br />

56. K. Marx, Œuvre I, op. cit., p. 649.<br />

57. G. Simmel, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, op. cit., p. 243-244.<br />

58. K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 130.<br />

59. K. Marx, GEuvres I, op. cit., p. 372.<br />

60. K. Marx, Œuvres II, op. cit., p. 306.<br />

Source : Jean-Michel Le Lannou, La puissance sans fin - ESS I SUR L DISSOLUTION DU MONDE,<br />

Hermann Editeurs, 2005<br />

57


Chrisan de Mechel (1737-1817), L’avocat, d’après Hans Holbein<br />

MARX : “ L’ARGENT...<br />

PUISSANCE ALIÉNÉE DE<br />

L’HUMANITÉ ”<br />

Philippe Touchet<br />

L'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> possédant la qualité de<br />

tout acheter, <strong>en</strong> possédant la qualité de<br />

s'approprier tous les objets est donc<br />

l'objet comme possession émin<strong>en</strong>te. L'universalité<br />

de sa qualité est la<br />

toute-puissance de son ess<strong>en</strong>ce. Il passe<br />

donc pour tout-puissant... L'arg<strong>en</strong>t est<br />

l'<strong>en</strong>tremetteur <strong>en</strong>tre le besoin et<br />

l'objet, <strong>en</strong>tre la vie et le moy<strong>en</strong> de subsistance<br />

de l'homme. Mais ce qui sert de<br />

médiateur à ma vie sert aussi de médiateur<br />

à l’exist<strong>en</strong>ce des autres hommes pour<br />

moi. Pour moi, l’arg<strong>en</strong>t, c’est l’autre<br />

homme (….)<br />

Ce qui grâce à l'arg<strong>en</strong>t est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'arg<strong>en</strong>t<br />

peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'arg<strong>en</strong>t. Ma force est tout<br />

aussi grande qu'est la force de l'arg<strong>en</strong>t. Les qualités de l'arg<strong>en</strong>t sont mes qualités et<br />

mes forces ess<strong>en</strong>tielles - à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n'est<br />

donc nullem<strong>en</strong>t déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la<br />

plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante,<br />

est annulé par l'arg<strong>en</strong>t. De par mon individualité, je suis perclus, mais l'arg<strong>en</strong>t<br />

me procure vingt-quatre jambes ; je ne suis donc pas perclus ; je suis un homme mauvais,<br />

malhonnête, sans consci<strong>en</strong>ce, sans esprit, mais l'arg<strong>en</strong>t est vénéré, donc aussi son<br />

possesseur ; l'arg<strong>en</strong>t est le bi<strong>en</strong> suprême, donc son possesseur est bon. L'arg<strong>en</strong>t m'évite<br />

<strong>en</strong> outre la peine d'être malhonnête ; on me présume donc honnête ; je suis sans esprit,<br />

mais l'arg<strong>en</strong>t est l'esprit réel de toutes choses, comm<strong>en</strong>t son possesseur pourrait-il ne<br />

pas avoir d'esprit ? De plus, il peut acheter les g<strong>en</strong>s spirituels et celui qui possède<br />

la puissance sur les g<strong>en</strong>s d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit ?<br />

Moi qui par l'arg<strong>en</strong>t peux tout ce à quoi aspire un coeur humain, ne suis-je pas <strong>en</strong> possession<br />

de tous les pouvoirs humains ? Donc mon arg<strong>en</strong>t ne transforme-t-il pas toutes<br />

mes impuissances <strong>en</strong> leur contraire ? (…)<br />

Si l’arg<strong>en</strong>t est le li<strong>en</strong> qui me lie à la vie humaine, à la société, à la nature et à<br />

l’homme, l’arg<strong>en</strong>t n’est-il pas le li<strong>en</strong> de tous les li<strong>en</strong>s ? Ne peut-il pas dénouer et<br />

nouer tous les li<strong>en</strong>s ? N'est-il pas non plus de ce fait le moy<strong>en</strong> universel de séparation<br />

? Il est la vraie monnaie divisionnaire, comme le vrai moy<strong>en</strong> d'union, la force<br />

chimique universelle de la société.<br />

La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation<br />

des impossibilités - la force divine - de l'arg<strong>en</strong>t sont impliquées dans son<br />

ess<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant qu'ess<strong>en</strong>ce générique aliénée, aliénante et s'aliénant, des hommes. Il<br />

est la puissance aliénée de l'humanité.<br />

Marx, Manuscrit de 1844, Garnier Flammarion, 209/210<br />

Marx ne remplirait pas son programme s’il <strong>en</strong> restait à la seule dénonciation sociale<br />

de l’aliénation du travail, dans la mesure où, comme nous l’avons dit, il cherche à<br />

p<strong>en</strong>ser les conséqu<strong>en</strong>ces du travail aliéné sur la philosophie dans son <strong>en</strong>semble. Il va<br />

59


ét<strong>en</strong>dre plus loin sa méthode, et va montrer que l’aliénation sociale est <strong>en</strong> même temps<br />

une aliénation philosophique, une aliénation de la philosophie, une manifestation de la<br />

philosophie comme aliénation.<br />

C’est la raison du choix de notre texte, qui porte sur l’arg<strong>en</strong>t. Car l’arg<strong>en</strong>t n’est<br />

pas seulem<strong>en</strong>t une des structures de l’aliénation du travail. Il <strong>en</strong> est la forme suprême,<br />

la forme la plus universelle et la plus absolue, comme le dit Marx dans les Manuscrits:<br />

« Nous avons donc maint<strong>en</strong>ant à compr<strong>en</strong>dre l'<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiel qui lie la propriété<br />

privée, la soif de richesses, la séparation du travail, du capital et de la<br />

propriété, celle de l'échange et de la concurr<strong>en</strong>ce, de la valeur et de la dépréciation<br />

de l'homme, du monopole et de la concurr<strong>en</strong>ce, etc., bref le li<strong>en</strong> de toute cette aliénation<br />

avec le système de l'arg<strong>en</strong>t. (…) La dévalorisation du monde humain va de pair<br />

avec la mise <strong>en</strong> valeur du monde matériel » 1 [autre traduction, Bottigelli : « La dépréciation<br />

du monde des hommes augm<strong>en</strong>te <strong>en</strong> raison directe de la mise <strong>en</strong> valeur du monde<br />

des choses »].<br />

Si l’arg<strong>en</strong>t est le mode le plus absolu de l’aliénation, nous le compr<strong>en</strong>ons d’abord à<br />

la lecture de notre texte, dont la thèse conti<strong>en</strong>t une formule qui peut paraître étonnante<br />

au regard de l’approche matérialiste de Marx : « la force divine de l’arg<strong>en</strong>t est<br />

impliquée dans son ess<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant qu’ess<strong>en</strong>ce générique aliénée, aliénante et s’aliénant,<br />

des hommes ». Ce terme « d’ess<strong>en</strong>ce » apparaît soudain comme un appar<strong>en</strong>t retour <strong>en</strong><br />

arrière, au coeur des concepts de la philosophie spéculative, telle que pourtant Marx<br />

la récuse déjà dans les Manuscrits. Car si l’homme a une ess<strong>en</strong>ce, c’est <strong>en</strong> contradiction<br />

manifeste avec l’idée qu’il est le résultat d’un processus, d’un travail historique,<br />

qu’il est la manifestation historique de la réalisation et de l’objectivation de soi.<br />

Or ici, à propos de l’arg<strong>en</strong>t, tout se passe comme si on <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ait à une conception<br />

idéaliste ou ess<strong>en</strong>tialiste de l’homme, comme s’il y avait un li<strong>en</strong> fécond <strong>en</strong>tre la philosophie<br />

de l’ess<strong>en</strong>ce et l’émerg<strong>en</strong>ce de l’arg<strong>en</strong>t comme valeur et finalité uniques de la<br />

société humaine. Tout se passe comme si l’aliénation propre de l’arg<strong>en</strong>t adoptait la même<br />

structure que celle de l’idéalisme, c'est-à-dire de la philosophie, sous la forme aliénée<br />

que Marx t<strong>en</strong>te de supprimer. L’arg<strong>en</strong>t serait-il la métaphore de la philosophie ellemême<br />

? 2<br />

Cette hypothèse, nous la retrouvons d’ailleurs dans le passage du troisième manuscrit<br />

où Marx fait la critique de la Logique de Hegel dans un étonnant raccourci :<br />

« La Logique, c’est l’arg<strong>en</strong>t de l’esprit, la valeur p<strong>en</strong>sée, spéculative, de l’homme<br />

et de la nature, leur ess<strong>en</strong>ce dev<strong>en</strong>ue irréelle, parce complètem<strong>en</strong>t indiffér<strong>en</strong>te à toute<br />

détermination réelle. » 3<br />

L’arg<strong>en</strong>t, comme la logique, sont l’ess<strong>en</strong>ce dev<strong>en</strong>ue irréelle de l’homme. L’arg<strong>en</strong>t<br />

apparaît donc comme l’hyperbolisation de l’aliénation, puisqu’il conti<strong>en</strong>t la puissance,<br />

non plus seulem<strong>en</strong>t d’aliénation, mais, plus avant, de déréalisation de l’homme. C’est<br />

ce que notre explication va t<strong>en</strong>ter d’établir, par delà la puissance métaphorique du<br />

« La logique, c’est l’arg<strong>en</strong>t de l’esprit ».<br />

Nous avons été contraint, compte t<strong>en</strong>u du caractère confus et inachevé du troisième<br />

manuscrit, de pratiquer plusieurs coupures, afin de redonner, aux yeux des élèves, un<br />

semblant d’unité à notre extrait. La rigueur oblige cep<strong>en</strong>dant à <strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre raison :<br />

- la première coupure, <strong>en</strong>tre le premier et le second paragraphe, conti<strong>en</strong>t deux allusions<br />

littéraires, dont la suite du texte s’inspire partiellem<strong>en</strong>t, l’une <strong>en</strong> rapport avec<br />

le Faust de Goethe, une réplique de Méphistophélès de la première partie. Cette coupure<br />

exprime, sur le plan de la métaphore, le fait que l’arg<strong>en</strong>t est comme la puissance diabolique,<br />

la jouissance remplaçant l’id<strong>en</strong>tité.<br />

- La seconde fait référ<strong>en</strong>ce à une réplique de Timon d’A thènes de Shakespeare, acte<br />

4, scène 3, dans laquelle Timon fait son fameux discours sur la puissance absolue de<br />

60<br />

l’or, qui fait fraterniser les impossibilités. L’analyse de ces deux citations se<br />

retrouve dans le texte que nous avons conservé.<br />

- La dernière coupure est à nouveau un retour au texte de Shakespeare, qui repr<strong>en</strong>d<br />

la métaphore de la puissance divine et celle de la prostitution universelle.<br />

Si nous avons souhaité ne pas repr<strong>en</strong>dre ces citations dans le texte, cela ne nous<br />

empêche pas de remarquer que l’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre, - comme c’est assez rare dans les textes<br />

de Marx, une puissance métaphorique, un pouvoir poétique propre, comme si notre auteur<br />

voulait, par le choix de ces référ<strong>en</strong>ces, insister sur la puissance d’abstraction propre<br />

de l’arg<strong>en</strong>t. L’arg<strong>en</strong>t est un discours sur ri<strong>en</strong> 4 , une rhétorique vide et dangereuse, une<br />

rhétorique de l’aliénation, l’abstraction dev<strong>en</strong>ue chose.<br />

Le plan du texte, allégé de ces référ<strong>en</strong>ces, apparaît cep<strong>en</strong>dant comme une analyse spéculative<br />

– c'est-à-dire repr<strong>en</strong>ant les méthodes de la dialectique de Hegel – de la<br />

puissance de l’arg<strong>en</strong>t. L’arg<strong>en</strong>t produit une triple abstraction-aliénation, qui est étudiée<br />

<strong>en</strong> trois temps :<br />

1. De « L’arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> possédant la qualité de tout acheter… », jusqu’à « …. c’est<br />

l’autre homme », abstraction et aliénation de l’objet.<br />

2. Le second paragraphe – qui est un comm<strong>en</strong>taire de Goethe, repr<strong>en</strong>ant le concept<br />

d’aliénation <strong>en</strong> l’appliquant cette fois au sujet.<br />

3. Les deux derniers paragraphes ét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t cette analyse <strong>en</strong> montrant l’arg<strong>en</strong>t comme<br />

aliénation abstraction de l’Humanité générique dans son <strong>en</strong>semble.<br />

1. L’aliénation- abstraction de l’objet.<br />

1. L’arg<strong>en</strong>t est valeur universelle.<br />

La première formule du texte : « L'arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> possédant la qualité de tout acheter,<br />

<strong>en</strong> possédant la qualité de s'approprier tous les objets est donc l'objet comme possession<br />

émin<strong>en</strong>te. » est un passage très complexe, car, derrière une remarque de bon s<strong>en</strong>s<br />

(je peux acheter tout avec l’arg<strong>en</strong>t), on doit saisir une analyse logique préalable,<br />

d’ailleurs suggérée l’emploi du terme « qualité ». Ce qui est d’emblée complexe, c’est<br />

que l’arg<strong>en</strong>t est valeur, c'est-à-dire qualité qui supprime toutes les qualités.<br />

Le texte du premier manuscrit nous aide à saisir cette « logique propre » de l’arg<strong>en</strong>t<br />

: celui-ci n’est pas d’abord p<strong>en</strong>sé comme un moy<strong>en</strong> d’échange, mais comme le but<br />

suprême de l’échange, de sorte que le capitalisme est le système dans lequel l’arg<strong>en</strong>t<br />

devi<strong>en</strong>t le but de l’activité humaine. L’arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, r<strong>en</strong>verse et détruit la<br />

dim<strong>en</strong>sion humaine de l’activité générique : à mesure que l’homme cesse d’être le but du<br />

travail humain, par un même mouvem<strong>en</strong>t, se produit « une mise <strong>en</strong> valeur du monde des<br />

choses ».<br />

L’arg<strong>en</strong>t produit l’aliénation suprême parce qu’il est une valeur, et, <strong>en</strong> tant que tel,<br />

il devi<strong>en</strong>t le contraire de toute production, de toute objectivation de l’homme. Car une<br />

valeur est une médiation telle qu’elle n’est pas déterminée par la réalité de ce qu’elle<br />

met <strong>en</strong> rapport, mais au contraire par la seule forme de l’échange possible. En dev<strong>en</strong>ant<br />

des marchandises, les produits-objets devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t étrangers au travail social dont ils<br />

sont la manifestation, et s’alièn<strong>en</strong>t de leur origine générique. Le travail réel qui subsiste<br />

concrètem<strong>en</strong>t dans l’objet, qui <strong>en</strong> faisait le produit déterminé d’un homme<br />

socialem<strong>en</strong>t déterminé, disparaît dans l’esprit de celui qui l’achète. A cheter, c’est<br />

donc abstraire – c'est-à-dire extraire- le travail déterminé hors du produit. A insi, dans<br />

et par l’arg<strong>en</strong>t, s’instaure le règne de la valeur au détrim<strong>en</strong>t de la détermination,<br />

c'est-à-dire de l’inscription des individus déterminés dans l’activité générique.<br />

Paradoxalem<strong>en</strong>t, ce règne de la valeur, <strong>en</strong> supprimant toute détermination, est et<br />

devi<strong>en</strong>t le règne de l’abstraction, terme dans lequel il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la disparition de<br />

la qualité. Car dans la formule, « la qualité de tout acheter », il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre aussi<br />

61


la puissance d’universalisation de l’arg<strong>en</strong>t : c’est parce que l’arg<strong>en</strong>t n’est ri<strong>en</strong>,<br />

c'est-à-dire aucun travail, qu’il peut tout, et qu’il est tout. Mais il ne faut pas s’y<br />

tromper : l’arg<strong>en</strong>t n’est pas une puissance d’action, au s<strong>en</strong>s ou il me donnerait un pouvoir<br />

pratique de transformer la nature et l’homme. Il n’est qu’une puissance aliénée,<br />

qui est puissance d’appropriation ; alors que le travail fait être et se manifester<br />

objectivem<strong>en</strong>t celui qui travaille, qu’il lui donne une exist<strong>en</strong>ce concrète et une manifestation<br />

naturelle, l’arg<strong>en</strong>t réduit celui qui possède l’arg<strong>en</strong>t à la propriété,<br />

c'est-à-dire à un avoir. A voir une chose que l’on a achetée, <strong>en</strong> être propriétaire, ce<br />

n’est donc pas seulem<strong>en</strong>t nier le travailleur qui l’a faite, c’est se nier soi-même comme<br />

homme générique, c’est dévaloriser l’homme <strong>en</strong> moi. 5 A voir, c’est nier les qualités produites<br />

du produit, et c’est nier ma qualité propre d’homme générique. « L’avoir » est<br />

la qualité qui aliène toutes les qualités, car une chose possédée ou utilisée est niée<br />

comme réalisation d’un travailleur. La chose possédée est déshumanisée parce qu’elle est<br />

possédée <strong>en</strong> vue de l’avoir et non <strong>en</strong> vue de l’être. L’arg<strong>en</strong>t est la négation de l’id<strong>en</strong>tité<br />

dans l’objet.<br />

2. Il est l’objet comme possession émin<strong>en</strong>te.<br />

Cette formule peut alors paraître étonnante : l’arg<strong>en</strong>t est l’objet absolu, l’objet<br />

universel. Mais pour le compr<strong>en</strong>dre, il faut un mom<strong>en</strong>t rev<strong>en</strong>ir à ce concept d’objet, <strong>en</strong><br />

tant qu’il est issu de la logique hégéli<strong>en</strong>ne. Car si nous n’oublions pas que le passage<br />

sur l’arg<strong>en</strong>t fait suite à l’analyse critique de la logique et de la phénoménologie hégéli<strong>en</strong>ne,<br />

nous devons supposer que l’objet émin<strong>en</strong>t qu’est l’arg<strong>en</strong>t est une manifestation<br />

parfaite du statut de l’objectivité dans la dialectique hégéli<strong>en</strong>ne.<br />

Rappelons rapidem<strong>en</strong>t que lorsque Marx étudie et critique la dialectique de Hegel,<br />

il comm<strong>en</strong>ce par r<strong>en</strong>dre hommage à l’apport qu’il considère comme fondam<strong>en</strong>tal de cette<br />

philosophie, à savoir d’avoir « saisit la production de l’homme par lui-même comme un<br />

processus (…) et conçoit l’homme objectif, véritable parce que réel, comme le résultat<br />

de son propre travail » 6 . Hegel a compris et saisit que la réalisation de l’homme comme<br />

consci<strong>en</strong>ce de soi est un processus, un travail, dans lequel l’objet est d’abord posé<br />

comme négation de la consci<strong>en</strong>ce (comme nature, ou être-là s<strong>en</strong>sible, ou être déterminé<br />

et donc comme aliénation) et qu’<strong>en</strong>suite, par un acte de négation de cette négation,<br />

c'est-à-dire par un travail, l’objet est nié parce que le sujet s’y reconnaît comme puissance<br />

de poser les négations. Le sujet n’est ri<strong>en</strong> d’autre que le processus de poser<br />

l’être autre – c'est-à-dire l’objet <strong>en</strong> lui, <strong>en</strong> tant qu’il nie et aliène son id<strong>en</strong>tité<br />

immédiate- mais de se retrouver comme l’id<strong>en</strong>tité à partir de laquelle cette aliénation,<br />

ce dev<strong>en</strong>ir autre, s’est fait ; de sorte que l’autre se connaît finalem<strong>en</strong>t comme posé<br />

par le même, comme id<strong>en</strong>tité de l’id<strong>en</strong>tité et de la différ<strong>en</strong>ce. L’id<strong>en</strong>tité de la<br />

consci<strong>en</strong>ce et de l’esprit est donc le produit d’un processus, d’un travail dans lequel<br />

le sujet est objectivation de soi, dans son être autre <strong>en</strong> tant que tel près de soi-même.<br />

Mais c’est précisém<strong>en</strong>t sur ce point que Marx se sépare profondém<strong>en</strong>t, dans son concept<br />

d’objectivation, de la thèse de Hegel. Car si c’est, <strong>en</strong> dernière instance, l’id<strong>en</strong>tité<br />

du sujet qui a donné et posé le dev<strong>en</strong>ir autre qu’est l’objet, et si l’objet n’est ri<strong>en</strong><br />

d’autre que le sujet s’aliénant, cela signifie que l’objectivité n’est pas une objectivité<br />

réelle, mais seulem<strong>en</strong>t une objectivité p<strong>en</strong>sée, une p<strong>en</strong>sée s’objectivant <strong>en</strong> et pour<br />

elle-même. Pour Marx, cette objectivité, qui n’est ri<strong>en</strong> d’autre qu’une subjectivité se<br />

différ<strong>en</strong>ciant <strong>en</strong> soi même, équivaut à une négation de l’objectivité, c'est-à-dire à une<br />

abstraction : ce n’est pas l’homme historique et déterminé qui travaille, mais seulem<strong>en</strong>t<br />

l’esprit. 7<br />

A insi, si Hegel a bi<strong>en</strong> saisi que la consci<strong>en</strong>ce humaine était un travail, il ne s’agit,<br />

selon Marx, que d’un travail abstrait, puisqu’il ne s’agit que de faire sortir l’objet<br />

et la nature dans son <strong>en</strong>semble de la consci<strong>en</strong>ce et de la subjectivité. Le travail de la<br />

consci<strong>en</strong>ce hégéli<strong>en</strong>ne est un travail du soi sur soi-même, qui ne sort pas du cercle du<br />

sujet. L’objet hégéli<strong>en</strong> est sujet positivé par lui-même, il n’est que la positivation<br />

du sujet. Ou sa position. Il est l’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t de la consci<strong>en</strong>ce dans le cercle fermé de<br />

sa représ<strong>en</strong>tation. 8<br />

62<br />

L’objet, tel que Marx le p<strong>en</strong>se, est au contraire un objet qui existe comme une pure<br />

négation du sujet, une souffrance, c'est-à-dire la r<strong>en</strong>contre d’une objectivité qui nie<br />

la consci<strong>en</strong>ce réellem<strong>en</strong>t, une objectivité telle qu’elle est réellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors de la<br />

consci<strong>en</strong>ce. Ici intervi<strong>en</strong>t l’objectivité de la souffrance. Le travail, au s<strong>en</strong>s matérialiste,<br />

est une aliénation de l’humanité à partir de la nature telle qu’elle est<br />

donnée à l’homme comme une extériorité pure. Pour que l’homme soit objectif réellem<strong>en</strong>t<br />

et historiquem<strong>en</strong>t, il ne faut pas seulem<strong>en</strong>t qu’il s’objectivise, il faut d’abord qu’il<br />

soit objectivé, c'est-à-dire qu’il r<strong>en</strong>contre une extériorité qui le nie comme sujet, qui<br />

mette sa subjectivité <strong>en</strong> souffrance.<br />

« Être objectif, naturel, s<strong>en</strong>sible, c'est la même chose qu'avoir <strong>en</strong> dehors de soi<br />

objet, nature, s<strong>en</strong>s ou qu'être soi-même objet, nature, s<strong>en</strong>s pour un ti<strong>en</strong>. La faim est<br />

un besoin naturel ; c'est pourquoi, pour la satisfaire, pour la calmer, il lui faut une<br />

nature, un objet <strong>en</strong> dehors d'elle (…) Un être qui n'a pas sa nature <strong>en</strong> dehors de lui<br />

n'est pas un être naturel, il ne participe pas à l'être de la nature. Un être qui n'a<br />

aucun objet <strong>en</strong> dehors de lui n'est pas un être objectif. Un être qui n'est pas lui-même<br />

objet pour un troisième être n'a aucun être pour objet, c'est-à-dire ne se comporte pas<br />

de manière objective, son être n'est pas objectif. (…) Un être qui n'est pas l'objet<br />

d'un autre être suppose donc qu'il n'existe aucun être objectif. Dès que j'ai un objet,<br />

cet objet m'a comme objet. Mais un être non objectif, c'est un être non réel, non s<strong>en</strong>sible,<br />

mais seulem<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>sé, c'est-à-dire seulem<strong>en</strong>t imaginé, un être d'abstraction. » 9<br />

C’est ici que, dans son analyse, le li<strong>en</strong> de la question de l’arg<strong>en</strong>t avec la logique<br />

de l’esprit se fait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. La qualité est l’autre s<strong>en</strong>s de l’être : tout ce qui existe<br />

est déterminé, c'est-à-dire qualifié, d’une certaine manière. Si nous voulons établir,<br />

comme Marx veut le faire, l’exist<strong>en</strong>ce irréductible d’une nature extérieure à la p<strong>en</strong>sée,<br />

nous devons poser que les objets ne se val<strong>en</strong>t pas tous, mais qu’ils ont des qualités<br />

<strong>en</strong>tre eux irréductibles. La qualité est la marque du caractère irréductible de l’extériorité<br />

des êtres <strong>en</strong> tant qu’ils ont une exist<strong>en</strong>ce extérieure les uns aux autres. A insi<br />

<strong>en</strong> est il par exemple, de la faim : c’est une souffrance, à partir de laquelle je n’ai<br />

pas le choix des objets extérieurs que ma consci<strong>en</strong>ce peut saisir : l’homme qui meurt de<br />

faim « n’a pas de s<strong>en</strong>s pour le plus beau spectacle » 10 Sa faim fait que son objet décide<br />

du sujet qu’il est, c'est-à-dire de ce qu’il va p<strong>en</strong>ser être un alim<strong>en</strong>t. Le spectacle le<br />

plus beau n’est pas un objet pour lui, parce qu’il n’est pas libre d’être la consci<strong>en</strong>ce<br />

séparée des objets. Sa subjectivité est produite par l’objet de souffrance, ou par<br />

l’histoire du travail des hommes, accumulée et manifestée dans la culture.<br />

Inversem<strong>en</strong>t, l’arg<strong>en</strong>t pousse l’homme à se comporter comme une consci<strong>en</strong>ce qui se p<strong>en</strong>serait<br />

comme séparée de l’objet. Parce qu’avec l’arg<strong>en</strong>t, je peux tout acheter, tous les<br />

objets se val<strong>en</strong>t, et ils ne sont plus des objets <strong>en</strong> soi, extérieurs à ma consci<strong>en</strong>ce, et<br />

ne sont que des objets pour moi ; ils sont « l’objet » par excell<strong>en</strong>ce, c'est-à-dire le<br />

sujet se contemplant lui-même dans son pouvoir. Ils sont l’objet vide d’objet. L’universalité<br />

de l’arg<strong>en</strong>t est donc une universalité p<strong>en</strong>sée, une universalité qui résulte de<br />

ce que l’arg<strong>en</strong>t a transformé toutes les objets <strong>en</strong> objets de la p<strong>en</strong>sée seule, ou du discours<br />

seul. Pouvoir tout acheter, c’est pouvoir tout être, c'est-à-dire pouvoir rester<br />

toujours soi malgré l’extériorité. L’arg<strong>en</strong>t comme valeur est donc une puissance universelle,<br />

mais c’est une puissance aliénée, c'est-à-dire abstraite, une puissance qui<br />

n’est puissance que dans la représ<strong>en</strong>tation. D’où le « il passe pour tout puissant ». La<br />

toute puissance de l’arg<strong>en</strong>t est la puissance d’abstraction, et, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, de même que<br />

la logique est l’arg<strong>en</strong>t de l’esprit, de même l’arg<strong>en</strong>t est l’esprit réduit à une logique,<br />

à un discours d’abstraction. 11<br />

3. L’arg<strong>en</strong>t comme <strong>en</strong>tremetteur et médiateur<br />

Dans la fin de ce premier mom<strong>en</strong>t, Marx expose ce que l’on pourrait appeler le second<br />

paradoxe de l’arg<strong>en</strong>t : puisque l’arg<strong>en</strong>t est le moy<strong>en</strong> d’échange universel, et qu’il<br />

63


permet de tout acheter, il devrait apparaître comme le moy<strong>en</strong> de la société par excell<strong>en</strong>ce<br />

; il devrait être le médiateur de l’humanité sociale. Or, comme nous le voyons<br />

dans les termes employés par Marx, la dim<strong>en</strong>sion médiatrice de l’arg<strong>en</strong>t est finalem<strong>en</strong>t<br />

retournée <strong>en</strong> son contraire : ce qui sert de médiateur à ma vie est aussi ce qui me sépare<br />

de l’autre homme. Il faut dire un mot des termes employés. Le médiateur qu’est l’arg<strong>en</strong>t<br />

est dit d’abord « l’<strong>en</strong>tremetteur ». Or l’<strong>en</strong>tremetteur est précisém<strong>en</strong>t un exploiteur, un<br />

proxénète : il se sert de mon besoin, non pour réaliser mon humanité, mais pour la soumettre<br />

à son avantage. Parce qu’il est l’<strong>en</strong>tremetteur <strong>en</strong>tre le besoin et l’objet,<br />

l’arg<strong>en</strong>t transforme le besoin d’objet <strong>en</strong> besoin d’arg<strong>en</strong>t. Je n’ai donc plus besoin de<br />

l’objet que, dans l’humanité générique, l‘autre homme pourrait me donner pour assurer<br />

ma santé et ma subsistance, mais seulem<strong>en</strong>t d’arg<strong>en</strong>t. Donc ce n’est plus de l’autre homme<br />

que j’ai besoin, mais uniquem<strong>en</strong>t des choses que l’homme autre peut me v<strong>en</strong>dre.<br />

La médiation que constitue l’arg<strong>en</strong>t change profondém<strong>en</strong>t mes rapports avec les autres<br />

hommes, ce que Marx formule très fortem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> disant : « Pour moi, l’arg<strong>en</strong>t, c’est<br />

l’autre homme ». Formule qu’il faut, à notre s<strong>en</strong>s, compr<strong>en</strong>dre ainsi : pour moi, l’autre<br />

homme n’est plus ri<strong>en</strong> d’autre qu’un rapport d’arg<strong>en</strong>t. Et, de fait, le règne de l’arg<strong>en</strong>t<br />

est, paradoxalem<strong>en</strong>t, non un <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t mais un appauvrissem<strong>en</strong>t de l’homme. Certes,<br />

certains hommes devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t riches par l’arg<strong>en</strong>t, parce qu’ils constitu<strong>en</strong>t un capital. 12<br />

Mais ils ne devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas riches <strong>en</strong> tant qu’hommes, mais <strong>en</strong> tant qu’inhumains, c'està-dire<br />

<strong>en</strong> tant que leur rapport aux autres est <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t médié par l’arg<strong>en</strong>t. A u fond,<br />

dès que l’arg<strong>en</strong>t s’instaure dans les relations humaines, les rapports <strong>en</strong>tre les hommes<br />

devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des rapports <strong>en</strong>tre les choses, les rapports humains fonctionn<strong>en</strong>t comme des<br />

rapports de choses. 13<br />

« La dépréciation du monde des hommes augm<strong>en</strong>te <strong>en</strong> raison directe de la mise <strong>en</strong> valeur<br />

du monde des choses. » 14<br />

Puisque le rapport à l’autre homme est un rapport à l’arg<strong>en</strong>t, un rapport de choses,<br />

plusieurs conséqu<strong>en</strong>ces s’<strong>en</strong> suiv<strong>en</strong>t : le rapport d’arg<strong>en</strong>t fait que mes besoins d’arg<strong>en</strong>t<br />

n’ont plus de rapport avec mes besoins <strong>en</strong> tant qu’homme naturel. Mes besoins d’hommes<br />

sont définis par ma nature d’homme générique, nature qui n’est pas reconnue dans<br />

l’échange. C’est désormais le profit qui définit les besoins réels, et non pas les<br />

besoins qui gouvern<strong>en</strong>t l’échange. On va donc échanger des choses inutiles à l’homme,<br />

mais utiles au profit, des choses contraires à l’intérêt de l’homme, à la morale ou à<br />

ses besoins, mais utiles à la r<strong>en</strong>tabilité dev<strong>en</strong>u objective de l’échange. Tout besoin<br />

qui n’est pas accompagné de l’arg<strong>en</strong>t pour le satisfaire n’est plus un besoin réel. L’arg<strong>en</strong>t<br />

déréalise le besoin réel au bénéfice du besoin irréel d’arg<strong>en</strong>t.<br />

« La demande existe bi<strong>en</strong> aussi pour celui qui n'a pas d'arg<strong>en</strong>t, mais sa demande est<br />

un pur être de la représ<strong>en</strong>tation qui sur moi, sur un tiers, sur les autres n'a pas<br />

d'effet, n'a pas d'exist<strong>en</strong>ce, donc reste pour moi-même irréel, sans objet. La différ<strong>en</strong>ce<br />

<strong>en</strong>tre la demande effective, basée sur l'arg<strong>en</strong>t, et la demande sans effet, basée<br />

sur mon besoin, ma passion, mon désir, etc., est la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre l’Être et la P<strong>en</strong>sée,<br />

<strong>en</strong>tre la simple représ<strong>en</strong>tation existant <strong>en</strong> moi et la représ<strong>en</strong>tation telle qu'elle est<br />

pour moi <strong>en</strong> dehors de moi <strong>en</strong> tant qu'objet réel.<br />

Si je n'ai pas d'arg<strong>en</strong>t pour voyager, je n'ai pas de besoin, c'est-à-dire de besoin<br />

réel et se réalisant de voyager. Si j'ai la vocation d'étudier mais que je n'ai pas l'arg<strong>en</strong>t<br />

pour le faire, je n'ai pas de vocation d'étudier, c'est-à-dire pas de vocation<br />

active, véritable.» 15<br />

Parce que l’arg<strong>en</strong>t est l’<strong>en</strong>tremetteur <strong>en</strong>tre le besoin et l’objet, parce qu’il n’y a<br />

plus de relation immédiate <strong>en</strong>tre l’homme et ses besoins, alors, sans arg<strong>en</strong>t, je ne suis<br />

plus ri<strong>en</strong>, je ne suis qu’une représ<strong>en</strong>tation d’homme, qu’un homme <strong>en</strong> représ<strong>en</strong>tation.<br />

Etonnant retournem<strong>en</strong>t, qui veut que, grâce à la médiation universelle de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

64<br />

ce qui était représ<strong>en</strong>tation, l’arg<strong>en</strong>t, devi<strong>en</strong>t réalité, et ce qui était réalité, le<br />

besoin naturel <strong>en</strong> moi, devi<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>tation et illusion.<br />

Le principal retournem<strong>en</strong>t de la réalité générique de l’homme est là : c’est l’homme<br />

réel et déterminé qui devi<strong>en</strong>t illusion, désir, p<strong>en</strong>sée sans effet, alors que la p<strong>en</strong>sée,<br />

le discours, la médiation purem<strong>en</strong>t spirituelle de l’arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t la seule réalité<br />

effective. Le médiateur devi<strong>en</strong>t l’être. L’être effectif devi<strong>en</strong>t la p<strong>en</strong>sée.<br />

2. L’aliénation- abstraction du sujet.<br />

1. L’inversion du sujet et du prédicat<br />

Nous voyons que dans le second paragraphe, les termes de Marx chang<strong>en</strong>t : on passe de<br />

l’analyse des qualités de l’homme aliéné, à son être, comme il le dit dans la première<br />

phrase : « Ce qui grâce à l'arg<strong>en</strong>t est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce<br />

que l'arg<strong>en</strong>t peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'arg<strong>en</strong>t. ».<br />

L’achat, la possession qui était de l’ordre de l’avoir, devi<strong>en</strong>t de l’ordre de l’être ;<br />

ce qui était de l’ordre du pouvoir – le pouvoir d’achat-, devi<strong>en</strong>t de l’ordre de l’ess<strong>en</strong>ce<br />

: « je le suis » moi le possesseur de l’arg<strong>en</strong>t.<br />

Si nous analysons logiquem<strong>en</strong>t ce retournem<strong>en</strong>t [et rappelons-le, ce retournem<strong>en</strong>t est<br />

précisém<strong>en</strong>t d’abord un retournem<strong>en</strong>t logique], nous voyons que l’arg<strong>en</strong>t produit un r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>tre le sujet et le prédicat : le sujet n’est plus sujet, c'est-à-dire support<br />

de qualités qui lui serai<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tielles, il n’a plus d’id<strong>en</strong>tité, puisque tout ce qu’il<br />

peut être grâce à l’arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t son ess<strong>en</strong>ce ; c’est le règne universel du prédicat.<br />

Or, un prédicat est toujours général, puisqu’il peut être affecté à une multitude de<br />

sujet. Le prédicat -ou la qualité- est toujours d’une ext<strong>en</strong>sion plus vaste que le sujet.<br />

Le prédicat est indéterminé, mais il est aussi abstrait, puisqu’il n’existe jamais <strong>en</strong><br />

lui-même 16 , mais seulem<strong>en</strong>t dans un sujet, qui lui existe de manière singulière. A vec<br />

l’arg<strong>en</strong>t, la singularité et l’id<strong>en</strong>tité du sujet disparaiss<strong>en</strong>t au bénéfice de l’universalité<br />

et de l’abstraction des prédicats. Le règne de l’arg<strong>en</strong>t, c’est la mort du sujet<br />

concret, de l’homme comme sujet concret.<br />

De ce point de vue, on doit analyser la progression des exemples que pr<strong>en</strong>d Marx (qui<br />

d’ailleurs repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ceux de Goethe et de Shakespeare). Toutes les qualités devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

indiffér<strong>en</strong>tes les unes aux autres, et notamm<strong>en</strong>t les qualités physiques et les qualités<br />

spirituelles : la laideur qui se transforme <strong>en</strong> beauté, la vieillesse qui se transforme<br />

<strong>en</strong> jeunesse [qualités physiques], le mal moral qui se transforme <strong>en</strong> bi<strong>en</strong> moral, et<br />

<strong>en</strong>fin, l’abs<strong>en</strong>ce d’esprit qui devi<strong>en</strong>t la spiritualité. A vec cette formule qui confirme<br />

<strong>en</strong>core notre hypothèse : « l’arg<strong>en</strong>t est l’esprit réel de toutes choses ». La disparition<br />

du sujet est aussi la disparition de la distinction <strong>en</strong>tre l’esprit et la matière.<br />

L’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîne de fait le règne général de l’esprit, conçu cette fois comme la puissance<br />

de transc<strong>en</strong>der toutes les réalités effectives.<br />

Si nous repr<strong>en</strong>ons l’exemple de l’homme sans esprit, nous voyons comm<strong>en</strong>t fonctionne<br />

la nouvelle id<strong>en</strong>tification de l’arg<strong>en</strong>t : « celui qui possède la puissance sur les g<strong>en</strong>s<br />

d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ». A utrem<strong>en</strong>t dit, ce n’est<br />

pas l’action de l’homme sans esprit ou son id<strong>en</strong>tité qui détermine sa spiritualité, c’est<br />

le fait conting<strong>en</strong>t de sa possession, de sa relation de propriétaire avec l’homme d’esprit.<br />

L’homme sans esprit n’est donc lui-même spirituel que parce qu’une relation, voire<br />

un mode de son exist<strong>en</strong>ce sociale sont dev<strong>en</strong>us, grâce à l’arg<strong>en</strong>t, une réalité concrète.<br />

La destruction de l’id<strong>en</strong>tité est r<strong>en</strong>due possible par la destitution de substance au bénéfice<br />

de la relation. Le pouvoir de l’arg<strong>en</strong>t est le pouvoir dev<strong>en</strong>u absolu de la médiation,<br />

sans substance. Toute relation est abstraite dès lors qu’elle n’est pas définie par un<br />

travail. Je suis tout, puisque je ne fais ri<strong>en</strong>. Je suis tout, mais, <strong>en</strong> moi-même, je ne<br />

suis ri<strong>en</strong>. Je ne suis ri<strong>en</strong>, mais j’ai tout, et donc je suis tout ce que j’ai.<br />

65


2. la fraternisation des impossibilités.<br />

La fin de la seconde partie évoque la notion de puissance universelle : « je peux<br />

tout ce à quoi aspire un coeur humain. » C’est <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce la reprise de la thèse de<br />

Méphistophélès : « Tout ce dont je jouis est à moi ». La jouissance est une consommation,<br />

et la consommation est une négation de l’id<strong>en</strong>tité de ce qui est consommé : jouir<br />

des êtres et des choses, c’est être tout ce dont on jouit. C’est la puissance de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

qui est <strong>en</strong> même temps la puissance du désir. A vec l’arg<strong>en</strong>t, le désir infini devi<strong>en</strong>t<br />

l’effectivité infinie, la réalisation infinie du désir.<br />

Comme Faust, l’arg<strong>en</strong>t me fait croire à une puissance absolue, et supprime la distinction<br />

<strong>en</strong>tre dieu et l’homme. Il confère à l’homme un pouvoir divin.<br />

De pouvoir spirituel qu’il était, l’arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t un pouvoir religieux, et devi<strong>en</strong>t<br />

la religion du monde aliénée. En d’autres termes, avec l’arg<strong>en</strong>t, tel Faust, l’homme perd<br />

sa matérialité, son historicité, son imman<strong>en</strong>ce : il s’oublie comme homme pour se p<strong>en</strong>ser<br />

lui-même comme dieu.<br />

L’arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t la métaphore de la religion elle-même, comme puissance universelle<br />

d’aliénation, comme retrait de l’homme hors de l’histoire. A vec l’arg<strong>en</strong>t, l’homme peut<br />

se croire son auteur propre, il peut oublier qu’il est le produit d’une humanité générique.<br />

Mais dans la fin du passage, nous voyons surgir une idée supplém<strong>en</strong>taire, qui sera<br />

développée dans la dernière partie : « l’arg<strong>en</strong>t supprime toutes les impuissances <strong>en</strong> leur<br />

contraire. » Ici, Marx <strong>en</strong> revi<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>tant le texte de Shakespeare, à la logique<br />

de l’esprit aliéné.<br />

L’arg<strong>en</strong>t atteint la logique elle-même dans son coeur, puisqu’il supprime le principe<br />

de non-contradiction, ce que l’on trouve mieux illustré dans le texte de Timon d’A thènes<br />

:<br />

« Ce peu d’or suffirait à r<strong>en</strong>dre blanc le noir, beau le laid, juste, l’injuste, jeune<br />

le vieux, noble l’infâme ».<br />

En supprimant la contradiction, ce n’est pas seulem<strong>en</strong>t le principe de l’unité de la<br />

p<strong>en</strong>sée qui est visé, mais aussi bi<strong>en</strong> la possibilité même de la vérité. Car si toute chose<br />

peut-être une et son contraire, alors il ne peut plus ri<strong>en</strong> être dit d’elle ; il n’y a<br />

plus de vérité du discours, et finalem<strong>en</strong>t plus d’horizon possible pour le savoir.<br />

A insi, par un étrange retournem<strong>en</strong>t, la fraternisation des impossibilités constitue<br />

le triomphe de l’esprit contre la vérité du discours, de sorte qu’il donne aussi l’image<br />

d’une philosophie dont la dialectique est source d’aliénation. Car c’est d’une mauvaise<br />

dialectique qu’il faut ici parler : de même que l’arg<strong>en</strong>t transforme toute chose <strong>en</strong> son<br />

contraire, la dialectique idéaliste fait que l’esprit, dans son abstraction, pose son<br />

contraire à partir de son id<strong>en</strong>tité, r<strong>en</strong>dant, selon Marx, l’objectivité de la contradiction<br />

impossible.<br />

Face à cette négation des contradictions, on sait toute l’importance que Marx attribuera<br />

plus tard à la notion de contradiction réelle, c'est-à-dire historique et<br />

manifeste. De sorte que l’on peut dire que, dans la progression de la p<strong>en</strong>sée de notre<br />

auteur, la réalité indépassable et matérielle des contradictions sera la preuve de l’effectivité<br />

d’un processus, de son historicité, de sa vérité même. 17 Et comme le rappellera<br />

Mao Tsé-Toung, les contradictions historiques ne sont jamais des contradictions générales<br />

ou universelles, mais des contradictions réelles et déterminées. 18<br />

3. L’aliénation- abstraction l’humanité générique.<br />

C’est précisém<strong>en</strong>t ce r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t de méthode que Marx va pratiquer dans la dernière<br />

partie et nous livrer sa thèse ; jusqu’alors, il s’est placé sur le terrain de la<br />

consci<strong>en</strong>ce aliénée du capitaliste, du possesseur de l’arg<strong>en</strong>t. Il a montré l’illusion de<br />

divinité à l’oeuvre, la puissance d’abstraction, et de déréalisation. Une déréalisation<br />

66<br />

réelle, <strong>en</strong> un s<strong>en</strong>s, puisqu’elle aliène le besoin réel et lui substitue le besoin fantasmagorique<br />

[fausti<strong>en</strong>] d’arg<strong>en</strong>t.<br />

Désormais, il va rétablir les contradictions réelles, historiques et matérielles qui<br />

sont à l’oeuvre dans le règne de l’arg<strong>en</strong>t. Et c’est là qu’apparaiss<strong>en</strong>t toutes les contradictions<br />

que « l’esprit de l’arg<strong>en</strong>t » ou l’arg<strong>en</strong>t de l’esprit nous masquait derrière sa<br />

puissance. La méthode va consister à confronter ce phénomène à la puissance générique<br />

de l’homme.<br />

1. L’arg<strong>en</strong>t, une médiation qui divise.<br />

Marx repr<strong>en</strong>d à nouveau la notion de médiation, de moy<strong>en</strong> universel d’échange <strong>en</strong>tre<br />

toutes les id<strong>en</strong>tités : et il remarque que, si l’arg<strong>en</strong>t fait le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre toutes les<br />

choses dissemblables, cette puissance de liaison devi<strong>en</strong>t une puissance de division, eu<br />

égard à l’homme générique : car comme la liaison qu’est l’arg<strong>en</strong>t est une relation sans<br />

id<strong>en</strong>tité, sans effectivité et sans réalité, elle r<strong>en</strong>d aussi bi<strong>en</strong> la relation humaine<br />

irréelle à son tour. Par exemple, la relation générique <strong>en</strong>tre les hommes passe par la<br />

relation amoureuse, où ne peuv<strong>en</strong>t s’échanger que des choses semblables, de l’amour<br />

contre de l’amour. Mais si cette relation est médiée par l’arg<strong>en</strong>t, c’est une relation<br />

qui relie des choses qui sont laissées dans leur étrangeté. Les amants ne sont liées<br />

alors que par des relations non réelles, parce qu’ils n’échang<strong>en</strong>t pas des choses id<strong>en</strong>tiques,<br />

mais des différ<strong>en</strong>ces indiffér<strong>en</strong>tes. L’amour de l’arg<strong>en</strong>t est toujours supérieur<br />

à l’amour de l’amour, parce que le premier donne une puissance universelle, là où le<br />

second donne une contrainte singulière, un contrainte à la singularité. 19 Mais le prix<br />

à payer de cette puissance est terrible : il faut être divisé fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t de ce<br />

que l’on aime. L’arg<strong>en</strong>t est donc le moy<strong>en</strong> universel de séparation.<br />

En d’autres termes, l’arg<strong>en</strong>t est destructeur de la relation sociale dans son<br />

<strong>en</strong>semble, qu’il transforme <strong>en</strong> relation extérieure et artificielle <strong>en</strong>tre des choses.<br />

Mais la contradiction est là : le moy<strong>en</strong> d‘échange et d’unification universel est <strong>en</strong> même<br />

le moy<strong>en</strong> universel de séparation. Non seulem<strong>en</strong>t il met l’homme générique <strong>en</strong> opposition<br />

avec son ess<strong>en</strong>ce sociale. Mais, <strong>en</strong> outre, il recrée une autre sociabilité, une sociabilité<br />

aliénée, qui est la sociabilité économique de l’échange capitaliste.<br />

2. La puissance aliénée, aliénante, s’aliénant de l’humanité générique.<br />

Le texte se termine sur la thèse : l’arg<strong>en</strong>t est la puissance aliénée de l’humanité.<br />

Mais on voit ici que l’intérêt du texte est dans le triplem<strong>en</strong>t de la formulation :<br />

aliénée, aliénante, s’aliénant.<br />

L’arg<strong>en</strong>t est d’abord l’homme générique <strong>en</strong> tant qu’il est aliéné, parce qu’il perd,<br />

dans l’arg<strong>en</strong>t, le pouvoir de manifester son travail, la jouissance de soi-même dans l’objectivation<br />

et la naturalisation de l’homme. En quoi est-ce une puissance : <strong>en</strong> ce que<br />

l’homme qui a de l’arg<strong>en</strong>t ne dép<strong>en</strong>d plus du travail, et <strong>en</strong>core moins des relations avec<br />

la nature. En quoi est-ce une puissance aliénée ? En ce que les objets qu’il achète <strong>en</strong><br />

sont plus des objets humains, mais des objets qui ni<strong>en</strong>t l’humanité qui les a produit.<br />

A cheter, c’est aliéner le travailleur dans le produit, c’est faire du travail une puissance<br />

désormais hostile au travailleur. A vec l’arg<strong>en</strong>t, le travail lui-même est dev<strong>en</strong>u<br />

un objet aliéné.<br />

La puissance de l’arg<strong>en</strong>t est aussi la puissance « aliénante de l’humanité générique<br />

». A travers cette puissance, l’homme est tout ce qu’il peut acheter. En quoi est-ce<br />

une puissance ? En ce qu’il devi<strong>en</strong>t un sujet universel, un sujet sans id<strong>en</strong>tité, sans<br />

les limitations de la détermination sociale. En quoi est-ce aliénant ? En ce que le sujet<br />

universel est un sujet abstrait, spirituel, une simple représ<strong>en</strong>tation, mais une représ<strong>en</strong>tation<br />

beaucoup plus dangereuse que les idées des philosophes, car c’est une<br />

représ<strong>en</strong>tation fausse qui produit pourtant des objets réels, qui produit un pouvoir réel<br />

pour le sujet. L’arg<strong>en</strong>t est donc une désubjectivation de l’homme générique, désubjectivation<br />

qui s’objectivise. C’est donc un pouvoir de négation de soi.<br />

67


Enfin, l’arg<strong>en</strong>t est la puissance de l’humanité s’aliénant elle-même : l’arg<strong>en</strong>t est<br />

l’<strong>en</strong>tremetteur universel : <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, il permet l’échange de toutes les id<strong>en</strong>tités, et<br />

la fraternisation des impossibilités. En quoi est-ce une puissance ? En ce qu’il permet<br />

pour chaque homme d’être une chose et son contraire, d’être tout, avec ri<strong>en</strong>.<br />

En quoi est-ce une humanité s’aliénant ? En ce que le rapport à l’autre devi<strong>en</strong>t un<br />

rapport de choses indiffér<strong>en</strong>tes, un rapport où l’humanité <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre une sociabilité<br />

contraire aux besoins humains : une sociabilité dans laquelle les individus ne se voi<strong>en</strong>t<br />

plus comme sujet les uns des autres, mais comme substances séparées.<br />

Conclusion.<br />

Finalem<strong>en</strong>t, la puissance de l’arg<strong>en</strong>t nous permet de compr<strong>en</strong>dre le processus du travail<br />

aliéné comme comparable à la métaphysique : une logique qui récuse les différ<strong>en</strong>ces<br />

et l’objectivité, une universalité qui se donne comme un principe antérieur à toutes<br />

les contradictions, et à la première d’<strong>en</strong>tre elle, l’opposition <strong>en</strong>tre le sujet et<br />

l’objet. Une relation au monde qui nie l’histoire effective et la nature <strong>en</strong> les faisant<br />

sortir du cercle de la consci<strong>en</strong>ce.<br />

Nous devrons cep<strong>en</strong>dant saisir ce qui, dans cette belle analyse de la puissance aliénée<br />

de l’arg<strong>en</strong>t, reste idéaliste chez Marx lui-même : il parle <strong>en</strong>core de l’arg<strong>en</strong>t, et non<br />

du capital. Pour lui, au stade où il <strong>en</strong> est de sa réflexion, l’arg<strong>en</strong>t peut <strong>en</strong>core être<br />

saisi comme un processus à part <strong>en</strong>tière, mais pas <strong>en</strong>core comme un produit des rapports<br />

de production. L’arg<strong>en</strong>t se donne ici comme un phénomène qui a son autonomie, alors que<br />

l’arg<strong>en</strong>t n’est que l’instrum<strong>en</strong>t du capitalisme, comme mode universel d’exploitation.<br />

Jean Salem fait remarquer, à juste titre, que les Manuscrits conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t plutôt le<br />

concept d’aliénation que celui d’exploitation. Or ces deux rapports sociaux ne sont pas<br />

de même nature : l’aliénation est une aliénation universelle de l’humanité, même chez<br />

le capitaliste, le possesseur de l’arg<strong>en</strong>t. A vec le concept d’exploitation, l’unité –futelle<br />

générique- de l’humanité disparaît de l’esprit de Marx. L’exploitation est une<br />

réalité de la production, pas de l’échange. L’opposition inconciliable <strong>en</strong>tre le travailleur<br />

et le capitaliste devi<strong>en</strong>t la contradiction qui fait que seule le prolétariat<br />

porte <strong>en</strong> lui l’av<strong>en</strong>ir de l’humanité, parce qu’il est le seul à produire, et que l’exploitation<br />

dép<strong>en</strong>d de la production – alors que l’échange dép<strong>en</strong>d du commerce.<br />

« C’est que l’idée de l’échange aliéné implique la non-équival<strong>en</strong>ce des produits<br />

échangés et fait finalem<strong>en</strong>t apparaître le vol, l’aliénation, comme le résultat des opérations<br />

de circulation, alors que le concept d’exploitation naît, lui, sur le sol de la<br />

production. (…) Si, d’autre part, l’aliénation n’est pas l’exploitation, c’est que le<br />

travail, tel qu’il est analysé dans les Manuscrits, est une catégorie philosophique, non<br />

historique. » 20<br />

A insi, nous avons vu à l’oeuvre une critique philosophique de la philosophie, telle<br />

qu’elle est confrontée à la réalité du travail aliéné ; mais ce travail aliéné est<br />

<strong>en</strong>core, lui aussi, une catégorie de la philosophie, qui cep<strong>en</strong>dant, poussée jusqu’au bout<br />

de sa logique, permettra à Marx, de conserver une théorie du travail, <strong>en</strong> se passant de<br />

son approche spéculative. La catégorie du travail apparaît donc bi<strong>en</strong> comme le véritable<br />

opérateur qui permettra à Marx de se libérer de la philosophie hégéli<strong>en</strong>ne.<br />

Notes :<br />

1 Marx, opus cité, p. 108.<br />

2 Cf. Labica, Karl Marx, Les thèses sur Feuerbach, Puf, Paris, 1987, p. 34 : « La métaphore<br />

assure la contre-révolution » dit cet auteur à propos de la philosophie de Kant.<br />

3 Marx, Manuscrits de 1844, Editions Garnier Flammarion, Jean Salem, Paris, 1996, p. 162.<br />

4 Cf. Marx, Second Manuscrit, opus cité, p. 128 : « La terre <strong>en</strong> tant que terre, la r<strong>en</strong>te foncière<br />

<strong>en</strong> tant que r<strong>en</strong>te foncière y ont perdu leur distinction de caste et sont dev<strong>en</strong>ues le<br />

68<br />

capital et l'intérêt, qui ne dis<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> ou plutôt qui ne parl<strong>en</strong>t qu'arg<strong>en</strong>t. »<br />

5 Cf. troisième Manuscrit, opus cité, p. : « La propriété privée nous a r<strong>en</strong>dus si sots et si<br />

bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous l'avons, qu' [il] existe donc pour nous comme<br />

capital ou qu'il est immédiatem<strong>en</strong>t possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous,<br />

etc., bref qu'il est utilisé par nous, bi<strong>en</strong> que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes<br />

ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moy<strong>en</strong>s de subsistance, et la<br />

vie, à laquelle elles serv<strong>en</strong>t de moy<strong>en</strong>s, est la vie de la propriété privée, le travail et la<br />

capitalisation.<br />

A la place de tous les s<strong>en</strong>s physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation<br />

de tous ces s<strong>en</strong>s, le s<strong>en</strong>s de l'avoir. L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue,<br />

afin d'<strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer sa richesse intérieure <strong>en</strong> partant de lui-même.<br />

L'abolition de la propriété privée est donc l'émancipation totale de tous les s<strong>en</strong>s et de toutes<br />

les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisém<strong>en</strong>t parce que ces s<strong>en</strong>s et ces<br />

qualités sont dev<strong>en</strong>us humains, tant subjectivem<strong>en</strong>t qu'objectivem<strong>en</strong>t. »<br />

6 Marx, troisième manuscrit, Editions sociales, Paris, 1962, § 23.<br />

7 Cf. Marx, Ibidem, § 23, suite : « Le seul travail que connaisse et reconnaisse Hegel est le<br />

travail abstrait de l'esprit (…) L'idée ess<strong>en</strong>tielle est que l'objet de la consci<strong>en</strong>ce n'est ri<strong>en</strong><br />

d'autre que la consci<strong>en</strong>ce de soi ou que l'objet n'est que la consci<strong>en</strong>ce de soi objectivée, la<br />

consci<strong>en</strong>ce de soi <strong>en</strong> tant qu'objet. (Poser l'homme consci<strong>en</strong>ce de soi.) Il faut donc dépasser<br />

l'objet de la consci<strong>en</strong>ce. L'objectivité <strong>en</strong> tant que telle est un rapport aliéné de l'homme, un<br />

rapport qui ne correspond pas à l'ess<strong>en</strong>ce humaine, à la consci<strong>en</strong>ce de soi. La réappropriation<br />

de l'ess<strong>en</strong>ce objective de l'homme, <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drée comme étrangère, dans la détermination de l'aliénation,<br />

ne signifie donc pas seulem<strong>en</strong>t la suppression de l'aliénation, mais aussi de<br />

l'objectivité ; c'est-à-dire donc que l'homme est un être non-objectif, spiritualiste.»<br />

8 Cf. Marx, Ibidem, § 31 : « c'est le sujet-objet mystique ou la subjectivité qui déborde<br />

l'objet, le sujet absolu <strong>en</strong> tant que processus (le sujet s'aliène, revi<strong>en</strong>t à lui-même du fond<br />

de cette aliénation, mais la repr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> même temps <strong>en</strong> lui-même) et le sujet <strong>en</strong> tant que ce processus<br />

; c'est le mouvem<strong>en</strong>t circulaire pur, incessant, <strong>en</strong> soi-même. »<br />

9 Marx, Ibidem, § 27.<br />

10 Marx, Manuscrits de 1844, Editions Garnier Flammarion, Jean Salem, Paris, 1996, p. 151.<br />

11 Cf. Marx opus cité, p. 211 : « L'arg<strong>en</strong>t, - moy<strong>en</strong> et pouvoir universels, extérieurs, qui ne<br />

vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas de l'homme <strong>en</strong> tant qu'homme et de la société humaine <strong>en</strong> tant que société, - moy<strong>en</strong><br />

et pouvoir de convertir la représ<strong>en</strong>tation <strong>en</strong> réalité et la réalité <strong>en</strong> simple représ<strong>en</strong>tation,<br />

transforme tout aussi bi<strong>en</strong> les forces ess<strong>en</strong>tielles réelles et naturelles de l'homme <strong>en</strong> représ<strong>en</strong>tation<br />

purem<strong>en</strong>t abstraite et par suite <strong>en</strong> imperfections, <strong>en</strong> chimères douloureuses, que d'autre<br />

part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces ess<strong>en</strong>tielles réellem<strong>en</strong>t<br />

impuissantes qui n'exist<strong>en</strong>t que dans l'imagination de l'individu, <strong>en</strong> forces ess<strong>en</strong>tielles réelles<br />

et <strong>en</strong> pouvoir. »<br />

12 Cf. Marx, opus cité, p. 108 : « L'ouvrier devi<strong>en</strong>t d'autant plus pauvre qu'il produit plus<br />

de richesse, que sa production croît <strong>en</strong> puissance et <strong>en</strong> volume. L'ouvrier devi<strong>en</strong>t une marchandise<br />

au prix d’autant plus bas qu'il crée plus de marchandises. »<br />

13 Dans la valeur d’échange, diront les Grundrisse, le «rapport social des personnes se transforme<br />

<strong>en</strong> une relation sociale <strong>en</strong>tre choses, le seul langage intelligible que nous employons les<br />

uns avec les autres » K. Marx, Notes sur James Mill, op. cit., p. 464.<br />

14 Marx, Ibidem, p. 108.<br />

15 Cf. Marx, Opus cité, p. 211.<br />

16 A ristote rappelle, dans l’Organum, que le prédicat n’existe pas, n’est pas une exist<strong>en</strong>ce,<br />

car seul un être singulier existe. L’homme n’existe pas ; ce qui existe, c’est un homme singulier,<br />

un homme particulier : « Toute substance semble bi<strong>en</strong> désigner un être déterminé. En ce qui<br />

concerne les substances premières, il est incontestablem<strong>en</strong>t vrai qu’elles signifi<strong>en</strong>t un être<br />

déterminé, car la chose exprimée est un individu et un être numérique. » A ristote, Catégories,<br />

Editions Vrin, Paris, 1977, <strong>page</strong> 14.<br />

17 Cf. Idéologie llemande, Marx, Philosophie, opus cité, p. 324 : « Donc, dans notre conception,<br />

tous les conflits de l’histoire ont leur origine dans la contradiction <strong>en</strong>tre les forces<br />

productives et les modes d’échanges »<br />

18 Cf. A lthusser, Pour Marx, opus cité, p. 186. : « Mao Tsé-Toung part de la contradiction<br />

dans son « universalité », mais pour ne parler sérieusem<strong>en</strong>t que de la contradiction dans la pratique<br />

de la lutte des classes, <strong>en</strong> vertu d’ailleurs de ce principe, « universel» lui aussi, que<br />

l’universel n’existe que dans le particulier, principe que Mao réfléchit, à propos de la contradiction,<br />

dans la forme universelle suivante : la contradiction est toujours spécifique, la<br />

spécificité apparti<strong>en</strong>t universellem<strong>en</strong>t à son ess<strong>en</strong>ce. »<br />

69


19 Cf. Marx, Manuscrits, opus cité, p. 212 : « Si tu supposes l'homme <strong>en</strong> tant qu'homme et son<br />

rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la<br />

confiance contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de l'art, il faut que tu sois un homme ayant<br />

une culture artistique ; si tu veux exercer de l'influ<strong>en</strong>ce sur d'autres hommes, il faut que tu<br />

sois un homme qui ait une action réellem<strong>en</strong>t animatrice et stimulante sur les autres hommes. Chacun<br />

de tes rapports à l'homme - et à la nature -doit être une manifestation déterminée, répondant à<br />

l'objet de ta volonté, de ta vie individuelle réelle. »<br />

20 Jean Salem, introduction aux Manuscrits de 1844, opus cité, p. 47.<br />

source : Ph. Touchet, Marx : « L'arg<strong>en</strong>t... puissance aliénée de l'humanité » (extrait)<br />

http://www.philosophie.ac-versailles.fr/<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />

***<br />

Dessin d’une monnaie impériale d’Émèse, <strong>en</strong> Syrie, datant du début de IIIe siècle et<br />

montrant la célèbre météorite sacrée portée sur un char ré par quatre chevaux.<br />

L’empereur Elagabal l’am<strong>en</strong>a à Rome et <strong>en</strong> fit la divinité suprême de l’empire<br />

romain. Cee météorite avait <strong>en</strong>viron 90 cm de hauteur et 85 cm de diamètre.<br />

70<br />

LA DÉGÉNÉRESCENCE DE LA MONNAIE<br />

R<strong>en</strong>é Guénon<br />

A rrivé à ce point de notre exposé, il ne sera peut-être pas inutile de nous <strong>en</strong> écarter<br />

quelque peu, du moins <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce, pour donner, ne fût-ce qu’assez sommairem<strong>en</strong>t,<br />

quelques indications sur une question qui peut sembler ne se rapporter qu’à un fait d’un<br />

g<strong>en</strong>re très particulier, mais qui constitue un exemple frappant des résultats de la<br />

conception de la «vie ordinaire», <strong>en</strong> même temps qu’une excell<strong>en</strong>te «illustration» de la<br />

façon dont celle-ci est liée au point de vue exclusivem<strong>en</strong>t quantitatif et qui, par ce<br />

dernier côté surtout, se rattache <strong>en</strong> réalité très directem<strong>en</strong>t à notre sujet.<br />

La question dont il s’agit est celle de la monnaie, et assurém<strong>en</strong>t, si l’on s’<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>t<br />

au simple point de vue «économique» tel qu’on l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d aujourd’hui, il semble bi<strong>en</strong> que<br />

celle-ci soit quelque chose qui apparti<strong>en</strong>t aussi complètem<strong>en</strong>t que possible au «règne de<br />

la quantité»; c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle joue, dans la société moderne, le rôle<br />

prépondérant que l’on ne connaît que trop et sur lequel il serait évidemm<strong>en</strong>t superflu<br />

d’insister; mais la vérité est que le point de vue «économique» lui-même, et la conception<br />

exclusivem<strong>en</strong>t quantitative de la monnaie qui lui est inhér<strong>en</strong>te, ne sont que le<br />

produit d’une dégénéresc<strong>en</strong>ce somme toute assez réc<strong>en</strong>te, et que la monnaie a eu à son<br />

origine et a conservé p<strong>en</strong>dant longtemps un caractère tout différ<strong>en</strong>t et une valeur proprem<strong>en</strong>t<br />

qualitative, si étonnant que cela puisse paraître à la généralité de nos<br />

contemporains.<br />

Il est une remarque qu’il est bi<strong>en</strong> facile de faire, pour peu qu’on ait seulem<strong>en</strong>t «des<br />

yeux pour voir» : c’est que les monnaies anci<strong>en</strong>nes sont littéralem<strong>en</strong>t couvertes de symboles<br />

traditionnels, pris même souv<strong>en</strong>t parmi ceux qui prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un s<strong>en</strong>s plus<br />

particulièrem<strong>en</strong>t profond; c’est ainsi qu’on a remarqué notamm<strong>en</strong>t que chez les Celtes,<br />

les symboles figurant sur les monnaies ne peuv<strong>en</strong>t s’expliquer que si on les rapporte à<br />

des connaissances doctrinales qui étai<strong>en</strong>t propres aux Druides, ce qui implique d’ailleurs<br />

une interv<strong>en</strong>tion directe de ceux-ci dans ce domaine; et, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, ce qui est<br />

vrai sous ce rapport pour les Celtes l’est égalem<strong>en</strong>t pour les autres peuples de l’antiquité,<br />

<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte naturellem<strong>en</strong>t des modalités propres de leurs organisations<br />

traditionnelles respectives.<br />

Cela s’accorde très exactem<strong>en</strong>t avec l’inexist<strong>en</strong>ce du point de vue profane dans les<br />

civilisations strictem<strong>en</strong>t traditionnelles : la monnaie, là où elle existait, ne pouvait<br />

elle-même pas être la chose profane qu’elle est dev<strong>en</strong>ue plus tard; et si elle l’avait<br />

été, comm<strong>en</strong>t s’expliquerait ici l’interv<strong>en</strong>tion d’une autorité spirituelle qui évidemm<strong>en</strong>t<br />

n’aurait ri<strong>en</strong> eu à y voir, et comm<strong>en</strong>t aussi pourrait-on compr<strong>en</strong>dre que diverses<br />

traditions parl<strong>en</strong>t de la monnaie comme de quelque chose qui est véritablem<strong>en</strong>t chargé<br />

d’une «influ<strong>en</strong>ce spirituelle», dont l’action pouvait effectivem<strong>en</strong>t s’exercer par le<br />

moy<strong>en</strong> des symboles qui <strong>en</strong> constituai<strong>en</strong>t le «support» normal?<br />

A joutons que, jusqu’<strong>en</strong> des temps très réc<strong>en</strong>ts, on pouvait <strong>en</strong>core trouver un dernier<br />

vestige de cette notion dans des devises de caractère religieux, qui n’avai<strong>en</strong>t assurém<strong>en</strong>t<br />

plus de valeur proprem<strong>en</strong>t symbolique, mais qui étai<strong>en</strong>t du moins comme un rappel de<br />

l’idée traditionnelle désormais plus ou moins incomprise; mais après avoir été, <strong>en</strong> certains<br />

pays, reléguées autour de la «tranche» des monnaies, ces devises mêmes ont fini<br />

par disparaître complètem<strong>en</strong>t, et, <strong>en</strong> effet, elles n’avai<strong>en</strong>t aucune raison d’être dès lors<br />

que la monnaie ne représ<strong>en</strong>tait plus ri<strong>en</strong> d’autre qu’un signe d’ordre uniquem<strong>en</strong>t «matériel»<br />

et quantitatif.<br />

Le contrôle de l’autorité spirituelle sur la monnaie, sous quelque forme qu’il se soit<br />

exercé, n’est d’ailleurs pas un fait limité exclusivem<strong>en</strong>t à l’antiquité, et sans sortir<br />

du monde occid<strong>en</strong>tal il y a bi<strong>en</strong> des indices qui montr<strong>en</strong>t qu’il a dû s’y perpétuer jusque<br />

vers la fin du moy<strong>en</strong> âge, c’est-à-dire tant que ce monde a possédé une civilisation traditionnelle.<br />

On ne pourrait <strong>en</strong> effet s’expliquer autrem<strong>en</strong>t que certains souverains, à cette époque,<br />

ai<strong>en</strong>t été accusés d’avoir «altéré les monnaies»; si leurs contemporains leur <strong>en</strong> fir<strong>en</strong>t<br />

71


un crime, il faut conclure de là qu’ils n’avai<strong>en</strong>t pas la libre disposition du titre de<br />

la monnaie et que, <strong>en</strong> le changeant de leur propre initiative, ils dépassai<strong>en</strong>t les droits<br />

reconnus au pouvoir temporel.<br />

[note de R<strong>en</strong>é Guénon <strong>en</strong> bas de <strong>page</strong>: Voir utorité spirituelle et pouvoir temporel,<br />

p. 111, où nous nous sommes référé plus spécialem<strong>en</strong>t au cas de Philippe le Bel, et où<br />

nous avons suggéré la possibilité d'un rapport assez étroit <strong>en</strong>tre la destruction de<br />

l'Ordre du Temple et l'altération des monnaies, ce qui se compr<strong>en</strong>drait sans peine si<br />

l'on admettait, comme au moins très vraisemblable, que l'Ordre du Temple avait alors,<br />

<strong>en</strong>tre autres fonctions, celle d'exercer le contrôle spirituel dans ce domaine; nous n'y<br />

insisterons pas davantage, mais nous rappellerons que c'est précisém<strong>en</strong>t à ce mom<strong>en</strong>t que<br />

nous estimons pouvoir faire remonter les débuts de la déviation moderne proprem<strong>en</strong>t<br />

dite.]<br />

Dans tout autre cas, une telle accusation aurait été évidemm<strong>en</strong>t dépourvue de s<strong>en</strong>s;<br />

le titre de la monnaie n’aurait d’ailleurs eu alors qu’une importance toute conv<strong>en</strong>tionnelle<br />

et, <strong>en</strong> somme, peu aurait importé qu’elle fût constituée par un métal quelconque<br />

et variable, ou même remplacée par un simple papier comme elle l’est <strong>en</strong> grande partie<br />

de nos jours, car cela n’aurait pas empêché qu’on pût continuer à <strong>en</strong> faire exactem<strong>en</strong>t<br />

le même usage «matériel». Il fallait donc qu’il y eût là quelque chose d’un autre ordre,<br />

et nous pouvons dire d’un ordre supérieur, car ce n’est que par là que cette altération<br />

pouvait revêtir un caractère de si exceptionnelle gravité qu’elle allait jusqu’à compromettre<br />

la stabilité même de la puissance royale parce que, <strong>en</strong> agissant ainsi, celle-ci<br />

usurpait les prérogatives de l’autorité spirituelle qui est, <strong>en</strong> définitive, l’unique<br />

source auth<strong>en</strong>tique de toute légitimité; et c’est ainsi que ces faits, que les histori<strong>en</strong>s<br />

profanes ne sembl<strong>en</strong>t guère compr<strong>en</strong>dre, concour<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core à indiquer très nettem<strong>en</strong>t<br />

que la question de la monnaie avait, au moy<strong>en</strong> âge aussi bi<strong>en</strong> que dans l’antiquité, des<br />

aspects tout à fait ignorés des modernes.<br />

Il est donc arrivé là ce qui est arrivé généralem<strong>en</strong>t pour toutes les choses qui<br />

jou<strong>en</strong>t, à un titre ou à un autre, un rôle dans l’exist<strong>en</strong>ce humaine: ces choses ont été<br />

dépouillées peu à peu de tout caractère «sacré» ou traditionnel, et c’est ainsi que cette<br />

exist<strong>en</strong>ce même, dans son <strong>en</strong>semble, est dev<strong>en</strong>ue toute profane et s’est trouvée finalem<strong>en</strong>t<br />

réduite à la basse médiocrité de la «vie ordinaire» telle qu’elle se prés<strong>en</strong>te<br />

aujourd’hui.<br />

En même temps, l’exemple de la monnaie montre bi<strong>en</strong> que cette «profanisation», s’il<br />

est permis d’employer un tel néologisme, s’opère principalem<strong>en</strong>t par la réduction des<br />

choses à leur seul aspect quantitatif; <strong>en</strong> fait, on a fini par ne plus même pouvoir concevoir<br />

que la monnaie soit autre chose que la représ<strong>en</strong>tation d’une quantité pure et simple;<br />

mais si ce cas est particulièrem<strong>en</strong>t net à cet égard, parce qu’il est <strong>en</strong> quelque sorte<br />

poussé jusqu’à l’extrême exagération, il est bi<strong>en</strong> loin d’être le seul où une telle<br />

réduction apparaisse comme contribuant à <strong>en</strong>fermer l’exist<strong>en</strong>ce dans l’horizon borné du<br />

point de vue profane. Ce que nous avons dit du caractère quantitatif par excell<strong>en</strong>ce de<br />

l’industrie moderne et de tout ce qui s’y rapporte permet de le compr<strong>en</strong>dre suffisamm<strong>en</strong>t:<br />

<strong>en</strong> <strong>en</strong>tourant constamm<strong>en</strong>t l’homme des produits de cette industrie, <strong>en</strong> ne lui<br />

permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par<br />

exemple, à titre de simples «curiosités» n’ayant aucun rapport avec les circonstances<br />

«réelles» de sa vie, ni par conséqu<strong>en</strong>t aucune influ<strong>en</strong>ce effective sur celle-ci), on le<br />

contraint véritablem<strong>en</strong>t à s’<strong>en</strong>fermer dans le cercle étroit de la «vie ordinaire» comme<br />

dans une prison sans issue.<br />

Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, <strong>en</strong> même temps qu’il<br />

était aussi parfaitem<strong>en</strong>t approprié que possible à l’usage auquel il était immédiatem<strong>en</strong>t<br />

destiné, était fait de telle façon qu’il pouvait à chaque instant, et du fait même qu’on<br />

<strong>en</strong> faisait réellem<strong>en</strong>t usage (au lieu de le traiter <strong>en</strong> quelque sorte comme une chose morte<br />

ainsi que le font les modernes pour tout ce qu’ils considèr<strong>en</strong>t comme des «oeuvres<br />

d’art»), servir de «support» de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre<br />

que la simple modalité corporelle, et aidant ainsi chacun à s’élever à un état supérieur<br />

selon la mesure de ses capacités.<br />

72<br />

[note de R<strong>en</strong>é Guénon <strong>en</strong> bas de <strong>page</strong>: On pourra, sur ce sujet, consulter de nombreuses<br />

études de A . K. Coomaraswamy, qui l'a abondamm<strong>en</strong>t développé et «illustré» sous toutes<br />

ses faces et avec toutes les précisions nécessaires.]<br />

Quel abîme <strong>en</strong>tre ces deux conceptions de l’exist<strong>en</strong>ce humaine !<br />

Cette dégénéresc<strong>en</strong>ce qualitative de toutes choses est d’ailleurs étroitem<strong>en</strong>t liée à<br />

celle de la monnaie, comme le montre le fait qu’on <strong>en</strong> est arrivé à n’«estimer» couramm<strong>en</strong>t<br />

un objet que par son prix, considéré uniquem<strong>en</strong>t comme un «chiffre», une « somme »<br />

ou une quantité numérique de monnaie; <strong>en</strong> fait, chez la plupart de nos contemporains,<br />

tout jugem<strong>en</strong>t porté sur un objet se base presque toujours exclusivem<strong>en</strong>t sur ce qu’il<br />

coûte. Nous avons souligné le mot «estimer», <strong>en</strong> raison de ce qu’il a <strong>en</strong> lui-même un<br />

double s<strong>en</strong>s qualitatif et quantitatif; aujourd’hui, on a perdu de vue le premier s<strong>en</strong>s<br />

ou, ce qui revi<strong>en</strong>t au même, on a trouvé moy<strong>en</strong> de le réduire au second, et c’est ainsi<br />

que non seulem<strong>en</strong>t on «estime» un objet d’après son prix, mais aussi un homme d’après sa<br />

richesse.<br />

[note de R<strong>en</strong>é Guénon <strong>en</strong> bas de <strong>page</strong>: Les A méricains sont allés si loin <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s<br />

qu'ils dis<strong>en</strong>t communém<strong>en</strong>t qu'un homme «vaut» telle somme, voulant indiquer par là le<br />

chiffre auquel s'élève sa fortune; ils dis<strong>en</strong>t aussi, non pas qu'un homme réussit dans<br />

ses affaires, mais qu'il «est un succès», ce qui revi<strong>en</strong>t à id<strong>en</strong>tifier complètem<strong>en</strong>t l'individu<br />

à ses gains matériels!]<br />

La même chose est arrivée aussi, tout naturellem<strong>en</strong>t, pour le mot «valeur» et, remarquons-le<br />

<strong>en</strong> passant, c’est là-dessus que se fonde le curieux abus qu’<strong>en</strong> font certains<br />

philosophes réc<strong>en</strong>ts, qui ont même été jusqu’à inv<strong>en</strong>ter, pour caractériser leurs théories,<br />

l’expression de «philosophie des valeurs»; au fond de leur p<strong>en</strong>sée, il y a l’idée que toute<br />

chose, à quelque ordre qu’elle se rapporte, est susceptible d’être conçue quantitativem<strong>en</strong>t<br />

et exprimée numériquem<strong>en</strong>t; et le «moralisme», qui est d’autre part leur préoccupation<br />

dominante, se trouve par là associé directem<strong>en</strong>t au point de vue quantitatif.<br />

[note de R<strong>en</strong>é Guénon <strong>en</strong> bas de <strong>page</strong>: Cette association n'est d'ailleurs pas une chose<br />

<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t nouvelle, car elle remonte <strong>en</strong> fait jusqu'à l'«arithmétique morale» de B<strong>en</strong>tham,<br />

qui date de la fin du XVIIIe siècle.]<br />

Ces exemples montr<strong>en</strong>t aussi qu’il y a une véritable dégénéresc<strong>en</strong>ce du langage, accompagnant<br />

ou suivant inévitablem<strong>en</strong>t celle de toutes choses; <strong>en</strong> effet, dans un monde où<br />

l’on s’efforce de tout réduire à la quantité, il faut évidemm<strong>en</strong>t se servir d’un langage<br />

qui lui-même n’évoque plus que des idées purem<strong>en</strong>t quantitatives.<br />

Pour <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ir plus spécialem<strong>en</strong>t à la question de la monnaie, nous devons <strong>en</strong>core<br />

ajouter qu’il s’est produit à cet égard un phénomène qui est bi<strong>en</strong> digne de remarque:<br />

c’est que, depuis que la monnaie a perdu toute garantie d’ordre supérieur, elle a vu sa<br />

valeur quantitative elle-même, ou ce que le jargon des «économistes» appelle son «pouvoir<br />

d’achat», aller sans cesse <strong>en</strong> diminuant, si bi<strong>en</strong> qu’on peut concevoir que, à une<br />

limite dont on s’approche de plus <strong>en</strong> plus, elle aura perdu toute raison d’être, même<br />

simplem<strong>en</strong>t «pratique» ou «matérielle», et elle devra disparaître comme d’elle-même de<br />

l’exist<strong>en</strong>ce humaine.<br />

On convi<strong>en</strong>dra qu’il y a là un étrange retour des choses, qui se compr<strong>en</strong>d d’ailleurs<br />

sans peine par ce que nous avons exposé précédemm<strong>en</strong>t: la quantité pure étant proprem<strong>en</strong>t<br />

au-dessous de toute exist<strong>en</strong>ce, on ne peut, quand on pousse la réduction à l’extrême comme<br />

dans le cas de la monnaie (plus frappant que tout autre parce qu’on y est déjà presque<br />

arrivé à la limite), aboutir qu’à une véritable dissolution.<br />

Cela peut déjà servir à montrer que, comme nous le disions plus haut, la sécurité de<br />

la «vie ordinaire» est <strong>en</strong> réalité quelque chose de bi<strong>en</strong> précaire, et nous verrons aussi<br />

par la suite qu’elle l’est <strong>en</strong>core à beaucoup d’autres égards; mais la conclusion qui<br />

s’<strong>en</strong> dégagera sera toujours la même <strong>en</strong> définitive: le terme réel de la t<strong>en</strong>dance qui<br />

<strong>en</strong>traîne les hommes et les choses vers la quantité pure ne peut être que la dissolution<br />

finale du monde actuel.<br />

source : R<strong>en</strong>é Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, 1945<br />

73


Charles-Louis-Eugène Assezat de Bouleyre, La Famille remeant à l’Epargne le fruit de son travail, 1920, Le<br />

Puy-<strong>en</strong>-Velay, peinture du hall de l’hôtel de la Caisse d’épargne.<br />

ARGENT ET VIE PRIVÉE<br />

Emmanuel Mounier<br />

[…]<br />

C'est ici qu'intervi<strong>en</strong>t l'arg<strong>en</strong>t. Il expulse l'homme de lui-même et y installe<br />

l’egoïsme. Il expulse la Communauté des rapports humains et y campe sa machine impersonnelle<br />

qui happe les gouvernem<strong>en</strong>ts, les patries, les familles, les A mours, étouffe les<br />

voix et les révoltes. Entre les deux mâchoires de cet étau, que la vie privée trouve sa<br />

place ! Mais le mal va plus profond ; <strong>en</strong> même temps qu'il lui dérobe ses conditions<br />

d'exist<strong>en</strong>ce, l'arg<strong>en</strong>t pénètre au coeur même de la vie privée et y installe, fabriqués<br />

de sa propre matière, de nouveaux types humains.<br />

Ils sont nombreux. L'arg<strong>en</strong>t les informe tous, mais certains de biais, et nous-mêmes<br />

qui nous réunissons aujourd'hui pour lui cracher notre haine, ici et là il nous a pris<br />

à rebours. Cep<strong>en</strong>dant il a ses masques <strong>en</strong> serie. Trois sont son oeuvre propre : le riche,<br />

le petit bourgeois, le miséreux.<br />

Les riches, selon les valeurs privées, ne sont pas ce petit nombre d'hommes à qui<br />

l'ont sait beaucoup d'arg<strong>en</strong>t. La limite psychologique <strong>en</strong>tre la richesse et la pauvreté<br />

comm<strong>en</strong>ce avec ce qu'on appelle si bi<strong>en</strong> l'aisance, c'est-à-dire au mom<strong>en</strong>t où la facilité<br />

est la règle habituelle dans l'usage de l'arg<strong>en</strong>t. Où il n'y a plus à regarder, à s'interroger,<br />

à compter, avant chaque geste de dép<strong>en</strong>se. Où l'on sait que les désirs peuv<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>fler, les fantaisies jouer, qu'il n'y a pas, <strong>en</strong> l’état des choses, à faire des rapports,<br />

à s'inquiéter de la marge. On voit où comm<strong>en</strong>ce l’inhumanité. Un homme est fait<br />

pour <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> confrontation directe avec des forces ou des personnes. Exist<strong>en</strong>ce, résistance<br />

; effort, conquête ; et pour finir un agrandissem<strong>en</strong>t né de l'expéri<strong>en</strong>ce, succès<br />

ou échec, peu importe. Les facilités de l'arg<strong>en</strong>t s'introduis<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre l'homme et l'expéri<strong>en</strong>ce<br />

: cet ouvrier, cette femme, ce diplomate, ce deputé, tous ces génies<br />

d'intellig<strong>en</strong>ce et de ruse, tous ces complexes de forces inconnues, étrangères et<br />

rebelles, à quoi bon les aborder de front ? Un chèque et tu les as, et tout le problème<br />

de la vie est tranché. — Les âmes résist<strong>en</strong>t et veul<strong>en</strong>t leur part ? Grossis le chèque :<br />

la moitié se résigne et te bénit. — Il reste que tu butes, si tu t'<strong>en</strong> soucies, aux<br />

valeurs de l'esprit ? — Des chèques, et tu imposeras tes modes aux artistes, tu te feras<br />

une cour de littérateurs à ta taille, de dramaturges à l'unisson ; quant aux sci<strong>en</strong>ces,<br />

tu t'<strong>en</strong> sortiras <strong>en</strong> <strong>en</strong> tirant profit.<br />

Le riche, ou l'homme à qui ri<strong>en</strong> ne résiste. Il a un moy<strong>en</strong> pour supprimer le monde.<br />

Il ne voit pas l’appauvrissem<strong>en</strong>t qui le gagne, que le moindre d'<strong>en</strong>tre nous expérim<strong>en</strong>te<br />

à son insu, le jour où il est « à l'aise ». Plus de contact avec la difficulté (dans sa<br />

vie privée, j'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds, dans son <strong>en</strong>treprise c'est autre chose, et beaucoup ont une m<strong>en</strong>talité<br />

de riches dans leur vie privée qui ne l'ont plus dans leur usine). Plus de contact<br />

avec les hommes. Toujours <strong>en</strong>tre lui et les êtres l'arg<strong>en</strong>t qui nivelle les résistances,<br />

fausse les paroles et les conduites. Un événem<strong>en</strong>t de temps <strong>en</strong> temps, mais l'événem<strong>en</strong>t<br />

s'achète aussi : on achète la santé, c'est-à -dire la maladie et la mort, on achète les<br />

appar<strong>en</strong>ces de l'amitié et de l'amour, et avec cela, toute rumination intérieure étouffée,<br />

on se fait dans le g<strong>en</strong>re douceâtre ou voluptueux ou artiste une vie pas trop catastrophique,<br />

sauf inconv<strong>en</strong>ances du sort.<br />

A ussi le riche désappr<strong>en</strong>d progressivem<strong>en</strong>t l'A utre. Le pis est qu'il croit posséder<br />

be monde parce qu'il le supprime. Cette puissance médiocre, par matière interposée, à<br />

la place de la vraie possession qui est celle du don, on sait de quelle fatuité avantageuse,<br />

de quel sourire fleuri, de quelle assurance mécanique elle va composer sa<br />

silhouette et le style même de sa vie. Richesse : nom usurpé. « Richesse » qui masque<br />

non seulem<strong>en</strong>t les riches mais le monde devant eux. Richesse qui nivelle, richesse opaque,<br />

75


psychologies simplifiées, pauvres psychologies lâches, lâches dans le dessein et lâches<br />

devant la vie. La pauvreté seule, <strong>en</strong> verité, parce qu'elle dénude les âmes devant l'expéri<strong>en</strong>ce<br />

et les affronte dans leur vérite, connaît les somptuosités du monde.<br />

L'esprit de classe s'introduit par cette porte. On se trouve bi<strong>en</strong> où on est. Qu'on<br />

reste donc <strong>en</strong>tre g<strong>en</strong>s qui se trouv<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>, qui peuv<strong>en</strong>t échanger sans disgrâce le sourire<br />

de leur bonheur. La misère, ri<strong>en</strong> de commun, on l'ignore. C'est des quartiers où ne<br />

vont pas les principaux tramways, et tristes à traverser quand on part à la campagne.<br />

C'est distrayant dans de curieux romans qu'on appelle populistes. C'est utile aussi pour<br />

avoir des filles sans créer de scandale dans le monde des futures fiancées. Enfin pour<br />

compléter un peu les machines, faute de mieux. Le petit bourgeois, on le méprise, mais<br />

il vit plus proche des tramways principaux. Obligé d'avoir contact : c'est le Fournisseur.<br />

Mais cette cravate toute faite, ce mobilier ! Décidem<strong>en</strong>t on n'est bi<strong>en</strong> qu'<strong>en</strong>tre<br />

soi. Fermons vite les barrières du bonheur, de ce jardin à nous, riches, qui est dans<br />

toutes les rues et que nous seuls voyons, et qui transforme les campagnes <strong>en</strong> affiches<br />

de chemins de fer faits pour la joie. Séparons-nous. Glorifions le travail qui fait la<br />

richesse, et l'intellig<strong>en</strong>ce qui fait les technici<strong>en</strong>s : mais à nous les postes de commande,<br />

les postes aux mains blanches. Pour ne jamais r<strong>en</strong>contrer, — tout le problème, ne<br />

ri<strong>en</strong> r<strong>en</strong>contrer — cette misère sale, grossière, immorale, insol<strong>en</strong>te et médiocre, ayons<br />

nos quartiers, nos hôtels, nos wagons, nos places réservées, nos écoles, nos cultures,<br />

nos dancings, nos paroisses, nos messes. Entortillons cela d'usages <strong>en</strong> labyrinthes pour<br />

que les plus malins rest<strong>en</strong>t a l'écart (ayons pour eux notre sourire). Il y a les situations<br />

et les métiers, les honoraires et les salaires ; il ne faut pas confondre ou que<br />

devi<strong>en</strong>dront l'ordre et l'autorité ?<br />

Les autorités, Dollar merci (comme dis<strong>en</strong>t les Robots de Huxley), veill<strong>en</strong>t sur l'autorité.<br />

Ecoutez. Ce sont des riches qui dans<strong>en</strong>t pour l'oeuvre de la Maison des Gardi<strong>en</strong>s<br />

de la Paix. « Leur prés<strong>en</strong>ce, lisons-nous dans le Journal (21 juin 1933) avait un s<strong>en</strong>s<br />

plus profond que celui toujours frivole, qui s'attache à un plaisir, si délicat soitil<br />

: un s<strong>en</strong>s émouvant, g<strong>en</strong>éreux. C'était un acte de solidarité sociale : l'hommage<br />

positif, tangible, productif, de ceux qui possèd<strong>en</strong>t à ceux qui veill<strong>en</strong>t sur eux.<br />

« Le substantiel et magnifique résultat de cette fête ferait douter de la crise. »<br />

Voilà ce que l'on peut voir <strong>en</strong> cette saison de 1933 où, si l'on <strong>en</strong> croit les esprits<br />

chagrins, les choses vont si mal ! C'est <strong>en</strong>voyé. Cela s'appelle : « Le coeur bi<strong>en</strong>faisant<br />

de Paris. » Il y a tr<strong>en</strong>te millions d'esprits chagrins à travers le monde, qui,<br />

p<strong>en</strong>dant que l’on danse pour eux, font la queue pour la soupe ; mais il n'y a qu'une plume<br />

assez délicate pour signer cette méditation. On a bi<strong>en</strong> lu : Madame Marcelle Jean-Chiappe.<br />

Derrière cette barrière de police et de politesse qui le sépare du monde vivant, le<br />

riche ne connaît plus qu'un seul type de rapports humains : la considération. Peu lui<br />

import<strong>en</strong>t les âmes, pourvu que les vêtem<strong>en</strong>ts et les bouches satisfass<strong>en</strong>t au code de la<br />

considération. Tous les s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts déchus sont attachés à ce char. — Pour l'amour, deux<br />

parts : celui que l'on achète, et celui que l'on achète <strong>en</strong>core ; celui que l'on achète<br />

pour le plaisir ou l'oubli ; celui que l'on achète pour la considération, pour la raison<br />

sociale : mariage, virem<strong>en</strong>t de compte. Honneur conjugal. — Pour l'amitié : conseils d'administration,<br />

trusts, cartels, et pour l'intimité les compagnons des débauches occultes.<br />

— Pour la famille : le mari, la femme et l'amant, mettre au pluriel, agiter, et au besoin<br />

inverser. Honneur familial. — Pour la patrie : Schneider au Temps, Louis-Louis Dreyfus<br />

a l'Intran ; pas de s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>talisme inutile, les intérêts sacrés sont gardés. Honneur<br />

national.<br />

Voila pour le type bluffeur, pour le type cynique, et pour le type gigolo.<br />

Il y a <strong>en</strong>core le Brave homme. La facilité le ronge, lui, tout doucem<strong>en</strong>t par dedans.<br />

Il ne s'embarrasse même pas des troubles de la lutte ou de la noce ; il s'épanouit dans<br />

un bi<strong>en</strong>heureux confort. II est la Morale du Bonheur : voyez cette argum<strong>en</strong>tation dans la<br />

souplesse de sa marche, dans l'assurance calme de son geste. II est la Santé, le Bon<br />

s<strong>en</strong>s, la Securité, l'Equilibre, un peu l'Honneur — un ri<strong>en</strong>, pour faire briller, mais ah<br />

non ! pas de drames ! — Il est la Douceur de vivre. Il est la Rondeur même.<br />

76<br />

Il est sans larmes, sans pitié, sans p<strong>en</strong>sées, sans amour. II est le Pauvre Type sympathique.<br />

Le professeur de Morale de tous nos <strong>en</strong>fants.<br />

Il y a aussi le riche janséniste, dans les provinces. Une vertu inébranlable, au moins<br />

jusqu'à l’office ou à la ville voisine. Un orgueil d'une pierre non moins dure. Rideaux<br />

tirés sur les familles, rideaux tirés sur les coeurs. A u c<strong>en</strong>tre, le notaire et ses<br />

quatre opérations, qui marqu<strong>en</strong>t les quatre événem<strong>en</strong>ts de la vie : dot, vers les vingt<br />

ans, héritage vingt ans plus tard, testam<strong>en</strong>t au dernier bout et v<strong>en</strong>tes dans l'<strong>en</strong>tredeux.<br />

Mais cette revue est trop rapide pour que nous nous attardions sur les espèces <strong>en</strong><br />

régression.<br />

[…]<br />

Maint<strong>en</strong>ant, il y a le bon riche, il y a la bourgeoisie foyer de dévouem<strong>en</strong>t, il y a<br />

le pauvre. Je ne les ai pas oubliés. Le bon riche, il lit ces lignes, et répudie sa<br />

classe : qu’il ait le courage d'aller jusqu'au bout. L'humble bourgeoisie où se conserve<br />

une vieille flamme de dévouem<strong>en</strong>t et d'héroïsme, oui : elle n'<strong>en</strong>tre pas, ou si peu, dans<br />

le règne de l'A rg<strong>en</strong>t : mais att<strong>en</strong>tion à la douceur de vivre, à cet ins<strong>en</strong>sible évanouissem<strong>en</strong>t<br />

de la sainteté, de la vigueur, de l'av<strong>en</strong>ture, dans la tiédeur des foyers.<br />

Qui dira le charme irritant, la t<strong>en</strong>dresse et l’inhumanité criante du home victori<strong>en</strong> ?<br />

Le pauvre : il faudrait faire, si nous <strong>en</strong> étions digne, un éloge de la Pauvreté. Du<br />

pauvre qui n'a ri<strong>en</strong>, quoiqu'il possède et ne désire que les spl<strong>en</strong>deurs non comptables<br />

de la vie.<br />

Mais tous ceux-là, qui sembl<strong>en</strong>t y échapper, ne sont pas totalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors du Règne<br />

de l'A rg<strong>en</strong>t. II y a un moy<strong>en</strong> de les repr<strong>en</strong>dre. En le déshabillant, comme nous essayons<br />

de le faire dans ce numéro, peut-être allons-nous bouleverser quelques-uns de ces hommes<br />

honnêtes. Pourquoi ne l’étai<strong>en</strong>t-ils pas plus tôt ? Ils ne pourront plus demain, p<strong>en</strong>ser,<br />

agir, voir le monde et leur propre vie dans la calme consci<strong>en</strong>ce où ils vivai<strong>en</strong>t<br />

jusqu'ici. C'est donc que sur les amours, les amitiés, les familles, les matins et les<br />

soirs, quelque chose était accroupi, qui <strong>en</strong>gourdissait, aveuglait toute leur vie privée,<br />

quelque chose dont ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de se s<strong>en</strong>tir tout-à-coup libérés, et leur amour <strong>en</strong> est<br />

tout rajeuni : le M<strong>en</strong>songe.<br />

Ent<strong>en</strong>dons-nous bi<strong>en</strong>. Tout le monde est sincère. Vêtu de sa tranquillité, le riche<br />

croit déf<strong>en</strong>dre l'ordre et la civilisation. S'il est « charitable » et « vertueux »,<br />

comme toute notre bonne vieille bourgeoisie, il ne compr<strong>en</strong>d plus nos anathèmes. L'homme<br />

de la rue croit à l’économie et à la vertu des avancem<strong>en</strong>ts difficiles. Il croit que l'arg<strong>en</strong>t<br />

est bon, puisqu'il récomp<strong>en</strong>se les travailleurs et se refuse aux paresseux. Il<br />

n'aime pas qu'on le dérange. Qui peut, sinon des turbul<strong>en</strong>ts ou des intéressés, d<strong>en</strong>oncer<br />

tant de mal dans un monde respectable où il y a les pouvoirs qui sont faits pour gouverner,<br />

la justice pour juger, la presse pour r<strong>en</strong>seigner, la police pour protéger et<br />

les nations pour rayonner ? L'axe invisible de son pays peut être la politique des charbons<br />

cokables, et par la cascade d'influ<strong>en</strong>ces qu'on verra plus loin, toutes ses actions<br />

être prises a son insu dans des comportem<strong>en</strong>ts à double s<strong>en</strong>s qui font de lui, comme de<br />

tout Francais, un actionnaire inconsci<strong>en</strong>t de M. Schneider ; demain peut-être sa vie lui<br />

sera demandée pour le Temple par les marchands du Temple : il continue de marcher <strong>en</strong><br />

aveugle, le M<strong>en</strong>songe est sur lui, et toutes les forces de la parole publique veill<strong>en</strong>t<br />

à la perpétuation du M<strong>en</strong>songe. Il y a c<strong>en</strong>t hommes qui m<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t sciemm<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tête, et<br />

pay<strong>en</strong>t les fabricants de M<strong>en</strong>songe, faux docteurs et chi<strong>en</strong>s de garde, qui bi<strong>en</strong>tôt sont<br />

pris au jeu et aboi<strong>en</strong>t par habitude, comme de vieux chi<strong>en</strong>s las. C<strong>en</strong>t hommes consci<strong>en</strong>ts<br />

: les pécheurs contre le Saint-Esprit. Et partout ailleurs l'eau tiède, <strong>en</strong>dormeuse du<br />

M<strong>en</strong>songe parmi les hommes sincères. Que l'on compr<strong>en</strong>ne. Ils ne m<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t pas, ils sont<br />

m<strong>en</strong>tis. L'eau les traverse et sort par leur bouche. Ils sont m<strong>en</strong>songe. Et ils serai<strong>en</strong>t<br />

scandalisés de l'être. Et ils se scandalis<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t de nos paroles. Mais ils n'y<br />

peuv<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>. Ils sont <strong>en</strong>tourés, baignés ; la vérité sociale, l’agrém<strong>en</strong>t des relations<br />

sont faits de ce m<strong>en</strong>songe. Vous longez la rue, innocemm<strong>en</strong>t : il est sur chacune de ces<br />

77


obes, sur chacun de ces masques, dans la forme de cette maison ; il se monnaye à chaque<br />

comptoir de chacune de ces boutiques. II faudrait briser toutes vos chaînes, tous vos<br />

sourires, l'allure même de votre pas. Vous avez une image parmi ces hommes. Vous êtes<br />

honnête, soit, vertueux, soit, charitable, soit : mais ils att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t de vous, avant ces<br />

accid<strong>en</strong>ts, de bonnes manières, une indulg<strong>en</strong>ce souriante, le respect des rangs établis,<br />

un certain bon goût dans vos jugem<strong>en</strong>ts sur l’époque, bref, toutes les qualités d'un honnête<br />

homme. II faut vous exiler de votre image, il faut vous exiler de vos intérêts, de<br />

vos relations, de vos tranquilités, de vos amis, de vous-même, si vous ne voulez plus<br />

servir le M<strong>en</strong>songe. Il faut refuser le quitus à un monde si bi<strong>en</strong> établi qu'il paraît un<br />

monde normal. Et cela veut dire qu'il faut vous refuser à chacun des hommes normaux que<br />

vous r<strong>en</strong>contrerez ce matin, à chacune des propositions normales qu'ils vous feront, à<br />

chacun des sourires normaux dont ils recevront vos premières protestations. A vez-vous<br />

mesuré toute l'ampleur de votre nouveau service ? Osez-vous comm<strong>en</strong>cer demain, honnêtes<br />

g<strong>en</strong>s ? Et vous, revolutionnaires, oserez-vous la revolte contre les mythes ?<br />

[...]<br />

78<br />

Septembre 1933.<br />

A fin que l'on ait quelque idée de la complexité et de la richesse des <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts où<br />

nous pouvons être conduits par ces exig<strong>en</strong>ces nouvelles, examinons à titre d'exemple privilégié<br />

quelques comportem<strong>en</strong>ts qui peuv<strong>en</strong>t découler de notre opposition aux principes<br />

et aux mécanismes du monde de l'arg<strong>en</strong>t :<br />

Il stabilise d'abord un certain nombre de modes de vie fondam<strong>en</strong>taux.<br />

Il met une mesure mathématique sur toute vie, une avarice sur toute générosité, il<br />

t<strong>en</strong>d a transformer tous les échanges humains <strong>en</strong> un parfait système d’équival<strong>en</strong>ces. Invitation<br />

pour invitation, cadeau pour cadeau, etc. Première règle : innover dans mes<br />

relations non pas la fantaisie distraite et egoïste du caprice, mais la fantaisie surabondante,<br />

un peu folle et irrégulière de la générosité. Déshabituer autrui, avec tact,<br />

du donnant-donnant.<br />

Il s’impose comme l'étalon de la considération sociale et le souti<strong>en</strong> de l’esprit de<br />

classe. Deuxième règle : déserter chaque fois que j'<strong>en</strong> aurai l’occasion et qu'ils ne<br />

coïncideront pas avec des comportem<strong>en</strong>ts largem<strong>en</strong>t humains malheureusem<strong>en</strong>t réservés à une<br />

caste (le juste langage, une certaine politesse fondam<strong>en</strong>tale), tous les comportem<strong>en</strong>ts<br />

de ma classe, qui marqu<strong>en</strong>t de sa part une volonté de se séparer comme telle ; par<br />

exemple, je pourrai fort bi<strong>en</strong>, si je voyage habituellem<strong>en</strong>t dans une classe supérieure,<br />

décider de voyager <strong>en</strong> 3e chaque fois que des raisons impérieuses de vitesse ou de santé<br />

ne vi<strong>en</strong>dront pas à l'<strong>en</strong>contre. Et ainsi des places au theâtre, à l’hôtel, etc.<br />

Le monde de l'arg<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>d <strong>en</strong>fin à niveler les énergies dans un idéal de richesse tape<br />

à l'oeil, de médiocrité confortable, de sécurité tranquille, d'assurance généralisée.<br />

Troisième règle : restituer dans ma vie spirituelle et matérielle d'abord le s<strong>en</strong>s de la<br />

pauvreté et de la simplicité, puis, corrélativem<strong>en</strong>t, la vertu d'insécurite et d'imprévoyance,<br />

ou si l’on veut les valeurs d'av<strong>en</strong>ture, étant <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du que la vraie av<strong>en</strong>ture<br />

spirituelle est toujours dirigée vers le haut et ne s'egaille pas dans la facilité.<br />

Passons aux mécanismes. Ils se résum<strong>en</strong>t tous dans un mécanisme c<strong>en</strong>tral : la fecondité<br />

que porte l'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors d'un travail fourni ou d'un service organique r<strong>en</strong>du.<br />

Citons au hasard quelques abst<strong>en</strong>tions qui s'impos<strong>en</strong>t :<br />

abst<strong>en</strong>tion du prêt a intérêt fixe et perpétuel (sous réserve, sauf heroïsmes volontaires,<br />

de situations acquises qui ne saurai<strong>en</strong>t se retourner sans catastrophe);<br />

abst<strong>en</strong>tion de toute forme de spéculation, si bénigne soit-elle, sur marchandises ou<br />

sur capitaux (achat et rev<strong>en</strong>te sans autres motifs que le profit de la différ<strong>en</strong>ce, de<br />

stocks, actions, etc.);<br />

abst<strong>en</strong>tion, plus généralem<strong>en</strong>t, de tout gain obt<strong>en</strong>u sans travail fourni ou service<br />

organique r<strong>en</strong>du (loteries d'arg<strong>en</strong>t, surtout quand ces loteries sont érigées <strong>en</strong> mécanisme<br />

normal de rev<strong>en</strong>us publics ou privés ; postes vivant uniquem<strong>en</strong>t de spéculation ou fondés<br />

pour les seuls besoins de la spéculation : tous les postes d'initiative dans les organismes<br />

de courses, paris mutuels ; postes d'intermédiaires manifestem<strong>en</strong>t artificiels et<br />

parasitaires, avec commission à l'appui ; postes d'administrateurs sans acivité réelle<br />

ni responsabilité;<br />

au cas ou une raison ou une autre (<strong>en</strong> y compr<strong>en</strong>ant nos faiblesses) nous aurai<strong>en</strong>t mis<br />

<strong>en</strong> mains de tels rev<strong>en</strong>us, obligation morale de les retourner intégralem<strong>en</strong>t à la communauté<br />

sous la forme la plus désintéressée qui sera possible.<br />

Enfin la possession des bi<strong>en</strong>s même légitimes nous conduit à un certain nombre de<br />

devoirs qui serai<strong>en</strong>t a eux seuls révolutionnaires si chacun les appliquait. Nous avons<br />

vu que, par delà le nécessaire personnel (qui comporte l'accomplissem<strong>en</strong>t de la vocation<br />

personnelle), tout le surplus des bi<strong>en</strong>s acquis par chacun, que l'on dérive<br />

habituellem<strong>en</strong>t vers la thésaurisation, le confort et les sécurités, apparti<strong>en</strong>t de droit<br />

et intégralem<strong>en</strong>t à la communauté, le « propriétaire » n'<strong>en</strong> étant que disp<strong>en</strong>sateur et<br />

dérogeant de son rôle s'il ne les lui retourne pas. En att<strong>en</strong>dant qu'un régime plus<br />

juste, parce qu'un peu plus pessimiste que le régime liberal, canalise les bonnes<br />

volontés défaillantes, dès que j'ai pris consci<strong>en</strong>ce de cette obligation, j'ai le devoir<br />

de devancer la législation : non pas <strong>en</strong> offrant à la colère des dieux les prémices de<br />

mes charités-fétiches, mais <strong>en</strong> retournant a la collectivité, soit par donations, soit<br />

au moins par remise <strong>en</strong> circulation, la totalité de mon superflu. Ce devoir atteint a<br />

fortiori tous les bi<strong>en</strong>s morts, sur lesquels je n'exerce pas une autorité vivante :<br />

larges domaines incultes et de simple loisir, actions dont je reçois les divid<strong>en</strong>des sans<br />

même cet acte minimum de prés<strong>en</strong>ce me confère théoriquem<strong>en</strong>t le régime : étudier l'affaire<br />

dont je déti<strong>en</strong>s une part, assister et interv<strong>en</strong>ir aux A ssemblées g<strong>en</strong>erales.<br />

Nous parlions naguère des résistants à la revolution spirituelle. Quand on leur parle<br />

de complicité et d'intellig<strong>en</strong>ces inavouées avec le monde de l'arg<strong>en</strong>t, il arrive a leur<br />

bonne consci<strong>en</strong>ce (sincère) de s'indigner sous l'accusation. Verront-ils, à travers ce<br />

rapide exam<strong>en</strong>, les li<strong>en</strong>s que nous nouons tous plus ou moins, révolutionnaires ou non,<br />

avec le régime indésirable ? Et qui comm<strong>en</strong>cera la rupture si nous ne le faisons ?<br />

Source : Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, 1935<br />

Chapelle Scrovegni<br />

Gioo di Bondone, La trahison de Judas (à g.) ; Le jugem<strong>en</strong>t<br />

dernier des usuriers (à dr.)<br />

79<br />

Novembre 1933<br />

Octobre-décembre 1934


Antonio Roybal, Judas<br />

L’EXCRÉMENT DU DÉMON<br />

Giovani Papini<br />

L'EXCRÉMENT DU DÉMON<br />

Qu'ils pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> garde, les hommes <strong>en</strong>core à naître : Jésus n'a jamais voulu<br />

toucher de ses mains une pièce de monnaie. Ces mains qui pétrir<strong>en</strong>t la boue pour r<strong>en</strong>dre<br />

la vue à l'aveugle ; ces mains qui touchèr<strong>en</strong>t les chairs infectes des lépreux et des<br />

morts ; ces mains qui étreignir<strong>en</strong>t le corps de Judas — tellem<strong>en</strong>t plus infect que la boue,<br />

la lèpre et la putréfaction —, ces mains blanches, pures, qui donnai<strong>en</strong>t salut et guérison<br />

et que ri<strong>en</strong> ne pouvait contaminer, n'ont jamais supporté un de ces disques de métal<br />

qui port<strong>en</strong>t <strong>en</strong> relief le profil des propriétaires du monde. Jésus pouvait nommer, dans<br />

ses fables plus vraies que la vérité, les monnaies ; il pouvait même les regarder dans<br />

les mains d'autrui : mais les toucher, non. Lui que ri<strong>en</strong> ne rebutait, la monnaie le<br />

dégoûtait. Elle lui répugnait d'une répugnance voisine de l'horreur. Toute sa nature se<br />

révoltait à la p<strong>en</strong>sée d'un contact avec ces immondes symboles de la richesse.<br />

Quand on lui demande le tribut pour le Temple, il ne veut pas même recourir à la bourse<br />

de ses amis et ordonne à Pierre de jeter ses filets : dans la bouche du premier poisson<br />

pêché on trouvera le double de l'arg<strong>en</strong>t demandé. Il y a dans ce miracle une sublime<br />

ironie que nul n'a su voir. Je ne possède pas de monnaies, mais les monnaies sont tellem<strong>en</strong>t<br />

négligeables et méprisables que l'eau et la terre, sur un mot de moi, les<br />

vomirai<strong>en</strong>t. Le lac <strong>en</strong> est plein. Je sais où elles sont, assez nombreuses pour acheter<br />

avec du simple billon tous les prêtres du temple et tous les rois des nations, mais je<br />

ne remue pas un doigt pour les ramasser. Un de mes subalternes les tirera de la gueule<br />

d'un poisson et les donnera à l'exacteur puisque les prêtres, à ce qu'il paraît, <strong>en</strong> ont<br />

besoin pour vivre. Les animaux muets peuv<strong>en</strong>t porter les monnaies dans leur bouche ; moi,<br />

je suis tellem<strong>en</strong>t riche que je ne veux même pas les voir. Je ne suis pas un animal muet<br />

mais un animal parlant et les âmes n'ont ni arg<strong>en</strong>t ni besace. Ce n'est pas moi, par<br />

conséqu<strong>en</strong>t, qui te donne ces drachmes, mais le lac. Je n'ai jamais ri<strong>en</strong> à acheter et je<br />

fais don de tout ce que je possède. Mon patrimoine, inépuisable, est la Parole.<br />

Mais un jour, même le Christ fut obligé de regarder une monnaie. On lui demanda s'il<br />

était permis à un vrai Israélite de payer le tribut. Et il répondit aussitôt : Montrezmoi<br />

la monnaie avec laquelle on paie le tribut. Ils la lui montrèr<strong>en</strong>t, mais il ne voulut<br />

pas la pr<strong>en</strong>dre. C'était une monnaie impériale, une monnaie romaine, qui portait la face<br />

hypocrite d'A uguste. Mais il voulait ignorer qui était ce visage. Il demanda : De qui<br />

sont cette effigie et cette inscription ? Ils répondir<strong>en</strong>t : De César. A lors il jeta à<br />

la face des sournois questionneurs la parole qui les remplit de stupeur : « R<strong>en</strong>dez donc<br />

à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »<br />

Les s<strong>en</strong>s de ces quelques paroles sont nombreux ; il nous suffit, pour l'instant, de<br />

nous arrêter sur la première : r<strong>en</strong>dre. R<strong>en</strong>dre ce qui n'est pas à vous. L'arg<strong>en</strong>t ne nous<br />

apparti<strong>en</strong>t pas. Il est fait par les puissants pour les besoins de la puissance. Il est<br />

propriété des rois et du royaume — de l'autre royaume, celui qui n'est pas nôtre. Le<br />

roi représ<strong>en</strong>te la force et il est le protecteur de la richesse ; mais nous n'avons ri<strong>en</strong><br />

à voir avec la viol<strong>en</strong>ce et nous récusons la richesse. Notre Royaume n'a pas de puissants,<br />

n'a pas de riches ; le Roi qui est aux cieux ne frappe pas monnaie. La monnaie<br />

est un moy<strong>en</strong> pour échanger les bi<strong>en</strong>s terrestres mais nous ne recherchons pas les bi<strong>en</strong>s<br />

terrestres. Le peu qui nous est nécessaire — un peu de soleil, un peu d'air, un peu<br />

d'eau, un morceau de pain, un manteau — nous est donné gratuitem<strong>en</strong>t par Dieu et les amis<br />

de Dieu. Vous vous fatiguez, vous autres, toute votre vie, pour amasser un grand tas de<br />

81


ces rondelles imagées. Nous, nous n'<strong>en</strong> avons que faire. Elles nous sont définitivem<strong>en</strong>t<br />

superflues. C'est pourquoi nous les restituons : nous les restituons à celui qui les a<br />

fait frapper, à celui qui a mis dessus son portrait, pour que tous sach<strong>en</strong>t qu'elles sont<br />

à lui.<br />

Jésus n'a jamais eu à restituer puisqu'il n'a jamais pris une monnaie. À ses disciples<br />

il ordonna de ne pas porter de besaces pour les offrandes dans leurs voyages. Il<br />

ne fit qu'une exception — et telle qu'elle fait trembler. Par une incise d'un Évangile,<br />

nous appr<strong>en</strong>ons qu'un apôtre avait la garde de la bourse commune. Ce disciple était<br />

Judas. Et <strong>en</strong>core, lui aussi se s<strong>en</strong>tira forcé de r<strong>en</strong>dre l'arg<strong>en</strong>t de la trahison avant de<br />

disparaître dans la mort. Judas est la mystérieuse victime immolée à la malédiction de<br />

l'arg<strong>en</strong>t.<br />

La monnaie porte <strong>en</strong> soi, <strong>en</strong> même temps que la sueur grasse des mains qui l'ont palpée<br />

et saisie, l'inexorable contagion du crime. De toutes les choses immondes que l'homme<br />

a manufacturées pour salir la terre et se salir, la monnaie est peut-être la plus<br />

immonde.<br />

Ces jetons de métal frappé, qui pass<strong>en</strong>t et repass<strong>en</strong>t jour après jour <strong>en</strong>tre les mains<br />

<strong>en</strong>core sales de sueur et de sang ; usés sous les doigts rapaces des voleurs, des marchands,<br />

des banquiers, des <strong>en</strong>tremetteurs et des avares ; ces ronds visqueux crachés par<br />

les Hôtels des Monnaies, désirés de tous, recherchés, volés, <strong>en</strong>viés, aimés plus que<br />

l'amour et souv<strong>en</strong>t plus que la vie ; ces malpropres petits morceaux de matière historiée<br />

que l'assassin donne au sicaire, l'usurier à l'affamé, l'<strong>en</strong>nemi au traître, le<br />

prévaricateur au concussionnaire, l'hérétique au simoniaque, le luxurieux à la femme<br />

v<strong>en</strong>due et achetée ; ces poisseux et puants véhicules du mal, qui persuad<strong>en</strong>t le fils de<br />

tuer le père, l'épouse de trahir l'époux, le frère de frauder le frère, le mauvais<br />

pauvre d'égorger le mauvais riche, le serviteur de tromper le maître, le malandrin de<br />

dépouiller le voyageur, le peuple d'assaillir l'autre peuple ; ces pièces de monnaie,<br />

ces emblèmes matériels de la matière, sont les plus épouvantables des objets fabriqués<br />

par l'homme. La monnaie, qui a fait mourir tant de corps, fait mourir chaque jour des<br />

milliers d'âmes. Plus contagieuse que les gu<strong>en</strong>illes d'un pestiféré, que la suppuration<br />

d'une pustule, que les grumeaux d'un égout, elle <strong>en</strong>tre dans toutes les maisons, brille<br />

sur le banc des changeurs, se tapit dans les tiroirs, profane l'oreiller du sommeil, se<br />

cache dans les ténèbres fétides des débarras, salit les mains innoc<strong>en</strong>tes des <strong>en</strong>fants,<br />

t<strong>en</strong>te les vierges, paie le travail du bourreau, circule sur la face du monde pour raviver<br />

la haine, attiser la cupidité, hâter la corruption et la mort.<br />

Le pain, déjà sacré sur la table familiale, devi<strong>en</strong>t, sur la table de l'église, le<br />

corps immortel du Christ. La monnaie aussi est le signe visible d'une transsubstantiation.<br />

Elle est l'hostie infâme du Démon. L'arg<strong>en</strong>t, ce sont les excrém<strong>en</strong>ts corruptibles<br />

du Démon. Qui aime l'arg<strong>en</strong>t et le reçoit avec joie communie visiblem<strong>en</strong>t avec le Démon.<br />

Qui touche l'arg<strong>en</strong>t avec volupté touche sans le savoir les fèces du Démon.<br />

Le pur ne peut le toucher, le saint ne peut le souffrir. Ils sav<strong>en</strong>t avec une certitude<br />

indéniable ce qu'est la laideur de son ess<strong>en</strong>ce. Et ils ont pour la monnaie la même<br />

horreur que le riche pour la misère.<br />

LE DIEU NÉGOCE<br />

L'acte de Jésus n'était pas seulem<strong>en</strong>t la juste purification du sanctuaire, mais aussi<br />

la manifestation publique de sa répugnance pour Mammon et les serviteurs de Mammon. L'affaire<br />

— ce Dieu moderne — est pour lui une forme de larcin. Un marché, donc, est une<br />

caverne de brigands obséquieux, de pillards tolérés. Mais ce que l'usage glorifie et la<br />

loi permet, celui-là ne peut le supporter, qui ne s'abaisse aux transactions du monde<br />

et ne cherche de gain qui ne soit spirituel. Entre tous les modes de ce larcin légal<br />

que l'on appelle commerce, aucun n'est plus détestable et ignominieux que celui de la<br />

monnaie. Si quelqu'un donne une brebis <strong>en</strong> échange de d<strong>en</strong>iers, nous sommes certains qu'il<br />

82<br />

se fait donner bi<strong>en</strong> plus de d<strong>en</strong>iers que n'<strong>en</strong> coûte effectivem<strong>en</strong>t la brebis. Mais du moins<br />

il vous donne quelque chose qui n'est pas l'odieux symbole minéral de la richesse, il<br />

vous donne un être vivant qui vous donne au printemps de la laine, qui mettra bas pour<br />

vous un agneau et que, si vous voulez, vous pourrez manger. Mais l'échange de l'arg<strong>en</strong>t<br />

contre l'arg<strong>en</strong>t, du métal frappé contre le métal frappé, est quelque chose d'innaturel,<br />

d'absurde et de démoniaque. Tout ce qui s<strong>en</strong>t la banque, le change, l'escompte, l'usure<br />

est une honte mystérieuse et repoussante qui a toujours inspiré de la terreur aux âmes<br />

simples, c'est-à-dire propres et profondes. Le paysan qui sème le grain, le tailleur<br />

qui coud le vêtem<strong>en</strong>t, le tisserand qui tisse la laine ou le lin ont, jusqu'à une certaine<br />

limite, pleinem<strong>en</strong>t le droit que leur gain s'accroisse parce qu'ils ajout<strong>en</strong>t quelque<br />

chose qui n'était pas dans la terre, l'étoffe, la toison. Mais qu'une montagne de monnaies<br />

accouche d'autres monnaies, <strong>en</strong>fante sans travail ni douleur, sans que l'homme<br />

produise ri<strong>en</strong> de visible, qui se puisse consommer, dont on puisse jouir, c'est un scandale<br />

qui dépasse et confond toute imagination. Dans le marchand de monnaie, dans<br />

l'amasseur d'arg<strong>en</strong>t et d'or, on voit plus directem<strong>en</strong>t l'esclave des sortilèges du démon.<br />

Et le démon, reconnaissant, donne justem<strong>en</strong>t à eux, aux hommes de la banque et de la<br />

finance, la domination sur la terre : ce sont eux, aujourd'hui <strong>en</strong>core, qui command<strong>en</strong>t<br />

aux peuples, qui suscit<strong>en</strong>t les guerres, affam<strong>en</strong>t les nations, attir<strong>en</strong>t à eux, par un<br />

mécanisme infernal de succion, la vie des peuples transmuée <strong>en</strong> or qui suinte la sueur<br />

et le sang.<br />

Le Christ, qui a pitié des riches mais déteste et hait la richesse, cette première<br />

muraille qui dérobe la vue du Royaume des Cieux, a balayé la caverne des voleurs et<br />

purifié le Temple où il <strong>en</strong>seignera les dernières vérités qu'il lui reste à dire. Mais<br />

par cet acte viol<strong>en</strong>t il a dressé contre lui toute la bourgeoisie mercantile de Jérusalem.<br />

Les marchands chassés demanderont à ceux qui les patronnai<strong>en</strong>t la punition de celui<br />

qui ruine le commerce de la sainte colline. Les hommes de l'arg<strong>en</strong>t trouveront aisém<strong>en</strong>t<br />

l'oreille des hommes de la Loi, déjà <strong>en</strong>ragés pour d'autres raisons. D'autant plus que<br />

Jésus, <strong>en</strong> mettant s<strong>en</strong>s dessus dessous le marché du Temple, a condamné et lésé les prêtres<br />

eux-mêmes. Les bazars les plus accrédités étai<strong>en</strong>t la propriété des fils de Hanan,<br />

c'est-à-dire de proches par<strong>en</strong>ts du grand prêtre Caïphe. Toutes les colombes qui se v<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t<br />

aux accouchées dans la cour des G<strong>en</strong>tils avai<strong>en</strong>t niché dans les cèdres de Hanan<br />

et le fournisseur tirait quarante saâs par mois ri<strong>en</strong> que des tourterelles. Les arg<strong>en</strong>tiers,<br />

qui n'aurai<strong>en</strong>t pas dû s'établir dans le Temple, payai<strong>en</strong>t aux grandes familles<br />

sadducé<strong>en</strong>nes de l'aristocratie sacerdotale une confortable dîme sur les milliers de<br />

sicles que rapportait chaque année le change de monnaies étrangères <strong>en</strong> monnaie hébraïque.<br />

Et le Temple lui-même n'était-il pas une grande banque nationale, avec caisses et coffres-forts<br />

dans les chambres du trésor ?<br />

Jésus a blessé les vingt mille prêtres de Jérusalem dans leur prestige et dans leur<br />

bourse. Il r<strong>en</strong>verse la valeur de la lettre faussée et estropiée au nom de laquelle ils<br />

command<strong>en</strong>t et s'<strong>en</strong>graiss<strong>en</strong>t. De plus il chasse leurs associés, trafiquants et banquiers.<br />

S'il est vainqueur, c'est la ruine pour tous. Mais les deux castes m<strong>en</strong>acées s'uniss<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>core plus étroitem<strong>en</strong>t pour retirer de la circulation le dangereux trublion. Marchands<br />

et prêtres s'accord<strong>en</strong>t, peut-être le soir même, pour l'achat d'un traître et d'une<br />

croix. La bourgeoisie fournira le peu d'arg<strong>en</strong>t nécessaire ; le clergé trouvera le prétexte<br />

religieux ; le gouvernem<strong>en</strong>t étranger, qui ti<strong>en</strong>t à gagner les bonnes grâces du<br />

clergé et de la bourgeoisie, prêtera ses soldats.<br />

Mais Jésus, sorti du Temple, s'est mis <strong>en</strong> chemin à travers les oliviers vers Béthanie.<br />

[...]<br />

***<br />

On n'avait pas <strong>en</strong>core vu un homme charger ses épaules de tous les péchés des hommes,<br />

un Dieu s'emprisonner dans la chair pour sauver le g<strong>en</strong>re humain et le r<strong>en</strong>dre capable de<br />

s'élever de la bestialité à la sainteté, de l'humiliation de la terre au Royaume des<br />

83


Cieux. Le parfait qui assume toutes les imper-fections, le pur qui se charge de toutes<br />

les infamies, le juste qui pr<strong>en</strong>d sur soi toutes les injustices de tous, était apparu<br />

sous l'aspect d'un misérable et d'un fugitif, aux temps de Caïphe. Celui qui doit mourir<br />

pour tous, l'ouvrier galilé<strong>en</strong> qui trouble les riches et les prêtres de Jérusalem, est<br />

là sur le Mont des Oliviers, à courte distance du Sanhédrin. Les Soixante-dix, qui ne<br />

sav<strong>en</strong>t pas qu'ils obéiss<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> cet instant, à la volonté du persécuté, décid<strong>en</strong>t de le<br />

faire pr<strong>en</strong>dre avant la Pâque. Mais vu qu'ils sont lâches, comme tous les maîtres, une<br />

seule chose les reti<strong>en</strong>t : la peur des g<strong>en</strong>s qui aim<strong>en</strong>t Jésus. « Les grands prêtres et<br />

les Scribes cherchai<strong>en</strong>t les moy<strong>en</strong>s d'arrêter Jésus par ruse, et de le faire mourir. Car<br />

ils disai<strong>en</strong>t : Que ce ne soit pas p<strong>en</strong>dant la fête, afin qu'il n'y ait pas de tumulte<br />

parmi le peuple. » Par chance pour eux survint pour les tirer d'embarras, le jour suivant,<br />

un des Douze : celui qui t<strong>en</strong>ait la bourse, Judas d'Ishkarioth.<br />

LE MYSTÈRE DE JUDA S<br />

Deux seuls êtres au monde ont connu le secret de Judas : le Christ et le Traître.<br />

Soixante générations de chréti<strong>en</strong>s y ont rêvé, mais l'homme d'Ishkarioth, bi<strong>en</strong> qu'il<br />

ait fait sur terre des nuées de disciples, demeure obstiném<strong>en</strong>t indéchiffré. C'est<br />

l'unique mystère humain qui se r<strong>en</strong>contre dans les Évangiles. Nous compr<strong>en</strong>ons sans peine<br />

l'esprit démoniaque des Hérode, l'aigreur rancunière des Pharisi<strong>en</strong>s, la hargne vindicative<br />

de Hanan et de Caïphe, la lâche mollesse de Pilate. Mais nous ne compr<strong>en</strong>ons pas<br />

avec une égale évid<strong>en</strong>ce l'abomination de Judas. Les quatre histori<strong>en</strong>s nous <strong>en</strong> dis<strong>en</strong>t<br />

trop peu sur lui et sur les raisons qui le persuadèr<strong>en</strong>t de v<strong>en</strong>dre son roi.<br />

« Satan — dis<strong>en</strong>t-ils — <strong>en</strong>tra <strong>en</strong> lui. » Mais ces mots ne sont que la définition de son<br />

crime. Le mal prit possession de son coeur : à l'improviste, donc. A vant ce jour, peutêtre<br />

avant le repas de Béthanie, Judas n'était pas <strong>en</strong>tre les mains de l'adversaire. Mais<br />

pourquoi, tout à coup, y est-il précipité ? Pourquoi Satan <strong>en</strong>tra-t-il <strong>en</strong> lui et <strong>en</strong> aucun<br />

des autres ?<br />

Les tr<strong>en</strong>te d<strong>en</strong>iers sont une bi<strong>en</strong> petite somme, surtout pour un homme à qui la richesse<br />

faisait <strong>en</strong>vie ? En monnaie d'aujourd'hui, on n'arriverait pas à c<strong>en</strong>t lires, et mettons<br />

même que la valeur effective, ou, comme dis<strong>en</strong>t les économistes, le pouvoir d'achat, eût<br />

été à l'époque dix fois supérieur, il ne nous semble pas que mille lires soi<strong>en</strong>t un prix<br />

suffisant pour induire un homme, que ses compagnons nous décriv<strong>en</strong>t avare, à commettre<br />

la plus répugnante perfidie dont l'histoire ait gardé mémoire. On a dit que tr<strong>en</strong>te<br />

d<strong>en</strong>iers était le prix d'un esclave. Mais le texte de l'Exode dit, au contraire, que<br />

tr<strong>en</strong>te sicles était la comp<strong>en</strong>sation que devait payer le maître d'un bœuf qui aurait donné<br />

un coup de corne à un esclave ou une esclave. Le cas était trop différ<strong>en</strong>t pour que les<br />

docteurs du Sanhédrin puss<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser à cet instant à l'observance scrupuleuse d'un<br />

précéd<strong>en</strong>t.<br />

L'indice le plus terrible <strong>en</strong> faveur de la tradition est la charge que Judas s'était<br />

réservée parmi les Douze. Il y avait parmi eux un anci<strong>en</strong> percepteur, Matthieu, à qui<br />

serait rev<strong>en</strong>ue presque de droit la garde des quelques sous nécessaires aux dép<strong>en</strong>ses de<br />

la communauté. A u lieu de Matthieu nous voyons, comme dépositaire des offrandes, l'homme<br />

d'Ishkarioth. Le simple maniem<strong>en</strong>t des monnaies, même celles d'autrui, empoisonne. Il<br />

n'est pas étonnant que Jean donne Judas pour voleur : « T<strong>en</strong>ant la bourse, il dérobait<br />

ce qu'on y mettait. »<br />

Et pourtant on ne peut s'empêcher de p<strong>en</strong>ser qu'un homme avide d'arg<strong>en</strong>t ne serait pas<br />

resté longtemps <strong>en</strong> aussi pauvre compagnie. S'il avait voulu vivre de larcins il aurait<br />

cherché un poste plus conv<strong>en</strong>able et plus r<strong>en</strong>table que celui qu'il avait accepté. Et s'il<br />

avait eu besoin de ces misérables tr<strong>en</strong>te d<strong>en</strong>iers, est-ce qu'il n'aurait pas pu se les<br />

procurer d'une autre manière, à la rigueur <strong>en</strong> s'<strong>en</strong>fuyant avec la bourse, sans avoir<br />

besoin de proposer aux prêtres l'achat de Jésus ?<br />

84<br />

[...]<br />

Jésus ne fut pas seulem<strong>en</strong>t trahi mais v<strong>en</strong>du, trahi contre arg<strong>en</strong>t, v<strong>en</strong>du à bas prix,<br />

troqué contre monnaie courante. Il fut un objet d'échange, marchandise payée et livrée.<br />

Judas, l'homme à la bourse, le caissier, ne se prés<strong>en</strong>ta pas seulem<strong>en</strong>t comme délateur,<br />

ne s'offrit pas comme sicaire, mais comme négociant, comme marchand de sang. Les Juifs,<br />

qui s'y connaissai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sang, quotidi<strong>en</strong>s égorgeurs et dépeceurs d'animaux, bouchers du<br />

Très-Haut, fur<strong>en</strong>t les premiers et les derniers cli<strong>en</strong>ts de Judas. La v<strong>en</strong>te de Jésus fut<br />

la première affaire du marchand improvisé : une maigre affaire <strong>en</strong> vérité, mais <strong>en</strong> somme<br />

une véritable transaction commerciale, un contrat valide d'achat-v<strong>en</strong>te, contrat verbal<br />

mais honnêtem<strong>en</strong>t respecté par les contractants.<br />

Si Jésus n'avait pas été v<strong>en</strong>du il aurait manqué quelque chose à la parfaite ignominie<br />

de l'expiation ; s'il avait été payé cher, trois c<strong>en</strong>ts sicles au lieu de tr<strong>en</strong>te, <strong>en</strong> or<br />

plutôt qu'<strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, l'ignominie aurait été diminuée, de peu, mais diminuée. Il était<br />

arrêté de toute éternité qu'il fût acheté, mais acheté à vil prix, pourvu seulem<strong>en</strong>t qu'il<br />

s'agît d'arg<strong>en</strong>t. Pour que la valeur infinie se révélât surnaturelle mais communicable,<br />

il était nécessaire de l'échanger contre une valeur minime, une valeur de métal qui n'est<br />

presque pas une valeur. Ne faisait-il pas de même, lui aussi, le v<strong>en</strong>du, qui voulait<br />

racheter du sang d'un seul tout le sang répandu sur la terre, de Caïn à Caïphe ?<br />

Et s'il avait été v<strong>en</strong>du comme esclave, comme tant de corps pourvus d'une âme étai<strong>en</strong>t<br />

alors v<strong>en</strong>dus sur les places, s'il avait été v<strong>en</strong>du comme une propriété r<strong>en</strong>table, comme<br />

du cheptel humain, comme un vivant outil de travail, l'ignominie aurait été quasi nulle<br />

et la Rédemption différée. Mais il fut v<strong>en</strong>du comme on v<strong>en</strong>d l'agneau que le boucher<br />

achète pour l'abattre, pour le rev<strong>en</strong>dre au détail aux mangeurs de chair. Le boucher sacré<br />

Caïphe n'eut jamais plus, de sa vie, une victime aussi imm<strong>en</strong>se. Depuis presque deux millénaires<br />

les chréti<strong>en</strong>s se nourriss<strong>en</strong>t de cette victime, et elle est <strong>en</strong>core intacte et<br />

les dévorateurs ne sont pas rassasiés.<br />

Chacun de nous a mis sa quote-part, une quote-part infinitésimale, pour acheter à<br />

Judas cette victime jamais consommée.<br />

Tous nous avons contribué à réunir la somme visible quecoûta le sang du Libérateur :<br />

Caïphe ne fut que notre courtier. Le champ de Haceldama, qui fut payé avec cet arg<strong>en</strong>t,<br />

le champ qui fut acheté avec le prix du sang, est notre héritage, notre bi<strong>en</strong>. Et ce champ<br />

s'est agrandi mystérieusem<strong>en</strong>t, il s'est dilaté jusqu'à occuper la moitié de la surface<br />

de la terre : des cités <strong>en</strong>tières, villes populeuses, pavées, illuminées, balayées,<br />

villes de boutiques et de bordels, y respl<strong>en</strong>diss<strong>en</strong>t du sept<strong>en</strong>trion au midi. Et pour que<br />

le mystère soit toujours plus grand, les d<strong>en</strong>iers de Judas eux-mêmes, mille fois multipliés<br />

par les trahisons de tant de siècles, par toutes les affaires conclues, et<br />

par-dessus le marché accrus par les intérêts, sont dev<strong>en</strong>us incalculables. Désormais —<br />

et les experts comptables, véritables haruspices de notre époque, peuv<strong>en</strong>t l'attester —<br />

toutes les <strong>en</strong>ceintes du Temple ne suffirai<strong>en</strong>t pas à cont<strong>en</strong>ir les monnaies <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drées<br />

jusqu'au jour d'aujourd'hui par les tr<strong>en</strong>te pièces qu'y jeta, dans le délire du remords,<br />

l'homme qui v<strong>en</strong>dit son Dieu.<br />

[...]<br />

PRIÈRE A U CHRIST<br />

Partout un chaos <strong>en</strong> ferm<strong>en</strong>tation, un désordre sans espoir, un grouillem<strong>en</strong>t qui empeste<br />

l'air étouffant, une inquiétude insatisfaite de tout, et de sa propre insatisfaction.<br />

Les hommes, dans la sinistre ébriété de tous les poisons, s'us<strong>en</strong>t eux-mêmes dans la frénésie<br />

d'accabler leurs frères de souffrance, et afin de se délivrer de cette passion<br />

sans gloire, ils recherch<strong>en</strong>t, par tous les moy<strong>en</strong>s, la mort. Les drogues extatiques et<br />

aphrodisiaques, les voluptés qui rong<strong>en</strong>t et ne rassasi<strong>en</strong>t pas, l'alcool, le jeu, <strong>en</strong>lèv<strong>en</strong>t<br />

chaque jour par milliers les survivants des décimations obligatoires.<br />

Le monde, p<strong>en</strong>dant quatre années pleines, s'est souillé de sang pour décider qui devait<br />

85


avoir le jardin le plus grand et la bourse la plus v<strong>en</strong>true. Les serviteurs de Mammon<br />

ont jeté Caliban dans d'interminables boyaux, face à face, pour dev<strong>en</strong>ir plus riches et<br />

appauvrir leurs <strong>en</strong>nemis. Mais cette épouvantable expéri<strong>en</strong>ce n'a servi à personne. Tous<br />

plus pauvres qu'avant, plus affamés qu'avant, tous les peuples sont rev<strong>en</strong>us aux pieds<br />

de fange du dieu négoce pour lui sacrifier leur propre paix et la vie d'autrui. Les<br />

divines affaires et la sainte monnaie occup<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core plus que par le passé les hommes<br />

obsédés. Qui a peu, veut beaucoup ; qui a obt<strong>en</strong>u plus, veut tout. Habitués au gaspillage<br />

des années dévoratrices, les sobres sont dev<strong>en</strong>us gloutons, les résignés se sont<br />

faits avides, les honnêtes se sont adonnés au larcin, les plus vertueux aux contrebandes.<br />

Sous le nom de commerce on pratique l'usure et le détournem<strong>en</strong>t ; sous l'<strong>en</strong>seigne de la<br />

grande industrie, la piraterie de quelques-uns au détrim<strong>en</strong>t du grand nombre. Concussionnaires<br />

et malversateurs ont la garde des d<strong>en</strong>iers publics et la prévarication fait<br />

partie du règlem<strong>en</strong>t de toutes les oligarchies. Les larrons, restés seuls à observer la<br />

justice, n'épargn<strong>en</strong>t, dans l'universelle pillerie, même pas les larrons. L'obstination<br />

des riches a chevillé dans toutes les têtes que ri<strong>en</strong> d'autre ne compte, sur la terre<br />

<strong>en</strong>fin libérée du ciel, que l'or et ce qu'on peut acheter et corrompre à prix d'or.<br />

Toutes les croyances, dans ce marasme infect, dépériss<strong>en</strong>t et se décompos<strong>en</strong>t. Le monde<br />

ne pratique qu'une seule religion : celle qui reconnaît la suprême trinité de Wotan,<br />

Mammon et Priape ; la force qui a pour symbole l'épée et pour temple la caserne ; la<br />

richesse qui a pour symbole l'or et pour temple la bourse ; la chair qui a pour symbole<br />

le phallus et pour temple le bordel. Telle est la religion régnante sur toute la terre,<br />

pratiquée avec ardeur, sinon professée, par tous les vivants. L'antique famille se désagrège<br />

: le mariage est détruit par l'adultère et la bigamie ; avoir des <strong>en</strong>fants paraît<br />

à beaucoup une malédiction et on l'évite par diverses fraudes et par l'avortem<strong>en</strong>t volontaire<br />

; la fornication supplante les amours légitimes ; la sodomie a ses panégyristes<br />

et ses lupanars ; les courtisanes, publiques et secrètes, règn<strong>en</strong>t sur un peuple imm<strong>en</strong>se<br />

de crevés et de syphilitiques.<br />

Il n'y a plus de monarchies, ni même de républiques. Toute autorité n'est que fioriture<br />

et simulacre. La ploutocratie et la démagogie, soeurs par l'esprit et les objectifs,<br />

mal servies par la médiocrité salariée, se disput<strong>en</strong>t la domination des hordes séditieuses.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, sur l'une et l'autre des castes <strong>en</strong> rang de bataille, la coprocratie,<br />

réalité effective et incontestée, a soumis le haut au bas, la qualité à la quantité,<br />

l'esprit à la fange.<br />

Tu sais ces choses, Christ Jésus, et tu vois qu'est rev<strong>en</strong>ue la plénitude des temps,<br />

et que ce monde <strong>en</strong>fiévré et bestial ne mérite que d'être puni par un déluge de feu ou<br />

sauvé par ton intercession. Seule ton Église, l'Église par toi fondée sur la Pierre de<br />

Pierre, la seule qui mérite le nom d'Église, l'Église unique et universelle qui parle<br />

de Rome par les paroles infaillibles de ton Vicaire, émerge <strong>en</strong>core, r<strong>en</strong>forcée par les<br />

attaques, grandie par les schismes, rajeunie par les siècles, sur l'océan furieux et<br />

fangeux du monde. Mais toi qui l'assistes de ton esprit, tu sais combi<strong>en</strong> et combi<strong>en</strong>,<br />

même de ceux qui y sont nés, viv<strong>en</strong>t hors de ta loi.<br />

Source : Giovanni Papini, Histoire du Christ, 1921<br />

(Editions De Fallois, L’Âge d’Homme, 2010 - http://www.lagedhomme.com)<br />

86<br />

ECHANGES, ARGENT,<br />

COMMERCE<br />

D<strong>en</strong>is Collin<br />

Le commerce et les échanges sembl<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />

des objets de la sci<strong>en</strong>ce économique. Mais,<br />

historiquem<strong>en</strong>t, c’est d’abord la philosophie qui les<br />

constitue comme des objets de réflexion théorique.<br />

L’économique est une partie de l’éthique, chez A ristote<br />

comme chez Thomas d’A quin. A dam Smith, avant<br />

d’être l’auteur de la Richesse des nations, est<br />

celui d’une Théorie des S<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts Moraux.<br />

A ujourd’hui, l’économie politique est dev<strong>en</strong>ue «<br />

sci<strong>en</strong>ce économique ». Il est clair cep<strong>en</strong>dant qu’une<br />

sci<strong>en</strong>ce économique purem<strong>en</strong>t technique laisse<br />

échapper la dim<strong>en</strong>sion morale et anthropologique de<br />

l’économique. Le commerce n’est pas d’abord l’affaire des « commerciaux », car il s’agit<br />

de l’ess<strong>en</strong>ce même de ce qui fait une société. Et l’arg<strong>en</strong>t, une affaire si commune, même<br />

pour ceux qui n’<strong>en</strong> ont guère, se révèle à l’analyse comme une véritable énigme métaphysique,<br />

ainsi que le dit Marx.<br />

Toute société humaine est fondée sur le commerce <strong>en</strong>tre les individus. Ce commerce est<br />

la condition même de la vie humaine, ainsi que l’observe Marx dans les premières <strong>page</strong>s<br />

de L’Idéologie A llemande. Le commerce n’est pas seulem<strong>en</strong>t l’échange de bi<strong>en</strong>s mais aussi<br />

l’établissem<strong>en</strong>t de relations sociales ou tout simplem<strong>en</strong>t la conversation. A voir commerce<br />

avec quelqu’un, c’est <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir avec lui des relations sociales, amicales ou affectives.<br />

Le commerce est échange et du même coup, il lie.<br />

On peut cep<strong>en</strong>dant distinguer deux sortes de li<strong>en</strong>s : les li<strong>en</strong>s où les humains ont rapport<br />

les uns aux autres uniquem<strong>en</strong>t par la parole ou tout autre signe équival<strong>en</strong>t, et les<br />

li<strong>en</strong>s qui s’établiss<strong>en</strong>t par l’intermédiaire des choses échangées – dans le don, dans<br />

l’échange marchand, etc.<br />

Produire et échanger les produits de l’activité humaine, <strong>en</strong>trer dans des relations<br />

sociales régulières et communiquer, c’est la matière même dont les hommes font société.<br />

L’homme est par nature un animal politique dit A ristote. Mais s’il <strong>en</strong> est ainsi, c’est<br />

parce que les hommes trouv<strong>en</strong>t des avantages à nouer des relations <strong>en</strong>tre eux et à coopérer.<br />

Ce qui fait une société, c’est d’abord que les hommes ont besoin les uns des<br />

autres. Comme le dit <strong>en</strong>core A ristote : un médecin n’a pas besoin d’un médecin et un cordonnier<br />

n’a pas besoin d’un cordonnier, mais le cordonnier a besoin d’un médecin et le<br />

médecin a besoin du cordonnier. L’homme n’est pas social, comme cela, par on ne sait<br />

quelle prédestination divine ou génétique, mais parce que trouve dans le rapport avec<br />

les autres le moy<strong>en</strong> de produire sa propre vie.<br />

A ristote et Platon fur<strong>en</strong>t vraisemblablem<strong>en</strong>t les premiers à saisir philosophiquem<strong>en</strong>t<br />

que toute vie sociale repose d’abord sur la division du travail <strong>en</strong> vue de l’avantage<br />

commun. Gérard Mandel y voit le facteur décisif dans le processus d’hominisation de<br />

l’homme. Dans La chasse structurale, il montre qu’un changem<strong>en</strong>t décisif intervi<strong>en</strong>t quand<br />

une branche des homini<strong>en</strong>s (homo habilis) développe des activités de chasse collective.<br />

M<strong>en</strong>del résume ainsi sa théorie :<br />

« Ce qui distingue pour nous l’animal de l’homme, ce n’est ni l’apparition d’un ‘cerveau<br />

symbolique’ inné, ni le tabou de l’inceste ou l’exogamie. La séparation provi<strong>en</strong>drait<br />

d’un déplacem<strong>en</strong>t du noyau actif concernant l’organisation sociale ou la relation naturelle<br />

: le noyau actif n’est plus ce qui est utile à l’individu ou au groupe dans son<br />

87


apport à l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, il est dev<strong>en</strong>u ce qui est utile à un rapport de production<br />

très précis et très particulier. Ce rapport de production, c’est l’introduction d’une<br />

coopération d’un type nouveau parmi les mâles. La chasse collective n’est pas une simple<br />

addition d’individus. […] Là aussi s’opère un déplacem<strong>en</strong>t majeur : tel un joueur de football<br />

[…] chaque chasseur pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> compte non pas sa propre individualité mais le groupe<br />

et du fait de la projection, s’id<strong>en</strong>tifie à l’<strong>en</strong>semble de la poursuite ou de la partie<br />

<strong>en</strong> cours. »<br />

À la différ<strong>en</strong>ce des activités de coopération des animaux – par exemple les abeilles<br />

– il s’agit ici d’un comportem<strong>en</strong>t appris et dans lequel aucun des individus n’est a<br />

priori spécialisé dans telle ou telle opération. On peut raisonnablem<strong>en</strong>t imaginer que<br />

ce type d’organisation sociale à son tour va interagir sur le processus de mutationsélection<br />

qui aboutira au développem<strong>en</strong>t des fonctions symboliques du cerveau et des<br />

capacités langagières.<br />

Toute division sociale du travail suppose cette capacité de se placer du point de vue<br />

d’<strong>en</strong>semble de la production sociale. Si le cordonnier fabrique des chaussures, c’est <strong>en</strong><br />

sa plaçant du point de vue de celui qui aura besoin de chaussures. Chaque individu ne<br />

peut satisfaire ses besoins subjectifs que par l’activité des autres et <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant luimême<br />

son activité pour les autres. Et ceci est vrai quel que soit le mode d’organisation<br />

sociale, de la société la plus limitée et la plus frustre jusqu’aux sociétés complexes<br />

modernes. Ce qui va dès lors varier, c’est la manière dont les échanges sont réglés. La<br />

coopération et les systèmes d’échange peuv<strong>en</strong>t être organisés sur le mode de la famille<br />

élargie et le produit est redistribué de manière à peu près égalitaire (ou <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant<br />

compte des besoins de chacun). Il reste généralem<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant un vaste champ pour les<br />

échanges <strong>en</strong>tre les différ<strong>en</strong>ts groupes. Les échanges peuv<strong>en</strong>t aussi être réglé sur un système<br />

de conv<strong>en</strong>tions et d’obligations réciproques comme dans le rapport féodal. Cette<br />

organisation des échanges n’est pas seulem<strong>en</strong>t une application du principe de réciprocité<br />

: y <strong>en</strong>tre toujours une composante, plus ou moins grande de contrainte. L’esclave<br />

et le serf ne sont pas des prestataires de service !<br />

Dans la production marchande, la coopération pr<strong>en</strong>d une forme <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce paradoxale<br />

mais qui ne doit pas nous faire oublier que son cont<strong>en</strong>u reste déterminé de la nécessité<br />

d’une production sociale. Chacun agit de propre chef, sans une distribution a priori<br />

des rôles, et n’agit subjectivem<strong>en</strong>t que pour son bi<strong>en</strong> propre, c'est-à-dire assurer les<br />

conditions de base de sa vie matérielle et év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t de son <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t personnel.<br />

Le marché est alors le système qui permet de réguler ces productions<br />

individuelles <strong>en</strong> assurant la validation sociale des travaux de chacun des producteurs.<br />

Si le producteur de chaussures ne trouve pas à les v<strong>en</strong>dre, c’est tout simplem<strong>en</strong>t que<br />

son travail n’était pas socialem<strong>en</strong>t utile et se trouve donc immédiatem<strong>en</strong>t dévalorisé.<br />

Les histori<strong>en</strong>s – par exemple Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, économie,<br />

capitalisme – ont montré le caractère universel du marché mais ils ont souligné que cette<br />

organisation ne fonctionne pas spontaném<strong>en</strong>t mais doit être soumise à des règlem<strong>en</strong>ts souv<strong>en</strong>t<br />

extrêmem<strong>en</strong>t précis de manière <strong>en</strong> assurer un fonctionnem<strong>en</strong>t régulier. (voir sur ce<br />

point le livre majeur de Karl Polanyi : La Grande Transformation – Gallimard)<br />

On peut idéaliser l’échange marchand simple par le troc : le producteur de from<strong>en</strong>t<br />

r<strong>en</strong>contre le producteur de toile ; le premier a des besoins <strong>en</strong> vêtem<strong>en</strong>ts et le second<br />

des besoins alim<strong>en</strong>taires et ils échangeront ainsi leurs produits respectifs qui devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

alors des marchandises. Mais le troc, <strong>en</strong> réalité n’est pas <strong>en</strong>core un échange<br />

marchand à proprem<strong>en</strong>t parler. La valeur du from<strong>en</strong>t n’existe que dans le besoin particularisé<br />

du producteur de toile. L’échange reste donc lié par la particularité du rapport<br />

<strong>en</strong>tre les deux individus qui <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> relation lors de cet échange. Les produits du<br />

travail ne devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t réellem<strong>en</strong>t des marchandises que lorsque leur caractère de marchandise,<br />

c'est-à-dire de produits destinés à être échangés sur un marché, acquiert une<br />

exist<strong>en</strong>ce objective. Cette exist<strong>en</strong>ce objective, c’est la forme arg<strong>en</strong>t ou la monnaie.<br />

C’est seulem<strong>en</strong>t avec l’apparition de la monnaie que l’échange marchand devi<strong>en</strong>t une<br />

sphère autonome à l’égard des autres sphères de la vie sociale.<br />

L’arg<strong>en</strong>t apparaît comme un intermédiaire. Il permet d’égaliser et d’objectiver<br />

l’échange. Ce ne sont plus des besoins subjectifs qui se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t mais des valeurs<br />

88<br />

objectives, mesurables. A ristote se demande comm<strong>en</strong>t on peut réduire à une mesure commune<br />

des choses qui sont incomm<strong>en</strong>surables. L’échange marchand apparaît de prime abord<br />

mystérieux : comm<strong>en</strong>t peut-on établir un rapport quantitatif <strong>en</strong>tre une bible et une bouteille<br />

d’eau-de-vie ? C’est l’arg<strong>en</strong>t qui le permet. Mais A ristote ne peut pas aller plus<br />

loin dans l’analyse. L’arg<strong>en</strong>t est imposé comme mesure commune par suite d’une conv<strong>en</strong>tion,<br />

dit-il. Le numéraire est tout simplem<strong>en</strong>t ce qui permet de compter. Mais<br />

l’étymologie fait apparaître une racine avec le nomôs grec (la loi, conv<strong>en</strong>tion) qui donne<br />

aussi « nom » – car c’est par conv<strong>en</strong>tion que les noms sont attribués aux êtres et aux<br />

choses. « La monnaie est un signe de la valeur de toutes les marchandises » et « comme<br />

l’arg<strong>en</strong>t est le signe des valeurs des marchandises, le papier est un signe de la valeur<br />

de l’arg<strong>en</strong>t », écrit Montesquieu<br />

Évidemm<strong>en</strong>t, cette théorie conv<strong>en</strong>tionnaliste de l’arg<strong>en</strong>t n’est pas très satisfaisante.<br />

On doit remarquer que l’arg<strong>en</strong>t n’est pas seulem<strong>en</strong>t un signe. Il apparaît d’abord <strong>en</strong> tant<br />

que marchandise, une marchandise comme les autres marchandises, c'est-à-dire un produit<br />

d’un travail humain particulier. Ce sont les qualités particulières de cette marchandise<br />

qui vont la r<strong>en</strong>dre apte à être échangée contre toutes les autres marchandises, à<br />

fonctionner comme équival<strong>en</strong>t général. Il faut une marchandise qui soit durable, facile<br />

à diviser, facile à transporter et qui, cep<strong>en</strong>dant, ne soit pas nécessaire à la satisfaction<br />

de besoins fondam<strong>en</strong>taux. C’est pourquoi très rapidem<strong>en</strong>t ce sont les métaux<br />

précieux (le cuivre, l’arg<strong>en</strong>t, l’or) qui vont fonctionner comme monnaie. Le longtemps<br />

le sel, d<strong>en</strong>rée précieuse pour la conservation des alim<strong>en</strong>ts et facile à conserver, joua<br />

le rôle de monnaie. P<strong>en</strong>dant la guerre de Sécession, les États du Sud eur<strong>en</strong>t parfois<br />

recours au tabac.<br />

Mais l’arg<strong>en</strong>t n’est pas simplem<strong>en</strong>t un intermédiaire. Il possède trois fonctions ess<strong>en</strong>tielles<br />

qui vont lui donner son rôle émin<strong>en</strong>t<br />

Il doit être une unité de compte : un exemplaire broché du Capital est égal à trois<br />

paquets de cigarettes, est égal à cinq c<strong>en</strong>t grammes de viande de bœuf, est égal à x<br />

euros.<br />

Mais l’arg<strong>en</strong>t doit <strong>en</strong>core pouvoir être un moy<strong>en</strong> de paiem<strong>en</strong>t : si je dispose d’une certaine<br />

quantité d’arg<strong>en</strong>t, je dois pouvoir acheter ce dont j’ai besoin dans la limite de<br />

cette quantité d’arg<strong>en</strong>t et je me retrouve alors pleinem<strong>en</strong>t propriétaire de ce que j’ai<br />

acheté. L’arg<strong>en</strong>t dégage celui qui paie de la dette, le libère.<br />

Enfin, l’arg<strong>en</strong>t est une réserve de valeur. L’arg<strong>en</strong>t peut être mom<strong>en</strong>t retiré de la circulation<br />

sans perdre sa valeur. L’arg<strong>en</strong>t donne la durée aux produits de l’activité<br />

humaine. Les pommes accumulées au-delà des besoins vont pourrir, fait remarquer Locke<br />

(voir Traité du gouvernem<strong>en</strong>t civil). Mais le métal précieux est éternel !<br />

La véritable nature de l’arg<strong>en</strong>t nous semble aujourd’hui plus énigmatique parce que<br />

ce qui circule, ce n’est pas l’arg<strong>en</strong>t mais son représ<strong>en</strong>tant, le signe monétaire. L’arg<strong>en</strong>t<br />

devi<strong>en</strong>t monnaie quand il est certifié par l’autorité politique qui « bat monnaie<br />

», une monnaie « sonnante et trébuchante ». La quantité de métal précieux est auth<strong>en</strong>tifiée<br />

par le cachet du pouvoir politique. Pour être arg<strong>en</strong>t ou monnaie, la marchandise<br />

doit donc avoir un signe distinctif de son caractère émin<strong>en</strong>t. Mais cette première phase<br />

sera vite dépassée. La création des lettres de change ouvre la voie à une dématérialisation<br />

de la monnaie et au remplacem<strong>en</strong>t de la marchandise par son signe. A u lieu de<br />

transporter un sac de pièces d’arg<strong>en</strong>t ou d’or, le marchand émet un billet à ordre qui<br />

sera payé <strong>en</strong> métal précieux par un banquier, ou plutôt le correspondant local. L’étape<br />

suivante se devine d’elle-même : plutôt que de transformer chacun de ses billets <strong>en</strong> équival<strong>en</strong>t<br />

métallique, il devi<strong>en</strong>t possible de les faire circuler ou év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t de les<br />

échanger (parfois <strong>en</strong> les annulant dans les opérations de « clearing »).<br />

Utilisée notamm<strong>en</strong>t par les banquiers lombards comme moy<strong>en</strong> de paiem<strong>en</strong>t au Moy<strong>en</strong> Âge,<br />

c’est une inv<strong>en</strong>tion qui va permettre une ext<strong>en</strong>sion fabuleuse de l’échange marchand. Pour<br />

acheter, il n’est plus besoin de dét<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> personne une marchandise « équival<strong>en</strong>t général<br />

». Il suffit de pouvoir fournir une reconnaissance de dettes qui sera honorée par une<br />

banque. La circulation monétaire, grâce ces innovations va pouvoir irriguer tout le corps<br />

social ; elle r<strong>en</strong>d possible et témoigne de l’interpénétration des économies de toute<br />

89


l’Europe, avant que l’or des A mériques ne vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t donner l’ultime coup de pouce au<br />

décollage du capitalisme. La « mondialisation » est une très vieille affaire !<br />

Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, cep<strong>en</strong>dant, le signe monétaire ne peut<br />

s’émanciper du métal précieux qu’il est c<strong>en</strong>sé représ<strong>en</strong>ter. Une monnaie “ papier ” ne<br />

vaut que si l’État émetteur ou garant peut assurer sa conversion <strong>en</strong> or, ou du moins est<br />

réputé le pouvoir. Mais cette exig<strong>en</strong>ce devi<strong>en</strong>t très vite une fiction. Sous toutes sortes<br />

de formes se crée de la monnaie qui échappe largem<strong>en</strong>t aux autorités monétaires publiques.<br />

Les titres obligataires, les créances <strong>en</strong> tous g<strong>en</strong>re, les actions vont à leur tour circuler<br />

et faire office de monnaie. Va se développer ce que Marx nommera le “ capital<br />

fictif ”.<br />

Ce processus qui conduit des échanges élém<strong>en</strong>taires des premières sociétés à la circulation<br />

monétaire constitue une véritable inversion des valeurs sociales fondam<strong>en</strong>tales.<br />

A ristote, dans L’éthique à Nicomaque, distingue deux conceptions de la monnaie. Dans sa<br />

fonction naturelle, l’économique, elle doit servir d’intermédiaire dans l’échange <strong>en</strong> vue<br />

de la satisfaction des besoins humains ess<strong>en</strong>tiels. Mais il <strong>en</strong> existe égalem<strong>en</strong>t une utilisation<br />

perverse qu’il nomme « chrématistique » : loin d’être un simple moy<strong>en</strong>, l’arg<strong>en</strong>t<br />

devi<strong>en</strong>t alors une fin <strong>en</strong> soi ; c’est le but de celui qui recherche la richesse pour la<br />

richesse, une activité « contre nature » répète A ristote. Cette opposition sera reprise<br />

dans l’éthique chréti<strong>en</strong>ne ou musulmane dans la condamnation de l’usure – qui consiste<br />

à faire de l’arg<strong>en</strong>t avec de l’arg<strong>en</strong>t, à investir l’arg<strong>en</strong>t des qualités des choses<br />

vivantes qui peuv<strong>en</strong>t se reproduire toutes seules.<br />

Marx repr<strong>en</strong>d cette opposition. On pourrait schématiser l’échange par la formule M –<br />

A – M – A – … etc.. La marchandise s’échange contre l’arg<strong>en</strong>t qui s’échangera contre une<br />

autre marchandise. Mais ce processus peut se scinder <strong>en</strong> deux processus non seulem<strong>en</strong>t<br />

distincts mais opposés.<br />

La circulation marchande simple est représ<strong>en</strong>tée par le schéma M – A – M : le possesseur<br />

d’une certain marchandise s’<strong>en</strong> dessaisit contre une certaine somme d’arg<strong>en</strong>t qui lui<br />

permet d’acheter une autre marchandise dont il a besoin. C’est un processus qui est<br />

<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t commandé par le cycle vital élém<strong>en</strong>taire. A u contraire, l’arg<strong>en</strong>t se transforme<br />

<strong>en</strong> capital quand le cycle pr<strong>en</strong>d la forme A – M – A ’ (avec A ’ = A + Δ A ). Ici c’est<br />

l’accumulation d’arg<strong>en</strong>t qui devi<strong>en</strong>t la finalité du cycle de l’échange : le but c’est<br />

l’accroissem<strong>en</strong>t de la valeur, le Δ A . D’où la définition marxi<strong>en</strong>ne du capital : c’est<br />

de l’arg<strong>en</strong>t qui augm<strong>en</strong>te dans le processus de circulation. « La valeur semble avoir<br />

acquis la propriété occulte d’<strong>en</strong>fanter de la valeur, parce qu’elle est valeur, de faire<br />

des petits ou du moins de pondre des œufs d’or. »<br />

Marx ne repr<strong>en</strong>d jamais explicitem<strong>en</strong>t la dim<strong>en</strong>sion morale de l’opposition aristotélici<strong>en</strong>ne<br />

<strong>en</strong>tre économique et chrématistique et, <strong>en</strong> de nombreux passages, il semble faire<br />

une véritable apologie de la révolution capitaliste détruit irrémédiablem<strong>en</strong>t toutes les<br />

valeurs du passé. Et pourtant on peut suivre les comm<strong>en</strong>tateurs comme Michel H<strong>en</strong>ry qui<br />

estim<strong>en</strong>t que la critique marxi<strong>en</strong>ne du mode de production capitaliste a cette dim<strong>en</strong>sion<br />

morale comme arrière-plan. L’inversion des finalités des finalités de l’échange est au<br />

fond l’expression du caractère mortifère de l’échange capitaliste.<br />

La méfiance des moralistes et théologi<strong>en</strong>s anci<strong>en</strong>s à l’égard du pouvoir de l’arg<strong>en</strong>t<br />

va être un des c<strong>en</strong>tres de la bataille que livr<strong>en</strong>t les philosophes de l’âge classique et<br />

de l’époque des Lumières. L’arg<strong>en</strong>t, avec qui on compose mais qui est toujours marqué au<br />

coin du péché sera progressivem<strong>en</strong>t purifié et devi<strong>en</strong>dra la valeur par excell<strong>en</strong>ce qui<br />

commande le progrès des mœurs.<br />

A insi, John Locke construit sa p<strong>en</strong>sée politique et son éthique à partir d’une véritable<br />

philosophie de l’arg<strong>en</strong>t. Si le travail est le fondem<strong>en</strong>t du droit de propriété,<br />

mais les hommes ne se cont<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t plus de ce que leur donne la nature quand l’usage de<br />

« l’arg<strong>en</strong>t monnayé » comm<strong>en</strong>ce à avoir lieu. C’est seulem<strong>en</strong>t alors que « les sociétés ne<br />

laissèr<strong>en</strong>t pas de distinguer leurs territoires par les bornes qu’elles plantèr<strong>en</strong>t, et<br />

de faire des lois pour régler les propriétés de chaque membre de la société : et ainsi<br />

par accord et par conv<strong>en</strong>tion fut établie la propriété que le travail et l’industrie<br />

avai<strong>en</strong>t déjà comm<strong>en</strong>cé d’établir. » Donc l’établissem<strong>en</strong>t de l’état civil selon Locke<br />

intervi<strong>en</strong>t après l’introduction de l’usage de « l’arg<strong>en</strong>t monnayé ». L’économie monétaire<br />

90<br />

moderne, celle qui pr<strong>en</strong>d son essor à la R<strong>en</strong>aissance apparaît donc comme l’économie naturelle.<br />

Mais <strong>en</strong> même la monnaie permet selon Locke de dépasser les limites inhér<strong>en</strong>tes à<br />

la première forme naturelle de la propriété. En effet, le droit de propriété s’exerce<br />

sur les produits du travail, mais ceux-ci ne peuv<strong>en</strong>t être accumulés que dans des limites<br />

très restreintes. « Et, certes, ce serait une grande folie, aussi bi<strong>en</strong> qu’une grande<br />

malhonnêteté, de ramasser plus de fruits qu’on <strong>en</strong> a besoin et qu’on <strong>en</strong> peut manger ».<br />

Or, avec l’arg<strong>en</strong>t, tout cela change et s’ouvre la possibilité d’un agrandissem<strong>en</strong>t des<br />

possessions : « Mais depuis que l’or et l’arg<strong>en</strong>t, qui, naturellem<strong>en</strong>t sont si peu utiles<br />

à la vie de l’homme, par rapport à la nourriture, aux vêtem<strong>en</strong>ts et à d’autres nécessités<br />

semblables, ont reçu un certain prix et une certaine valeur, du cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t des<br />

hommes, quoique après tout le travail contribue beaucoup à cet égard ; il est clair,<br />

par une conséqu<strong>en</strong>ce nécessaire, que le même cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t a permis des possessions<br />

inégales et disproportionnées. Car dans les gouvernem<strong>en</strong>ts où les lois règl<strong>en</strong>t tout,<br />

lorsqu’on y a proposé et approuvé un moy<strong>en</strong> de posséder justem<strong>en</strong>t, et sans que personne<br />

puisse se plaindre qu’on lui fait de tort, plus de choses qu’on <strong>en</strong> peut consumer<br />

pour sa subsistance propre, et que ce moy<strong>en</strong> d’est l’or et l’arg<strong>en</strong>t, lesquels peuv<strong>en</strong>t<br />

demeurer <strong>en</strong>tre les mains d’un homme sans que ce qu’il <strong>en</strong> a, au-delà de ce qui lui est<br />

nécessaire, soit <strong>en</strong> danger de se pourrir et de déchoir, le cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t mutuel et unanime<br />

r<strong>en</strong>d justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’arg<strong>en</strong>t, agrandit,<br />

ét<strong>en</strong>d, augm<strong>en</strong>te ses possessions autant qu’il lui plaît. » (Traité du gouvernem<strong>en</strong>t civil<br />

– chapitre V)<br />

La naturalisation de l’arg<strong>en</strong>t trouve son complém<strong>en</strong>t dans l’affirmation que les plus<br />

grandes inégalités et l’accumulation illimitée de richesses, sous la forme de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

sont conformes au contrat social (le « cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t mutuel et unanime »). L’<strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t<br />

n’est plus suspect. Puisque son origine ultime est le travail et que l’arg<strong>en</strong>t<br />

n’est toujours que le signe du travail humain, l’accumulation d’arg<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t quelque<br />

chose de conforme à la loi naturelle. La transformation générale de l’attitude philosophique<br />

à l’égard de l’arg<strong>en</strong>t s’inscrit dans un mouvem<strong>en</strong>t plus large qui touche <strong>en</strong><br />

particulier les conceptions religieuses. La religion réformée, luthéri<strong>en</strong>ne aussi bi<strong>en</strong><br />

que calviniste, lève les interdits (très formels au demeurant) qui pesai<strong>en</strong>t sur l’<strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t.<br />

La nouvelle conception morale de l’arg<strong>en</strong>t n’est que l’aspect le plus visible d’une<br />

liquidation générale de l’ethos anci<strong>en</strong>. A lbert Hirschman analyse cette transformation<br />

<strong>en</strong> montrant comm<strong>en</strong>t les intérêts sont désormais conçus comme le moy<strong>en</strong> pour juguler les<br />

passions. Pour Hobbes, l’homme à l’état de nature est soumis non principalem<strong>en</strong>t à des<br />

pulsions instinctives mais sur à ces désirs qui naiss<strong>en</strong>t du fait que l’homme possède le<br />

langage. Rivalité, méfiance, gloire, ce sont là les passions qui pouss<strong>en</strong>t les hommes à<br />

la guerre. Inversem<strong>en</strong>t, « les passions qui inclin<strong>en</strong>t les hommes à la paix sont la crainte<br />

de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obt<strong>en</strong>ir<br />

par leur industrie. »<br />

On retrouve chez Montesquieu cette idée que « l’effet naturel du commerce est de<br />

porter à la paix ». Cep<strong>en</strong>dant, l’auteur de L’esprit des lois perçoit clairem<strong>en</strong>t ambiguïté<br />

des effets du développem<strong>en</strong>t de l’amour du commerce. Il est bon <strong>en</strong> ce qui concerne<br />

les rapports <strong>en</strong>tre les nations puisque « deux nations qui négoci<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble se r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />

réciproquem<strong>en</strong>t dép<strong>en</strong>dantes : si l’une a intérêt à acheter, l’autre a intérêt à v<strong>en</strong>dre<br />

; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » Pourtant, au niveau des<br />

individus, si l’esprit de commerce produit « un certain s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de justice exacte<br />

opposé au brigandage », ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t fait qu’on « trafique de toutes les actions humaines<br />

et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande,<br />

s’y font ou s’y donn<strong>en</strong>t pour de l’arg<strong>en</strong>t. » Plus nettem<strong>en</strong>t chez Kant, on retrouve cette<br />

attitude double : d’un côté la poursuite des intérêts égoïstes est le moy<strong>en</strong> dont se sert<br />

la nature pour accomplir son plan, c'est-à-dire le peuplem<strong>en</strong>t de toute la terre et<br />

l’établissem<strong>en</strong>t de relations pacifiques <strong>en</strong>tre tous les peuples ; mais Kant ne manque<br />

pas de marquer son mépris pour ce « peuple commerçant » par excell<strong>en</strong>ce qu’est le peuple<br />

anglais.<br />

91


Mais au total, la philosophie des Lumières vantera le « bon luxe » et verra dans l’industrie,<br />

le commerce et l’<strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t des mobiles, peu nobles <strong>en</strong> eux-mêmes, mais au<br />

fond légitimes et surtout extrêmem<strong>en</strong>t efficaces pour conduire l’humanité au progrès<br />

moral et politique. Les morales utilitaristes, chez les Français comme le baron d’Holbach,<br />

ami et protecteur de Diderot, ou chez les A nglais avec Jeremy B<strong>en</strong>tham formeront<br />

le complém<strong>en</strong>t philosophique adéquat de ce nouvel esprit du capitalisme.<br />

Seul ou presque, Rousseau ne partage guère cet optimisme. Il admet que l’on « ne peut<br />

faire agir les hommes que par leur intérêt » mais il ajoute que « l’intérêt pécuniaire<br />

est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même le<br />

moindre et le plus faible aux yeux de qui connaît bi<strong>en</strong> le cœur humain. ». Il oppose la<br />

richesse et la prospérité : l’égalitarisme, méprisant l’arg<strong>en</strong>t est la condition de la<br />

prospérité qui repose le développem<strong>en</strong>t des « arts utiles » alors que la poursuite de la<br />

richesse est historiquem<strong>en</strong>t la cause de la ruine des nations. Les nations riches ont un<br />

peuple « ard<strong>en</strong>t, habile, ambitieux, servile et fripon » et l’histoire montre qu’elles<br />

sont conquises par les peuples pauvres. A utrem<strong>en</strong>t dit, l’efficacité économique conduit<br />

à l’asservissem<strong>en</strong>t.<br />

Il est, <strong>en</strong> effet, à craindre que la croyance dans les vertus civilisatrices de l’esprit<br />

de commerce et de l’amour lucre ne soit trop unilatérale, à moins qu’il ne faille<br />

la ranger, aux côtés du « despotisme éclairé » parmi les illusions les plus dangereuses<br />

dont les p<strong>en</strong>seurs des Lumières se sont faits les porteurs. Déjà Diderot ou Kant avai<strong>en</strong>t<br />

des soupçons sur la prop<strong>en</strong>sion du commerce à se transformer <strong>en</strong> pillage, guerres coloniales,<br />

et asservissem<strong>en</strong>t des peuples. Selon Hannah A r<strong>en</strong>dt, le génie de Thomas Hobbes<br />

est d’avoir anticipé ce grand mouvem<strong>en</strong>t « d’émancipation de la bourgeoisie » qui va subvertir<br />

les États nations, et assurer la prédominance des intérêts privés et de<br />

l’accumulation de richesses.<br />

« Il est significatif que les champions modernes du pouvoir se trouv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> accord<br />

total avec la philosophie de l'unique grand p<strong>en</strong>seur qui prét<strong>en</strong>dit jamais tirer le bi<strong>en</strong><br />

public des intérêts privés, et qui au nom du bi<strong>en</strong> privé, imagina et échafauda l'idée<br />

d'un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir.<br />

Hobbes est <strong>en</strong> effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse rev<strong>en</strong>diquer à<br />

juste titre comme exclusivem<strong>en</strong>t si<strong>en</strong>, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à<br />

reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes exposait la seule théorie politique<br />

selon laquelle l'État ne se fonderait pas sur une quelconque loi constitutive –<br />

la loi divine, la loi de nature ou celle du contrat social – qui déterminerait les droits<br />

et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts<br />

individuels eux-mêmes, de sorte que ‘l'intérêt privé est le même que l’intérêt<br />

public.’ »<br />

Or, pour A r<strong>en</strong>dt, ce mouvem<strong>en</strong>t va être le point de départ de l’impérialisme moderne<br />

et du déclin de l’État nation, c'est-à-dire du processus historique où se forgeront et<br />

les pré-conditions politiques, les m<strong>en</strong>talités et les hommes qui r<strong>en</strong>dront possible le<br />

totalitarisme moderne.<br />

Si l’optimisme des Lumières n’est plus de saison, quelle place doit-on faire aux<br />

grandes utopies qui ont rêvé d’une société débarrassée de l’esprit de lucre, de la rivalité,<br />

et de l’épuisante course à l’accumulation des richesses ? Les premiers courants<br />

de p<strong>en</strong>sée opposés au capitalisme, socialistes utopiques, anarchistes proudhoni<strong>en</strong>s,<br />

voyai<strong>en</strong>t dans l’arg<strong>en</strong>t la source de tout mal. Du phalanstère fouriériste à l’association<br />

proudhoni<strong>en</strong>ne, on p<strong>en</strong>sait une société où les relations <strong>en</strong>tre individus serai<strong>en</strong>t<br />

basées sur une coopération consci<strong>en</strong>te et sur la recherche du bonheur commun. Ce faisant,<br />

le socialisme r<strong>en</strong>ouait avec la condamnation aristotélici<strong>en</strong>ne de la chrématistique<br />

et avec la méfiance traditionnelle à l’égard de l’arg<strong>en</strong>t et du pouvoir qu’il procure,<br />

<strong>en</strong> particulier à l’égard de l’arg<strong>en</strong>t qui provi<strong>en</strong>t des activités de prêt ou plus largem<strong>en</strong>t<br />

des activités spéculatives. L’arg<strong>en</strong>t doit toujours être un moy<strong>en</strong> et non une fin.<br />

Cette conception a nourri un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t ambival<strong>en</strong>t à l’égard de l’arg<strong>en</strong>t : tout le monde<br />

le recherche et pourtant cette recherche est toujours chargée du poids du péché. L’antijudaïsme<br />

catholique y trouvera un alim<strong>en</strong>t constant : les Juifs, dans l’Europe médiévale,<br />

92<br />

ne sont-ils pas des spécialistes de la chrématistique ? Ils sont d’autant plus détestables<br />

que les bons chréti<strong>en</strong>s sont, eux aussi, mus par la faim sacrée de l’or (auri sacra<br />

fames) et que le Juif donc expose <strong>en</strong> pleine lumière le mal qui les ronge. A insi, les<br />

utopies qui vis<strong>en</strong>t à débarrasser la société de la malédiction de l’arg<strong>en</strong>t, retrouv<strong>en</strong>t<br />

une dim<strong>en</strong>sion religieuse profondém<strong>en</strong>t <strong>en</strong>racinée dans la culture europé<strong>en</strong>ne.<br />

Bi<strong>en</strong> qu’hostiles aux utopies, les marxistes, finalem<strong>en</strong>t, n’étai<strong>en</strong>t pas mieux armés.<br />

A bandonnés au projet d’une société transpar<strong>en</strong>te, ils ont naturellem<strong>en</strong>t admis, eux aussi,<br />

qu’il fallait se débarrasser de l’arg<strong>en</strong>t dans la société communiste puisque l’arg<strong>en</strong>t est<br />

le fétiche par excell<strong>en</strong>ce, c'est-à-dire ce qui donne aux rapports sociaux leur caractère<br />

mystique, les transfigure et les r<strong>en</strong>d méconnaissables. Mais l’expéri<strong>en</strong>ce et la<br />

théorie montr<strong>en</strong>t que cette société transpar<strong>en</strong>te est une utopie catastrophique. La suppression<br />

du médium de l’arg<strong>en</strong>t nécessite que les rapports <strong>en</strong>tre les individus, fondés<br />

sur la nécessité vitale, soi<strong>en</strong>t ram<strong>en</strong>és à des rapports personnels. Or, comme il s’agit<br />

de rapports nécessaires – je choisis mes amis mais pas forcém<strong>en</strong>t mon boulanger – on<br />

retombe dans un système de dép<strong>en</strong>dance personnelle qui, loin de préfigurer un av<strong>en</strong>ir plus<br />

libre, signifierait un retour <strong>en</strong> arrière vers des types d’organisation sociale qu’on doit<br />

qualifier, faute de mieux, de féodale. Ce qui explique pourquoi le système soviétique<br />

officiellem<strong>en</strong>t fondé sur la planification sci<strong>en</strong>tifique se doublait d’un système de relations<br />

personnelles cli<strong>en</strong>télistes et de véritables mafias.<br />

L’arg<strong>en</strong>t met à distance l’homme qui a des besoins et celui qui dispose du moy<strong>en</strong> de<br />

satisfaire ce besoin et c’est un facteur de progrès, si on considère que le progrès<br />

trouve une de ses meilleures expressions dans le développem<strong>en</strong>t de l’autonomie. La seule<br />

question est alors de savoir si on peut séparer l’arg<strong>en</strong>t dans cette fonction nécessaire<br />

de l’arg<strong>en</strong>t qui permet d’asservir l’homme.<br />

Source : http://d<strong>en</strong>is-collin.viabloga.com/<br />

93<br />

L'évoluon du rapace au financier


Georg Scharff<strong>en</strong>berg (ca. 1530 - ca. 1607)<br />

Le Joueur, vers 1576, d’après La danse macabre de Bâle par Hans Holbein<br />

LES VERTUS DE L’ARGENT<br />

OU LA QUÊTE DU SPIRITUEL<br />

Dominique Terré<br />

L’A RGENT COMME SPIRITUA LITÉ<br />

A . — A rg<strong>en</strong>t et quête spirituelle<br />

« La quête sauvage de l’arg<strong>en</strong>t, la passion que, contrairem<strong>en</strong>t à d’autres valeurs c<strong>en</strong>trales<br />

comme par exemple, la propriété terri<strong>en</strong>ne », l’arg<strong>en</strong>t communique à la vie économique et à<br />

la vie tout court ne sont nullem<strong>en</strong>t contradictoires avec « cet apaisem<strong>en</strong>t final dans lequel<br />

l’effet de l’arg<strong>en</strong>t se rapproche de l’atmosphère religieuse. Car si, d’une part toute l’excitation<br />

et la cont<strong>en</strong>tion dans la lutte pour l’arg<strong>en</strong>t sont la condition de la paix<br />

bi<strong>en</strong>heureuse de l’âme une fois <strong>en</strong> possession de sa conquête ; d’autre part le calme de l’âme<br />

apaisée que procur<strong>en</strong>t les bi<strong>en</strong>s religieux, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de se trouver au point où l’exist<strong>en</strong>ce<br />

touche à son unité, n’atteign<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t leur plus haute valeur consci<strong>en</strong>te que comme<br />

prix d’un combat <strong>en</strong> quête de Dieu » 10 .<br />

Pourquoi l’arg<strong>en</strong>t suscite-t-il des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts aussi int<strong>en</strong>ses ? Parce qu’il est le moy<strong>en</strong><br />

absolu qui, pour cette raison même, s’élève à la « signification psychologique d’une fin<br />

absolue ».<br />

Ce moy<strong>en</strong> qu’est l’arg<strong>en</strong>t est une abstraction et résulte d’un jugem<strong>en</strong>t 11 .<br />

« Il aura fallu établir un rapport de mesure <strong>en</strong>tre deux grandeurs, non plus <strong>en</strong> les comparant<br />

directem<strong>en</strong>t, mais de telle sorte que chacune d’elle soit mise <strong>en</strong> rapport<br />

respectivem<strong>en</strong>t avec une autre grandeur, et que ces deux aspects soi<strong>en</strong>t respectivem<strong>en</strong>t égaux<br />

<strong>en</strong>tre eux, c’est là l’un des plus grands progrès que l’humanité ait accomplis ».<br />

Bi<strong>en</strong> que l’approche phénoménologique de Simmel donne à son style une résonance hégéli<strong>en</strong>ne,<br />

on pourrait dire que la grandeur de l’arg<strong>en</strong>t est toute kanti<strong>en</strong>ne. Elle résulte d’une<br />

analogie de l’expéri<strong>en</strong>ce et c’est un jugem<strong>en</strong>t synthétique a priori.<br />

Susan Isaacs 12 , psychanalyste kleini<strong>en</strong>ne, exprime une idée qui est proche de celle-là,<br />

quoique plus mêlée d’humanité. Elle souti<strong>en</strong>t que la relation <strong>en</strong>tre une personne et un objet,<br />

qu’il s’agisse d’un jouet, d’un outil, d’une arme, d’une logem<strong>en</strong>t, d’une parure ou d’une<br />

unité monétaire <strong>en</strong> cours, n’est pas une simple affaire <strong>en</strong>tre une personne et une chose. Il<br />

s’agit toujours d’un rapport triangulaire <strong>en</strong>tre au moins deux êtres humains et la chose <strong>en</strong><br />

question.<br />

L’arg<strong>en</strong>t conti<strong>en</strong>drait toujours une triade.<br />

Pourtant les psychanalystes, plus exactem<strong>en</strong>t Ernest Borneman, sont loin de nourrir, à<br />

l’égard de l’arg<strong>en</strong>t, l’admiration que lui voue Simmel : au s<strong>en</strong>s clinique, déclare certain<br />

d’<strong>en</strong>tre eux, l’« inv<strong>en</strong>tion » de l’arg<strong>en</strong>t ne se distingue que très superficiellem<strong>en</strong>t d’autres<br />

productions d’origine névrotique 13 . Simmel n’aurait sans doute pas été de cet avis.<br />

L’arg<strong>en</strong>t résulte d’un jugem<strong>en</strong>t, il <strong>en</strong> est abstrait, mais cette abstraction est substantifiée<br />

dans des pièces de monnaies, des billets de banque, ou <strong>en</strong>core des écritures. C’est<br />

la raison pour laquelle certains auteurs ont effectué un surpr<strong>en</strong>ant rapprochem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre la<br />

figure du Christ, dieu fait chair, manifestation idéale et réelle, et l’arg<strong>en</strong>t, cet idéel<br />

réifié 14 . Ce n’est pas dans cette correspondance, quelque intéressante qu’elle puisse être,<br />

que nous p<strong>en</strong>sons trouver la spiritualité.<br />

L’arg<strong>en</strong>t est l’outil le plus pur, le moy<strong>en</strong> achevé 15. C’est un médium sans aucune résistance.<br />

Il se laisse immédiatem<strong>en</strong>t approprier, à la différ<strong>en</strong>ce, par exemple, d’un bi<strong>en</strong> foncier<br />

qui peut se révéler résistant. Il a cette qualité très positive qu’on désigne par un concept<br />

négatif : l’abs<strong>en</strong>ce de caractère 16 . Puisqu’il n’a pas de qualité, son ess<strong>en</strong>ce repose sur sa<br />

seule quantité. Et comme il est amorphe, il est capable de changer de forme : l’arg<strong>en</strong>t du<br />

riche n’est pas le même que l’arg<strong>en</strong>t du pauvre. Ces quelques sous sont insignifiants et<br />

pathétiques, ceux-là sont imposants et compos<strong>en</strong>t une fortune.<br />

« La fortune, dit Simmel, à partir d’un certain degré d’importance, ne prés<strong>en</strong>te pas la<br />

médiocrité esthétique 17 de l’arg<strong>en</strong>t dans son <strong>en</strong>semble » 18 . La différ<strong>en</strong>ce de quantité lui<br />

confère une qualité radicalem<strong>en</strong>t opposée. Du reste l’amorphisme de l’arg<strong>en</strong>t est tel qu’on<br />

95


peut voir <strong>en</strong> lui le pire destructeur de formes 19 . L’arg<strong>en</strong>t inspire à Simmel l’image de la<br />

cond<strong>en</strong>sation : le rôle de l’arg<strong>en</strong>t est de cond<strong>en</strong>ser les valeurs 20 . En cela il se rattache<br />

aux grandes forces de la civilisation dont l’ess<strong>en</strong>ce serait de surmonter, grâce à une conc<strong>en</strong>tration<br />

des énergies, les résistances actives et passives à nos objectifs. L’arg<strong>en</strong>t<br />

r<strong>en</strong>forcerait la t<strong>en</strong>dance historique à la cond<strong>en</strong>sation des forces 21 . Il serait concision.<br />

La remarque de cette concision fait compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t l’arg<strong>en</strong>t peut cristalliser une certaine<br />

spiritualité. En effet l’arg<strong>en</strong>t va vers une spiritualisation constante 22 ; ce qu’on<br />

appelle aujourd’hui la dématérialisation de l’arg<strong>en</strong>t peut <strong>en</strong> être considérée comme l’indice.<br />

C’est ici que nous trouvons la confirmation de notre intuition initiale, mais il faut se<br />

garder d’un contres<strong>en</strong>s. Il serait erroné de p<strong>en</strong>ser que l’arg<strong>en</strong>t serait peu à peu <strong>en</strong> train<br />

de se vider de sa substance. La spiritualisation n’est pas déréalisation 23 . On retrouve ici,<br />

sous un autre angle, le problème de la distinction <strong>en</strong>tre l’arg<strong>en</strong>t et la monnaie. Jacques<br />

Derrida 24 ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle que l’arg<strong>en</strong>t, pas plus que la monnaie,<br />

ne se trouve dans la nature ; tous deux repos<strong>en</strong>t sur le crédit qu’on accorde à des conv<strong>en</strong>tions<br />

; ils sont l’un et l’autre des phénomènes de crédit et de conv<strong>en</strong>tion. Il faut, d’après<br />

Derrida, insister sur cette conv<strong>en</strong>tionnalité de l’arg<strong>en</strong>t ou de l’or, pour résister à une<br />

t<strong>en</strong>dance naturalisante dans l’interprétation de l’histoire de la monnaie ou de la valeur.<br />

L’un des exemples de cette t<strong>en</strong>dance consiste, par exemple, à considérer comme une histoire<br />

dénaturante le passage de la monnaie-or ou monnaie-arg<strong>en</strong>t au papiermonnaie (à convertibilité<br />

assurée par l’État), puis au papier monnaie fiduciaire (le billet de banque) à garantie<br />

non assurée, puis au papier monnaie conv<strong>en</strong>tionnel inconvertible et à cours forcé (après la<br />

Première Guerre mondiale). C’est à tort qu’on représ<strong>en</strong>te l’histoire de la monnaie comme celle<br />

d’une déchéance. Comme une chute de l’âge d’or d’une monnaie qui aurait été vraim<strong>en</strong>t naturelle,<br />

fiable, originaire, comme si la monnaie or n’était pas déjà un effet de crédit, de<br />

conv<strong>en</strong>tion 25 .<br />

Mais cette vision des choses est très répandue. L’histoire de l’arg<strong>en</strong>t est souv<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tée<br />

comme une interminable et lam<strong>en</strong>table dévaluation.<br />

B. — Échange monétaire et échange amoureux<br />

Pour Simmel, l’exist<strong>en</strong>ce de l’arg<strong>en</strong>t découle de celle de l’échange ; il n’y a arg<strong>en</strong>t que<br />

parce qu’il y a échange et pour qu’il y ait échange. La puissance de cette relation d’échange<br />

est si forte qu’elle le conduit souv<strong>en</strong>t à comparer l’échange pécuniaire à l’échange amoureux.<br />

Trois exemples illustr<strong>en</strong>t ce rapprochem<strong>en</strong>t qui manifeste une véritable id<strong>en</strong>tité de<br />

structure <strong>en</strong>tre l’amour et l’arg<strong>en</strong>t.<br />

Tout d’abord, cette comparaison inatt<strong>en</strong>due : « Si l’amour selon Platon désigne un état<br />

intermédiaire <strong>en</strong>tre l’avoir et le non-avoir, il est dans l’intériorité subjective ce qu’est<br />

le moy<strong>en</strong> dans l’objectivité extérieure. De même que l’amour est l’état humain par excell<strong>en</strong>ce,<br />

de même le moy<strong>en</strong> et sa version r<strong>en</strong>forcée, l’outil sont-ils le symbole de l’espèce<br />

humaine. Or le moy<strong>en</strong> trouve sa réalité la plus pure dans l’arg<strong>en</strong>t » 26 .<br />

A insi l’amour serait un moy<strong>en</strong> subjectif et intérieur et l’arg<strong>en</strong>t un moy<strong>en</strong> objectif et<br />

extérieur, et tous deux, faisant l’humanité de l’homme, serai<strong>en</strong>t moy<strong>en</strong>s de moy<strong>en</strong>, puisque<br />

l’homme chez Simmel est un moy<strong>en</strong>. L’arg<strong>en</strong>t, qui lui-même est symbole 27 , est désigné ici comme<br />

symbole de l’espèce humaine, comme quintess<strong>en</strong>ce du fait humain.<br />

Mais, chez Simmel, le rapprochem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre l’amour et l’arg<strong>en</strong>t n’est pas forcém<strong>en</strong>t, comme<br />

on aurait pu s’y att<strong>en</strong>dre, <strong>en</strong> faveur de l’amour. L’échange amoureux n’est qu’une pâle<br />

réplique de l’échange monétaire qui est infinim<strong>en</strong>t plus cond<strong>en</strong>sé et plus crucial. En effet,<br />

plus sûrem<strong>en</strong>t que le li<strong>en</strong> d’amour, le li<strong>en</strong> d’arg<strong>en</strong>t repose directem<strong>en</strong>t sur un sacrifice. «<br />

C’est sans doute, dit-il, l’échange de valeurs économiques qui échappe le moins à la coloration<br />

du sacrifice. Quand nous échangeons amour contre amour nous ne saurions que faire<br />

d’autre avec toute cette énergie interne qui se manifeste là ; <strong>en</strong> donnant cet amour nous ne<br />

sacrifions ri<strong>en</strong> […] ».<br />

A insi, l’amour ne nous coûterait ri<strong>en</strong> tandis que l’acquisition de l’arg<strong>en</strong>t serait toujours<br />

ardue et coûteuse et s’effectuerait au détrim<strong>en</strong>t de celle d’autre chose 28, à la<br />

t<strong>en</strong>tation de quoi il faut toujours résister. En revanche comme il n’est pas toujours facile<br />

d’être infidèle, la fidélité ne résulte pas nécessairem<strong>en</strong>t d’un r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t.<br />

En somme, amour facile, arg<strong>en</strong>t difficile.<br />

96<br />

Enfin, l’amour sert égalem<strong>en</strong>t à Simmel pour expliquer le crédit ; ce dernier est semblable<br />

à la confiance qui souti<strong>en</strong>t l’amour et demande de temps à autre des témoignages<br />

concrets et des preuves physiques.<br />

Le crédit et l’arg<strong>en</strong>t rempliss<strong>en</strong>t la même fonction, de même que les côtés s<strong>en</strong>suel ou spirituel<br />

de l’amour. « Le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t fondam<strong>en</strong>tal de l’amour peut s’exprimer par le s<strong>en</strong>suel ou<br />

par le spirituel à telle <strong>en</strong>seigne que ces deux modes de manifestation se r<strong>en</strong>forc<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t<br />

l’un l’autre, une interrelation <strong>en</strong>tre les deux possibilités permettant bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t de réaliser<br />

ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de la manière la plus profonde et la plus vivante. La signification du<br />

crédit -être avec l’arg<strong>en</strong>t liquide <strong>en</strong> circulation dans une relation de stimulation réciproque,<br />

et d’autre part remplacer celui-ci – ne fait que montrer l’unité du rôle qui incombe<br />

à l’un et à l’autre » 29 .<br />

Cette confiance dans l’amour ou dans l’arg<strong>en</strong>t, il arrive qu’on veuille la d<strong>en</strong>sifier toujours<br />

plus, la prouver toujours davantage et c’est ce que fait l’avare, si épris d’absolu<br />

qu’il l’étouffe.<br />

C. — L’avarice<br />

C’est ainsi que l’avare, et l’adoration qu’il voue à ses bi<strong>en</strong>s, apparaiss<strong>en</strong>t comme une<br />

figure annonciatrice de l’adoration divine. L’avarice cupide recherche une possibilité<br />

pure et simple, s’ét<strong>en</strong>dant à l’infini, et ne r<strong>en</strong>contre pas, comme dans la jouissance, des<br />

raisons pour se limiter 30.<br />

L’avare cherche des preuves, n’<strong>en</strong> trouve jamais assez, et <strong>en</strong> accumule toujours plus.<br />

D’ailleurs, jamais personne ne se reconnaît comme avare ; on se reconnaît plus volontiers<br />

comme prodigue.<br />

Comm<strong>en</strong>t Simmel prés<strong>en</strong>te-t-il l’avarice ? C’est une dégénéresc<strong>en</strong>ce pathologique « ce développem<strong>en</strong>t<br />

des bi<strong>en</strong>s vers une finalité dont la valeur absolue dépasse […] la simple jouissance<br />

trouve dans l’avarice et la cupidité, ces dégénéresc<strong>en</strong>ces pathologiques de l’intérêt monétaire,<br />

le cas le plus net et le plus décisif, celui qui de plus <strong>en</strong> plus tire à lui les autres<br />

du même type 31 . L’arg<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>u fin <strong>en</strong> soi ne laisse même pas les bi<strong>en</strong>s qui, par nature,<br />

sont étrangers à l’économie, exister <strong>en</strong> soi ».<br />

En somme nous serions tous attirés par l’avarice, par les seuls ressorts de l’économie<br />

monétaire. L’avarice ferait force de loi mimétique, de plus <strong>en</strong> plus contraignante, mais à<br />

notre insu puisque personne ne cons<strong>en</strong>t à se reconnaître avare. L’avarice l’emporterait sur<br />

tous les autres vices, serait seul à leur survivre.<br />

L’arg<strong>en</strong>t, pour l’avare, n’a aucune prestation à fournir <strong>en</strong> dehors de sa simple possession.<br />

Il se ti<strong>en</strong>t au-delà de la sphère personnelle, objet de considérations craintives, à<br />

luimême tabou. Il est objet d’adoration sacrée, il est intouchable. C’est dans cette adoration<br />

que réside la spiritualité de l’arg<strong>en</strong>t. D’habitude, l’arg<strong>en</strong>t abaisse, humilie, il<br />

oblige à compter, à compter avec lui. L’aristocrate a le désagréable s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’être abaissé<br />

par l’arg<strong>en</strong>t. Et, justem<strong>en</strong>t, l’avare et le prodigue refus<strong>en</strong>t tous deux la mesure de la<br />

valeur qui, seule peut apporter une limite. Chez l’avare comme chez le prodigue chaque<br />

mom<strong>en</strong>t atteint éveille la soif de son int<strong>en</strong>sification. Des deux, l’avare est le plus abstrait.<br />

Il est tout à fait indiffér<strong>en</strong>t aux choses concrètes. Son incapacité à jouir de ses<br />

possessions <strong>en</strong> est presque indigne. C’est parce qu’elle n’est pas limitée par la jouissance<br />

que l’avarice est infinie. C’est la totalité, l’Unité qu’il t<strong>en</strong>te d’atteindre à travers elle.<br />

La pauvreté, s’appar<strong>en</strong>te-t-elle, lorsqu’elle est recherchée, à l’avarice ? Selon Simmel,<br />

elle trouverait sa représ<strong>en</strong>tation décisive chez les premiers Franciscains 32 qui voulai<strong>en</strong>t<br />

réagir contre la sécularisation de l’Église au XIIe et XIIIe siècle. A vec ces derniers la<br />

pauvreté serait dev<strong>en</strong>ue à son tour une « valeur absolue » et se serait transformée <strong>en</strong> bi<strong>en</strong><br />

positif. Loin d’être un r<strong>en</strong>onçant ou de se conformer à un idéal ascétique, le pauvre possède<br />

dans la pauvreté « l’extrait le plus pur et le plus raffiné des choses, comme l’avare<br />

dans l’arg<strong>en</strong>t » 33 . Le pauvre serait riche et avare de sa pauvreté.<br />

D’autres figures que l’avare peuv<strong>en</strong>t être éclairantes pour le prés<strong>en</strong>t sujet. La prodigalité<br />

34 représ<strong>en</strong>te aux yeux de Simmel le « seul phénomène ayant une signification par rapport<br />

à la philosophie de l’arg<strong>en</strong>t » 35 .<br />

Le joueur 36 , qui est une figure de la prodigalité, est prés<strong>en</strong>té, à juste titre, par certains<br />

psychanalystes américains 37 comme quelqu’un qui veut se dépouiller de son arg<strong>en</strong>t afin<br />

97


de susciter l’amour. Paradoxalem<strong>en</strong>t le désir d’amour est à la racine de toute dép<strong>en</strong>se ; il<br />

est prés<strong>en</strong>t chez tous ceux qui veul<strong>en</strong>t se débarrasser de leur arg<strong>en</strong>t. Mais surtout, ce qui<br />

est spécifique au joueur, et qui montre chez lui une forme d’appel du spirituel 38, c’est<br />

qu’il ne cesse de s’adresser à la fortune, de l’interroger, de la prier, pour savoir si elle<br />

l’aime et l’a distingué. Tous les jeux de hasard traduis<strong>en</strong>t la même t<strong>en</strong>tation de mettre à<br />

l’épreuve le ciel, la faveur divine, et les dieux protecteurs qui ne le sont jamais. (L’arg<strong>en</strong>t<br />

n’est pas monothéiste).<br />

Notes :<br />

10 Georg Simmel, Philosophie de l’arg<strong>en</strong>t, PUF, 1987, p. 282. Sur Georg Simmel, on<br />

consultera la riche contribution de Liliane Deroche-Gursel, Simmel et la modernité, PUF,<br />

1997.<br />

11 Simmel, op. cit., p. 148<br />

12 Susan Isaacs, « Possession et cupidité, une interprétation kleini<strong>en</strong>ne », in Ernest<br />

Borneman, Psychanalyse de l’arg<strong>en</strong>t, PUF, 1978, p. 346. On se référera aussi à Serge<br />

Vidermann, De l’arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> psychanalyse et au-delà, PUF, 1993.<br />

13 Borneman, op. cit. p. 81.<br />

14 Cf. Mark Shell « L’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant qu’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant qu’art » in Comm<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser<br />

l’arg<strong>en</strong>t ? op. cit. p. 105 et s.<br />

15 Simmel op. cit., p. 245.<br />

16 Simmel, op. cit. p. 253.<br />

17 Tout se passe comme si, à partir d’une certaine quantité, l’arg<strong>en</strong>t n’était plus amorphe ;<br />

il pr<strong>en</strong>ait une forme. Il est susceptible d’atteindre un stade esthétique qui intéresse l’art<br />

et l’artiste. Cf. Joseph Beuys, Qu’est ce que l’arg<strong>en</strong>t ? A rche, 1994.<br />

18 Simmel, op. cit. p. 335.<br />

19 Simmel, op. cit. p. 325.<br />

20 Simmel, op. cit. p. 223.<br />

21 Ibidem.<br />

22 Le thème de l’arg<strong>en</strong>t et de la spiritualité suscite même des référ<strong>en</strong>ces au Tao, comme on<br />

le voit dans Le Tao de l’arg<strong>en</strong>t : votre attitude spirituelle face à l’arg<strong>en</strong>t comme un moy<strong>en</strong><br />

de transformation, trad. de l’allemand, Courrier du livre, 1993.<br />

23 L’arg<strong>en</strong>t, précise Simmel, ne se comporte pas comme l’idée de Platon vis-à-vis de la<br />

réalité : il ne se réduit pas à l’exist<strong>en</strong>ce des choses extérieures à lui, Simmel, op. cit.,<br />

p. 158.<br />

24 Jacques Derrida, « Du “sans prix” au “juste prix” de la transaction », in Comm<strong>en</strong>t<br />

p<strong>en</strong>ser l’arg<strong>en</strong>t ? p. 386-407.<br />

25 Comm<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser l’arg<strong>en</strong>t ? p. 388-89.<br />

26 Simmel, op cit., p. 245.<br />

27 Dans L’A rg<strong>en</strong>t, L’Harmattan, 1988, Pierre Lantz explore la symbolique de l’arg<strong>en</strong>t à<br />

travers son rapport avec la mort.<br />

28 Jean-Pierre Dupuy, interprétant la p<strong>en</strong>sée utilitariste, la fait ultimem<strong>en</strong>t reposer sur la<br />

notion de sacrifice. Cf. Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’<strong>en</strong>vie, p. 107, Calmann-Lévy,<br />

1991.<br />

29 Op. cit. p. 219.<br />

30 Op. cit. p. 296.<br />

31 Op. cit. p. 287.<br />

32 Le thème de l’arg<strong>en</strong>t et de sa privation dans la pauvreté reste au coeur de la méditation<br />

franciscaine : « Vous avez dit l’arg<strong>en</strong>t ? », série : Évangile aujourd’hui, vol. 153, Éditions<br />

Franciscaines, 1992. D’une façon générale, l'arg<strong>en</strong>t constitue une question lancinante.<br />

Source : extrait de l’article “Les vertus de l’arg<strong>en</strong>t ou la quête du spirituel” par Dominique<br />

TERRÉ<br />

98<br />

KARL MARX, LE CAPITAL, LA THÉSAURISATION<br />

Oscar Gnouros<br />

Le texte que nous étudions ici est extrait du troisième chapitre<br />

du premier livre du Capital de Karl Marx où l’auteur<br />

s’intéresse au processus ou procès (Prozeß) de la circulation<br />

des marchandises et du rôle qu’y ti<strong>en</strong>t l’arg<strong>en</strong>t (Geld). Plus<br />

précisém<strong>en</strong>t, c’est à la Schatzbildung, littéralem<strong>en</strong>t la formation<br />

de trésors, que nous choisissons de r<strong>en</strong>dre par «<br />

thésaurisation » qui est son équival<strong>en</strong>t français prov<strong>en</strong>ant du<br />

latin thesaurizare « amasser un trésor », qu’est dédié ce<br />

texte.<br />

Le texte du Capital s’ouvre <strong>en</strong> effet sur la célèbre définition<br />

du capitalisme donnée par Marx, que lui-même repr<strong>en</strong>d de sa Contribution<br />

à la Critique de l’Economie politique, à savoir qu’il<br />

est une « gigantesque collection de marchandises ». D’abord<br />

énigmatique, cette affirmation s’est éclaircie au fil de la<br />

lecture lorsque Marx a démontré, ou même simplem<strong>en</strong>t montré, que<br />

l’arg<strong>en</strong>t n’est ri<strong>en</strong> d’autre qu’une marchandise. À prés<strong>en</strong>t,<br />

c’est le thème de ce texte, il ne manque plus qu’à élucider le<br />

mécanisme de la formation de cette gigantesque collection pour<br />

compléter cette archéologie du capitalisme. On compr<strong>en</strong>d ainsi pourquoi ce texte sur la thésaurisation,<br />

qui désigne précisém<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t de la formation de cette collection, est<br />

c<strong>en</strong>tral, et est par conséqu<strong>en</strong>t décisif, à la fois pour l’économie du système de Marx, et<br />

pour l’économie <strong>en</strong> général. Il s’agira de montrer <strong>en</strong> quoi la thésaurisation, et c’est là la<br />

thèse de Marx, la soif d’or (die Goldgier) peut être un principe sous-jac<strong>en</strong>t du capitalisme,<br />

et même peut-être plus largem<strong>en</strong>t de la nature humaine <strong>en</strong> général, qui est un point qu’une<br />

certaine lecture de ce texte r<strong>en</strong>d possible.<br />

Ici, Marx s’interrogera ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur quatre points, correspondant chacun à un des<br />

quatre paragraphes de ce texte. Premièrem<strong>en</strong>t, peut-on précisém<strong>en</strong>t dater la naissance de la<br />

thésaurisation dans les comportem<strong>en</strong>ts sociaux ? De quels autres phénomènes économiques estelle<br />

contemporaine ? En deuxième lieu, <strong>en</strong> quoi l’arg<strong>en</strong>t ti<strong>en</strong>t-il un rôle clef dans ce<br />

processus, <strong>en</strong> quoi <strong>en</strong> est-il un élém<strong>en</strong>t décisif, <strong>en</strong> est-il condition de possibilité ? Qu’a,<br />

qu’est ou que fait l’arg<strong>en</strong>t pour permettre le capitalisme ? En troisième lieu, s’il se<br />

trouve que l’arg<strong>en</strong>t constitue de fait le point d’A rchimède de ce système, se pourrait-il<br />

que celui-ci soit <strong>en</strong> même temps porteur d’une contradiction qui lui serait inhér<strong>en</strong>te et qui<br />

contribuerait à faire de lui comme le « diallèle » du capitalisme, où l’une de ses propriétés<br />

fécondes serait, dès le départ, <strong>en</strong> contradiction avec une autre ? Enfin, <strong>en</strong> quatrième lieu,<br />

toutes ces analyses suffis<strong>en</strong>t-elles pour <strong>en</strong> déduire ce qui ti<strong>en</strong>t lieu de morale aux thésauriseurs,<br />

c’est-à-dire à la société capitaliste – on oserait dire bourgeoise ?<br />

I ) Le texte débute par une recherche d’ordre historique sur la naissance de la thésaurisation.<br />

Quand débute précisém<strong>en</strong>t « la soif d’or » (die Goldgier) ? C’est presque un truisme, mais<br />

celle-ci naît avant toute chose avec l’or. Marx a <strong>en</strong> effet précédemm<strong>en</strong>t montré comm<strong>en</strong>t, d’une<br />

certaine forme de troc, les métaux précieux, pour la principale raison que ceux-ci ont peu<br />

de valeur d’usage hormis l’ornem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> sont v<strong>en</strong>us à s’imposer comme étant la seule et<br />

unique marchandise contre laquelle toutes les autres marchandises v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t s’échanger. L’or,<br />

l’étalon universelle permettant de mesurer la valeur de chaque marchandise r<strong>en</strong>dait ainsi possible<br />

l’échange, et devi<strong>en</strong>t peu à peu arg<strong>en</strong>t, monnaie, forme-monnaie. La par<strong>en</strong>té étymologique<br />

<strong>en</strong> A llemand <strong>en</strong>tre Geld et Gold est pat<strong>en</strong>te, de même qu’<strong>en</strong> français, c’est le même mot «<br />

arg<strong>en</strong>t » qui sert à désigner, et le métal, et le moy<strong>en</strong> d’échange et de mesure des valeurs.<br />

99


La relation mise au jour par Marx à propos de la circulation des marchandises est la suivante<br />

:<br />

M – A – M<br />

M est une marchandise que l’on vi<strong>en</strong>t échanger contre de l’arg<strong>en</strong>t A , lequel arg<strong>en</strong>t A est<br />

<strong>en</strong>suite échangé contre une autre marchandise M. Compr<strong>en</strong>dre cette relation et ce mécanisme<br />

est ess<strong>en</strong>tiel pour compr<strong>en</strong>dre l’analyse de Marx.<br />

Notre auteur nous dit que « la soif d’or s’éveille avec la possibilité d’immobiliser la marchandise<br />

comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise ». Toute marchandise<br />

peut <strong>en</strong> <strong>en</strong> effet être considérée selon deux points de vue. L’un est celui de sa valeur<br />

d’usage, c’est-à-dire l’utilité que nous pouvons retirer de cette chose pour nos besoin, le<br />

deuxième est celui de sa valeur d’échange, qui est son pot<strong>en</strong>tiel échangeabilité avec d’autres<br />

marchandises.<br />

Ce que dit Marx ici, c’est que la thésaurisation va naître lorsque l’on sera capable d’<strong>en</strong>rayer<br />

le processus de transformation d’une marchandise <strong>en</strong> une autre, qui permet la<br />

transformation d’une valeur d’usage <strong>en</strong> une autre valeur d’usage qualitativem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te.<br />

Une marchandise n’est valeur d’échange que dans son rapport avec une autre. Si nous n’avons<br />

que deux marchandises, la valeur d’échange est presque impalpable, immatérielle, et ne peut<br />

être saisie, puisqu’une marchandise M1 devi<strong>en</strong>t aussitôt une marchandise M2 : M1 – M2. La<br />

valeur d’échange n’a ici de réalité presque uniquem<strong>en</strong>t que dans l’esprit.<br />

A vec l’introduction de l’arg<strong>en</strong>t, la relation M – M devi<strong>en</strong>t M – A – M et la valeur d’échange<br />

pr<strong>en</strong>d forme concrète dans A . Celle-ci se réifie sous la forme X , Y €, Z $, etc. Il devi<strong>en</strong>t<br />

alors possible de bloquer le processus de métamorphose d’une marchandise <strong>en</strong> une autre <strong>en</strong> «<br />

immobilisant » (festhalt<strong>en</strong>) la valeur d’échange <strong>en</strong> tant qu’arg<strong>en</strong>t. Celui n’est <strong>en</strong> effet<br />

qu’une marchandise comme une autre, et la relation M – A – M recouvre <strong>en</strong> fait une relation<br />

plus générale M – M – M. L’arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tant que marchandise, peut ainsi être aliéné, dev<strong>en</strong>ir<br />

la propriété de quelqu’un.<br />

La partie de la proposition de Marx , « la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur<br />

d’échange comme marchandise », n’énonce ainsi que la même chose sous deux formes différ<strong>en</strong>tes.<br />

Immobiliser la marchandise comme valeur d’échange signifie conserver la pot<strong>en</strong>tialité<br />

d’échangeabilité de la marchandise. Ceci n’étant possible que quand la valeur d’échange se<br />

matérialise, ce n’est donc ri<strong>en</strong> d’autre que d’immobiliser l’arg<strong>en</strong>t dans lequel se métamorphose<br />

une marchandise. Ce qui n’est possible qu’à condition d’immobiliser la valeur d’échange<br />

comme marchandise, c’est-à-dire immobiliser l’arg<strong>en</strong>t, qui est la valeur d’échange matérialisée,<br />

<strong>en</strong> tant qu’il est lui aussi marchandise.<br />

On compr<strong>en</strong>d alors sans peine l’affirmation suivante de Marx : « A vec l’ext<strong>en</strong>sion de la circulation<br />

des marchandises, le pouvoir de l’arg<strong>en</strong>t augm<strong>en</strong>te » (Mit der usdehnung der<br />

War<strong>en</strong>zirkulation wächst die Macht des Geldes). En effet, plus de circulation de marchandises<br />

signifie plus d’échanges M – A – M, où l’on voit que l’arg<strong>en</strong>t A sert de moy<strong>en</strong> terme.<br />

Celui-ci ne fait donc que se pro<strong>page</strong>r toujours et <strong>en</strong>core à mesure que les échanges de marchandises<br />

se multipli<strong>en</strong>t, que les marchandises circul<strong>en</strong>t. Plus il y aura de marchandises <strong>en</strong><br />

circulation, et plus il y aura d’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> circulation.<br />

L’arg<strong>en</strong>t est ici qualifié par Marx de « forme sociale absolue de la richesse constamm<strong>en</strong>t<br />

mobilisée » (stets schlagfertig<strong>en</strong>, absolut gesellschaftlich<strong>en</strong> Form des Reichtums). Il est<br />

<strong>en</strong> effet richesse puisqu’il permet une mesure de la richesse matérielle, celui-ci étant<br />

échangeable contre X valeurs d’usage, mais aussi de la richesse sociale, puisque celui-ci,<br />

<strong>en</strong> tant qu’il représ<strong>en</strong>te du travail humain gélifié, permet de s’approprier le travail d’autrui.<br />

L’arg<strong>en</strong>t est donc une des formes que peut pr<strong>en</strong>dre la richesse : la forme-monnaie, objet<br />

de ce chapitre. Mais la richesse sous cette forme est plus. Elle est absolue, car elle permet<br />

de s’approprier toute chose, puisque tout peut se métamorphoser <strong>en</strong> lui et qu’il peut se métamorphoser<br />

<strong>en</strong> toute chose. Elle est sociale, car aucun ne peut lui échapper, toute marchandise<br />

produite par tout homme étant de facto convertie <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t dès son <strong>en</strong>trée sur le marché. Et<br />

100<br />

surtout, elle est constamm<strong>en</strong>t mobilisée (certains traduis<strong>en</strong>t schlagfertig<strong>en</strong> par « prompt à<br />

la riposte ») puisqu’elle peut à tout instant se transformer <strong>en</strong> une marchandise et toute<br />

marchandise peut à tout mom<strong>en</strong>t se transformer <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t.<br />

II ) Reste à savoir dans un deuxième temps ce qui, dans le rôle de moy<strong>en</strong> terme <strong>en</strong>tre deux<br />

marchandises, confère à l’arg<strong>en</strong>t un tel pouvoir.<br />

Car l’arg<strong>en</strong>t est pouvoir. Ce deuxième mom<strong>en</strong>t s’ouvre avec la citation de Christophe Colomb<br />

qui vi<strong>en</strong>t à point, et où le navigateur s’extasie devant les mille et une vertus que l’on<br />

prête à l’or. L’or transforme son possesseur <strong>en</strong> possesseur : le possesseur de l’or peut virtuellem<strong>en</strong>t<br />

posséder toute chose <strong>en</strong> ce monde. Il lui suffit d’échanger son métal. A insi l’or<br />

devi<strong>en</strong>t dans les mots de Colomb synonyme de liberté, d’une liberté matérielle qui est peutêtre<br />

d’un degré aussi bas que celle du libre-arbitre pour Descartes, mais qui est une liberté<br />

tout de même. Même : dans une <strong>en</strong>volée lyrique, Colomb va jusqu’à prêter à l’or des pouvoirs<br />

métaphysiques, celui-ci étant capable de « faire <strong>en</strong>trer les âmes au Paradis » (Seel<strong>en</strong> in<br />

das Paradies gelang<strong>en</strong> lass<strong>en</strong>). Peut-être Colomb croit-il réellem<strong>en</strong>t dans ce dernier pouvoir,<br />

tout comme il croyait fermem<strong>en</strong>t jusqu’à sa mort avoir découvert les Indes. Reste que dans<br />

les faits, l’Eglise fut la première à professer cela. Car qu’est-ce que la v<strong>en</strong>tes des indulg<strong>en</strong>ces,<br />

si ce n’est la possibilité de racheter son âme <strong>en</strong> cette vie, moy<strong>en</strong>nant une<br />

contribution financière ?<br />

Comm<strong>en</strong>t l’arg<strong>en</strong>t est-il capable de faire cela ? Le mystère ti<strong>en</strong>t pour Marx dans le fait que<br />

l’arg<strong>en</strong>t est une forme neutre. « Ri<strong>en</strong> ne montre <strong>en</strong> l’arg<strong>en</strong>t ce qui a été transformé <strong>en</strong> lui<br />

» (Da dem Geld nicht anzusehn, was in es verwandelt ist). Ne dit-on pas que « l’arg<strong>en</strong>t n’a<br />

pas d’odeur » ? Dans la relation M – A – M, lors du passage de M à A , la marchandise ne<br />

confère à l’arg<strong>en</strong>t que la valeur d’échange. Dans l’arg<strong>en</strong>t, toute référ<strong>en</strong>ce à la marchandise<br />

précéd<strong>en</strong>te est effacée. C’est ainsi qu’une pièce passe de mains <strong>en</strong> mains sans que personne<br />

ne se doute de ce qu’elle fut avant. La toile du tisserand, pour repr<strong>en</strong>dre l’exemple de Marx<br />

plus haut dans le texte, se transforme <strong>en</strong> 2 , et ri<strong>en</strong> dans cette somme ne permet de dire,<br />

sans recours à autre chose, qu’elle est la métamorphose de tissu. A insi, tout peut se transformer<br />

<strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, marchandise ou pas (verwandelt sich alles, Ware oder nicht, in Geld),<br />

c’est-à-dire même les choses qui, a priori, ont peu ou pas de valeur d’usage. Plus que toute<br />

marchandise, toute chose semble être convertible <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, et ri<strong>en</strong> ne permettra une fois<br />

la métamorphose achevée d’id<strong>en</strong>tifier la chose qui <strong>en</strong> fut l’initiatrice.<br />

Mais <strong>en</strong> même temps que M devi<strong>en</strong>t A , un processus réciproque s’opère p<strong>en</strong>dant lequel A devi<strong>en</strong>t<br />

M. Si M devi<strong>en</strong>t A , c’est parce que je v<strong>en</strong>ds M contre de l’arg<strong>en</strong>t A . Mais pour que je puisse<br />

v<strong>en</strong>dre, il faut que quelqu’un achète ma marchandise. V<strong>en</strong>te et achat sont donc, comme le<br />

remarque justem<strong>en</strong>t Marx, les deux facettes d’un même et unique processus. Par conséqu<strong>en</strong>t,<br />

on <strong>en</strong> déduit facilem<strong>en</strong>t que si tout peut se v<strong>en</strong>dre, tout peut s’acheter ( lles wird verkäuflich<br />

und kaufbar). D’où la réciproque de la règle précéd<strong>en</strong>te : si toute chose peut se<br />

convertir <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, ce même arg<strong>en</strong>t peut se convertir <strong>en</strong> toute autre chose.<br />

La circulation, et l’arg<strong>en</strong>t qui la permet, est donc cette « grande cornue sociale » (grosse<br />

gesellschaftliche Retorte). La grande cornue était un récipi<strong>en</strong>t utilisé par les alchimistes<br />

dans leur « cuisine ». La métaphore est ici toute trouvée : tout vi<strong>en</strong>t dans la grand cornue<br />

pour se transformer, se métamorphoser <strong>en</strong> « cristal monétaire » (Geldkristall). C’est là <strong>en</strong><br />

effet une véritable alchimie. Car que se proposai<strong>en</strong>t les alchimistes, ci ce n’est de transformer<br />

des métaux vulgaires <strong>en</strong> or ? La circulation se propose quant à elle de transformer<br />

toute chose <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> monnaie. Les alchimistes recherchai<strong>en</strong>t vainem<strong>en</strong>t la pierre philosophales<br />

dans une métaphysique alors que celle-ci n’est ri<strong>en</strong> d’autre qu’un processus<br />

économique auquel tout un chacun participe.<br />

Ri<strong>en</strong> ne résiste alors à ce processus, pas même les choses les plus sacrées et qui d’ordinaire<br />

doiv<strong>en</strong>t échapper au commerce des hommes. On a déjà vu plus haut le mécanisme des<br />

indulg<strong>en</strong>ces, qui <strong>en</strong> scandalisera plus d’un, à comm<strong>en</strong>cer par Luther. A insi ri<strong>en</strong> n’y échappe<br />

dans les faits au commerce, pas même les Saints Ossem<strong>en</strong>ts (Heilig<strong>en</strong>knoch<strong>en</strong>).<br />

101


Comm<strong>en</strong>t est-il possible que même ce qu’il y a de plus étranger au commerce puisse tout de<br />

même <strong>en</strong>trer sur le marché ? Tout simplem<strong>en</strong>t parce que les différ<strong>en</strong>ces qualitatives, de ces<br />

objets se dissip<strong>en</strong>t dans l’arg<strong>en</strong>t lors du processus de v<strong>en</strong>te. Les valeurs d’usage sont<br />

oubliées au seul profit des valeurs d’échange. Mais plus <strong>en</strong>core, dans le processus d’achat<br />

cette fois-ci, l’arg<strong>en</strong>t opère comme une « niveleuse radicale » (radikaler Leveller) et vi<strong>en</strong>t<br />

effacer toutes les différ<strong>en</strong>ces. En choisissant de faire de l’arg<strong>en</strong>t le sujet de sa phrase,<br />

Marx fait plus qu’un usage rhétorique. Il le personnifie, parce qu’« on » le personnifie.<br />

Il lui prête des actions, parce qu’« on » lui prête des actions. Tout se passe comme si l’arg<strong>en</strong>t,<br />

de son propre chef, paraissait agir, alors que celui-ci n’est que le produit des<br />

hommes. On le voit, ce mysticisme de l’arg<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong> lumière par Marx participe à la même<br />

dénonciation qu’il fait de la superstition capitaliste, et toute cette analyse complète celle<br />

du fétichisme.<br />

Tout cela nous ferrait presque oublier une chose ess<strong>en</strong>tielle que Marx rappelle pourtant<br />

depuis de nombreuses <strong>page</strong>s, à savoir que « l’arg<strong>en</strong>t est une marchandise »(das Geld ist aber<br />

selbst Ware). L’arg<strong>en</strong>t est donc une alchimie, mais il est plus que cela. Ou plutôt, l’arg<strong>en</strong>t<br />

est une marchandise, mais est <strong>en</strong> plus une marchandise alchimique. Par conséqu<strong>en</strong>t, il<br />

hérite de toutes les propriétés que possèd<strong>en</strong>t d’ordinaire les marchandises, auxquelles vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

s’ajouter ses propriétés alchimiques qui ont été développées plus haut.<br />

Or, la propriété principale d’une marchandise, c’est que celle-ci peut-être aliénée, autrem<strong>en</strong>t<br />

dit, que celle-ci peut dev<strong>en</strong>ir la propriété privée de quelqu’un. Par conséqu<strong>en</strong>t, le<br />

pouvoir alchimique devi<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t pouvoir privé, et n’importe qui peut la dét<strong>en</strong>ir. Tout<br />

le monde <strong>en</strong> déti<strong>en</strong>t une partie, mais d’autres peuv<strong>en</strong>t posséder plus que d’autres cette capacité<br />

à <strong>en</strong>dosser des habits semblables à ceux d’un Paracelse. L’alchimie de l’arg<strong>en</strong>t est<br />

peut-être même plus que la classique alchimie. Celle-ci se cont<strong>en</strong>tait de transformer les<br />

choses <strong>en</strong> or. Ici, <strong>en</strong> plus de cette vertu, il y a une dim<strong>en</strong>sion sociale qui fait du fortuné<br />

un homme de pouvoir. Son arg<strong>en</strong>t le r<strong>en</strong>d virtuellem<strong>en</strong>t capable de s’approprier toute marchandise,<br />

ce qui n’est ri<strong>en</strong> d’autre que s’approprier le travail d’autrui, de la société.<br />

Certains, selon Marx, avai<strong>en</strong>t déjà prés<strong>en</strong>ti ces nombreux <strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>ts. A insi la société<br />

antique dénonça-t-elle l’arg<strong>en</strong>t, comme le fit Sophocle, richissime homme d’affaire de<br />

l’époque mais néanmoins assez réactionnaire, dans ntigone, que notre auteur appelle <strong>en</strong> note<br />

de bas de <strong>page</strong>. La société moderne <strong>en</strong> revanche n’<strong>en</strong> fait pas de même. A u contraire : on<br />

célèbre l’arg<strong>en</strong>t et la circulation comme étant « le principe vital le plus propre et le plus<br />

brillant » (die glänz<strong>en</strong>de Inkarnation ihres eig<strong>en</strong>st<strong>en</strong> Leb<strong>en</strong>sprinzips). Marx va jusqu’à<br />

emprunter une nouvelle fois un vocabulaire religieux puisqu’il le qualifie de Graal d’Or de<br />

notre société moderne. Comm<strong>en</strong>t ne pas lui donner raison, quand on sait combi<strong>en</strong> d’auteurs,<br />

d’A dam Smith à Milton Friedman ont chanté si haut les louanges de l’échange ?<br />

III ) Se pourrait-il que ce processus d’alchimie soit toutefois habité par des pôles contradictoires<br />

?<br />

Toute marchandise, on l’a vu, peut être <strong>en</strong>visagée du double point de vue de sa valeur d’usage<br />

et de sa valeur d’échange. La somme des valeurs d’usage de plusieurs marchandises est un<br />

moy<strong>en</strong> permettant de mesurer la richesse matérielle de quelqu’un : 300 toiles sont plus que<br />

100 toiles. La valeur considérée <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s se borne au concret, au particulier (besondres).<br />

Mais il y a une autre richesse : la richesse sociale. Celle-ci concerne la valeur d’échange.<br />

On l’a vu, toute marchandise, par le biais de l’arg<strong>en</strong>t, peut s’échanger contre toute autre.<br />

Plus la valeur d’échange d’une marchandise est grande, plus grand est l’arg<strong>en</strong>t contre lequel<br />

je vais pouvoir l’échanger, et par conséqu<strong>en</strong>t, plus grand sera le nombre de choses que je<br />

pourrai au final acquérir. A insi, plus riche je serai <strong>en</strong> valeur d’échange, et plus grandes<br />

seront les virtualités et pot<strong>en</strong>tialités des choses que je pourrai acquérir. D’où le fait<br />

que la valeur soit comme une « force d’attraction » ( ttraktionskraft).<br />

La valeur d’échange représ<strong>en</strong>te la richesse sociale car celle-ci touche directem<strong>en</strong>t à ce phénomène<br />

social qu’est l’arg<strong>en</strong>t, qui n’est autre que du travail humain abstrait gélifié.<br />

A insi, la principale différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre la richesse matérielle et la richesse sociale est que<br />

102<br />

la première touche à des marchandises « classiques », déjà accumulée alors que la deuxième<br />

n’a pratiquem<strong>en</strong>t de rapport qu’avec l’arg<strong>en</strong>t. La richesse matérielle concerne donc des<br />

choses acquises, la richesse sociale des choses que l’on pourrait acquérir.<br />

« La valeur reste ainsi indissociable de la forme-valeur » (der Wert is unzertr<strong>en</strong>nlich von<br />

der Wertform). Bi<strong>en</strong> que l’on puisse p<strong>en</strong>ser que la valeur auth<strong>en</strong>tique d’une marchandise<br />

réside dans sa valeur d’usage, dans le fait que celle-ci soit utile ou non pour nous, une<br />

t<strong>en</strong>ace illusion la fait pourtant résider dans sa forme-valeur et son avatar le plus abouti,<br />

la forme-monnaie. Ceci est évid<strong>en</strong>t tant pour le « simple barbare » (barbarisch einfach<strong>en</strong>)<br />

qui n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d pourtant ri<strong>en</strong> à ces subtilités que pour le paysan d’Europe occid<strong>en</strong>tale (westeuropäisch<strong>en</strong><br />

Bauer), pourtant d’une culture plus proche de la notre, et qui, a priori, serait<br />

le plus <strong>en</strong>clin à tomber dans l’illusion physiocratique pour laquelle la vraie richesse est<br />

dans la terre. Pour l’un comme pour l’autre de ces deux personnages, et pour ainsi dire,<br />

pour tout le monde, « à l’augm<strong>en</strong>tation du trésor d’or et d’arg<strong>en</strong>t correspond une augm<strong>en</strong>tation<br />

de la valeur » (Vermehrung des Gold- und Silberschatzes daher Wertvermehrung).<br />

On pourrait retourner l’argum<strong>en</strong>t de Marx contre lui-même, à savoir que, l’arg<strong>en</strong>t étant une<br />

marchandise, cela signifie que le rapport qu’il <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t avec toute autre marchandise est,<br />

par nature, variable. Serait-ce que la valeur et la richesse qu’elle constitue pourrai<strong>en</strong>t<br />

être sujettes à variation ?<br />

Marx admet tout à fait que la valeur de la monnaie puisse changer. Et cela pour deux raisons<br />

ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t. Soit que sa propre valeur change, comme ce peut-être le cas si la masse<br />

totale d’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> circulation sur le marché n’est pas constante. Soit <strong>en</strong> raison du changem<strong>en</strong>t<br />

de la valeur des marchandises : un mètre de tissu peut très bi<strong>en</strong> valoir demain 2<br />

alors qu’il n’<strong>en</strong> valait hier que 1 . Quand bi<strong>en</strong> même, donc, la valeur de la monnaie serait<br />

sujette à variation, cela n’<strong>en</strong>lèvera jamais ri<strong>en</strong> au fait que l’on puisse comparer celle-ci<br />

à elle-même, que 200 onces d’or seront toujours supérieures à 100 onces du point de vue de<br />

la valeur.<br />

Encore faudrait-il, si la valeur de cette monnaie <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t à trop baisser, qu’elle puisse<br />

rester l’étalon <strong>en</strong> vigueur pour mesurer la valeur des choses, et reste égalem<strong>en</strong>t le moy<strong>en</strong><br />

d’échange. Qu’advi<strong>en</strong>drait-il si la livre étant trop basse, on décide simplem<strong>en</strong>t d’utiliser<br />

une autre monnaie ? A u mom<strong>en</strong>t où Marx écrit ces lignes, ce problème ne semble pas le préoccuper.<br />

Il se cont<strong>en</strong>te de dire que la variation de la valeur de la monnaie n’empêchera jamais<br />

son métal d’être la forme-équival<strong>en</strong>t universelle, ni qu’elle ne soit pas « l’incarnation<br />

sociale directe de tout travail humain » (die unmittelbar gesellschaftliche Inkarnation<br />

aller m<strong>en</strong>schlich<strong>en</strong> rbeit). Marx emploie là un raccourci pour résumer tout ce qui est acquis<br />

à propos de l’arg<strong>en</strong>t, à savoir que : 1) la valeur d’usage d’une marchandise étant le résultat<br />

d’un travail humain concret ; 2) que cette valeur d’usage est échangeable contre d’autres<br />

valeurs d’usage ; 3) que cela est possible par l’intermédiaire de l’arg<strong>en</strong>t ; 4) que l’arg<strong>en</strong>t<br />

n’a d’usage et d’exist<strong>en</strong>ce que sur le marché, et donc dans la société ; 5) que donc<br />

l’arg<strong>en</strong>t permet d’acquérir sur le marché des marchandises, qui ne sont autre que du travail<br />

humain concret.<br />

Vi<strong>en</strong>t alors cette affirmation de Marx : « l’impulsion à la thésaurisation est par nature<br />

sans mesure » (der Tried der Schatzbildung ist von Natur maßlos). On pourrait à première<br />

vue voir ici une dénonciation de l’hybris, de la démesure, qui ferait de l’homme un être mû<br />

par une volonté sans limite d’acquérir pouvoir après pouvoir. Mais ça serait aller trop vite.<br />

La démesure dont il est question ici est autre chose, mais n’est pas pour autant opposée à<br />

l’hybris puisqu’elle y conduit.<br />

Si « la monnaie ne connaît pas de borne » (das Geld ist schrank<strong>en</strong>los), c’est d’un coté parce<br />

que, comme nous l’avons dit, <strong>en</strong> elle se perd<strong>en</strong>t toutes les différ<strong>en</strong>ces qualitatives de toute<br />

chose. Elle est ainsi immédiatem<strong>en</strong>t convertible (unmittelbar umsetzbar). L’arg<strong>en</strong>t peut<br />

pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t se métamorphoser dans l’infini qualitatif des choses, ce qui fait de lui un<br />

représ<strong>en</strong>tant universel de la richesse matérielle, puisqu’il permet ainsi de se référer<br />

pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t à n’importe quelle valeur d’usage.<br />

103


Mais quantitativem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> revanche, l’arg<strong>en</strong>t trouve une limite : lui-même. Toute somme d’arg<strong>en</strong>t<br />

est par définition un nombre fini. L’arg<strong>en</strong>t, quoique pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t infini du point<br />

de vue qualitatif, trouve donc une limite quantitative : c’est « un moy<strong>en</strong> d’achat à effet<br />

limité » (Kaufmittel von beschränkter Wirkung). De sorte que, paradoxalem<strong>en</strong>t, je peux tout<br />

acheter mais je ne peux pas tout acheter. C’est-à-dire : je peux acheter n’importe quoi,<br />

mais pas <strong>en</strong> n’importe quelle quantité.<br />

D’où une contradiction pat<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre ces deux pôles. L’homme sait qu’il peut tout<br />

posséder: son arg<strong>en</strong>t peut se métamorphoser <strong>en</strong> n’importe quoi. Mais il ne pourra pas tout<br />

posséder : sa somme d’arg<strong>en</strong>t à une limite ultime qui est celle du total de l’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> circulation.<br />

A vant Camus, Marx utilise Sisyphe pour comparer le thésauriseur, cet être condamné<br />

à pousser à jamais un rocher <strong>en</strong> haut d’une colline, lequel rocher, une fois approché le<br />

sommet, redesc<strong>en</strong>d tout <strong>en</strong> bas. L’anthropologie du thésauriseur que dresse Marx est celle<br />

d’un être mû par l’<strong>en</strong>vie de tout posséder, d’augm<strong>en</strong>ter <strong>en</strong>core et toujours sa puissance, son<br />

pouvoir, sans jamais pouvoir s’arrêter, anthropologie qui n’est pas sans rappeler les thèses<br />

que pouvai<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>ir Hobbes ou Spinoza.<br />

La dernière image utilisée pour comparer le thésauriseur n’est certainem<strong>en</strong>t pas neutre. Il<br />

s’agit de celle de l’explorateur (der Welteroberer) pour qui la conquête d’un nouveau pays<br />

n’est jamais qu’une pause dans le processus consistant à repousser les frontières <strong>en</strong>core et<br />

toujours. Historiquem<strong>en</strong>t, n’oublions pas qu’à la même époque où Marx écrit ce texte, les<br />

Etats-Unis, qu’il visita, sont <strong>en</strong> pleine expansion, à la fois économique et industrielle,<br />

mais aussi et surtout territoriale. Les A méricains ne cess<strong>en</strong>t de reculer les frontières, au<br />

point que peu après la mort de Marx, l’histori<strong>en</strong> Frederick Jackson Turner déclarera <strong>en</strong> 1893<br />

que l’esprit de la frontière avait <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t modelé la société américaine. Cette par<strong>en</strong>té<br />

<strong>en</strong>tre le thésauriseur et l’explorateur, <strong>en</strong>tre l’appât du gain et l’expansion territoriale<br />

ne peut pas ne pas rappeler, au risque de l’anachronisme, « le Mythe de la Frontière », de<br />

ce texte de Marx jusqu’à L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine.<br />

IV ) Le thésauriseur est ainsi pareil à un explorateur. Mais cela suffit-il à définir sa<br />

manière d’être ?<br />

Si l’on se cont<strong>en</strong>tait de l’image de l’explorateur, qui poursuit celle de Christophe Colomb<br />

précédemm<strong>en</strong>t cité, on pourrait croire que le thésauriseur est une sorte d’av<strong>en</strong>turier, prêt<br />

à pr<strong>en</strong>dre des risques car d’une générosité de vie implacable. Ce serait, <strong>en</strong>core une fois,<br />

aller trop vite.<br />

Rappelons <strong>en</strong> effet le but du thésauriseur : accumuler le plus d’arg<strong>en</strong>t possible. Pour cela,<br />

c’est bi<strong>en</strong> simple : dans la relation M – A – M, il suffit d’empêcher le deuxième terme de<br />

la relation de se produire pour n’obt<strong>en</strong>ir qu’un simple processus M – A . Il doit à tout prix<br />

éviter que son arg<strong>en</strong>t se retransforme <strong>en</strong> marchandise. Pour cela, il faut « l’empêcher de<br />

circuler ou de se dissoudre <strong>en</strong> moy<strong>en</strong> de jouissance » (verhindert werd<strong>en</strong> zu zirkulier<strong>en</strong> oder<br />

als Kaufmittel sich in G<strong>en</strong>ußmittel aufzulös<strong>en</strong>), c’est-à-dire vivre comme un moine, sans<br />

dép<strong>en</strong>ser, aussi pauvre que le Christ. Ent<strong>en</strong>dons-nous : pauvre dans le style de vie, mais<br />

avec une bourse remplie d’arg<strong>en</strong>t, qui ne doit faire que se remplir, et jamais se vider. «<br />

Tu ne dép<strong>en</strong>seras pas » devi<strong>en</strong>t sa maxime.<br />

Une vie monastique, voilà ce qu’il lui suffit pour ne pas vider sa bourse. Mais il doit aussi<br />

la remplir s’il veut augm<strong>en</strong>ter son capital. Pour cela, nulle autre solution que de maximiser<br />

le rapport M – A . Il doit v<strong>en</strong>dre <strong>en</strong>core et toujours plus de marchandises pour avoir<br />

<strong>en</strong>core et toujours plus d’arg<strong>en</strong>t. Mais pour les v<strong>en</strong>dre, il lui faut nécessairem<strong>en</strong>t les produire,<br />

<strong>en</strong> tant que valeurs d’usage. En un mot : travailler.<br />

Voilà donc qui permet de déduire la morale du thésauriseur : « labeur, épargne et avarice<br />

form<strong>en</strong>t donc ses vertus cardinales » ( rbeitsam, Sparsamkeit und Geiz bilder daher seine<br />

Kardinaltug<strong>en</strong>d<strong>en</strong>). L’explorateur de tout à l’heure ne pouvait pas ne pas nous faire p<strong>en</strong>ser<br />

aux Etats-Unis. Ici <strong>en</strong>core, comm<strong>en</strong>t ne pas p<strong>en</strong>ser à la morale protestante ? À lire ces mots<br />

sous la plume de Marx, on a comme le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t qu’il anticipe les analyses que conduira plus<br />

tard Max Weber sur L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.<br />

104<br />

Partant, il ne reste plus qu’un pas pour <strong>en</strong> déduire son économie politique : « v<strong>en</strong>dre beaucoup,<br />

acheter peu » (viel verkauf<strong>en</strong>, w<strong>en</strong>ig kauf<strong>en</strong>). Sous ces mots, on aura vite fait de<br />

reconnaître la théorie mercantiliste, pour laquelle le développem<strong>en</strong>t économique ne peut que<br />

passer par une balance commerciale excéd<strong>en</strong>taire.<br />

Conclusion. Voilà donc à quoi ti<strong>en</strong>t la thésaurisation. L’arg<strong>en</strong>t ayant se pouvoir magnifique<br />

de pouvoir obt<strong>en</strong>ir n’importe quelle chose grâce à son pouvoir alchimique, il attire<br />

toutes les convoitises. Chacun désire <strong>en</strong> avoir d’avantage, et avant tout, chacun cherche à<br />

l’immobiliser, à le garder <strong>en</strong>tre ses doigts. Cela ne devi<strong>en</strong>t possible que lorsque le processus<br />

d’échange <strong>en</strong>tre deux marchandises devi<strong>en</strong>t interruptible, au mom<strong>en</strong>t où, une marchandise<br />

se transformant <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t et où cet arg<strong>en</strong>t va à nouveau se transformer <strong>en</strong> marchandise, il<br />

est possible de court-circuiter pour ne garder que la valeur d’échange. Mais l’arg<strong>en</strong>t, s’il<br />

possède ce pouvoir de se muer infinim<strong>en</strong>t qualitativem<strong>en</strong>t, reste limité quantitativem<strong>en</strong>t. De<br />

là cette contradiction qui pèse le thésauriseur : il veut tout, avec son arg<strong>en</strong>t il peut avoir<br />

n’importe quoi, mais pas <strong>en</strong> n’importe quelles quantités. D’où la vie monastique à laquelle<br />

il est condamné. « Travailler plus pour gagner plus » serait-on t<strong>en</strong>tés de dire. Tout <strong>en</strong><br />

dép<strong>en</strong>sant le moins possible. V<strong>en</strong>dre le plus, et acheter le moins.<br />

Cette analyse de la thésaurisation est loin d’être anecdotique. Marx a montré, c’est là l’acquis<br />

que nous p<strong>en</strong>sons être ess<strong>en</strong>tiel à ce texte, que l’arg<strong>en</strong>t, parce qu’il est traversé par<br />

une contradiction <strong>en</strong>tre son infini qualitatif et sa finitude quantitative, transforme les<br />

hommes <strong>en</strong> des Sisyphes qui seront condamné à une quête d’acquisition sans fin. L’arg<strong>en</strong>t,<br />

c<strong>en</strong>sé faciliter les échanges <strong>en</strong>tre les hommes finit par les piéger dans son mysticisme, tout<br />

comme la marchandise et son caractère fétiche l’avait précédemm<strong>en</strong>t fait. De thésauriseurs<br />

c<strong>en</strong>trés sur la relation M – A , les hommes devi<strong>en</strong>dront bi<strong>en</strong>tôt des capitalistes préoccupés<br />

par la relation A – M – A , où l’arg<strong>en</strong>t passera du rang de moy<strong>en</strong> à celui de fin <strong>en</strong> soi.<br />

Voilà donc où nous conduit l’analyse de Marx. A u fil de cette reconstruction, de cette<br />

généalogie du capitalisme, ce dernier apparaît au final émaillé de contradictions de toutes<br />

sortes. Reste à savoir si celui-ci sera capable de les surmonter ou bi<strong>en</strong> s’il devra s’effondrer<br />

de lui-même sous leurs poids.<br />

Le Capital. Livre 1, Le procès de production du capital<br />

Karl Marx. Presses Universitaires de France – PUF 2006, Broché, 940 <strong>page</strong>s, € 23,00<br />

Source : http://www.morbleu.com<br />

Marinus van Reymerswaele<br />

Changeur d'or et sa femme - 1538<br />

105


Honoré Daumier, Le banquier, 1835<br />

MÉTA-PHYSIQUE DE LA RÉ-VOLUTION<br />

Charles Reymondon-Baruch<br />

“ Il <strong>en</strong> sera au temps de la fin comme au jour où Loth sortit de Sodome. On mangeait, on<br />

buvait ; on achetait, on v<strong>en</strong>dait (bi<strong>en</strong> noter l’ordre des mots : on achetait avant de v<strong>en</strong>dre)<br />

; on se mariait, on faisait la fête. Puis ON fit pleuvoir (les surnaturels ont changé les<br />

paroles du Christ ; ils traduis<strong>en</strong>t du texte grec original : “ Dieu fit pleuvoir ”) du feu<br />

et du soufre, qui les anéantit tous ”.<br />

LA PER-VERSION ECONOMIQUE<br />

On achetait. A vec quel arg<strong>en</strong>t ? Mais celui produit par les autres, pardi, puisqu’on peut<br />

comm<strong>en</strong>cer par acheter avant d’avoir ri<strong>en</strong> fait et v<strong>en</strong>du. On v<strong>en</strong>dait. Dans quel<br />

but ? Pour avoir plus ? Mais pas du tout ; celui qui v<strong>en</strong>d a moins, s’étant démuni de son<br />

bi<strong>en</strong> ; et à moins qu’il ne s’agisse de bi<strong>en</strong>s de consommation et le plus vite périssables,<br />

auquel cas, masse minime par rapport à toute la masse des choses v<strong>en</strong>dues quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t<br />

sur ce globe, la v<strong>en</strong>te est le processus absolum<strong>en</strong>t naturel et normal de l’économie..., sauf<br />

<strong>en</strong> ce cas-là, ce sont les bi<strong>en</strong>s de production qui sont v<strong>en</strong>dus, et dans ce cas du Marché du<br />

Travail ses propres “ bras-et-cerveaux-humains-agissants ”, selon l’expression constante de<br />

Marx dans sa condamnation du Salariat comme la contre-face, par nature inséparable, du<br />

Capital. Et je dis quant à moi “ bras-et-cerveaux-et-sexes humains agissants ” ; analyse<br />

psycho-sexuelle de la monstruosité du capitalisme, qui n’est pas abs<strong>en</strong>te de la p<strong>en</strong>sée de<br />

Marx ; mais la phénoménologie de la Sexualité n’était pas assez avancée <strong>en</strong> son temps pour<br />

qu’il ait eu assez d’outils m<strong>en</strong>taux et de mots bi<strong>en</strong> forgés pour insister assez sur elle,<br />

dans les problèmes de la structure économique du Corps social. La sexualité humaine ne se<br />

réduit absolum<strong>en</strong>t pas à la fonction de reproduction de l’espèce ; elle ne se réduit pas non<br />

plus à la petite marge de plaisir privé laissée aux esclaves de la société capitaliste, comme<br />

comp<strong>en</strong>sation et surtout motivation du Travail collectif qu’elle exige pour ses beaux yeux<br />

; mais elle est une Force dans une Forme dynamique, psycho-individuelle et psycho-collective,<br />

qui s’exploite pour la productivité, quantitative et qualitative...<br />

Dans la majeure partie des cas on ne v<strong>en</strong>d pas pour avoir plus, on v<strong>en</strong>d pour pouvoir plus:<br />

et pour ainsi dire plus et mieux écrabouiller, par son A rg<strong>en</strong>t, généreux et puissant, A rg<strong>en</strong>t<br />

m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t et socio-m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t divinisé, toute la chair humaine collective et individuelle<br />

des autres. Bi<strong>en</strong> noter l’ordre des mots du parfait pré-marxiste Jésus-Christ, dans<br />

son diagnostique du crime de Sodome ; il analysait le phénomène exactem<strong>en</strong>t comme Marx - qui<br />

a t<strong>en</strong>u des prophètes d’Israël, et de Jésus-Christ le plus grand, cette analyse objective -<br />

quand dans l’extrême simplicité des résumés de sa grande sci<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> économie, Marx montrera<br />

et démontrera qu’il y a une structure économique naturelle, dont les trois étapes du vfonctionnem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> cycles, sont M-A -M ; et que les surnaturels l’invertiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> A -M-A , “ jusqu’à<br />

ce qu’une révolution restaure l’unité primitive de l’homme et de son bi<strong>en</strong> de production “<br />

<strong>en</strong> finisse une bonne fois avec l’aliénation salariale du Travail au Capital : ce Très Saint<br />

Dieu de la sainte Solidarité, “chréti<strong>en</strong>ne” quand il atteint à la phase suprême de la distribution,<br />

universaliste et universelle, sans frontières, de sa sainte Grâce, Très saint Dieu<br />

Travail-des-autres.<br />

Une révolution : retour à la Structure naturelle, native, du Corps économique et au mouvem<strong>en</strong>t<br />

naturel de son développem<strong>en</strong>t ; que la Chose, Res, soit remise sur ses volutes,<br />

res-volution ; et que tout recomm<strong>en</strong>ce ainsi à tourner normalem<strong>en</strong>t, sur cette planète, dans<br />

la production humaine et ses réellem<strong>en</strong>t solidaires échanges. M-A -M.<br />

Qu’on <strong>en</strong> ait <strong>en</strong>fin terminé avec le mouvem<strong>en</strong>t surnaturel A -M-A : A rg<strong>en</strong>t (produit par les<br />

autres et à eux volé, spécialem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> volant leurs bi<strong>en</strong>s de productions ancestraux ou créés<br />

107


par eux, par le Viol puissant de leurs territoires naturels, leurs terres et leur outillage)<br />

- Marchandise produite par les salariés, contraints et forcés de l’être, puisqu’ils<br />

n’on plus de terre à eux, plus d’outils à eux, ceux de leurs anci<strong>en</strong>nes et libres coopératives<br />

; et réduction du Salariat à la consommation, serait-elle très confortable : “ Les<br />

prolétaires ne doiv<strong>en</strong>t pas écrire sur leurs banderoles : augm<strong>en</strong>tation du kopeck par rouble,<br />

mais : bolition du salariat ” ; la marche collective de l’Humanité <strong>en</strong>tière vers l’abîme<br />

n’est <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> stoppée “ tant que le travail salarié est maint<strong>en</strong>u ” - A rg<strong>en</strong>t (plus fort, selon<br />

la répartition Capital-Travail = un cheval-une alouette ; et ainsi plus de pouvoir au<br />

Capital, “ bon pour pouvoir ce que je ne peux pas ”, signeront trés sérieusem<strong>en</strong>t les actionnaires<br />

qui n’agiss<strong>en</strong>t pas ; pouvoir plus fort, au tour suivant de la spire desc<strong>en</strong>dante vers<br />

l’A bîme ; pouvoir plus “puissant” qui permet d’écrabouiller un plus grand nombre d’aliénés<br />

cons<strong>en</strong>tants ; aliénés au double s<strong>en</strong>s du mot : étrangers à leur propre volonté et r<strong>en</strong>dus fous<br />

; troupeaux d’ânes qu’on fait courir toujours plus vite, avec une carotte devant le nez,<br />

eux-mêmes portant le bâton du Maître qui la leur prés<strong>en</strong>te ; et dés lors on peut passer de<br />

dix ânes à des millions d’ânes, au cours de la vie d’un puissant capitaliste, puissant par<br />

son A rg<strong>en</strong>t divin, qu’il n’a pas produit lui-même ; mais lui, paraît-il, s’est “fait par luimême”,<br />

self made man ou woman ; son beaucoup d’arg<strong>en</strong>t étant indiscutablem<strong>en</strong>t le signe de sa<br />

plus grande intellig<strong>en</strong>ce et plus grande valeur humaine, et même de sa générosité “chréti<strong>en</strong>ne”<br />

dans les pires cas : puisque procurant du travail aux pauvres foules des humains minables,<br />

qui sans lui ne pourrai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> faire, n’étant pas puissants, par la grâce du Trés Saint<br />

Dieu Travail-des-autres ; et ainsi on ne peut faire de “grandes” choses, trés généreuses et<br />

puissantes, pour le Développem<strong>en</strong>t des peuples, universaliste et universel, sans frontières,<br />

dans le Cimetière, universaliste et universel : Le Jour où l’Idée, l’Idole, le Trés Saint<br />

Dieu Travail-des-autres trouvera pourrie sa dernière carotte, personne ne pouvant plus, le<br />

voulant ou non, <strong>en</strong> faire pousser d’autres, pour cet Homme-Rat, grand, puissant ; alors si<br />

c’est, paradoxe suprême, un Rat chréti<strong>en</strong>, ce sera le Règne, la Puissance et la Gloire, du<br />

Seigneur <strong>en</strong> sa Parousie, par le zizi du Rat pourri...<br />

A -M-A ? Ou M-A -M ? Il faut choisir. Et c’est un choix simple de l’âme, non ? Même s’il<br />

faut, pour l’exécuter, passer par mille et une complications, selon les données collectives<br />

de la Situation et ses moy<strong>en</strong>s personnels pour un jour <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ir à bout, sinon pour soi-même<br />

au moins pour ses arrière-arrière petits-<strong>en</strong>fants. Mais ne jamais r<strong>en</strong>oncer au but stratégique<br />

unique de la Ré-volution ; même s’il faut mille tactiques, individuelles et<br />

collectives, pour y parv<strong>en</strong>ir. Sinon, “ On achetait, on v<strong>en</strong>dait... ; du feu et du soufre,<br />

qui les anéantit tous... ”<br />

La sodomie, sur l’axe économique et l’axe politique du Corps social, inversion physique<br />

de ses facteurs constitutifs (sur le plan horizontal, équatorial de la Structure sociale ;<br />

plan de nos horizons du concret, parfaitem<strong>en</strong>t visible et mesurable <strong>en</strong> toutes choses et mouvem<strong>en</strong>ts),<br />

la sodomie, autrem<strong>en</strong>t et par invertissem<strong>en</strong>t plus grave et destructrice, parce que<br />

cause de la première Sodomie culturelle, sci<strong>en</strong>tifique, métaphysique, théologique, (sur l’axe<br />

vertical, <strong>en</strong>tre ses pôles l’un féminoïde, l’autre masculinoïde ; l’un satanique, <strong>en</strong> im-posture<br />

de succube obéissant, l’autre luciféri<strong>en</strong>, <strong>en</strong> im-posture d’incube autoritaire ; plan de<br />

l’Invisible, mais des choix simples, ou l’on décide de tourner son regard sur les réalités,<br />

de l’axe économique et de l’axe politique croisés, et chacun d’un sexe appar<strong>en</strong>t aussi,<br />

certes, et chacun <strong>en</strong> réalité bisexué selon ses deux pôles visibles équatoriaux, et les<br />

quatre <strong>en</strong>tre les deux axes ; ou bi<strong>en</strong> où l’on préfère prés<strong>en</strong>ter à cet équateur du concret,<br />

le Trou, explosif <strong>en</strong> nadir, implosif <strong>en</strong> zénith, de son méta-postérieur - certes, sur cet<br />

axe de l’Invisible, postérieurs invisibles - spirituels purs -), l’im-posture de la Sodomie<br />

qui pèse prés<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, et chaque jour un peu plus, sur les 99% ou davantage de cette Humanité<br />

<strong>en</strong>core normale et réaliste, ainsi presque toute <strong>en</strong>tière, est le fait c<strong>en</strong>tral traité<br />

dans cette “<strong>en</strong>cyclopédie” ; je p<strong>en</strong>se le traiter déjà clairem<strong>en</strong>t dans ses lignes ess<strong>en</strong>tielles<br />

dés les toutes premières <strong>page</strong>s, fascicule A 1.<br />

(…)<br />

Et les chréti<strong>en</strong>s, non pas l’Église du Christ, alors totalem<strong>en</strong>t trahie, s’ils dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />

du Capital (dont la définition dans l’Humanité prés<strong>en</strong>te n’est pas l’arg<strong>en</strong>t, stupidité des<br />

108<br />

g<strong>en</strong>s qui caricatur<strong>en</strong>t le socialisme auth<strong>en</strong>tique, aussi bi<strong>en</strong> que le christianisme auth<strong>en</strong>tique,<br />

mais l’A rg<strong>en</strong>t divinisé, tombant du ciel mystérieusem<strong>en</strong>t, sans vérification possible aucune<br />

de sa prov<strong>en</strong>ance ; Trés saint Idée-Idole, généreuse et puissante, A bstraction pure. La définition<br />

donnée inconsciemm<strong>en</strong>t mais de fait au Capital est l’érection, sexuelle, amoureuse et<br />

puissante, de l’A rtifice : grand Signe de signification vide, <strong>en</strong>tre les mains de qui le<br />

déti<strong>en</strong>t et manipule, et masturbe individu ou collectivité, capitalisme privé oligarchique<br />

ou capitalisme d’État dit <strong>en</strong> toute contradiction pure “socialisme” ; Signe dont l’amour et<br />

la puissance sont supposés faussem<strong>en</strong>t la capacité de ceux qui s’<strong>en</strong> serv<strong>en</strong>t, quand ce ne sont<br />

pas eux qui l’ont produit. Signe volé à ses producteurs réels, ce qui ne serait <strong>en</strong>core “pas<br />

trop grave” : pas plus grave que la proportion du Vol lui-même, faisant la misère et la mort<br />

de qui ? et de combi<strong>en</strong> ? Mais Signe Violeur, viol<strong>en</strong>t, sous ses appar<strong>en</strong>ces de grande générosité,<br />

de grand amour, se faisant puissant de son Vide, exerçant son A utorité sur tous ceux<br />

qu’il a volés, les producteurs réels des valeurs d’usage, utilité commune véritable, transformées<br />

dans la Valeur d’échange divinisée, Idée-Idole abstraite. V<strong>en</strong>t, Pet tout-puissant,<br />

vide de toute vérité sur la capacité réelle et non la puissance artificielle de qui, individu<br />

ou collectivité, s’<strong>en</strong> sert <strong>en</strong> exerçant une autorité vide de capacité humaine véritable,<br />

sur ceux à qui il a été volé. L’arg<strong>en</strong>t est une chose bonne et nécessaire à une économie développée,<br />

comme instrum<strong>en</strong>t d’échange réellem<strong>en</strong>t significatif, <strong>en</strong>tre les mains de qui le<br />

déti<strong>en</strong>t, individu ou collectivité ; signe de capacités humaines réelles à produire les<br />

valeurs d’usage par lui objectivem<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>tées. L’A rg<strong>en</strong>t abstraction divinisée est une<br />

Monstruosité, n’ayant plus de rapport objectif avec le Travail de ceux qui s’<strong>en</strong> serv<strong>en</strong>t ;<br />

et à la Monstruosité du VOL (par puissance de l’arg<strong>en</strong>t : on est <strong>en</strong> spirale vicieuse) pour<br />

avoir plus, ils ajout<strong>en</strong>t celle du VIOL, heureux par l’arg<strong>en</strong>t volé de pouvoir plus. A l’A rg<strong>en</strong>t<br />

divinisé, Pet spirituel pur, vide d’une signification d’une capacité humaine à soi-même<br />

le produire, est conféré le POUVOIR DE L’A RGENT, puissance d’un vide spirituel pur ; puissance<br />

d’un impact temporel, physique, monstrueux au carré, au cube, à la énième puissance<br />

; car étant spirituel pur, pure A bstraction abstraite, extraite de ri<strong>en</strong>, simplem<strong>en</strong>t d’un<br />

Vol ou d’un Viol, il peut péter sur la Chair humaine du monde <strong>en</strong>tier son A utorité jusqu’à<br />

l’infini : et “jusqu’à ce qu’une révolution restaure l’unité primitive de l’homme et de son<br />

bi<strong>en</strong> de production” ; récupération par les producteurs réels de leurs bi<strong>en</strong>s héréditaires et<br />

personnels de production. Le comm<strong>en</strong>t est une autre question ; Marx était pascali<strong>en</strong> ; relire<br />

les PENSEES : “ N’ayant pu faire que la force fût juste et que le droit fût fort, du moins...”<br />

; Marx n’a jamais parlé de la “Lutte des Classes”, n’a jamais fait l’apologie de la viol<strong>en</strong>ce<br />

; c’est la classe des viol<strong>en</strong>ts qui l’a inv<strong>en</strong>tée pour lui, par saint crédit gratuit à<br />

sa propre p<strong>en</strong>sée, à la IIème Internationale, par une projection doucereuse, viol<strong>en</strong>ce au<br />

carré, de sa propre conception individualiste et lutteuse de la vie sociale sur le marxisme<br />

; l’expression est toujours chez Marx au singulier : il n’y a qu’une classe qui lutte, celle<br />

du Capital, bête et méchant ; celle du Travail se déf<strong>en</strong>d seulem<strong>en</strong>t, celle des producteurs<br />

réels, “bras et cerveaux humains agissants”, et parmi lesquels il n’y a pas lieu, objectivem<strong>en</strong>t,<br />

de distinguer les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels, sinon<br />

dans une sous-distinction à l’intérieur du même camp de l’Humanité <strong>en</strong>core normale, c’està-dire<br />

se nourrissant de son propre travail. La véritable distinction de classe n’est pas<br />

<strong>en</strong>tre le type de travail, ni même la fortune, <strong>en</strong> avoir de plus ou moins d’arg<strong>en</strong>t pour l’achat<br />

des bi<strong>en</strong>s de consommation, pouvoir d’achat, <strong>en</strong> avoir de plus ou moins de terres et d’outillage,<br />

bi<strong>en</strong>s de production ; la véritable distinction de classes est <strong>en</strong>tre ceux qui<br />

pratiqu<strong>en</strong>t le Travail, des bras-et-cerveaux-et-sexes-agissants humains, bi<strong>en</strong> sûr collectivem<strong>en</strong>t<br />

organisé pour l’efficacité ; parmi eux l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t plus grand des bras ou plus grand<br />

du cerveau n’est jamais qu’une question de nuance, sur une év<strong>en</strong>tail continu de variantes<br />

dont la texture fondam<strong>en</strong>tale est la même ; et puis d’autres part les travailleurs du Chapeau,<br />

qui peuv<strong>en</strong>t se fatiguer beaucoup, d’ailleurs, et même de leurs bras, et de leurs<br />

pieds, et de leurs ailes puissantes, par dessus les frontières, mais dont tout le travail<br />

consiste à gérer, voire à diriger, s’ils sont pontifes dans sa religion, les saints sacrem<strong>en</strong>ts<br />

asexués du Capital, Dieu Travail-des-autres, comme la mouche du coche stérile par<br />

nature et à perpétuité. La Valeur d’échange n’est pas productive, si généreuse et puissante<br />

que, par A berration m<strong>en</strong>tale et socio-m<strong>en</strong>tale humaine, elle puisse se croire et se prés<strong>en</strong>ter...<br />

Le Pouvoir de l’A rg<strong>en</strong>t divinisé, le Capital, qui se pr<strong>en</strong>d pour une source de<br />

plus-value <strong>en</strong> Valeurs d’usage des formes premières de la Matière, alors qu’il est objecti-<br />

109


vem<strong>en</strong>t stérile par nature et par définition, peut faire de son saint Clergé, qu’il soit<br />

croyant ou non, le fasse péter sur l’Humanité <strong>en</strong>tière son Très saint Gaz, généreux et puissant<br />

; v<strong>en</strong>t spirituel pur à perpétuité, inv<strong>en</strong>té par l’imagination pure des saints v<strong>en</strong>tre de<br />

son Sacerdoce saint, Sacerdoce “à perpétuité” ; cela jusqu’à réussir à son plus grand étonnem<strong>en</strong>t,<br />

tellem<strong>en</strong>t était sainte sa bonne int<strong>en</strong>tion, à avoir anéanti la totalité de la Chair<br />

humaine naturelle de ce globe ; alors le dernier capitaliste, le plus puissant, puisqu’il<br />

est de la logique totalem<strong>en</strong>t illogique du capitalisme que les puissants, du Capital, lutt<strong>en</strong>t<br />

et s’anéantiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux..., le dernier capitaliste puissant, arrivera peut-être<br />

<strong>en</strong>core à creuser lui-même sa tombe ; mais il ne pourra évidemm<strong>en</strong>t pas la fermer sur sa propre<br />

mort ; les vautours, s’il ne les a pas <strong>en</strong>core tous anéantis, devront v<strong>en</strong>ir déchiqueter son<br />

cadavre, au fond de son trou, sodomite spirituel pur... Les chréti<strong>en</strong>s, s’ils dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t du<br />

Capital, Valeur d’échange qui donne sur toutes choses et g<strong>en</strong>s le change, non seulem<strong>en</strong>t ne<br />

peuv<strong>en</strong>t plus ri<strong>en</strong> pour le salut du monde, uniquem<strong>en</strong>t pour son salut spirituel pur, dans les<br />

cimetières ; mais ils sont alors nuisibles, quelle que soit leur Bonne consci<strong>en</strong>ce, généreuse<br />

et puissante, par la puissance spirituelle pure, du Saint-Esprit et du Très saint<br />

Capital : cette Idée, cette Idole, cette très sainte et vénérable Valeur d’échange, sans<br />

plus aucun rapport objectif avec les valeurs d’usage qu’elle est seulem<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>sée représ<strong>en</strong>ter,<br />

<strong>en</strong>tre les mains de qui la déti<strong>en</strong>t et la manipule, individuellem<strong>en</strong>t (capitalisme privé<br />

oligarchique) ou collectivem<strong>en</strong>t (capitalisme d’État, tyrannique), bonnet blanc et blanc<br />

bonnet, caleçon blanc et blanc caleçon ; avec sa f<strong>en</strong>te <strong>en</strong> arrière, pour le même très saint<br />

Pet, le Capital, de toute façons unique et collectif, universaliste et universel, sans frontières,<br />

généreux et tout-puissant.<br />

(…)<br />

QUI SONT LES VRA IS IDOLÂTRES ?<br />

La religion des <strong>en</strong>culés-<strong>en</strong>culeurs. Les prophètes d’Israël, Jésus-Christ le plus grand, n’ont<br />

jamais eu peur des mots réalistes. On nous les châtre toujours, doucereusem<strong>en</strong>t, avec de la<br />

vaseline, les faisant dans toutes nos traductions sacerdotales des hommes hautem<strong>en</strong>t spirituels<br />

et très doux. Quand l’Évangile de Marc dit dans son grec original “Jésus furieux”, on<br />

nous traduit “Jésus ému de compassion“. Quand celui de Mathieu rapporte l’annonce par Jésus-<br />

Christ de “la dégueulasserie de la désertification” (littéralem<strong>en</strong>t “ce qui fait vomir”) on<br />

nous traduit “l’abomination”, spirituelle, “de la désolation”, I’m sorry, nous avons pas fait<br />

exprès ; et le mot “les dégueulasses”, qui revi<strong>en</strong>t indéfinim<strong>en</strong>t dans la Bible, A nci<strong>en</strong> et<br />

Nouveau Testam<strong>en</strong>t, désignant ceux à qui est réservé à la Fin “l’étang de feu et de soufre”<br />

(d’où c’est avec la plaine de Sodomie, la “Mer de Suphr”, sous les yeux, au sommet de Horla-Montagne,<br />

que Moïse condamnera à mourir tout seul, à 123 ans, son frère A aron, le Maître<br />

du Veau d’Or, “les dégueulasses”, “ceux qui font vomir” et sont la cause des désertifications,<br />

autrem<strong>en</strong>t dit et toujours dans le contexte, très clairem<strong>en</strong>t, les <strong>en</strong>culés-<strong>en</strong>culeurs<br />

du Capital, grand artifice dans les Trous-du-Cul, qui r<strong>en</strong>d “puissant” avec une Idée-Idole<br />

derrière soi, un M<strong>en</strong>songe, sont toujours traduits par le Sacerdoce : “les abominables” ; de<br />

quelle abomination ? Surtout ne posez pas la question.<br />

Mais mieux, dans tout la Bible, car le mot y démarre dans la G<strong>en</strong>èse et va jusqu’à<br />

l’A pocalypse, mot qui ne peut être traduit rigoureusem<strong>en</strong>t que par “les capitalistes”, littéralem<strong>en</strong>t<br />

“les adorateurs de l’Idée”, précisant le même mot dans d’autres contextes par<br />

“les adorateurs de l’or et de l’arg<strong>en</strong>t”, Valeur d’échange qui donne le change sur toutes<br />

les réalités, idée conv<strong>en</strong>ue, idole vide de signification d’une production personnelle et<br />

fécondité quelconque, puissance pour les trous-du-cul, ce mot est traduit partout, r<strong>en</strong>versant<br />

ainsi son s<strong>en</strong>s à 180° : “les idolâtres” ; ceux qui ne croi<strong>en</strong>t pas comme nous au V<strong>en</strong>t<br />

péteux puissant du Saint-Esprit, comme nous y croyons saintem<strong>en</strong>t, nous les spirituels, avec<br />

notre Capital.<br />

De telles traductions veul<strong>en</strong>t ignorer, pourtant faites par de très savants, que même<br />

<strong>en</strong>core au temps de saint Paul (et même <strong>en</strong>core de nos jours), les échanges commerciaux ne se<br />

font pas par les pièces monnayées (et alors les idoles elles-mêmes, puisque portant, selon<br />

110<br />

saint Paul, les images de “serp<strong>en</strong>ts, oiseaux, quadrupèdes, hommes incorruptibles”, comme nos<br />

billets de 200 F portant la tête, à mettre dans une culotte, de l’incorruptible Coh<strong>en</strong> du<br />

Capital français pseudonymé de Montesquieu : avec son Esprit des Lois, Très saint Esprit,<br />

des énormes capitaux anglais et autres, universalistes et universels, sans frontières, pour<br />

l’aider à inv<strong>en</strong>ter nos États de Droit, Droit du Capital), au temps de saint Paul les échanges<br />

commerciaux ne se font <strong>en</strong> pièces monnayées que pour le petit commerce, tout le reste étant<br />

payé à la balance au poids d’idoles, statuettes sculptées d’or et d’arg<strong>en</strong>t.<br />

Il n’a jamais été question d’autre chose quand tout la Bible, A nci<strong>en</strong> et Nouveau Testam<strong>en</strong>t,<br />

vaticine contre “l’idolâtrie”. Que des humains mett<strong>en</strong>t leur confiance religieuse dans<br />

des fantasmes quelconques de leur imagination n’a jamais tué personne. Mais qu’ils confèr<strong>en</strong>t<br />

m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t une capacité créatrice remplaçant le Travail humain et les phénomènes de<br />

Nature, nés et se développant selon les lois de son Créateur, qu’ils suppos<strong>en</strong>t une puissance<br />

à des valeurs d’échange et se permett<strong>en</strong>t, profitant de la pénurie qu’ont les autres<br />

<strong>en</strong> valeur d’échange, d’exercer, par le fait qu’ils <strong>en</strong> déti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une, une autorité quelconque<br />

sur le Travail et tous les rapports sociaux de tous ceux-là, voilà la religion de<br />

Mammon, voilà l’idolâtrie véritable.<br />

“Vous ne pouvez pas SERVIR <strong>en</strong> même temps Celui qui est (YaHeVeh) et Mammon”. Jésus-Christ<br />

n’a pas dit vous ne pouvez pas A VOIR, comme valeur d’échange normale, réellem<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>tative<br />

de votre travail investi dans la matière, et simple “pouvoir d’achat”, A VOIR de<br />

l’arg<strong>en</strong>t ; et tous les actes de sa vie ont visé à ce que tout le monde <strong>en</strong> ait beaucoup. Il<br />

a dit, vous ne pouvez pas SERVIR, tâchant hypocritem<strong>en</strong>t d’A VOIR le moins possible <strong>en</strong> vous<br />

r<strong>en</strong>dant les plus dociles serviteurs que vous pouvez d’une autorité divine accordée à la<br />

valeur d’échange, déréglant par sa divine A utorité toute la Production et ses échanges naturels<br />

sur cette planète et tous les rapports naturels à l’intérieur de la Chair humaine,<br />

rapports autrem<strong>en</strong>t auto-régulés. Tant donc, que vous vous acharnez à corriger leurs dérèglem<strong>en</strong>ts<br />

<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant bi<strong>en</strong> soin de ne pas toucher à la Cause, de la perte de leur<br />

autorégulation, vous regardez les choses à l’<strong>en</strong>vers : vous êtes dans l’Im-posture, postérieurs<br />

tournés à la Réalité. Et vous êtes des Idolâtres : vous vivez du Culte d’une Idée,<br />

qui n’a pas de rapport objectif avec la Réalité. Sodomie métaphysique.<br />

Source : Encyclopédie de la colère et pour la reconstruction<br />

par Charles Reymondon-Baruch (extrait)<br />

“ Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la teigne et la rouille détruis<strong>en</strong>t, et<br />

où les voleurs perc<strong>en</strong>t et dérob<strong>en</strong>t ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel où la teigne<br />

et la rouille ne détruis<strong>en</strong>t point, et où les voleurs ne perc<strong>en</strong>t ni ne dérob<strong>en</strong>t. Car là où<br />

est ton trésor, là aussi sera ton cœur. “ (Matth. 6, 19-21).<br />

111


Emanuel Büchel (1705-1775)<br />

Danse macabre de Bâle - Le Juif<br />

1773<br />

MOSES HESS, “ L’ESSENCE DE L’ARGENT ”<br />

Le Cercle d’Etude des Marxismes<br />

Il n’est pas sans intérêt de lire d’un peu près l’article de Moses Hess intitulé « L’ess<strong>en</strong>ce<br />

de l’arg<strong>en</strong>t » afin de pr<strong>en</strong>dre la mesure de l’étroite proximité de cette analyse avec<br />

le texte de Marx « Sur la question juive ». Marx avait r<strong>en</strong>contré Hess dès 1841, juste après<br />

que ce dernier eut publié son livre La triarchie europé<strong>en</strong>ne. L’étude de Hess sur « L’ess<strong>en</strong>ce<br />

de l’arg<strong>en</strong>t » avait été fournie aux A nnales dans la perspective de paraître dans le<br />

second numéro. Marx <strong>en</strong> avait donc eu connaissance.<br />

L’étude de Hess se trouve reproduite et traduite (par P. Cadiot) <strong>en</strong> annexe de l’ouvrage<br />

d’Elisabeth de Font<strong>en</strong>ay, Les figures juives de Marx, paru aux éditions Galilée <strong>en</strong> 1973.<br />

Il se prés<strong>en</strong>te sous la forme d’un <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t de 17 paragraphes dont voici les résumés,<br />

accompagnés de quelques extraits significatifs.<br />

1. « La vie est échange d’activité vitale productrice ». Ce principe régit les relations<br />

<strong>en</strong>tre tous les corps, qu’ils soi<strong>en</strong>t physiques ou sociaux. Le corps social est une totalité<br />

organique dont les membres ne peuv<strong>en</strong>t être séparés au risque de mourir.<br />

2. Le commerce est la réalisation de l’ess<strong>en</strong>ce réelle des individus au sein de leur communauté.<br />

3. L’ess<strong>en</strong>ce humaine se développe dans le cours d’une histoire. L’histoire de l’homme comm<strong>en</strong>ce<br />

une fois qu’est terminée l’histoire naturelle de la terre. L’histoire de l’humanité<br />

ne fait que comm<strong>en</strong>cer et « On aperçoit déjà dans le lointain la Terre promise de l’humanité<br />

organisée »<br />

4. A u début de leur histoire, les hommes ont été incapables de saisir leurs échanges dans<br />

le cadre global de la totalité qu’ils constitu<strong>en</strong>t. Ils ont donc pratiqué le commerce sur le<br />

mode de la concurr<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre individus isolés<br />

« Si un échange organisé des produits, une activité organisée, une réalisation commune<br />

de tous avait d’emblée été possible, les hommes n’aurai<strong>en</strong>t pas eu besoin de pr<strong>en</strong>dre, <strong>en</strong> tant<br />

qu’individus isolés, l’initiative d’user de la force brutale ou de la ruse astucieuse, de<br />

s’écorcher vifs pour gagner de quoi satisfaire leurs besoins matériels et spirituels; ils<br />

n’aurai<strong>en</strong>t pas eu besoin de chercher à l’extérieur d’eux-mêmes leurs bi<strong>en</strong>s spirituels et<br />

matériels, ils se serai<strong>en</strong>t formés par eux-mêmes et c’est dans la communauté qu’ils aurai<strong>en</strong>t<br />

manifesté leurs facultés. Cela signifie simplem<strong>en</strong>t que si les hommes étai<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>us au monde<br />

comme ess<strong>en</strong>ce humaine cultivée, ils n’aurai<strong>en</strong>t pas eu besoin d’<strong>en</strong> passer par l’histoire de<br />

leur culture ».<br />

Cette phase de brutalité et d’égoïsme destructeur est maint<strong>en</strong>ant achevée et il est possible<br />

d’<strong>en</strong>trevoir une organisation sociale qui r<strong>en</strong>oue avec le fondem<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiel de l’homme.<br />

« Il nous est possible, à la fin de ce combat brutal <strong>en</strong> vue de l'appropriation de l'ess<strong>en</strong>ce<br />

propre, maint<strong>en</strong>ant que théoriquem<strong>en</strong>t du moins notre ess<strong>en</strong>ce est formée, de p<strong>en</strong>ser et<br />

de promouvoir une société sans autodestruction, une société humaine, raisonnable, organique,<br />

aux productions communes, variées, harmonisées, où serai<strong>en</strong>t organisées des sphères<br />

d'actions diversifiées correspondant aux différ<strong>en</strong>tes inclinations des hommes, de telle sorte<br />

que tout homme éduqué ait la possibilité d'affirmer librem<strong>en</strong>t ses aptitudes et ses tal<strong>en</strong>ts<br />

selon sa vocation et ses goûts. C'est dorénavant une chose possible, puisque maint<strong>en</strong>ant le<br />

pouvoir humain, l'ess<strong>en</strong>ce humaine (la production et la consommation commune de produit <strong>en</strong><br />

vue de la production ultérieure) est développée jusqu'à l'excès. Les forces naturelles ne<br />

s'oppos<strong>en</strong>t plus à l'homme comme étrangères et hostiles, il les connaît et les utilise <strong>en</strong><br />

fonction de ses desseins humains. Les hommes eux-mêmes se rapproch<strong>en</strong>t chaque jour. A u grand<br />

effroi de l'homme borné, mais pour la délectation de l'ami éclairé des hommes, les limites<br />

de l'espace et du temps, la religion et le nationalisme, les limites des individus s'écroul<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> même temps. Il ne nous reste plus qu'à reconnaître la lumière de la liberté et à<br />

congédier les gardi<strong>en</strong>s de la nuit, pour pouvoir tous <strong>en</strong>semble nous serrer joyeusem<strong>en</strong>t la<br />

main. Oui, maint<strong>en</strong>ant que l'humanité est majeure, ri<strong>en</strong> ne l'empêche plus d'<strong>en</strong>trer <strong>en</strong>fin <strong>en</strong><br />

113


possession de son héritage, du fruit du travail des esclaves et des combats élém<strong>en</strong>taires de<br />

plusieurs millénaires. Sa misère prés<strong>en</strong>te le prouve avec évid<strong>en</strong>ce, car elle n'est pas le<br />

résultat d'un manque mais bi<strong>en</strong> d'une surabondance de capacités productives. »<br />

Et Moses Hess de conclure : « Oui, les hommes sont maint<strong>en</strong>ant mûrs pour la jouissance<br />

complète de leur liberté et de leur vie ». Il est donc possible de sortir de la phase primitive<br />

des échanges qui ne pouvait être que « l’assassinat réciproque crapuleux et<br />

l’esclavage ».<br />

5. « L’individu élevé au rang de fin et le g<strong>en</strong>re ravalé au rang de moy<strong>en</strong>, c’est là le<br />

r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t de la vie humaine <strong>en</strong> général ». C’est le règne de l’égoïsme.<br />

« La conception naturelle du monde qui voit dans le g<strong>en</strong>re la vie elle-même, et dans l'individu<br />

le moy<strong>en</strong> de la vie, s'appuie sur cet ordre du monde. La conception du monde inverse<br />

règne au contraire dans l'état d'égoïsme, car cet état est <strong>en</strong> lui-même un état r<strong>en</strong>versé.<br />

Pour nos philistins, nos trafiquants chréti<strong>en</strong>s et nos chréti<strong>en</strong>s juifs, l'individu est le<br />

but, la vie du g<strong>en</strong>re est au contraire le moy<strong>en</strong> de la vie. Ils se sont créé pour eux-mêmes<br />

un monde à part. Dans la théorie, la forme classique de ce monde r<strong>en</strong>versé est le ciel chréti<strong>en</strong>.<br />

Dans le monde réel, l'individu meurt; dans le ciel chréti<strong>en</strong>, il vit éternellem<strong>en</strong>t.<br />

Dans la vie réelle, le g<strong>en</strong>re agit dans l'individu et par son intermédiaire ; dans le ciel,<br />

l'ess<strong>en</strong>ce du g<strong>en</strong>re, Dieu, vit <strong>en</strong> dehors des individus, et ces derniers, loin d'être le moy<strong>en</strong><br />

par lequel Dieu agit et par lequel l'ess<strong>en</strong>ce du g<strong>en</strong>re vit, ne viv<strong>en</strong>t à l'inverse que par<br />

l'intermédiaire de Dieu. L'ess<strong>en</strong>ce du g<strong>en</strong>re est ravalée au rang de moy<strong>en</strong> pour la vie des<br />

individus. Le « Je » chréti<strong>en</strong> a besoin de son Dieu, il <strong>en</strong> a besoin pour son exist<strong>en</strong>ce individuelle,<br />

pour son âme sainte et immortelle, pour le salut de son âme. « Si je n'espérais<br />

participer à l'immortalité, je ne me soucierais de Dieu ni des hommes ! » Ces quelques mots<br />

dus à un homme très pieux r<strong>en</strong>ferm<strong>en</strong>t toute l'ess<strong>en</strong>ce du christianisme. Le christianisme est<br />

la théorie, la logique de l'égoïsme. Le sol classique de la pratique égoïste, <strong>en</strong> revanche,<br />

est le monde chréti<strong>en</strong> moderne des marchands : là aussi un ciel, une fiction, un bénéfice<br />

imaginaire et illusoire pour la vie individuelle, tous produits par la déraison maladive et<br />

égoïste de l'humanité dépravée. L'individu qui souhaite vivre non à travers lui-même pour<br />

le g<strong>en</strong>re mais à travers le g<strong>en</strong>re pour lui seul, doit se créer pratiquem<strong>en</strong>t un monde à l'<strong>en</strong>vers.<br />

C'est pourquoi dans notre monde marchand l'individu est <strong>en</strong> pratique le but, et le g<strong>en</strong>re<br />

n'est que le moy<strong>en</strong> de la vie, comme cela se passe <strong>en</strong> théorie dans le ciel chréti<strong>en</strong>. La vie<br />

du g<strong>en</strong>re, ici égalem<strong>en</strong>t, ne se réalise pas dans l'individu ou par son intermédiaire : ici<br />

comme dans le ciel, la vie du g<strong>en</strong>re est placée à l'extérieur des individus et ravalée au<br />

rang de moy<strong>en</strong>. C'est ici précisém<strong>en</strong>t qu'intervi<strong>en</strong>t l'arg<strong>en</strong>t. Ce que Dieu est à la vie théorique,<br />

l'arg<strong>en</strong>t l'est à la vie pratique, dans ce monde à l'<strong>en</strong>vers : le pouvoir aliéné des<br />

hommes, leur activité vitale mise à l'<strong>en</strong>can. L'arg<strong>en</strong>t est la valeur humaine exprimée <strong>en</strong> chiffres,<br />

il est la marque de notre esclavage, le stigmate ineffaçable de notre servitude. Les<br />

hommes qui peuv<strong>en</strong>t s'acheter et se v<strong>en</strong>dre sont bi<strong>en</strong> des esclaves. L'arg<strong>en</strong>t, c'est la sueur<br />

de sang coagulée des misérables qui apport<strong>en</strong>t eux-mêmes sur le marché leur propriété inaliénable,<br />

leur pouvoir le plus propre, pour le troquer contre leur caput mortuum, un capital<br />

comme on le nomme, et pour consommer <strong>en</strong> cannibales leur propre graisse. Et nous sommes tous<br />

ces misérables ! Nous pouvons toujours nous émanciper <strong>en</strong> théorie de la consci<strong>en</strong>ce r<strong>en</strong>versée<br />

du monde ; aussi longtemps que nous ne sortons pas pratiquem<strong>en</strong>t du monde r<strong>en</strong>versé, nous<br />

devons, comme dit le proverbe, hurler avec les loups. Oui nous devons aliéner perpétuellem<strong>en</strong>t<br />

notre ess<strong>en</strong>ce, notre vie, notre activité vitale libre et propre, pour pouvoir <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir<br />

notre exist<strong>en</strong>ce misérable. Nous achetons perpétuellem<strong>en</strong>t notre exist<strong>en</strong>ce individuelle au<br />

préjudice de notre liberté. Et bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t nous, prolétaires, mais<br />

égalem<strong>en</strong>t nous, capitalistes, qui sommes ces misérables qui se suc<strong>en</strong>t le sang et se consomm<strong>en</strong>t<br />

eux-mêmes. Tous, tant que nous sommes, nous ne pouvons manifester librem<strong>en</strong>t notre vie,<br />

ni créer, ni agir les uns pour les autres. Nous ne pouvons que consommer notre vie, et nous<br />

dévorer les uns les autres, si nous voulons ne pas mourir de faim. Car cet arg<strong>en</strong>t que nous<br />

consommons, que nous travaillons à gagner, c'est notre propre chair, notre propre sang que<br />

nous avons aliénés et qu'il nous faut gagner, récupérer et consommer. Nous n'avons pas le<br />

droit de nous dissimuler que nous sommes tous des cannibales, des carnassiers, des vampires.<br />

114<br />

Et nous le resterons, tant que nous n'agirons pas tous les uns pour les autres, tant que<br />

nous devrons gagner notre vie chacun pour soi. »<br />

6. L’économie politique partage avec la théologie la particularité de ne pas se soucier<br />

des hommes réels.<br />

7. « L’arg<strong>en</strong>t est le produit des hommes dev<strong>en</strong>us étrangers les uns aux autres, c’est-àdire<br />

qu’il est l’homme aliéné ».<br />

8. C’est le christianisme qui a dévalué la vie humaine et r<strong>en</strong>du acceptable l’idée qu’elle<br />

est une vie aliénée, que l’on peut se v<strong>en</strong>dre soi-même, ce qui est un comble de la barbarie,<br />

puisqu’<strong>en</strong> fait on ne v<strong>en</strong>d qu’un corps et que l’ess<strong>en</strong>tiel est ailleurs. C’est la légitimation<br />

du servage universel.<br />

9. « Dieu n’est que le capital idéalisé et le ciel, le monde marchand théorisé ».Le servage<br />

du Moy<strong>en</strong> Âge n’est <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> différ<strong>en</strong>t de l’esclavage antique. Les chréti<strong>en</strong>s sont des «<br />

égoïstes théoriques » pour avoir justifié une indiffér<strong>en</strong>ce à la brutalité de ce mode terrestre<br />

au profit de la béatitude céleste. : « Dans notre monde marchand, le christianisme<br />

est effectivem<strong>en</strong>t réalisé »<br />

10. La religion a accompli l’aliénation théorique de l’homme; l’économie politique ne fait<br />

qu’accomplir son aliénation pratique :<br />

« Les législateurs modernes qui, <strong>en</strong> tant que chréti<strong>en</strong>s éclairés et pratiques, ne pur<strong>en</strong>t<br />

se satisfaire d'une législation de l'au-delà, voulur<strong>en</strong>t donc avoir le monde chréti<strong>en</strong> et son<br />

ciel sur la terre, et dur<strong>en</strong>t faire apparaître dans ce monde-ci les saints esprits du ciel.<br />

Une telle évocation des esprits n'a du reste ri<strong>en</strong> à voir avec la sorcellerie : le terrain<br />

étant déjà préparé, les législateurs, sans être sorciers, pur<strong>en</strong>t réaliser cette évocation.<br />

Il suffisait de sanctifier l'homme privé qui existait <strong>en</strong> fait dans la réalité de la société<br />

bourgeoise médiévale issue du servage, cet homme qui avait r<strong>en</strong>oncé, qui s'était abstrait de<br />

tout ce qui appart<strong>en</strong>ait à sa vie <strong>en</strong> tant que g<strong>en</strong>re et qui <strong>en</strong> avait fait cession à Dieu dans<br />

le ciel, c'est-à-dire <strong>en</strong> théorie, à l'arg<strong>en</strong>t sur terre, c'est-à-dire <strong>en</strong> pratique. C'est ce<br />

reliquat mort de l'homme réel, cette « personnalité » abstraite qu'il suffisait de sanctifier,<br />

de sanctionner ; l'individu asexué du ciel chréti<strong>en</strong> se réalisait donc aussi sur cette<br />

terre. En d'autres termes, la politique et l'économie avai<strong>en</strong>t pour tâche d'effectuer au<br />

niveau de la vie pratique ce que jusqu'alors la religion, la théologie avai<strong>en</strong>t accompli au<br />

niveau de la vie théorique : il suffisait d'élever à la dignité de principe l'aliénation<br />

pratique de l'homme, comme on l'avait déjà fait de son aliénation théorique. A insi l'égoïsme<br />

chréti<strong>en</strong> se réalisait aussi sur la terre. Et c'est bi<strong>en</strong> ce qui arriva. On sanctionna<br />

l'égoïsme pratique <strong>en</strong> proclamant que les hommes étai<strong>en</strong>t des individus isolés, <strong>en</strong> qualifiant<br />

les personnes abstraites et nues d'hommes véritables, <strong>en</strong> proclamant que les droits de<br />

l'homme étai<strong>en</strong>t ceux de l'homme indép<strong>en</strong>dant, et donc que l'indép<strong>en</strong>dance des hommes, leur<br />

séparation et leur isolem<strong>en</strong>t étai<strong>en</strong>t l'ess<strong>en</strong>ce de leur vie et de leur liberté : on caractérisa<br />

comme hommes libres,- vrais et naturels, les personnes isolées. Logiquem<strong>en</strong>t, ces<br />

monades ne devai<strong>en</strong>t plus <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> relation immédiate, ce qui, dans notre commerce fondé<br />

sur l'assassinat crapuleux, signifie simplem<strong>en</strong>t qu'elles ne devai<strong>en</strong>t plus être introduites<br />

dans le commerce, immédiatem<strong>en</strong>t achetées et v<strong>en</strong>dues. Il fallait supprimer le commerce immédiat<br />

des hommes, la traite, l'esclavage et le servage immédiats, sinon les hommes aurai<strong>en</strong>t<br />

continué à être <strong>en</strong> situation de dép<strong>en</strong>dance ; il fallait mettre à la place du servage immédiat<br />

le servage médiatisé, à la place du servage de fait, le servage de principe, celui qui<br />

r<strong>en</strong>d tous les hommes libres et égaux, c'est-à-dire les isole et les tue. La suppression de<br />

l'esclavage effectif ne supprime pas l'assassinat crapuleux immédiat. On ne fit ri<strong>en</strong> d'autre<br />

que mettre <strong>en</strong> application l'égoïsme logique par lequel l'esclavage de type antique et<br />

médiéval fut supprimé. C'est alors seulem<strong>en</strong>t que le principe même de l'esclavage put naître<br />

dans son universalité : l'aliénation de l'ess<strong>en</strong>ce humaine par l'isolem<strong>en</strong>t des individus et<br />

l'avilissem<strong>en</strong>t de cette ess<strong>en</strong>ce réduite à n'être plus qu'un moy<strong>en</strong> d'exist<strong>en</strong>ce pour ces<br />

individus. L'égoïsme du monde moderne marchand, réalisé <strong>en</strong> son principe, fait disparaître<br />

ici-bas comme dans l'au-delà, théoriquem<strong>en</strong>t et pratiquem<strong>en</strong>t, tout commerce immédiat, toute<br />

vie immédiate et fait de celle-ci un simple moy<strong>en</strong> pour l'exist<strong>en</strong>ce privée. Là où tout commerce<br />

humain, toute activité humaine sont immédiatem<strong>en</strong>t supprimés et ne peuv<strong>en</strong>t plus être<br />

utilisés que comme des moy<strong>en</strong>s <strong>en</strong> vue de l'exist<strong>en</strong>ce égoïste, là où tous les rapports, depuis<br />

l'amour naturel, le commerce des sexes jusqu'à l'échange des p<strong>en</strong>sées du monde cultivé, ne<br />

115


peuv<strong>en</strong>t être pratiqués sans arg<strong>en</strong>t, là où il n'y a pas d'autres hommes pratiques que les<br />

hommes convertibles <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, là où tout mouvem<strong>en</strong>t du coeur doit d'abord, pour pouvoir<br />

naître, être transformé <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t, on peut dire que la « félicité » de l'au-delà est dev<strong>en</strong>ue<br />

le « bonheur » d'ici-bas, que les esprits célestes sont desc<strong>en</strong>dus sur la terre, que l’homme<br />

déshumanisé a fait son apparition ici-bas et que l’égoïsme théorique s’est fait pratique ;<br />

le fait brut de l’esclavage réel est dev<strong>en</strong>u un principe appliqué avec conséqu<strong>en</strong>ce. »<br />

11. La propriété est sanctifiée parce qu’elle est le moy<strong>en</strong> d’exist<strong>en</strong>ce de l’homme égoïste:<br />

« l’homme coupé de son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t est une être abstrait, écorché, aussi peu vivant qu’une<br />

viande crue dont on a retiré la peau, qu’un organisme privé d’air. On a retiré à l’homme<br />

tout l’air social vital et on l’a seulem<strong>en</strong>t laissé libre de s’<strong>en</strong>tourer des vapeurs de l’arg<strong>en</strong>t,<br />

de Dieu, cet esprit chréti<strong>en</strong> matérialisé, et de survivre s’il le pouvait ». Cette<br />

liberté naturelle n’est octroyée à l’homme que pour qu’il la v<strong>en</strong>de sur le marché du travail<br />

et qu’il aliène ainsi ce qui apparti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> propre à son Ess<strong>en</strong>ce.<br />

12. Le monde des commerçants a accompli la tâche de ne donner à respirer aux hommes que<br />

l’air de l’égoïsme.<br />

« Par rapport aux relations de notre société, l'A ntiquité et même le Moy<strong>en</strong> A ge paraiss<strong>en</strong>t<br />

presque humains. A vec son attirail haïssable de lois et d'institutions barbares, la<br />

société médiévale n'a pas mutilé les hommes <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t, comme le fait la société moderne.<br />

A u Moy<strong>en</strong> A ge <strong>en</strong> effet, à côté des serfs qui n'étai<strong>en</strong>t et n'avai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>, il existait des<br />

hommes qui avai<strong>en</strong>t une propriété et un rôle sociaux, qui étai<strong>en</strong>t quelque chose. Les états<br />

et les corporations étai<strong>en</strong>t certes des associations égoïstes, elles n'<strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t pas moins<br />

un caractère social, un esprit communautaire, dans une certaine mesure ; l'individu pouvait<br />

se développer dans sa sphère sociale et s'intégrer à la communauté, même s'il ne pouvait le<br />

faire que d'une manière bornée. Il <strong>en</strong> va tout autrem<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant qu'on a découvert la formule<br />

du servage universel. La vie sociale des hommes dorénavant est complètem<strong>en</strong>t dépourvue<br />

d'élans généreux. Il n'y a plus de possession sociale, plus de propriété vivante, plus<br />

d'homme qui ait ou soit réellem<strong>en</strong>t quelque chose. Ce fatras universel dont l'homme s'imagine<br />

qu'il possède quelque chose n'est qu'un fantôme auquel il aspire <strong>en</strong> vain. (…) Mais<br />

quelle est notre propriété sociale ? Ce fatras universel, cet arg<strong>en</strong>t n'est pas un corps organique<br />

vivant. L'arg<strong>en</strong>t devrait représ<strong>en</strong>ter le corps social, la vie organique du g<strong>en</strong>re, le<br />

commerce social, mais il ne le peut pas dans la mesure où, par nature, il est inorganique,<br />

inarticulé, indiffér<strong>en</strong>cié ; ri<strong>en</strong> de plus qu'une masse morte, une somme ou un chiffre. Comm<strong>en</strong>t<br />

la valeur d'un être vivant, de l'homme, de sa vie et de son activité, comm<strong>en</strong>t la valeur<br />

de la vie sociale pourrait-elle être exprimée <strong>en</strong> chiffres, par une somme ? On ne peut arriver<br />

à un tel nons<strong>en</strong>s qu'après avoir volé son âme à la vie réelle, l'avoir mise <strong>en</strong> pièces, une<br />

moitié pour l'au-delà, une moitié pour cette terre. Que l'on imagine un monde d'esprits sans<br />

corps, une chimère <strong>en</strong> face d'un monde de corps sans esprit et sans vie, une matière morte<br />

(autre chimère), qu'on imagine <strong>en</strong>suite que cet esprit sans corps court après cette matière<br />

sans âme pour lui arracher des morceaux plus ou moins gros et les traîner derrière soi, on<br />

aura une image fidèle du monde fantastique où nous vivons. Quoique nous puissions acquérir<br />

de cette matière morte, inanimée, inorganique, de ce fatras après lequel nous courons comme<br />

des fantômes après leur corps disparu, nous n'obti<strong>en</strong>drons pas de propriété réelle, vivante,<br />

de possession sociale, nous ne ti<strong>en</strong>drons ri<strong>en</strong> qui détermine et conditionne notre vie et notre<br />

action dans la société, mais seulem<strong>en</strong>t le Dieu chréti<strong>en</strong> matérialisé, l'esprit, le souffle<br />

dans lequel nous conservons notre cadavre terrestre <strong>en</strong> son exist<strong>en</strong>ce morte, son exist<strong>en</strong>ce<br />

de pierre. L'arg<strong>en</strong>t ne peut jamais dev<strong>en</strong>ir propriété ; il doit plutôt être considéré par<br />

toute nature humaine non corrompue comme quelque chose de si extérieur, de si peu propre à<br />

l'homme que l'adhér<strong>en</strong>ce intime <strong>en</strong>tre le propriétaire et son bi<strong>en</strong> qui constitue le caractère<br />

de toute propriété véritable, ne peut apparaître, <strong>en</strong> l'occurr<strong>en</strong>ce, que comme le plus repoussant<br />

et le plus méprisable des vices. »<br />

13. Le monde marchand, c’est l’isolem<strong>en</strong>t mortel de l’homme. La liberté universelle, c’est<br />

la servitude universelle.<br />

14. L’égoïsme est <strong>en</strong> fait la loi du monde animal naturel. Nous ne sommes <strong>en</strong>core qu’au<br />

stade de bêtes de proie sociales :<br />

116<br />

« A u stade des égoïstes accomplis et consci<strong>en</strong>ts qui sanctionn<strong>en</strong>t à travers la libre<br />

concurr<strong>en</strong>ce la guerre de tous contre tous, à travers les prét<strong>en</strong>dus droits de l’homme, les<br />

droits des individus isolés, des personnes privées, de la « personnalité absolue », et à<br />

travers la livre <strong>en</strong>treprise, l’exploitation réciproque, la cupidité, cupidité qui n’est<br />

ri<strong>en</strong> d’autre que le soif de sang de la bête de proie sociale. ( …) Nous sommes des vampires<br />

qui s’écorch<strong>en</strong>t et se dévor<strong>en</strong>t les uns les autres. (…) l’homme ne goûte dans l’arg<strong>en</strong>t que<br />

sa propre vie sur un mode bestial, brutal, cannibale. L’arg<strong>en</strong>t est le sang social, mais le<br />

sang social aliéné, répandu ».<br />

(…)<br />

Dans l'histoire de la zoologie sociale, les Juifs ont eu pour mission de développer dans<br />

l'homme l'animal de proie. Ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de réaliser <strong>en</strong>fin cette tâche. Le mystère du judaïsme<br />

et du christianisme s'est révélé dans le monde marchand moderne des juifs et des Chréti<strong>en</strong>s.<br />

Le mystère du sang du Christ, de même que le mystère hébraïque de la vénération du sang, se<br />

révèle ouvertem<strong>en</strong>t comme n'étant <strong>en</strong> fin de compte que le mystère de la bête de proie. Dans<br />

le judaïsme anci<strong>en</strong>, le culte du sang n'était qu'archétypal ; p<strong>en</strong>dant le Moy<strong>en</strong> A ge chréti<strong>en</strong>,<br />

il fut réalisé théoriquem<strong>en</strong>t, idéalem<strong>en</strong>t et logiquem<strong>en</strong>t, c'est-à-dire qu'on consomma effectivem<strong>en</strong>t<br />

le sang aliéné et répandu de l'humanité, alors qu'on ne consommait qu'<strong>en</strong> imagination<br />

le sang de l'Homme-Dieu. Dans le monde moderne judéochréti<strong>en</strong> des marchands, ces impulsions<br />

du monde animal social n'apparaiss<strong>en</strong>t plus sous une forme symbolique ou mystique, mais sous<br />

leur forme la plus prosaïque. Dans la religion des bêtes de proie sociales, il y avait <strong>en</strong>core<br />

de la poésie. Ce n'était plus la poésie de l'Olympe, mais celle du Blocksberg, du Mont du<br />

sabbat. Le monde animal social ne devint vulgaire et prosaïque que lorsque la nature fit à<br />

nouveau valoir ses droits et que l'homme isolé, le pitoyable esclave de l'A ntiquité, et le<br />

serf du Moy<strong>en</strong> A ge ne voulur<strong>en</strong>t plus se cont<strong>en</strong>ter du festin céleste, lorsqu'il comm<strong>en</strong>ça à se<br />

battre pour des trésors matériels au lieu de se battre pour des trésors spirituels et qu'il<br />

voulut jouer sa vie aliénée et son sang répandu dans une bourse visible plutôt que dans un<br />

estomac invisible. A lors les tours de passe-passe sacrés devinr<strong>en</strong>t profanes, la tromperie<br />

céleste devint terrestre, le combat poétique des dieux et du Diable devint un prosaïque<br />

combat d'animaux, et la théophagie mystique devint une anthropophagie manifeste. L'Eglise<br />

de Dieu, le caveau céleste où le prêtre, cette hyène du monde animal social, célébrait un<br />

repas mortuaire imaginaire, se transforma <strong>en</strong> l'état de l'arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> ce champ de bataille<br />

terrestre où des bêtes de proie égales <strong>en</strong> droit se suc<strong>en</strong>t mutuellem<strong>en</strong>t le sang. Dans l'état<br />

de l'arg<strong>en</strong>t, de la libre concurr<strong>en</strong>ce, cess<strong>en</strong>t tous les privilèges et toutes les hiérarchies.<br />

Il y règne, comme nous l'avons dit, la liberté sans poésie fondée sur l'égalité devant la<br />

mort, sur l'égalité des bêtes de proie. Face à l'arg<strong>en</strong>t, les rois n'ont plus le droit de<br />

faire des conquêtes puisqu'ils ne sont plus que les lions des hommes-animaux, de même que<br />

le prêtre n'a plus le droit de savourer le parfum des cadavres puisqu'il n'est plus que leur<br />

hyène. Comme les autres animaux humains, ils n'ont de droit qu'<strong>en</strong> fonction du droit naturel<br />

commun, <strong>en</strong> vertu de leur commune qualité de bêtes de proie, de vampires, de Juifs et de loups<br />

assoiffés d'arg<strong>en</strong>t. »<br />

15. L’arg<strong>en</strong>t est comme l’écriture par rapport à la parole : il tue l’esprit. Il est temps<br />

de sortir de cette situation de servitude :<br />

« L'amour qui s'est <strong>en</strong>fui dans les cieux tant que la terre n'était pas capable de<br />

l'étreindre, repr<strong>en</strong>dra sa place à l'<strong>en</strong>droit où il naquit et fut nourri, le coeur des hommes.<br />

Nous n'allons bi<strong>en</strong>tôt plus chercher <strong>en</strong> vain notre vie <strong>en</strong> dehors et au-dessus de nous. Il<br />

n'y aura plus d'ess<strong>en</strong>ce étrangère, de moy<strong>en</strong> terme qui s'immiscera au milieu de nous pour<br />

nous unir <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce et de l'extérieur, nous « médiatiser », tandis qu'il nous sépare et<br />

nous divise <strong>en</strong> réalité et de l'intérieur. Les, spéculations philosophiques et théologiques<br />

vont cesser avec les spéculations commerciales, la religion laissera la place à la politique.<br />

Poussés par la nécessité interne de notre nature et par la nécessité extérieure, nous<br />

allons, une fois pour toutes, mettre un terme à toutes ces absurdités et à l'hypocrisie de<br />

nos philosophes, savants, prêtres et politici<strong>en</strong>s qui s'harmonis<strong>en</strong>t si bi<strong>en</strong> avec l'inhumanité<br />

et la bassesse de notre société bourgeoise. Nous allons nous unir dans une communauté<br />

et nous allons <strong>en</strong>fin expulser comme des corps étrangers, tous ces moy<strong>en</strong>s d'échange extérieurs,<br />

ces pieux dans notre chair. »<br />

117


16. La nécessité du passage au communisme.<br />

« La communauté organique que nous voyons <strong>en</strong>fin ne peut naître que comme résultat du<br />

déploiem<strong>en</strong>t suprême de toutes nos forces et par l'intermédiaire de l'aiguillon douloureux<br />

de la nécessité et des passions mauvaises. La communauté organique, fruit mûr de l'évolution<br />

humaine, ne pouvait naître tant que nous n'étions pas <strong>en</strong>core totalem<strong>en</strong>t développés, et<br />

nous ne pouvions nous développer aussi longtemps que nous n'<strong>en</strong>trions pas <strong>en</strong> rapport par le<br />

commerce. Mais p<strong>en</strong>dant que se développait le commerce, nous nous battions <strong>en</strong>core les uns<br />

avec les autres comme individus isolés. Nous luttions pour acquérir nos moy<strong>en</strong>s d'échange<br />

matériels et spirituels parce qu'<strong>en</strong> tant qu'individus isolés, nous <strong>en</strong> avions besoin pour<br />

vivre. Nous <strong>en</strong> avions besoin parce que nous n'étions pas unis, alors que l'union ou la réalisation<br />

commune de nos forces constitue notre vie. Nous avons donc dû chercher notre vie<br />

propre <strong>en</strong> dehors de nous et la conquérir par le combat de tous contre tous. Mais cette lutte<br />

ne nous a pas du tout apporté ce que nous cherchions et espérions. Nous p<strong>en</strong>sions acquérir<br />

un bi<strong>en</strong> extérieur et nous n'avons fait que nous développer nous-mêmes. Cette folie nous fut<br />

salutaire et bénéfique aussi longtemps qu'elle contribua réellem<strong>en</strong>t à développer nos forces<br />

et nos facultés. Maint<strong>en</strong>ant que ces dernières sont développées, nous ne ferions que nous<br />

ruiner les uns les autres si nous ne passions pas au communisme. Désormais nos forces ne<br />

continueront pas à se développer par la lutte, pour la bonne raison qu'elles sont déjà développées.<br />

Nous voyons égalem<strong>en</strong>t tous les jours que nous dilapidons nos forces et qu'à cause<br />

de la surabondance des forces productrices, elles ne peuv<strong>en</strong>t plus se développer du tout. Si<br />

les bourgeois libéraux nous <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t tous les jours de la nécessité du progrès par la<br />

lutte de la concurr<strong>en</strong>ce, cela vi<strong>en</strong>t de ce qu'ils sont des bavards irréfléchis, qu'ils font<br />

des anachronismes ou qu'ils sont aveuglés par l’égoïsme et incapables de compr<strong>en</strong>dre des<br />

vérités qui s’impos<strong>en</strong>t à tous ceux qui ouvr<strong>en</strong>t un tant soit peu les yeux. A l’étape actuelle<br />

de notre développem<strong>en</strong>t, nous ne pouvons plus que nous exploiter et nous dévorer les uns les<br />

autres si ne nous ne nous unissons pas dans l’amour. Contrairem<strong>en</strong>t à ce que p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t les bourgeois<br />

irréfléchis, c'est avant c<strong>en</strong>t ans, c'est avant dix ans que l'on verra la fin du temps<br />

où les forces productrices décuplées précipitai<strong>en</strong>t dans la misère ceux qui devai<strong>en</strong>t travailler<br />

de leurs mains parce que leurs mains avai<strong>en</strong>t perdu toute valeur, tandis qu'une<br />

minorité qui s'occupait d'accumuler des capitaux, se vautrait dans l'abondance et sombrait<br />

dans la quête écoeurante du plaisir parce qu'elle n'avait pas prêté l'oreille à la voix de<br />

l'amour ou qu'elle avait cédé à la viol<strong>en</strong>ce. »<br />

17. « La dernière heure du monde social animal sonnera bi<strong>en</strong>tôt »<br />

Source : Marx, à mesure - Une anthologie comm<strong>en</strong>tée des écrits de Marx et d’Engels<br />

par Le Cercle d’Etude des Marxismes<br />

A nnexe 1 - Moses Hess « L’ess<strong>en</strong>ce de l’arg<strong>en</strong>t »<br />

118<br />

[...]<br />

L’antiquité<br />

LES IMAGINAIRES SOCIOCULTURELS DE L’ARGENT<br />

Celso Sanchez Capdequi<br />

C’est dans le temple que naît l’arg<strong>en</strong>t, dans le feu de la démarche rituelle. Dans les<br />

sociétés antiques, « c<strong>en</strong>trées » (selon la terminologie habermasi<strong>en</strong>ne) sur le discours<br />

religieux qui unit et borne la totalité disparate de l’expéri<strong>en</strong>ce culturelle, l’arg<strong>en</strong>t<br />

surgit <strong>en</strong> tant que symbole religieux par lequel la société se représ<strong>en</strong>te les puissances<br />

qui gouvern<strong>en</strong>t le monde et son propre destin. Le premier rôle de cette représ<strong>en</strong>tation est<br />

joué par l’imagination matérielle d’une société qui, <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce d’une rationalité différ<strong>en</strong>ciée<br />

et analytique, noue, <strong>en</strong>tre elle et l’univers, « des affinités électives et des<br />

relations de conv<strong>en</strong>ance <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t particulières. D’une certaine façon, les choses et<br />

les hommes s’attir<strong>en</strong>t, s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t, s’harmonis<strong>en</strong>t de manière naturelle 6 . » Il s’agit de<br />

sociétés qui s’expliqu<strong>en</strong>t le monde à partir de l’imagination ou, selon l’expression de<br />

Gilbert Durand, de la « faculté du possible 7 . » À travers celle-ci, comme l’affirme<br />

Michel Maffesoli, « les totems individuels et collectifs, dans leur diversité, indiqu<strong>en</strong>t<br />

l’étroite connexion <strong>en</strong>tre le cosmos et le microcosme. Cette classification fait des êtres<br />

et des choses un “système solidaire” par lequel tout fait corps. C’est dans cette correspondance<br />

analogique que se situe la fondation du social 8 . »<br />

La vie économique de ces sociétés9 est pratiquem<strong>en</strong>t inexistante si par économie nous<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons une activité rationnelle différ<strong>en</strong>ciée et dotée d’un symbolisme propre. Comme<br />

l’affirme Durkheim, elle dép<strong>en</strong>d, à l’instar des autres actions sociales, de l’organisation<br />

rituelle du monde. Les timides transactions commerciales s’exerc<strong>en</strong>t à un niveau<br />

extrêmem<strong>en</strong>t rudim<strong>en</strong>taire. Dépourvues de toute régulation, elles n’ont lieu qu’<strong>en</strong> raison<br />

et qu’à l’occasion des célébrations rituelles. Sans aucune autonomie sociale, l’économie<br />

(pour l’appeler ainsi) utilise la catégorisation symbolique issue de la religion. C’est<br />

ainsi que les premières formes de valeur sont inséparables de la valeur sociale et sacrificielle<br />

logée dans le totem (porc, taureau, boeuf), que les premiers ag<strong>en</strong>ts de l’activité<br />

économique sont les membres du clergé qui offici<strong>en</strong>t dans les cérémonies rituelles, que<br />

les premiers espaces où s’échang<strong>en</strong>t des objets dans une perspective commerciale sont les<br />

temples, et que les premières formes d’arg<strong>en</strong>t naiss<strong>en</strong>t des dépouilles et du dépeçage de<br />

l’animal sacrificiel et des instrum<strong>en</strong>ts utilisés dans le rite comme haches, couteaux,<br />

oboles, trépieds, ainsi convertis <strong>en</strong> moy<strong>en</strong>s généralisés de change. En outre, l’idée de<br />

richesse surgit, <strong>en</strong> elle-même, de l’abondance et de l’exubérance de la Terre-Mère et non<br />

de la participation active de l’homme productif à sa g<strong>en</strong>èse. En ce qui concerne l’arg<strong>en</strong>t,<br />

nous pouvons dire avec Bernard Laum dans son ouvrage déjà classique A rg<strong>en</strong>t sacré que «<br />

le choix de l’animal sacrificiel est le premier acte de la p<strong>en</strong>sée économique 10 ». Ou,<br />

comme le rappelle un autre spécialiste des formes primitives de l’arg<strong>en</strong>t tel que Wilhelm<br />

Gerloff, « les offrandes n’<strong>en</strong> sont pas parce qu’elles sont de l’arg<strong>en</strong>t, mais elles sont<br />

de l’arg<strong>en</strong>t parce qu’elles sont des offrandes, ou, au moins, cette condition a favorisé<br />

leur passage à la forme d’arg<strong>en</strong>t 11 ». Ceci confirme par ailleurs les thèses de Marcel<br />

Mauss 12 selon lesquelles c’est le pot<strong>en</strong>tiel numineux du totem, autour duquel se fond<strong>en</strong>t<br />

les énergies émotionnelles du groupe, qui le transmute <strong>en</strong> pouvoir d’achat et fait de ses<br />

propriétaires, le clergé, le groupe social hégémonique et privilégié.<br />

La prés<strong>en</strong>ce du symbole dans ces modes de vie r<strong>en</strong>voie, selon les spécialistes les plus<br />

émin<strong>en</strong>ts 13 , à la connaturalité <strong>en</strong>tre le signifiant et le signifié. Selon les termes de<br />

Gilbert Durand, « dans le symbole constitutif de l’image il y a une homogénéité du signifiant<br />

et du signifié au sein d’un dynamisme organisateur et, par là, l’image diffère<br />

totalem<strong>en</strong>t de l’arbitraire du signe 14 », de sorte que, dans ces sociétés, l’arg<strong>en</strong>t prov<strong>en</strong>ant<br />

du rite sacrificiel n’est autre que le totem qui évoque/incarne/symbolise la figure<br />

sacrée dans laquelle se reconnaiss<strong>en</strong>t leurs membres. L’homme traditionnel n’avait d’autre<br />

119


moy<strong>en</strong> de représ<strong>en</strong>tation cosmovisionnelle que la raison analogique 15 par laquelle il associait<br />

les mouvem<strong>en</strong>ts, les formes et les sons de la vie naturelle (l’eau, l’air, la colombe,<br />

le taureau, le porc) à diverses significations lui permettant d’organiser son expéri<strong>en</strong>ce.<br />

Les figures, les silhouettes et les profils de l’infini naturel comparaiss<strong>en</strong>t comme les<br />

filtres et les matrices de la représ<strong>en</strong>tation humaine. Les archétypicités <strong>en</strong>sevelies dans<br />

la matière surgiss<strong>en</strong>t dans les formes d’un miroir d’où l’homme antique tire, par analogie<br />

et similitude, des schémas d’id<strong>en</strong>tification. Les changem<strong>en</strong>ts, les transitions, les métamorphoses,<br />

<strong>en</strong> définitive, la spontanéité du monde naturel décl<strong>en</strong>chai<strong>en</strong>t divers processus<br />

de symbolisation. Selon Foucault, « la grande métaphore du livre qui s’ouvre, qui s’épelle<br />

et qui est lu pour connaître la nature n’est que l’<strong>en</strong>vers invisible d’un autre transfert,<br />

beaucoup plus profond, qui contraint le langage à résider du côté du monde, <strong>en</strong>tre les<br />

plantes, les herbes, les pierres et les animaux 16 ». Le langage se confond avec la fibre<br />

matérielle du monde dont les élém<strong>en</strong>ts constitu<strong>en</strong>t « les hormones de l’imagination 17 ».<br />

A vec la primauté du symbolique, il n’existe pas de séparation <strong>en</strong>tre la forme et le<br />

cont<strong>en</strong>u. Les formes et les figures qui se détach<strong>en</strong>t et ressort<strong>en</strong>t de l’infini naturel<br />

résonn<strong>en</strong>t sémantiquem<strong>en</strong>t et r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t possible la perception de l’homme. Le symbole est un<br />

véhicule expressif qui, de par sa condition matérielle, évoque et suggère des expéri<strong>en</strong>ces<br />

d’ultimité (la mort, l’au-delà, la tragédie, l’amour, la liberté, etc.) qui, comme le sait<br />

bi<strong>en</strong> Daniel Bell, sont récurr<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> tout homme et dans toute société. Des symboles<br />

comme le serp<strong>en</strong>t (l’ouroboros), le coquillage, le taureau, la lune, l’or, la mer comparaiss<strong>en</strong>t<br />

comme des archétypes que, par l’universalité de leur geste/forme/signification,<br />

chaque modèle de société réactualise de façon différ<strong>en</strong>ciée, dans le cadre d’une narration<br />

mythique où s’exprim<strong>en</strong>t sa vision du monde, ses idées du bi<strong>en</strong>, du mal, de la vérité,<br />

de la beauté, de la justice, etc.<br />

La prépondérance sociale du symbolisme religieux dans ces sociétés correspond à l’abs<strong>en</strong>ce<br />

de rationalité technique qui t<strong>en</strong>d à contrôler et à anticiper les évènem<strong>en</strong>ts. Leur<br />

vie tourne autour du mom<strong>en</strong>t rituel à travers lequel, rappelle Mircea Eliade, la société<br />

recrée un évènem<strong>en</strong>t archétypique dans une re-signification morale de son expéri<strong>en</strong>ce communautaire.<br />

Concrètem<strong>en</strong>t, le fait sacrificiel suppose la réactivation du cycle naturel<br />

dont la société se s<strong>en</strong>t prolongem<strong>en</strong>t et partie pr<strong>en</strong>ante. Il s’agit d’un contexte historique<br />

dans lequel nature et culture sont un et le même. A insi, l’élevage d’animaux<br />

sacrificiels (porc, taureau, boeuf), qui surpr<strong>en</strong>d tant l’homme actuel, n’est au départ<br />

tourné ni vers le r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t économique ni vers l’alim<strong>en</strong>tation, mais vers le rite religieux.<br />

C’est pourquoi « l’élevage de bétail avait surtout son utilité dans le culte, où<br />

l’animal sacrificiel incarnait dans le sacrifice une économie de pulsions servant de base<br />

à l’économie sociale. Là où les animaux étai<strong>en</strong>t élevés <strong>en</strong> troupeau, ils l’étai<strong>en</strong>t avant<br />

tout dans un but spécial : le sacrifice. Le concept d’alim<strong>en</strong>tation et, <strong>en</strong> dernière instance,<br />

de reproduction de la force de travail, pour employer un terme moderne, est une<br />

rationalisation tardive du sacrifice 18 ».<br />

A insi, dans les cultures méditerrané<strong>en</strong>nes naturalistes prévaut comme motivation imaginaire<br />

la reproduction du cycle cosmique. Le rite sacrificiel se transforme <strong>en</strong> noyau de<br />

la contribution sociale à la re-naissance de la Mère Nature et à la recréation de la<br />

richesse matérielle (récoltes, bétail, etc.). A ux yeux de l’homme antique, le cosmos ne<br />

peut r<strong>en</strong>aître qu’<strong>en</strong> mourant (symboliquem<strong>en</strong>t). De cette façon, le rite s’institue comme<br />

représ<strong>en</strong>tation liturgique de la mort qui féconde la nature. Cette représ<strong>en</strong>tation consiste<br />

dans le sacrifice du totem, qui n’est autre que le porc, pour évoquer, suggérer et mimétiser<br />

les rapides et fulgurantes croissances de la vie naturelle. Selon Marija Gimbutas,<br />

« le rapide gain de poids du porc a sans doute beaucoup impressionné les premiers agriculteurs,<br />

son élevage a dû être comparé au maïs qui croît et mûrit, de sorte que sa<br />

graisse, apparemm<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> est arrivée à symboliser la terre elle-même et le porc s’est<br />

transformé <strong>en</strong> animal sacré autour de 6000 A .C, au plus tard 19 ». C’est pourquoi le porc<br />

et sa dépouille sont dev<strong>en</strong>us des formes de valeur économique que gérait le clergé dans<br />

le temple. Leur charge de sainteté les ratifie comme formes prémonétaires d’arg<strong>en</strong>t que<br />

gère l’autorité religieuse, par exemple dans le culte de Déméter <strong>en</strong> Égypte, les Thesmophories<br />

et les mystères d’Eleusis 20 . Par ailleurs, « les temples ont été les premières<br />

institutions à battre monnaie de façon organisée, et ce sont eux qui ont remplacé avec<br />

cet arg<strong>en</strong>t les sacrifices qui auparavant avai<strong>en</strong>t lieu à l’occasion des cérémonies funè-<br />

120<br />

bres 21 ». Les premières formes monétaires de l’arg<strong>en</strong>t apparaiss<strong>en</strong>t dans les cultures<br />

méditerrané<strong>en</strong>nes où elles symbolis<strong>en</strong>t la figure de la divinité matriarcale liée au temple<br />

qui les frappe.<br />

A insi, par exemple, sur les monnaies d’Eleusis le porc du culte de Déméter, sur les<br />

didrachmes d’Erétrie (Eubée) la vache d’Héra, sur les monnaies de Crotone le trépied et<br />

le calice du culte d’A pollon 22 . Sans oublier que le terme de monnaie provi<strong>en</strong>t du mot latin<br />

moneta, qui à son tour s’explique par le fait que l’atelier de frappe, dans l’anci<strong>en</strong>ne<br />

Rome, jouxtait le temple, sur le Capitole, de Juno Moneta, déesse de l’abondance et de<br />

la prospérité23. Dès lors, « si nous voulons compr<strong>en</strong>dre les origines de l’arg<strong>en</strong>t et du<br />

marché, nous devons récupérer le s<strong>en</strong>s des rituels sacrés qui, à l’époque, jouai<strong>en</strong>t un rôle<br />

tellem<strong>en</strong>t crucial dans la création de la prospérité 24 ».<br />

A vec l’époque homérique, le rite sacrificiel acquiert un nouveau visage. Il s’agit <strong>en</strong><br />

effet d’une période historique au cours de laquelle, comme le rappelle Werner Jaeger 25 ,<br />

l’imaginaire social se constitue autour de valeurs relatives au dépassem<strong>en</strong>t humain face<br />

aux adversités du travail et de la guerre. Ces « hommes d’action 26 » qui naiss<strong>en</strong>t, adossés<br />

à un niveau technique extrêmem<strong>en</strong>t rudim<strong>en</strong>taire, veul<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cer à maîtriser leur destin<br />

et dominer leur <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t naturel. Des valeurs comme le travail, l’ascétisme, le<br />

sacrifice, l’application au travail, l’effort titanesque, l’opiniâtreté, la vaillance, le<br />

courage color<strong>en</strong>t le nouveau décor social. Le totem acquiert alors un profil plus<br />

patriarcal et rationnel. Concrètem<strong>en</strong>t, le boeuf 27 devi<strong>en</strong>t l’animal qui symbolise ces<br />

valeurs, dans un rite où il est sacrifié <strong>en</strong> l’honneur de dieux dont la société sollicite,<br />

<strong>en</strong> échange, les faveurs pour le succès de ses guerres. Hésiode dit des boeufs qu’ils sont<br />

« les meilleurs pour travailler 28 ». De cette façon, le boeuf est revêtu d’une valeur<br />

sacrée qui le transforme <strong>en</strong> animal sacrificiel 29 et, <strong>en</strong> dernière instance, <strong>en</strong> forme prémonétaire<br />

d’arg<strong>en</strong>t. A insi, par exemple, dans l’Iliade apparaiss<strong>en</strong>t des témoignages sur<br />

l’échange par Glaucos de ses armes avec Diomède, « celles d’or pour celles de bronze,<br />

celles estimées <strong>en</strong> c<strong>en</strong>t boeufs pour celles estimées <strong>en</strong> neuf 30 ».<br />

Pour terminer, dans la Grèce classique, <strong>en</strong> dépit de l’apogée d’une rationalité id<strong>en</strong>titaire<br />

qui t<strong>en</strong>d vers l’Être comme fondem<strong>en</strong>t solide et stable de la réalité mutable, les<br />

images mythiques d’un passé <strong>en</strong>core réc<strong>en</strong>t et vivace rest<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tes. L’imaginaire culturel<br />

de la Grèce classique r<strong>en</strong>voie à un tissu symbolique qui met l’acc<strong>en</strong>t sur la constance<br />

et la perman<strong>en</strong>ce de l’Être des choses. L’(mythe de l’) Être dote d’affinité élective<br />

toutes ses institutions. A insi, de la même façon que la vie commune dans la cité rationnellem<strong>en</strong>t<br />

régulée couronne, selon A ristote, l’être/l’id<strong>en</strong>tité de l’homme, dans l’or qui<br />

conti<strong>en</strong>t le tout naturel sublimé et purifié, se réalise l’être/l’id<strong>en</strong>tité de la richesse<br />

matérielle. Dans une culture qui désapprouve l’activité rationnellem<strong>en</strong>t productive à<br />

laquelle doit se livrer un citoy<strong>en</strong> pour pouvoir subsister, puisque ce qui définit l’homme<br />

libre est son autosuffisance économique et, <strong>en</strong> dernière instance, son indép<strong>en</strong>dance par<br />

rapport aux autres, l’or, sous l’influ<strong>en</strong>ce d’un passé mythique et symbolique <strong>en</strong>core<br />

vivant, évoque, suggère et rappelle à l’homme de ce temps la cristallisation et la stabilisation<br />

du dev<strong>en</strong>ir naturel. En lui semble conclure et s’achever définitivem<strong>en</strong>t le<br />

cycle du développem<strong>en</strong>t naturel après une phase initiale de bassesse, celle des impuretés<br />

souterraines. Voici la nature épurée, portée à son apothéose d’éclat et de spl<strong>en</strong>deur.<br />

C’est <strong>en</strong> lui que se conc<strong>en</strong>tre la richesse de la nature, la matière ayant susp<strong>en</strong>du son cours<br />

<strong>en</strong> se raffinant jusqu’au sublime, dans une émulation du soleil clairvoyant, lumineux et<br />

revivifiant. Tel est l’être/id<strong>en</strong>tité de la nature. Il correspond à « une attitude de<br />

contemplation monarchique 31 » dans laquelle la nature sublime ses impuretés par l’aboutissem<strong>en</strong>t<br />

de sa démarche de croissance, <strong>en</strong>noblissem<strong>en</strong>t et spiritualisation. Cette vision<br />

de l’or rejoint celle de Zeus, celle du soleil, celle du Père, celle de l’Être dans lesquelles<br />

prévaut le geste asc<strong>en</strong>dant et dominateur de l’id<strong>en</strong>tité. L’or devi<strong>en</strong>t le support<br />

matériel de la monnaie que frappe une forme <strong>en</strong>core naissante d’État <strong>en</strong> tant qu’autorité<br />

politique par le fait que, la croissance naturelle s’épuisant <strong>en</strong> lui, il ouvre la voie<br />

au même, à l’égal, au stable. Il sert de monnaie parce qu’il symbolise la stabilité de<br />

l’Être, dont découl<strong>en</strong>t les proportions et les équival<strong>en</strong>ces économiques, le chiffre et le<br />

nombre qui s’adoss<strong>en</strong>t à une quantité de matière aurifère toujours id<strong>en</strong>tique et inéquivoque.<br />

En d’autres termes, il facilite le langage de l’id<strong>en</strong>tité et de l’équival<strong>en</strong>ce dans<br />

l’activité commerciale que par ailleurs il régule et organise comme il se doit dans un<br />

cadre urbain étranger à l’indétermination de la relation sociale.<br />

121


L’or restera le symbole de la richesse (économique) jusqu’à la fin du Moy<strong>en</strong> Âge. Sa<br />

rareté matérielle, toutefois, ainsi que la cupidité humaine avide de s’emparer de cette<br />

source de dignité et de pouvoir, font que, dans une économie de subsistance fondée sur<br />

le troc, sa prés<strong>en</strong>ce est inexistante. A vec l’avènem<strong>en</strong>t de la modernité, l’or se retire<br />

définitivem<strong>en</strong>t du trafic économique et laisse le champ libre à son représ<strong>en</strong>tant, la monnaie,<br />

maint<strong>en</strong>ant dépourvue de valeur matérielle et revêtue de valeur nominale.<br />

La modernité<br />

[...]<br />

De fait, il convi<strong>en</strong>t de ne pas oublier que, parmi les passions indomptables qui travers<strong>en</strong>t<br />

l’exist<strong>en</strong>ce humaine, l’économie t<strong>en</strong>d à r<strong>en</strong>forcer la prévisibilité 38 de la conduite<br />

individuelle dans la mesure où il s’agit de la passion la moins hasardeuse, la plus<br />

consistante. C’est pourquoi l’amour de l’arg<strong>en</strong>t que professe l’homme moderne, au détrim<strong>en</strong>t<br />

d’autres passions, nourrit la stabilité d’un ordre collectif selon lequel les<br />

agissem<strong>en</strong>ts des individus sont prévisibles, constants et transpar<strong>en</strong>ts. L’obt<strong>en</strong>tion du<br />

profit économique est affaire de temps, autrem<strong>en</strong>t dit, elle exige constance et <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t,<br />

méthode et plan. Elle ignore ainsi l’improvisation, la surprise et la soudaineté.<br />

En ce s<strong>en</strong>s, la prés<strong>en</strong>ce de la sympathie dans la passion économique finit par générer des<br />

modèles d’interactions <strong>en</strong>tre les ag<strong>en</strong>ts qui se reconnaiss<strong>en</strong>t dans leur passion partagée,<br />

durable et constante et qui se serv<strong>en</strong>t d’elle pour obt<strong>en</strong>ir une connaissance mutuelle<br />

ainsi que pour nouer des réseaux de solidarité, coopération et confiance. En conséqu<strong>en</strong>ce,<br />

« il existe un avantage pour les autres dans cette poursuite individuelle de l’intérêt,<br />

puisque leurs agissem<strong>en</strong>ts devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ainsi transpar<strong>en</strong>ts et prévisibles, presque autant que<br />

ceux d’une personne <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t vertueuse 39 ».<br />

L’émerg<strong>en</strong>ce de l’autoconsci<strong>en</strong>ce de l’homme comme artisan de son destin coïncide avec<br />

la consci<strong>en</strong>ce (manifeste ou lat<strong>en</strong>te) du transitoire de ses constructions institutionnelles.<br />

La nostalgie d’une consistance dont le monde et la société comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à manquer<br />

après le délabrem<strong>en</strong>t des sociétés traditionnelles est comp<strong>en</strong>sée par la projection sur un<br />

av<strong>en</strong>ir que l’on prét<strong>en</strong>d contrôler et prédire. Ce pari sur l’anticipation des évènem<strong>en</strong>ts,<br />

qui dépouillerait le temps de ses surprises et désordres, n’est possible que par la manipulation<br />

de moy<strong>en</strong>s et d’instrum<strong>en</strong>ts techniques (sci<strong>en</strong>ce, arg<strong>en</strong>t, État) qui stabilis<strong>en</strong>t<br />

et uniformis<strong>en</strong>t le cours des choses <strong>en</strong> r<strong>en</strong>dant prévisible ce qui va se passer. Il s’agit,<br />

sans aucun doute, de la lutte contre le temps incarnée par le mythe de Faust. Le projet<br />

moderne nie tout type de prépondérance à la rationalité matérielle, autrem<strong>en</strong>t dit, à<br />

l’affect, la passion, l’imaginaire, le désir, sources inépuisables d’altérité qui<br />

fom<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t l’autoexpression individuelle comme nécessité humaine, une autoexpression qui<br />

finit toujours par déborder les implacables et impersonnels schémas sociaux de contrôle<br />

et de classification. La victoire de la civilisation sur la sinistre nature est la foi<br />

dans la modernité. Il n’y a pas d’espace pour les accid<strong>en</strong>ts, c’est-à-dire pour le hasard,<br />

la conting<strong>en</strong>ce et l’ambival<strong>en</strong>ce dans un monde soigneusem<strong>en</strong>t ordonné. Une fois vaincue<br />

toute forme de spontanéité naturelle et sociale, « l’arithmétique devi<strong>en</strong>t la réalité<br />

ultime du système 40 » et la p<strong>en</strong>sée humaine est réduite à une simple opérationnalité mathématique<br />

41 . Dans cet espace homogène et sans nuances « ri<strong>en</strong> ne s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d hormis le résidu<br />

viol<strong>en</strong>t des chiffres, la tragédie des additions et des soustractions 42 ». Un nouveau symbolisme<br />

va unir les hommes et les cultures au-delà de leurs différ<strong>en</strong>ces. Le cosmopolitisme<br />

commercial présuppose, comme Marx le savait bi<strong>en</strong>, que « la marchandise est au-dessus de<br />

toutes les barrières religieuses, politiques, nationales et linguistiques. Sa langue générale<br />

est le prix et sa communauté est l’arg<strong>en</strong>t 43 ». Lorsque le monde est homogénéisé par<br />

la valeur économique, l’homme a besoin de l’arg<strong>en</strong>t comme « moy<strong>en</strong> d’ori<strong>en</strong>tation de l’action<br />

44 ». Non, <strong>en</strong> vain, il est le « moy<strong>en</strong> par excell<strong>en</strong>ce » 45 À travers lui, la réalité<br />

devi<strong>en</strong>t transpar<strong>en</strong>te, lisible, prévisible.<br />

A vec l’avènem<strong>en</strong>t de la modernité, l’homme interrompt la forme symbolique de la connaissance.<br />

Il la remplace par la représ<strong>en</strong>tation précise de tout ce qui advi<strong>en</strong>t dans le monde<br />

extérieur à partir de la construction de signes (concepts, formules sci<strong>en</strong>tifiques, formes<br />

monétaires) que, sans connaturalité <strong>en</strong>tre le signifiant et le signifié, la p<strong>en</strong>sée fait<br />

122<br />

correspondre à quelque chose qui se trouve <strong>en</strong>tre les faits du monde. Son objectif est d’offrir<br />

une peinture exacte de ce qui <strong>en</strong>toure l’homme à un mom<strong>en</strong>t donné. Chaque signe est<br />

marié arbitrairem<strong>en</strong>t et unilatéralem<strong>en</strong>t à un élém<strong>en</strong>t du monde de façon à ce que l’ordre<br />

naturel puisse se refléter correctem<strong>en</strong>t dans la p<strong>en</strong>sée. Étrangère aux formes qui se dessinai<strong>en</strong>t<br />

dans la matière et dont, par similitude, l’homme traditionnel tirait sa<br />

motivation pour la représ<strong>en</strong>tation et l’action, la p<strong>en</strong>sée calculatrice organise le monde.<br />

Pour ce faire, elle se dote de signes, autrem<strong>en</strong>t dit de moy<strong>en</strong>s techniques et d’instrum<strong>en</strong>ts<br />

qui lui permett<strong>en</strong>t de nouer avec succès des contacts efficaces avec la spontanéité<br />

de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. L’obsession de l’homme moderne est l’ordre. C’est dans ce bouillon<br />

de culture que mûrit l’hégémonie des moy<strong>en</strong>s (comme l’arg<strong>en</strong>t). Ce n’est qu’<strong>en</strong> s’appuyant<br />

sur lui qu’ils ont pu acquérir le rôle prépondérant qui est le leur depuis ces deux derniers<br />

siècles. Le discrédit de la matière, la prét<strong>en</strong>tion dominatrice de l’homme moderne,<br />

l’expression sémiologique de la réalité, tout contribue à la naissance du geste rationalisateur<br />

d’une culture qui, <strong>en</strong> se basant sur des langages techniques dotés de précision<br />

et d’univocité sémantique, prét<strong>en</strong>d organiser l’expéri<strong>en</strong>ce et atteindre le futur avant que<br />

celui-ci ne se produise. Ce n’est plus la ressemblance qui unit les mots et les choses<br />

mais, <strong>en</strong> correspondance avec l’esprit productiviste de l’époque, l’utilité, de sorte que,<br />

par exemple, le support aurifère des monnaies que frapp<strong>en</strong>t les États modernes ne signifie<br />

plus ri<strong>en</strong>. Il ne sert plus qu’utilitairem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> raison de sa divisibilité, de sa durabilité,<br />

de sa transportabilité, etc. pour faire fonction de support matériel des monnaies<br />

à cours légal qui port<strong>en</strong>t le coin de l’État. Sa valeur ne découle plus de son évocation<br />

de la stabilité sacrée de l’Être, comme <strong>en</strong> Grèce, mais de son utilité. Plus <strong>en</strong>core, le<br />

processus de désymbolisation progressive de l’or s’acc<strong>en</strong>tue dès l’instant où les États<br />

ne s’<strong>en</strong> serv<strong>en</strong>t plus pour leur monnaie et le remplac<strong>en</strong>t par d’autres métaux (moins précieux)<br />

comme le cuivre, et plus tard, par le papier monnaie et le plastique. Ces supports<br />

matériels de l’arg<strong>en</strong>t représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t l’or dans la mesure où, justem<strong>en</strong>t, ils abond<strong>en</strong>t, ne<br />

signifi<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>, sont plus utiles à la manipulation et au transport de l’arg<strong>en</strong>t et, <strong>en</strong><br />

définitive, facilit<strong>en</strong>t la réalisation des opérations économiques à l’échelle du monde.<br />

Le dés<strong>en</strong>chantem<strong>en</strong>t du monde naturel explique le fait que, dans l’économie moderne, «<br />

aucun objet n’est <strong>en</strong> soi de l’arg<strong>en</strong>t 46 ». Sa condition de simple moy<strong>en</strong> sémiologique ouvre<br />

l’év<strong>en</strong>tail de possibilités à un nombre incalculable d’objets qui, de par leur utilité,<br />

peuv<strong>en</strong>t faire fonction d’arg<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de leur signification.<br />

L’arg<strong>en</strong>t monétaire vi<strong>en</strong>t répondre au besoin de faciliter au maximum la réalisation<br />

d’interactions économiques dans le monde <strong>en</strong>tier. Son hégémonie naît d’un terreau culturel<br />

qui, selon Simmel, privilégie une intellectualisation de la vie moderne par laquelle les<br />

concepts et les signes techniques gouvern<strong>en</strong>t un mode d’action décoloré, prévisible et calculateur.<br />

C’est un moy<strong>en</strong> fonctionnel qui habilite des structures de compréh<strong>en</strong>sion<br />

quantitative éliminant les imprécisions et les équivoques affér<strong>en</strong>ts à tout langage humain.<br />

Orpheline de la sécurité d’antan, cette époque id<strong>en</strong>tifie la p<strong>en</strong>sée (calculatrice) à la<br />

réalité, de sorte que celleci semble déployer <strong>en</strong> l’imitant la séqu<strong>en</strong>ce ordonnée et prévisible<br />

du calcul économique d’après les instances monétaires. Dans la modernité, sa<br />

prés<strong>en</strong>ce présuppose un (modèle d’) homme passionné par la richesse économique et nécessiteux<br />

d’un axe fonctionnel qui facilite son ori<strong>en</strong>tation dans le temps sous la forme du<br />

plan et de la prévoyance. En ce s<strong>en</strong>s, il désire ardemm<strong>en</strong>t la simplicité dans ses interactions,<br />

un phénomène qui ne se produisait pas dans les sociétés traditionnelles puisque<br />

avec les formes prémonétaires d’arg<strong>en</strong>t comme le porc, le coquillage, le sel, le boeuf,<br />

etc., les équival<strong>en</strong>ces étai<strong>en</strong>t impossibles. En effet, lorsque quelqu’un « désirait acheter<br />

du sel, par exemple, tout <strong>en</strong> ne disposant que de bétail à échanger, il devait acheter du<br />

sel pour la valeur de tout un boeuf ou de tout un mouton à la fois. Ce n’est qu’exceptionnellem<strong>en</strong>t<br />

qu’il pouvait acheter une quantité moindre, car ce qu’il allait donner <strong>en</strong><br />

échange ne pouvait que rarem<strong>en</strong>t être divisé sans perte ; et s’il souhaitait acheter une<br />

quantité supérieure, il se voyait forcé, pour les même raisons, à acheter le double ou<br />

le triple de cette quantité, autrem<strong>en</strong>t dit, la valeur de deux autres boeufs, de deux ou<br />

trois moutons 47 ».<br />

Les formes monétaires d’arg<strong>en</strong>t basées sur le cuivre ou le papier monnaie (et notamm<strong>en</strong>t<br />

ce dernier) surpr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t par leur apparition dans une société, nouvellem<strong>en</strong>t moderne, qui<br />

n’arrive à percevoir dans ces formes aucun symbole de richesse. Bi<strong>en</strong> au contraire, elles<br />

sont dépourvues d’aura, de num<strong>en</strong>, de valeur intrinsèque. Comme l’affirme Marc Shell dans<br />

123


son étude rg<strong>en</strong>t, langage et société, la modernité se voit ici confrontée au problème de<br />

la crédibilité des nouveaux symboles économiques désactivés sémantiquem<strong>en</strong>t. Ce qui est<br />

<strong>en</strong> jeu, c’est le problème de la symbolisation <strong>en</strong> général à partir du mom<strong>en</strong>t où « le papier<br />

monnaie manque d’une relation nécessaire avec son référ<strong>en</strong>t 48 ».<br />

Le moy<strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t se détache pleinem<strong>en</strong>t à l’aurore de la modernité. A ux yeux du nouveau<br />

(modèle d’) homme émancipé, son concours contribue à la domestication définitive de l’irrationalité<br />

et au triomphe de la civilisation. En conséqu<strong>en</strong>ce, « l’arg<strong>en</strong>t n’est pas<br />

seulem<strong>en</strong>t la préfiguration du mal – comme le conçoit <strong>en</strong>core la tradition chréti<strong>en</strong>ne – mais<br />

aussi un mal nécessaire, un réceptacle qui canalise les passions destructrices des relations<br />

humaines 49 ». C’est <strong>en</strong> lui que se cristallis<strong>en</strong>t nombre d’espérances d’une société<br />

qui semble s’éloigner de la barbarie d’antan à partir d’un concept de marché universel<br />

qui force les individus et les cultures à interagir <strong>en</strong> sublimant passions et émotions.<br />

De fait, la compétitivité, qui apparaît spécialem<strong>en</strong>t acc<strong>en</strong>tuée dans l’économie moderne,<br />

serait, selon T.Vebl<strong>en</strong>, une version canalisée et émotionnelle des luttes et des combats<br />

cruels et acharnés qui étai<strong>en</strong>t monnaie courante à des époques antérieures de l’histoire.<br />

Mais, comme le rappelle opportuném<strong>en</strong>t Hans Joas50, l’idéal d’une société civilisée et<br />

pacifiée ne s’est pas réalisé. Ce rêve, loin de favoriser l’harmonie <strong>en</strong>tre les individus<br />

et les cultures, l’a affaiblie dans la mesure où l’ambition humaine qui se cache dans l’arg<strong>en</strong>t<br />

ne connaît pas de bornes. À ce sujet, il convi<strong>en</strong>t de ne pas oublier la symbolique<br />

diabolique de l’arg<strong>en</strong>t dont parle Luhmann 51 . Non, <strong>en</strong> vain, sa prés<strong>en</strong>ce, comme celle du<br />

démon, t<strong>en</strong>d à convulsionner l’ordre établi, à générer de l’inquiétude, à opposer les<br />

ag<strong>en</strong>ts sociaux, à provoquer des conflits interculturels ainsi que, <strong>en</strong> général, l’inégalité<br />

et le déséquilibre au sein des sociétés humaines. Comme l’affirme Luhmann, jusqu’à<br />

l’avènem<strong>en</strong>t de la modernité, la cosmologie religieuse hégémonique dans les sociétés traditionnelles<br />

associait Dieu à la disposition à rassembler les élém<strong>en</strong>ts du monde sous<br />

l’idée d’unité, de l’Un. C’est <strong>en</strong> lui que vivai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble la Vérité, le Bi<strong>en</strong> et la<br />

Beauté. Par ailleurs, le démon avait pour « fonction d’introduire la différ<strong>en</strong>ce morale<br />

dans le monde 52 ». Si le Tout-puissant représ<strong>en</strong>te l’unité, dans cette cosmologie religieuse,<br />

le démon symbolise la différ<strong>en</strong>ce, la force maléfique qui sépare ce qui est<br />

rassemblé <strong>en</strong> Dieu. A insi, Méphistophélès s’autodéfinit dans le Faust de Goethe comme «<br />

l’esprit qui nie 53 » et quelque chose de cet esprit méphistophélique sur- vit dans l’arg<strong>en</strong>t<br />

moderne. Dans leurs achats et leurs v<strong>en</strong>tes, les acteurs susp<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t leurs relations<br />

et d’autres aspects faisant partie de leur exist<strong>en</strong>ce intégrale <strong>en</strong> l’appauvrissant. L’arg<strong>en</strong>t<br />

dés-intègre parce qu’il réduit l’individu à une simple rationalité calculatoire qui<br />

le déconnecte de lui-même, des autres, de la nature et d’autres symbolismes inhér<strong>en</strong>ts à<br />

la condition humaine (comme ceux relatifs à l’expéri<strong>en</strong>ce esthétique, religieuse, politique,<br />

etc.). Ce que le symbolisme de Dieu unit (Bi<strong>en</strong>, Beauté, Vérité), la diabolique de<br />

l’arg<strong>en</strong>t le sépare dans une modernité qui se bâtit à partir de la différ<strong>en</strong>tiation fonctionnelle.<br />

Notes<br />

[...]<br />

6. Durkheim, E., Las formas elem<strong>en</strong>tales de la vida religiosa, Madrid, A kal, 1992,<br />

p. 139.<br />

7. Durand, G., op. cit., 1981, p. 18.<br />

8. Maffesoli, M., De la orgía. Una aproximación sociológica, Barcelone, P<strong>en</strong>ínsula,<br />

1996, p. 98.<br />

9. Pour r<strong>en</strong>dre compte des premières formes d’arg<strong>en</strong>t, j’ai adopté comme cadre culturel de référ<strong>en</strong>ce<br />

ce qui constitue le berceau de la civilisation occid<strong>en</strong>tale, autrem<strong>en</strong>t dit, les cultures<br />

méditerrané<strong>en</strong>nes naturalistes, la période homérique et la Grèce hellénistique. Toute recherche<br />

part d’une sélection de l’objet d’étude qui s’accompagne d’un certain arbitraire excluant du<br />

champ d’innombrables milieux culturels sur lesquels il faudrait s’arrêter pour valider la<br />

thèse déf<strong>en</strong>due ici de la dérivation symbolique de la valeur économique et de l’arg<strong>en</strong>t.<br />

10. Laum, B., Heiliges Geld, Tübing<strong>en</strong>, J.C.B. Mohr, 1924, p. 27.<br />

124<br />

11. Gerloff, W., Geld und Gesellschaft, Francfort sur le Main, Vitorio Klostermann,<br />

1952, p. 52.<br />

12. Mauss, M., Institución y culto. Obras II, Barcelone, Barral editores, 1971, p. 91.<br />

13. Citons <strong>en</strong>tre autres G.G. Jung (Símbolos de transformación, Barcelone, Paidós,<br />

1990 ; Tipos psicológicos, Barcelone, Edhasa, 1994), E. Neumann (Ursprungsgeschichte des<br />

Bewussteins, Francfort sur le Main, Fischer, 1991), G. Durand (Las estructuras antropológicas<br />

de lo imaginario, Madrid, Taurus, 1981 ; La imaginación simbólica, Bu<strong>en</strong>os A ires, A morrortu,<br />

1986) ; E. Cassirer (Filosofía de las formas simbólicas, Mexico, F.C.E., 1998) ; P. Ricoeur<br />

(La metáfora viva, Madrid, Cristiandad, 1980) ; A . Ortiz-Osés (Las claves simbólicas de nuestra<br />

cultura, Barcelone, A nthropos, 1993 ; Metafísica del s<strong>en</strong>tido, Bilbao, Université de Deusto,<br />

1989), Patxi Lanceros (La herida trágica, Barcelone, A nthropos, 1997) et Luis Garagalza (La<br />

interpretación de los símbolos, Barcelone, A nthropos, 1990).<br />

14. Durand, G., op. cit., 1981, p. 25.<br />

15. Une bonne théorisation de la prés<strong>en</strong>ce de celle-ci dans l’<strong>en</strong>semble de la symbolisation<br />

humaine est fournie par le travail de A ndrés Ortiz-Osés, La razón afectiva, Salamanque, Editorial<br />

San Esteban, 2000.<br />

16. Foucault, M., Las palabras y las cosas, Mexico, Siglo XXI, 1989, p. 43.<br />

17. Bachelard, G., El aire y los sueños, Mexico, F.C.E., 1993, p. 22.<br />

18. Kurnitzky, H., La estructura libidinal del dinero, Mexico, Siglo XXI, 1978, p. 166.<br />

19. Gimbutas, M., Diosas y dioses de la vieja Europa, Madrid, Editions Istmo, 1991,<br />

p. 244.<br />

20. Kurnitzky, H., op. cit., 1978, pp. 67-8.<br />

21. Ibid., p. 69.<br />

22. Ibid., p. 65.<br />

23. A lfaro A sins, C., « Esto es dinero », <strong>en</strong> Esto es dinero, La Corogne, Fondation Pedro Barrié<br />

de la Maza, 2000, p. 17.<br />

24. Crawford, T., The Secret Life of Money, New York, Putnam’s Sons, 1994, p. 27.<br />

25. Jaeger, W., Paideia, Mexico, F.C.E., 2000, p. 67.<br />

26. Ries, J., Préface (Tratado de antropología de lo sagrado (2) : el hombre indoeuropeo y lo<br />

sagrado), Madrid, Trotta, 1995, p. 24.<br />

27. Cirlot, J.E., Diccionario de símbolos, Barcelona, Labor, 1992, p. 104.<br />

28. Hésiode, Teogonía/Trabajos et días/Escudo/Certam<strong>en</strong>, Madrid, A lianza, 2001, p. 97.<br />

29. Laum, B., op. cit., 1924, pp. 10-11 ss.<br />

30. Homère, Iliada, Madrid, A kal, 1997, p. 123.<br />

38. Hirschman, A .O., op. cit., 1991, p. 71.<br />

39. Ibid., p. 72.<br />

40. A glietta, M./Orlean, A ., La viol<strong>en</strong>cia de la moneda, Mexico, Siglo XXI, 1990, p. 88.<br />

41. A dorno, A .W./Horkheimer, M., op. cit., 1994, p. 86.<br />

42. Ibid., p. 88.<br />

43. Marx, K., Contribución a la crítica de la economía política, Mexico, Siglo XXI,<br />

1986, p. 143.<br />

44. Weber, M., Economía y sociedad, Mexico, F.C.E., 1996, p. 65.<br />

45. Simmel, G., Filosofía del dinero, Madrid, Instituto de estudios políticos, 1977, p. 236.<br />

46. Polanyi, K., « The Semantics of Money Uses », in Symbolic A nthropology (Eds J.L. Dolgin,<br />

D.S. Kemnitzer, D.M. Schneider), New York, Columbia University Press, 1977, p. 394.<br />

47. Smith, A ., La riqueza de las naciones, Madrid, A lianza, 1997, p. 57.<br />

48. Shell, M., Dinero, l<strong>en</strong>guaje y p<strong>en</strong>sami<strong>en</strong>to, Mexico, F.C.E., 1990, p. 44.<br />

49. Haesler, A .J., op. cit., 1995, p. 215.<br />

50. Joas, H., « Die Modernität des Krieges », Leviathan, 24 Jahrgang, Heft 1, pp. 13-<br />

24, 1996.<br />

51. À ce sujet, cf. son livre Die Wirtschaft der Gesellschaft, Francfort sur le Main, Suhrkamp,<br />

1989, Chap. 7 : « Geld als Kommunikationsmedium : Über symbolische uns diabolische<br />

G<strong>en</strong>eralisierung » (pp. 230-271).<br />

52. Ibid., p. 265.<br />

53. Goethe, J.W., Fausto, Madrid, Cátedra, 1991, p. 144.<br />

Source : extrait de “Les imaginaires socioculturels de l’arg<strong>en</strong>t” (Celso Sanchez CA PDEQUI)<br />

in Sociétés n° 82 – 2003/4<br />

125


Emanuel Büchel (1705-1775)<br />

Danse macabre de Bâle - La mort et l’usurier<br />

1773<br />

VOUS NE POUVEZ SERVIR DIEU ET MAMMON<br />

Citations<br />

***<br />

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme<br />

les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d'une seule volupté, qui<br />

est celle d'acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du dernier dix ;<br />

uniquem<strong>en</strong>t occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri<br />

des monnaies ; <strong>en</strong>foncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins.<br />

De telles g<strong>en</strong>s ne sont ni par<strong>en</strong>ts, ni amis, ni citoy<strong>en</strong>s, ni chréti<strong>en</strong>s, ni peut-être des<br />

hommes : ils ont de l'arg<strong>en</strong>t.<br />

(La Bruyère, Les Caractères ou les moeurs de ce siècle - Des bi<strong>en</strong>s de fortune)<br />

La quête sauvage de l’arg<strong>en</strong>t, la passion que, contrairem<strong>en</strong>t à d’autres valeurs c<strong>en</strong>trales<br />

comme par exemple, la propriété terri<strong>en</strong>ne », l’arg<strong>en</strong>t communique à la vie économique et à<br />

la vie tout court ne sont nullem<strong>en</strong>t contradictoires avec « cet apaisem<strong>en</strong>t final dans lequel<br />

l’effet de l’arg<strong>en</strong>t se rapproche de l’atmosphère religieuse. Car si, d’une part toute l’excitation<br />

et la cont<strong>en</strong>tion dans la lutte pour l’arg<strong>en</strong>t sont la condition de la paix<br />

bi<strong>en</strong>heureuse de l’âme une fois <strong>en</strong> possession de sa conquête ; d’autre part le calme de l’âme<br />

apaisée que procur<strong>en</strong>t les bi<strong>en</strong>s religieux, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de se trouver au point où l’exist<strong>en</strong>ce<br />

touche à son unité, n’atteign<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t leur plus haute valeur consci<strong>en</strong>te que comme<br />

prix d’un combat <strong>en</strong> quête de Dieu.<br />

(Georg Simmel, Philosophie de l’arg<strong>en</strong>t, 1900)<br />

Si l’amour selon Platon désigne un état intermédiaire <strong>en</strong>tre l’avoir et le non-avoir, il<br />

est dans l’intériorité subjective ce qu’est le moy<strong>en</strong> dans l’objectivité extérieure. De même<br />

que l’amour est l’état humain par excell<strong>en</strong>ce, de même le moy<strong>en</strong> et sa version r<strong>en</strong>forcée,<br />

l’outil sont-ils le symbole de l’espèce humaine. Or le moy<strong>en</strong> trouve sa réalité la plus pure<br />

dans l’arg<strong>en</strong>t.<br />

(Nicolae Berdiaev, L’arg<strong>en</strong>t)<br />

Si la propriété est une garantie de la liberté et de l’indép<strong>en</strong>dance de l’homme, de tous<br />

les hommes, l’exist<strong>en</strong>ce d’un prolétariat privé de propriété est inadmissible. Mais le bourgeois<br />

ne veut l’indép<strong>en</strong>dance et la liberté que pour lui-même, et il ne connaît pas d’autre<br />

liberté que celle que lui assure la propriété. Celle-ci remplit <strong>en</strong> effet une double fonction:<br />

elle peut être une garantie de la liberté et de l’indép<strong>en</strong>dance, mais elle peut aussi<br />

faire de l’homme un esclave du monde matériel, du monde des objets. La propriété perd de<br />

plus <strong>en</strong> plus son caractère individuel. Telle est l’action de l’arg<strong>en</strong>t, ce grand facteur de<br />

l’esclavage de l’homme et de l’humanité. L’arg<strong>en</strong>t est le symbole de l’impersonnel, il r<strong>en</strong>d<br />

possible l’échange impersonnel de toute chose contre n’importe quelle chose. Mais même <strong>en</strong><br />

tant que propriétaire le bourgeois perd son nom propre et devi<strong>en</strong>t un anonyme. Dans le royaume<br />

de l’arg<strong>en</strong>t, dans les livres de comptabilité des banques, on ne trouve que des chiffres,<br />

derrière lesquels les noms des propriétaires disparaiss<strong>en</strong>t. L’homme s’éloigne de plus <strong>en</strong> plus<br />

du monde réel, pour se perdre dans un monde fictif. Le règne de l’arg<strong>en</strong>t est doublem<strong>en</strong>t<br />

affreux, car son pouvoir ne constitue pas seulem<strong>en</strong>t une off<strong>en</strong>se pour le pauvre et le nonpossédant,<br />

mais fait de l’exist<strong>en</strong>ce humaine une fiction, quelque chose de spectral. Le règne<br />

du bourgeois aboutit à la victoire de la fiction sur la réalité. Or la fiction constitue<br />

l’expression extrême de l’objectivation de l’exist<strong>en</strong>ce humaine. Contrairem<strong>en</strong>t à ce qu’on<br />

p<strong>en</strong>se généralem<strong>en</strong>t, la réalité est l’attribut non de l’objectif, mais du subjectif. La primauté<br />

revi<strong>en</strong>t au sujet, et non à l’objet. Que la propriété soit <strong>en</strong> mauvaise posture, c’est<br />

ce qui ressort déjà du fait que les g<strong>en</strong>s se s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t mal à l’aise toutes les fois qu’il est<br />

question d’arg<strong>en</strong>t et de propriété.<br />

(Nicolae Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1939)<br />

127


L’arg<strong>en</strong>t est la force et la puissance d’un monde séparé de l’esprit, c’est-à-dire de la<br />

liberté, de la signification, de l’acte créateur, de l’amour. Il existe deux symboles: le<br />

symbole du pain et celui de l’arg<strong>en</strong>t, et deux mystères: le mystère du pain, ou mystère eucharistique,<br />

et le mystère de l’arg<strong>en</strong>t, ou mystère satanique. Une grande tâche s’offre à nous:<br />

r<strong>en</strong>verser la puissance de l’arg<strong>en</strong>t et constituer un gouvernem<strong>en</strong>t du pain. L’arg<strong>en</strong>t sépare<br />

l’esprit et le monde, l’esprit et le pain, l’esprit et le travail. L’arg<strong>en</strong>t est l’<strong>en</strong>nemi<br />

ess<strong>en</strong>tiel d’une spiritualité intégrale <strong>en</strong>globant toute la vie humaine. Séparée de la plénitude<br />

de la vie, la spiritualité justifie la puissance de l’arg<strong>en</strong>t et trahit le symbole du<br />

pain. Dans le symbole du pain, l’esprit s’unit à la matière de ce monde. Le monde retranché<br />

de l’esprit se place sous le signe de l’arg<strong>en</strong>t. Le règne de l’arg<strong>en</strong>t est précisém<strong>en</strong>t le règne<br />

de l’objectivation. Le symbole du pain nous ramène au contraire à l’exist<strong>en</strong>ce auth<strong>en</strong>tique.<br />

Le règne de l’arg<strong>en</strong>t est le règne des fictions, le règne du pain est le retour aux réalités.<br />

Le socialisme lutte contre un règne qui se situe sous le signe de l’arg<strong>en</strong>t. Mais si le socialisme<br />

est retranché de l’esprit et de la spiritualité, il revi<strong>en</strong>dra fatalem<strong>en</strong>t au règne de<br />

l’arg<strong>en</strong>t. Le règne de l’arg<strong>en</strong>t est celui du prince de ce monde, le règne du bourgeoisisme.<br />

Ce sera le cas égalem<strong>en</strong>t du royaume socialiste, si le socialisme ne s’unit pas à la spiritualité.<br />

Seule la spiritualité, c’est-à-dire la liberté, c’est-à-dire l’amour, c’est-à-dire<br />

la signification, s’oppose efficacem<strong>en</strong>t au règne de l’arg<strong>en</strong>t, au règne du prince de ce<br />

monde.<br />

(Nicolae Berdiaev, Esprit et Réalité, 1939)<br />

Tant que la classe ouvrière se définit elle-même par rapport à ses acquis, ou même par<br />

rapport à un État théoriquem<strong>en</strong>t conquis, elle apparaît seulem<strong>en</strong>t comme « capital », une<br />

partie du capital (le capital variable), et ne quitte pas le plan du capital.<br />

(Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux)<br />

A lexandre Dumas fils disait jadis que les affaires, c'est l'arg<strong>en</strong>t des autres. L'expéri<strong>en</strong>ce<br />

des guerres modernes nous autorise à modifier un peu cette maxime : les affaires,<br />

c'est le sang des hommes.<br />

(Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des- mes (1948), Mai 1944)<br />

Si l’arg<strong>en</strong>t, d’après A ugier, vi<strong>en</strong>t au monde avec une tache naturelle de sang sur la joue,<br />

le capital naît dégouttant de sang et de boue des pieds à la tête.<br />

(Karl Marx)<br />

Le capital est semblable au vampire, ne s’anime qu’<strong>en</strong> suçant le travail vivant et sa vie<br />

est d’autant plus allègre qu’il <strong>en</strong> pompe davantage.<br />

(Karl Marx)<br />

Ma force est celle de l’arg<strong>en</strong>t. Les qualités de l’arg<strong>en</strong>t sont mes qualités et mes forces<br />

ess<strong>en</strong>tielles. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullem<strong>en</strong>t déterminé par mon individualité.<br />

Je suis laid, mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas<br />

laid, puisque l’effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l’arg<strong>en</strong>t...<br />

Je suis méchant, malhonnête, sans consci<strong>en</strong>ce, sans esprit, mais l’arg<strong>en</strong>t est vénéré, donc<br />

aussi son possesseur. L’arg<strong>en</strong>t est le bi<strong>en</strong> suprême, donc son possesseur est bon ; l’arg<strong>en</strong>t<br />

m’évite <strong>en</strong> outre d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais<br />

l’arg<strong>en</strong>t est l’esprit réel de toute chose ; comm<strong>en</strong>t son possesseur pourrait-il ne pas avoir<br />

d’esprit ?<br />

(Karl Marx, Manuscrits de 1844)<br />

L'arg<strong>en</strong>t, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et de s'approprier tous les<br />

objets, est par conséqu<strong>en</strong>t l'objet dont la possession est la plus émin<strong>en</strong>te de toutes [...].<br />

L'arg<strong>en</strong>t est l'<strong>en</strong>tremetteur <strong>en</strong>tre le besoin et l'objet, <strong>en</strong>tre la vie et le moy<strong>en</strong> de subsistance<br />

de l'homme. [...]<br />

Il apparait aussi comme cette puissance de perversion contre l'individu et contre les<br />

li<strong>en</strong>s sociaux, etc. (...). Il transforme la fidélité <strong>en</strong> infidélité, l'amour <strong>en</strong> haine, la<br />

haine <strong>en</strong> amour, la vertu <strong>en</strong> vice, le vice <strong>en</strong> vertu, le valet <strong>en</strong> maitre, le maitre <strong>en</strong> valet,<br />

le crétinisme <strong>en</strong> intellig<strong>en</strong>ce, l'intellig<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> crétinisme.<br />

128<br />

Comme l'arg<strong>en</strong>t, qui est le concept existant et manifestant de la valeur, confond et<br />

échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelles de toutes chose,<br />

donc le monde à l'<strong>en</strong>vers, la confusion et la permutation de toutes les qualités naturelles<br />

et humaines.<br />

(Karl Marx, Manuscrits de 1844 : Le pouvoir de l'arg<strong>en</strong>t)<br />

L’arg<strong>en</strong>t change tout <strong>en</strong> concepts, l'arg<strong>en</strong>t est désagréablem<strong>en</strong>t rationnel. Quand je vois<br />

de l'arg<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se immanquablem<strong>en</strong>t à des doigts méfiants, à beaucoup de criailleries et<br />

de raisonnem<strong>en</strong>ts.<br />

(Robert Musil, L'Homme sans qualités, 1930-1933)<br />

On peut dire qu'un gouvernem<strong>en</strong>t est parv<strong>en</strong>u à son dernier degré de corruption quand il<br />

n'a plus d'autre nerf que l'arg<strong>en</strong>t.<br />

(Rousseau, Discours sur l'économie politique, III, 1755)<br />

L’arg<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>u fin <strong>en</strong> soi ne laisse même pas les bi<strong>en</strong>s qui par nature sont étrangers à<br />

l’économie exister à titre de valeurs coordonnées, <strong>en</strong> soi définitives ; non seulem<strong>en</strong>t il<br />

vi<strong>en</strong>t se placer, comme autre finalité de l’exist<strong>en</strong>ce, au même rang que la sagesse et que<br />

l’art, que l’importance et la force personnelles, et même que la beauté et l’amour mais, de<br />

plus, ce faisant, il acquiert la force de ravaler ces derniers au rang de moy<strong>en</strong>s à son<br />

service.<br />

(Georg Simmel, Philosophie de l’arg<strong>en</strong>t, 1900)<br />

L'arg<strong>en</strong>t n'est-il pas un moy<strong>en</strong> de traiter les relations humaines aussi sûr que la viol<strong>en</strong>ce,<br />

et ne nous permet-il pas de r<strong>en</strong>oncer au trop naïf usage de celle-ci ? Il est de la<br />

viol<strong>en</strong>ce spiritualisée; une forme particulière, souple, raffinée, créatrice de la viol<strong>en</strong>ce.<br />

(Robert Musil, L'Homme sans qualités, 1930-1933)<br />

Si l'arg<strong>en</strong>t est le li<strong>en</strong> qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit<br />

à la nature et à l'homme, l'arg<strong>en</strong>t n'est-il pas le li<strong>en</strong> de tous les li<strong>en</strong>s ? Ne peut-il pas<br />

nouer et dénouer tous les li<strong>en</strong>s ? N'est-il pas, de la sorte, l'instrum<strong>en</strong>t de division universel<br />

? Vrai moy<strong>en</strong> d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie<br />

monnaie « divisionnaire ». [...]<br />

(Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844)<br />

L'arg<strong>en</strong>t qu'on possède est l'instrum<strong>en</strong>t de la liberté, celui qu'on pourchasse est celui<br />

de la servitude.<br />

(Jean-Jacques Rousseau, Confessions, 1782)<br />

Le commerce est, par son ess<strong>en</strong>ce, satanique. Le commerce, c'est le prêté-r<strong>en</strong>du, c'est le<br />

prêt avec le sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du : R<strong>en</strong>ds-moi plus que je ne te donne. L'esprit de tout commerçant<br />

est complètem<strong>en</strong>t vicié. Le commerce est naturel, donc il est infâme. Le moins infâme de tous<br />

les commerçants, c'est celui qui dit : "Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d'arg<strong>en</strong>t<br />

que les sots qui sont vicieux". Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une spéculation<br />

de lucre. Le commerce est satanique, parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et<br />

la plus basse, et la plus vile.<br />

(Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu,post. 1887)<br />

L'arg<strong>en</strong>t ne représ<strong>en</strong>te qu'une nouvelle forme d'esclavage impersonnel à la place de l'anci<strong>en</strong><br />

esclavage personnel.<br />

(Léon Tolstoï, L'arg<strong>en</strong>t et le travail (1890)<br />

Il faut de l'arg<strong>en</strong>t, même pour se passer d'arg<strong>en</strong>t.<br />

(Balzac, Louis Lambert, 1832).<br />

« Nous supprimerons l'arg<strong>en</strong>t monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune<br />

place, aucune raison d'être, dans l'Etat collectiviste. A titre de rémunération, nous le<br />

129


emplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur,<br />

nous <strong>en</strong> avons une autre qui nous <strong>en</strong> ti<strong>en</strong>t parfaitem<strong>en</strong>t lieu, celle que nous obt<strong>en</strong>ons <strong>en</strong> établissant<br />

la moy<strong>en</strong>ne des journées de besogne, dans nos chantiers... Il faut le détruire, cet<br />

arg<strong>en</strong>t qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, <strong>en</strong><br />

réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim.<br />

N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'arg<strong>en</strong>t qui accumule les fortunes privées,<br />

barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines<br />

du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre<br />

anarchie vi<strong>en</strong>t de là.... Il faut tuer, tuer l'arg<strong>en</strong>t ! »<br />

(Emile Zola, L’ rg<strong>en</strong>t)<br />

Comm<strong>en</strong>t ! l'arg<strong>en</strong>t ne donnait donc pas tout ? Voilà une femme que d'autres avai<strong>en</strong>t pour<br />

ri<strong>en</strong>, et qu'il ne pouvait avoir, lui, <strong>en</strong> y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'était<br />

sa volonté. Il <strong>en</strong> souffrait cruellem<strong>en</strong>t, dans son triomphe, comme d'un doute à sa puissance,<br />

d'une désillusion secrète sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine.<br />

(Emile Zola, L’ rg<strong>en</strong>t)<br />

L'arg<strong>en</strong>t incarne, accroît et sublime la position pratique de l'homme et sa puissance<br />

pot<strong>en</strong>tielle par rapport aux cont<strong>en</strong>us de sa volonté : là est l'importance capitale de l'arg<strong>en</strong>t<br />

pour la compréh<strong>en</strong>sion des motivations fondam<strong>en</strong>tales de la vie.<br />

(Georg Simmel, Philosophie de l'arg<strong>en</strong>t, ch.3, section 1) .<br />

A vec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions<br />

quotidi<strong>en</strong>nes, c'est un désert d'une platitude extrême que l'exist<strong>en</strong>ce, un marais où toutes<br />

les forces dorm<strong>en</strong>t et croupiss<strong>en</strong>t ; tandis que, violemm<strong>en</strong>t, faites flamber un rêve à l'horizon,<br />

promettez qu'avec un sou on <strong>en</strong> gagnera c<strong>en</strong>t, offrez à tous ces <strong>en</strong>dormis de se mettre<br />

à la chasse de l'impossible, des millions conquis <strong>en</strong> deux heures, au milieu des plus effroyables<br />

casse-cou ; et la course comm<strong>en</strong>ce, les énergies sont décuplées, la bousculade est<br />

telle, que, tout <strong>en</strong> suant uniquem<strong>en</strong>t pour leur plaisir, les g<strong>en</strong>s arriv<strong>en</strong>t parfois à faire<br />

des <strong>en</strong>fants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... A h ! dame ! il y a beaucoup<br />

de saletés inutiles, mais certainem<strong>en</strong>t le monde finirait sans elles.<br />

(Emile Zola, L’ rg<strong>en</strong>t, ch. VIII).<br />

Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon arg<strong>en</strong>t.[…]<br />

Hélas ! mon pauvre arg<strong>en</strong>t ! mon pauvre arg<strong>en</strong>t ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et<br />

puisque tu m’es <strong>en</strong>levé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour<br />

moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’<strong>en</strong> est<br />

fait ; je n’<strong>en</strong> puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis <strong>en</strong>terré. […] Je veux faire<br />

p<strong>en</strong>dre tout le monde ; et si je ne retrouve mon arg<strong>en</strong>t, je me p<strong>en</strong>drai moi-même après.<br />

(Molière, L' vare, IV).<br />

Moi, je suis trop passionné, c'est évid<strong>en</strong>t. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs,<br />

voilà pourquoi je me suis si souv<strong>en</strong>t cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion<br />

me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me<br />

pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son œuvre. Jouir n'est<br />

peut-être que se dévorer... Certainem<strong>en</strong>t, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois<br />

bi<strong>en</strong> tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé... Ça<br />

doit être incurable, ça. Je suis fichu.<br />

(Emile Zola, L’ rg<strong>en</strong>t, ch. XII).<br />

Je vous dis que c'est fou !... Détruire l'arg<strong>en</strong>t, mais c'est la vie même, l'arg<strong>en</strong>t ! Il<br />

n'y aurait plus ri<strong>en</strong>, plus ri<strong>en</strong> !<br />

(Emile Zola, L’ rg<strong>en</strong>t, ch. IX)<br />

Savez-vous […] que l'A rg<strong>en</strong>t est Dieu et que c'est pour cette raison que les hommes le<br />

cherch<strong>en</strong>t avec tant d'ardeur ? Non, n'est-ce pas ? vous êtes trop jeune pour y avoir p<strong>en</strong>sé.<br />

130<br />

Vous me pr<strong>en</strong>driez infailliblem<strong>en</strong>t pour une espèce de fou sacrilège si je vous disais qu'Il<br />

est infinim<strong>en</strong>t bon, infinim<strong>en</strong>t parfait, le souverain Seigneur de toutes choses et que ri<strong>en</strong><br />

ne se fait <strong>en</strong> ce monde sans Son ordre ou Sa permission; qu'<strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce nous sommes créées<br />

uniquem<strong>en</strong>t pour Le connaître, L'adorer et Le servir, et gagner, par ce moy<strong>en</strong>, La Vie éternelle.<br />

(Léon Bloy, Histoires désobligeantes)<br />

Ce qu’ils font de l’arg<strong>en</strong>t, je vais vous le dire, ils le crucifi<strong>en</strong>t.<br />

(Léon Bloy, Le salut par les Juifs)<br />

Vous ne pouvez servir Dieu et l’A rg<strong>en</strong>t. La Puissance de l’arg<strong>en</strong>t s’oppose à la puissance<br />

de Dieu.<br />

(Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune)<br />

***<br />

A lors Judas, qui l'avait livré, voyant que Jésus était condamné, fut pris de remord et<br />

il rapporta les tr<strong>en</strong>te pièces d'arg<strong>en</strong>t aux principaux sacrificateurs et aux anci<strong>en</strong>s <strong>en</strong><br />

disant : "j'ai péché, <strong>en</strong> livrant le sang innoc<strong>en</strong>t". Ils lui répondir<strong>en</strong>t : "Que nous importe<br />

? Cela te regarde." Judas JETA LES PIECES D'A RGENT DA NS LE TEMPLE, se retira alla se p<strong>en</strong>dre.<br />

Les principaux sacrificateurs les ramassèr<strong>en</strong>t et dir<strong>en</strong>t : "Ils n'est pas permis de les<br />

mettre dans le trésor sacré puisque c'est LE PRIX DU SA NG. Et aprés avoir délibéré, ils achetèr<strong>en</strong>t<br />

avec cet arg<strong>en</strong>t le champ du potier, pour la sépulture des étrangers.... A lors<br />

s'accomplit ce qui avait été annoncé par Jérémie le prophète : "ils ont pris les tr<strong>en</strong>tes<br />

pièces d'arg<strong>en</strong>t, valeur de celui qui a été estimé, qu'on à estimé de la part des <strong>en</strong>fants<br />

d'Israël et ils les ont donné pour le champ du potier, comme le Seigneur me l'avait ordonné.<br />

(Matthieu 27 : 3 à 10)<br />

Ne vous amassez pas des trésors sur la terre où les vers et la rouille détruis<strong>en</strong>t et où<br />

les voleurs perc<strong>en</strong>t et dérob<strong>en</strong>t, dit Jésus, mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où<br />

ni les vers ni la rouille ne détruis<strong>en</strong>t et où les voleurs ne perc<strong>en</strong>t ni ne dérob<strong>en</strong>t. Car là<br />

où est ton trésor, là aussi sera ton cœur (…) Et nul ne peut servir deux maîtres, car ou il<br />

haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez<br />

servir Dieu et Mammon. C’est pourquoi je vous le dis: ne vous inquiétez pas pour votre vie<br />

de ce que vous mangerez, ni de votre corps de quoi vous serez vêtus (…) car cela ce sont<br />

les paï<strong>en</strong>s qui le recherch<strong>en</strong>t. Or, votre Père céleste sait que vous <strong>en</strong> avez besoin. Cherchez<br />

premièrem<strong>en</strong>t son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus (…)<br />

(Mt 6:19-34)<br />

Celui qui aime l’arg<strong>en</strong>t n’est pas rassasié par l’arg<strong>en</strong>t<br />

(Ec 10:19)<br />

Dans cette recherche hallucinée, haletante, ce n’est pas seulem<strong>en</strong>t la jouissance que<br />

l’homme recherche, mais l’éternité, obscurém<strong>en</strong>t.<br />

(Jacques Ellul, L’homme et l’arg<strong>en</strong>t, 65.)<br />

Ne me donne pas la richesse, de peur qu’étant rassasié je ne te r<strong>en</strong>ie et ne dise : qui<br />

est l’Eternel ?<br />

(Pr 30:8)<br />

***<br />

Quant aux marchands accoutumés à m<strong>en</strong>tir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité<br />

que comme un mal nécessaire. Le citoy<strong>en</strong> qui se sera avili par le commerce de boutique sera<br />

poursuivi pour ce délit. S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition<br />

sera double à chaque récidive<br />

(Platon, "République", livre V.)<br />

131


Joseph Laur<strong>en</strong>t Juli<strong>en</strong> (d.1805), Le Riche du Jour ou le Préteur sur Gages<br />

"Je prête Madame, à mes concitoy<strong>en</strong>s à deux c<strong>en</strong>t pour c<strong>en</strong>t d'intérèts."<br />

Génie du capitalisme :<br />

Produire le mal et son remède et les mettre sur le marché.<br />

Capital :<br />

Forme de richesse dont l'ext<strong>en</strong>sion ne cesse de s'accroître, des origines (têtes de bétail)<br />

à nos jours (capital cognitif, capital santé, etc.). La boîte de céréales du petit déjeuner<br />

m'invite à <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir mon capital osseux. « Jusqu’à prés<strong>en</strong>t, nous avions un corps… On disait<br />

même que nous avions une âme. Nous savons désormais dès le réveil que nous avons un capital.<br />

Que dis-je, nous sommes un capital. »<br />

(François Taillandier, Ce monde-là. Dictionnaire personnel de l’époque, Flammarion, 2008).<br />

De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un<br />

soupirant frivole… Ce peu d’or suffirait à r<strong>en</strong>dre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste,<br />

noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche… Cet or écartera de vos autels vos<br />

prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet<br />

esclave jaune garantira et rompra les serm<strong>en</strong>ts, bénira les maudits, fera adorer la lèpre<br />

livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ;<br />

c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un<br />

hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume, la parfume, <strong>en</strong> fait de nouveau un jour d’avril.<br />

A llons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la<br />

foule des nations…<br />

(Shakespeare, Les Tragédies. Trad. Pierre Messia<strong>en</strong>, Paris 1941. La vie de Timon d’ thènes,<br />

A cte IV, Scène 3, p. 1035 sq. Cité par Marx, Manuscrits de 1844)<br />

Ô toi, doux régicide, cher ag<strong>en</strong>t de divorce <strong>en</strong>tre le fils et le père, brillant profanateur<br />

du lit le plus pur d’Hym<strong>en</strong>, vaillant Mars, séducteur toujours jeune, frais, délicat et<br />

aimé, toi dont la spl<strong>en</strong>deur fait fondre la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi<br />

dieu visible, qui soudes <strong>en</strong>semble les incompatibles et les fais se baiser, toi qui parles<br />

par toutes les bouches et dans tous les s<strong>en</strong>s, pierre de touche des cœurs, traite <strong>en</strong> rebelle<br />

l’humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la <strong>en</strong> des querelles qui la détruis<strong>en</strong>t , afin<br />

que les bêtes ai<strong>en</strong>t l’empire du monde.<br />

(Shakespeare, Les Tragédies. Trad. Pierre Messia<strong>en</strong>, Paris 1941. La vie de Timon d’ thènes,<br />

A cte IV, Scène 3, p. 1046 sq. Cité par Marx, Manuscrits de 1844)<br />

Nous avons connu, nous avons touché un monde (<strong>en</strong>fants nous <strong>en</strong> avons participé) où un homme<br />

qui se bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la pauvreté. C’était une sorte<br />

de contrat sourd <strong>en</strong>tre l’homme et le sort, et à ce contrat le sort n’avait jamais manqué<br />

avant l’inauguration des temps modernes. Il était <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du que celui qui faisait de la fantaisie,<br />

de l’arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s’évader<br />

de la pauvreté risquait tout. Puisqu’il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui<br />

qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvai<strong>en</strong>t pas soupçonner qu’un temps v<strong>en</strong>ait,<br />

et qu’il était déjà là, et c’est précisém<strong>en</strong>t le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas<br />

perdrait tout le temps, et <strong>en</strong>core plus sûrem<strong>en</strong>t que celui qui joue. »<br />

(Charles Péguy, L’ rg<strong>en</strong>t, 1913).<br />

« On peut dire que toutes les anci<strong>en</strong>nes puissances temporelles, toutes les puissances temporelles<br />

des anci<strong>en</strong>s temps et des anci<strong>en</strong>s régimes, forces d’armes, forces de dynasties,<br />

forces de tradition, puissances de civisme ou de chevalerie, forces religieuses, <strong>en</strong> un certain<br />

s<strong>en</strong>s, et pour une part, étiquettes et même rites, forces de hiérarchie, et par-dessus<br />

tout forces de race, étai<strong>en</strong>t plus ou moins profondém<strong>en</strong>t comme pénétrées, comme armées, intérieurem<strong>en</strong>t<br />

d’une substance, d’une instance, comme d’une moelle de spirituelle. Toutes, sauf<br />

une seule, qui est précisém<strong>en</strong>t la seule aussi qui ait survécu à l’avènem<strong>en</strong>t du monde moderne,<br />

qui par cet avènem<strong>en</strong>t ait été faite autocrate, et qui est la puissance de l’arg<strong>en</strong>t. »<br />

(Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel, 1907).<br />

L’arg<strong>en</strong>t est le produit des hommes dev<strong>en</strong>us étrangers les uns aux autres, c’est-à-dire<br />

qu’il est l’homme aliéné… L’arg<strong>en</strong>t est ce qui vaut pour la force productrice humaine, pour<br />

l’activité vitale réelle de l’ess<strong>en</strong>ce humaine. D’après la définition de l’économie politique,<br />

133


le capital est donc du travail accumulé, <strong>en</strong>tassé, et tant que la production naît de l’échange<br />

des produits, l’arg<strong>en</strong>t est la valeur d’échange. Ce qui ne peut être échangé, ce qui ne peut<br />

être v<strong>en</strong>du n’a donc pas de valeur. Si les hommes ne peuv<strong>en</strong>t plus être v<strong>en</strong>dus, ils ne val<strong>en</strong>t<br />

plus un sou, puisqu’ils ne val<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> tant qu’ils se v<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t eux-mêmes ou se lou<strong>en</strong>t. Les<br />

économistes prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t même que la valeur de l’homme augm<strong>en</strong>terait dans la mesure où il ne<br />

pourrait plus être v<strong>en</strong>du et où il serait contraint par conséqu<strong>en</strong>t, pour vivre, de se v<strong>en</strong>dre<br />

lui-même : ils <strong>en</strong> tir<strong>en</strong>t la conclusion que “l’homme libre” a plus de “valeur” que l’esclave.<br />

C’est vrai… »<br />

(Moses Hess, L’Ess<strong>en</strong>ce de l’arg<strong>en</strong>t, A rticle publié <strong>en</strong> 1841)<br />

En regardant un morceau de papier rectangulaire, souv<strong>en</strong>t de qualité quelconque, ornée de<br />

l’effigie d’un héros national, ou d’un monum<strong>en</strong>t, ou d’un dessin classique dans le style de<br />

Rub<strong>en</strong>s ou de David, ou <strong>en</strong>core d’un marché aux légumes particulièrem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> fourni, imprimés<br />

à l’<strong>en</strong>cre verte ou brune, on est souv<strong>en</strong>t am<strong>en</strong>é à se poser la question : comm<strong>en</strong>t peut-il se<br />

faire qu’un objet aussi intrinsèquem<strong>en</strong>t dénué de valeur soit aussi évidemm<strong>en</strong>t précieux et<br />

désirable ? Qu’est-ce qui fait qu’à la différ<strong>en</strong>ce d’une quantité absolum<strong>en</strong>t égale de coupures<br />

de journal, ces fibres de bois de même nature peuv<strong>en</strong>t procurer des marchandises ou<br />

des services, allumer la convoitise, pousser au crime ? Il faut que la magie intervi<strong>en</strong>ne à<br />

coup sûr ; il soit exister une explication métaphysique ou extra-terrestre de sa valeur. On<br />

a déjà noté la réputation et l’allure de grand prêtre qui caractéris<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t ceux qui<br />

font profession du savoir monétaire. Elles ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partie au fait que ces g<strong>en</strong>s pass<strong>en</strong>t<br />

pour savoir ce qui fait la valeur d’un bout de papier sans valeur.<br />

(Galbraith, L’ rg<strong>en</strong>t, p.110).<br />

Ceux qui possèd<strong>en</strong>t de l’arg<strong>en</strong>t, comme autrefois ceux qui s’<strong>en</strong>orgueillissai<strong>en</strong>t de grands<br />

titres ou d’une noble naissance s’imagin<strong>en</strong>t toujours que la crainte et l’admiration qu’inspir<strong>en</strong>t<br />

l’arg<strong>en</strong>t ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fait à leur propre sagesse ou à leur personnalité. Le contraste<br />

ainsi créé <strong>en</strong>tre la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et la réalité souv<strong>en</strong>t ridicule voire<br />

dépravée a toujours constitué une source d’étonnem<strong>en</strong>t et d’amusem<strong>en</strong>t. De la même manière,<br />

il a toujours été permis de se réjouir assez perfidem<strong>en</strong>t de la vitesse avec laquelle crainte<br />

et admiration part<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fumée quand ces individus connaiss<strong>en</strong>t des revers de fortune. L’histoire<br />

de la monnaie r<strong>en</strong>ferme une autre occasion de s’amuser : de siècle <strong>en</strong> siècle il s’est<br />

toujours trouvé des hommes pour p<strong>en</strong>ser qu’ils avai<strong>en</strong>t découvert le secret de sa multiplication<br />

à l’infini.<br />

(Galbraith, L’ rg<strong>en</strong>t, p.110).<br />

Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique ? professe Cicéron, et qu'est-ce que le<br />

commerce peut produire d'honnête ? Tout ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête<br />

homme [...], les marchands ne pouvant gagner sans m<strong>en</strong>tir, et quoi de plus honteux que le<br />

m<strong>en</strong>songe ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous<br />

ceux qui v<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l'arg<strong>en</strong>t<br />

se v<strong>en</strong>d lui-même et se met au rang des esclaves.<br />

(Cicéron, "Des devoirs", I, tit. ll, chap. XLII.)<br />

« L’arg<strong>en</strong>t n’a de force matérielle que dans la mesure où les hommes la lui attribu<strong>en</strong>t.<br />

Dans la mesure où tous les hommes la lui concèd<strong>en</strong>t. L’« arg<strong>en</strong>t-objet » n’est le maître des<br />

Etats, des armées, des masses, de l’intellig<strong>en</strong>ce que par le cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t de tous les hommes<br />

à son autorité. Et si l’on peut parler de lois de l’arg<strong>en</strong>t, c’est <strong>en</strong>core dans la mesure où<br />

le comportem<strong>en</strong>t des hommes s’y plie. L’arg<strong>en</strong>t ne serait ri<strong>en</strong>, matériellem<strong>en</strong>t, sans cela. Il<br />

y a une espèce de conv<strong>en</strong>tion étrange qui conduit les hommes à attribuer par un jugem<strong>en</strong>t et<br />

une volonté id<strong>en</strong>tiques une valeur à ce qui n’a ni valeur d’usage, ni valeur d’échange <strong>en</strong><br />

soi.<br />

Ceci est parfaitem<strong>en</strong>t inexplicable et irrationnel. Ri<strong>en</strong>, ni dans la nature de l’homme ni<br />

dans la nature des choses, ni dans la technique, ni dans la raison, ne permet d’expliquer<br />

l’acte originel de création et d’acceptation de la monnaie, ri<strong>en</strong> ne permet d’expliquer la<br />

confiance aveugle que l’homme continue, au travers de toutes les crises, à lui attribuer.<br />

134<br />

Nous sommes dans un domaine parfaitem<strong>en</strong>t absurde, que ni les économistes ni les sociologues<br />

ne peuv<strong>en</strong>t éclairer. L’attitude collective de tous les hommes, ce cons<strong>en</strong>sus, cette soumission<br />

sont incompréh<strong>en</strong>sibles si on ne les fait pas remonter à cette puissance spirituelle<br />

qu’est l’arg<strong>en</strong>t. Si l’arg<strong>en</strong>t n’est pas une puissance spirituelle qui <strong>en</strong>vahit l’homme, qui<br />

asservit son cœur et sa raison, qui remplace <strong>en</strong> lui l’esprit de Dieu, alors le comportem<strong>en</strong>t<br />

des hommes est simplem<strong>en</strong>t absurde. Si tous les hommes attribu<strong>en</strong>t au signe de l’arg<strong>en</strong>t une<br />

telle importance, c’est qu’ils sont au préalable séduits et possédés intérieurem<strong>en</strong>t par l’esprit<br />

de l’arg<strong>en</strong>t. »<br />

(Jacques Ellul, L’homme et l’arg<strong>en</strong>t, pp. 104-105, Presses bibliques universitaires)<br />

L'arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> possédant la qualité de tout acheter, <strong>en</strong> possédant la qualité de s'approprier<br />

tous les objets est donc l'objet comme possession émin<strong>en</strong>te. L'universalité de sa qualité<br />

est la toute-puissance de son ess<strong>en</strong>ce. Il passe donc pour tout-puissant... L'arg<strong>en</strong>t est l'<strong>en</strong>tremetteur<br />

<strong>en</strong>tre le besoin et l'objet, <strong>en</strong>tre la vie et le moy<strong>en</strong> de subsistance de l'homme.<br />

Mais ce qui sert de moy<strong>en</strong> terme à ma vie, sert aussi de moy<strong>en</strong> terme à l'exist<strong>en</strong>ce des autres<br />

hommes pour moi. C'est pour moi l'autre homme. Il apparaît alors aussi comme cette puissance<br />

de perversion contre l'individu et contre les li<strong>en</strong>s sociaux, etc., qui prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t être<br />

des ess<strong>en</strong>ces pour soi. Il transforme la fidélité <strong>en</strong> infidélité, l'amour <strong>en</strong> haine, la haine<br />

<strong>en</strong> amour, la vertu <strong>en</strong> vice, le vice <strong>en</strong> vertu, le valet <strong>en</strong> maître, le maître <strong>en</strong> valet, le<br />

crétinisme <strong>en</strong> intellig<strong>en</strong>ce, l'intellig<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> crétinisme. Comme l'arg<strong>en</strong>t, qui est le concept<br />

existant et se manifestant de la valeur, confond et échange toutes choses, il est la confusion<br />

et la permutation universelle de toutes choses, donc le monde à l'<strong>en</strong>vers, la confusion<br />

et la permutation de toutes les qualités naturelles et humaines. Qui peut acheter le courage<br />

est courageux,même s'il est lâche.Comme l'arg<strong>en</strong>t ne s'échange pas contre une qualité<br />

déterminée,contre une chose déterminée , contre des forces ess<strong>en</strong>tielles de l'homme, mais<br />

contre tout le monde objectif de l'homme et de la nature , il échange donc - du point de<br />

vue de son possesseur - toute qualité contre toute autre - et aussi sa qualité et son objet<br />

contraires; il est la fraternisation des impossibilités. Il oblige à s'embrasser ce qui se<br />

contredit.<br />

(Karl MA RX, Manuscrits de 1844)<br />

À la place de tous les s<strong>en</strong>s physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et<br />

simple des s<strong>en</strong>s, le s<strong>en</strong>s de l’avoir.<br />

(Karl MA RX, Manuscrits de 1844)<br />

"En décidant de raconter cette histoire, on pourrait laisser croire qu'il existe un peuple<br />

juif uni, riche et puissant, placé sous un commandem<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tralisé, <strong>en</strong> charge de mettre <strong>en</strong><br />

oeuvre une stratégie de pouvoir mondial par l'arg<strong>en</strong>t. On rejoindrait par là des fantasmes<br />

qui ont traversé tous les siècles, de Trajan à Constantin, de Matthieu à Luther, de Marlowe<br />

à Voltaire, des Protocoles des Sages de Sion à Mein Kampf, jusqu'à tout ce que charrie<br />

aujourd'hui anonymem<strong>en</strong>t l'Internet.<br />

Pourtant, il est d'une importance capitale, pour les hommes d'aujourd'hui, de compr<strong>en</strong>dre<br />

comm<strong>en</strong>t l'inv<strong>en</strong>teur du monothéisme s'est trouvé <strong>en</strong> situation de fonder l'éthique du capitalisme,<br />

avant d'<strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir, par certains de ses fils, le premier banquier, et par d'autres,<br />

le plus implacable de ses <strong>en</strong>nemis. Il est aussi ess<strong>en</strong>tiel pour le peuple juif lui-même d'affronter<br />

cette partie de son histoire qu'il n'aime pas et dont, pourtant, il aurait tout lieu<br />

d'être fier".<br />

(Jacques A ttali, Les Juifs, le monde et l'arg<strong>en</strong>t, 4ème de couverture)<br />

Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l'un, et aimera l'autre; ou il s'attachera<br />

à l'un, et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon.<br />

(Évangile de Matthieu)<br />

135


"V<strong>en</strong>dez ce que vous possédez, et donnez-le <strong>en</strong> aumônes. Faites-vous des bourses qui ne<br />

s'us<strong>en</strong>t point, un trésor inépuisable dans les cieux, où le voleur n'approche point, et où<br />

la teigne ne détruit point.<br />

Car là où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. "<br />

(Évangile de Luc)<br />

"C'est, <strong>en</strong> effet, une grande source de gain que la piété avec le cont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t ;<br />

car nous n'avons ri<strong>en</strong> apporté dans le monde, et il est évid<strong>en</strong>t que nous n'<strong>en</strong> pouvons ri<strong>en</strong><br />

emporter;<br />

si donc nous avons la nourriture et le vêtem<strong>en</strong>t, cela nous suffira.<br />

Mais ceux qui veul<strong>en</strong>t s'<strong>en</strong>richir tomb<strong>en</strong>t dans la t<strong>en</strong>tation, dans le piège, et dans beaucoup<br />

de désirs ins<strong>en</strong>sés et pernicieux qui plong<strong>en</strong>t les hommes dans la ruine et la perdition.<br />

Car l'amour de l'arg<strong>en</strong>t est une racine de tous les maux;<br />

Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses, et recherche la justice, la piété, la foi, la<br />

charité, la pati<strong>en</strong>ce, la douceur."<br />

(Lettre de Saül 1 Timothée)<br />

« A u Capitole, où nous appell<strong>en</strong>t les acclamations et la faveur de la foule, ou bi<strong>en</strong> à la<br />

mer la plus prochaine, hâtons-nous de jeter nos perles, nos pierreries, tout cet or inutile,<br />

alim<strong>en</strong>ts de notre misère ; montrons-nous par ce sacrifice vraim<strong>en</strong>t rep<strong>en</strong>tants de nos<br />

crimes. Mais il nous faut d'abord extirper les germes de nos passions dépravées, former par<br />

une plus mâle discipline notre jeunesse amollie. »<br />

(Horace, III, 24)<br />

« Dans ses <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s, il [Judas] s'appliquait à faire croire qu'il avait des rapports<br />

intimes avec de grands et de saints personnages, et parlait avec outrecuidance là où il<br />

n'était pas connu. Mais si des personnes mieux informées v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t à le dém<strong>en</strong>tir, il se retirait<br />

tout confus. A mbitieux, avide d'honneurs et d'arg<strong>en</strong>t, il avait toujours cherché à faire<br />

fortune, aspirant vaguem<strong>en</strong>t et sans trop se l'avouer à quelque dignité, aux distinctions,<br />

à la richesse. La vie publique de Jésus avait fait grande impression sur lui. Il voyait les<br />

disciples nourris, et le riche Lazare dévoué à Jésus ; on croyait que le Sauveur établirait<br />

un royaume. Judas avait donc grande <strong>en</strong>vie de dev<strong>en</strong>ir son disciple et de participer à sa<br />

gloire, qu'il p<strong>en</strong>sait devoir être de ce monde. »<br />

(A nne Catherine Emmerich, Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ)<br />

***<br />

« La racine de tous les maux c'est l'amour de l'arg<strong>en</strong>t »<br />

(Tim. I, IV, 10)<br />

« Vous ne pouvez servir Dieu et l'arg<strong>en</strong>t »<br />

(Luc 16:13).<br />

« [Mais] pourquoi ce baume n’a-t-il pas été v<strong>en</strong>du trois c<strong>en</strong>ts d<strong>en</strong>iers, et donné aux pauvres?<br />

» (Jean 12:5).<br />

« Il [Judas] disait cela, non qu’il se souciât des pauvres, mais parce qu’il était un<br />

voleur, et avait la bourse, et portait ce qu’on y mettait» (Jean 12:6).<br />

«...un des douze, appelé Judas Iscariote, s’<strong>en</strong> alla vers les chefs des prêtres, et leur<br />

dit : que me donnerez-vous, [pour que] je vous le livre ? Et ils convinr<strong>en</strong>t avec lui tr<strong>en</strong>te<br />

pièces d’arg<strong>en</strong>t. Et dès lors il cherchait une occasion favorable pour le trahir» (Matthieu<br />

26:14-16).<br />

« Satan <strong>en</strong>tra <strong>en</strong> lui » (Jean 13:27)<br />

***<br />

136<br />

Des diamants à perte de vue, des montagnes d'or,<br />

Des rivières d'arg<strong>en</strong>t, des bijoux inconnus;<br />

Tout cela rassemblé ne peut vous acheter, vous et moi<br />

Un sommeil paisible, ou une consci<strong>en</strong>ce sans ride.<br />

Un cœur comblé, un esprit satisfait,<br />

Sont des trésors que l'arg<strong>en</strong>t ne peut acheter;<br />

Si vous avez Jésus, il y a plus de richesses dans votre âme,<br />

Que des diamants à perte de vue, des montagnes d'or.<br />

(«Des diamants à perte de vue » [A cres of Diamonds]<br />

par A rthur Smith, 1959).<br />

Donner, c’est ôter à l’arg<strong>en</strong>t son caractère de puissance, arracher son caractère sacré.<br />

(…) Les puissances du don sont innombrables : il détruit la puissance de l’arg<strong>en</strong>t, et fait<br />

pénétrer celui qui le reçoit dans le monde de la grâce. Il <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d un nouveau circuit de<br />

causes et d’effets.»<br />

(Jacques Ellul, L’homme et l’arg<strong>en</strong>t)<br />

« L’or est une chose merveilleuse, avec lui, on peut tout faire, on peut même faire<br />

<strong>en</strong>trer des âmes au Paradis. »<br />

(Christophe Colomb, cité par G. Lelarge, Dictionnaire thématique de citations économiques<br />

et sociales, 1993)<br />

***<br />

Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion<br />

dans le juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme? Le besoin pratique, l'intérêt<br />

personnel.<br />

Quel est le culte profane du juif ? Le trafic.<br />

Quel est son dieu ? L'arg<strong>en</strong>t.<br />

C'est de ses propres <strong>en</strong>trailles que la société bourgeoise <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre continuellem<strong>en</strong>t le<br />

juif.<br />

Quel était, <strong>en</strong> soi et pour soi, le fondem<strong>en</strong>t de la religion juive ? Le besoin pratique,<br />

l'égoïsme.<br />

Le besoin pratique, l'égoïsme, voilà le principe de la société bourgeoise, et il se manifeste<br />

comme tel dans toute sa pureté dès que la société bourgeoise a achevé de mettre au<br />

monde l'État politique. Le dieu du besoin pratique et de l'intérêt personnel, c'est l'arg<strong>en</strong>t.<br />

L'arg<strong>en</strong>t est le dieu jaloux d'Israël, devant qui nul autre dieu ne doit exister. L'arg<strong>en</strong>t<br />

avilit tous les dieux des hommes: il les transforme <strong>en</strong> une marchandise. L'arg<strong>en</strong>t est<br />

la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-même. C'est pourquoi il a<br />

dépouillé le monde <strong>en</strong>tier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle.<br />

L'arg<strong>en</strong>t, c'est l'ess<strong>en</strong>ce aliénée du travail et de la vie de l'homme, et cette ess<strong>en</strong>ce<br />

étrangère le domine, et il l'adore.<br />

A ussi, n'est ce pas seulem<strong>en</strong>t dans le P<strong>en</strong>tateuque ou dans le Talmud, mais dans la société<br />

prés<strong>en</strong>te, que nous découvrons l'être du juif d'aujourd'hui : non pas un être abstrait, mais<br />

un être éminemm<strong>en</strong>t empirique, non seulem<strong>en</strong>t comme mesquinerie du juif, mais comme mesquinerie<br />

juive de la société.<br />

Du mom<strong>en</strong>t où la société réussit à faire disparaître l'ess<strong>en</strong>ce empirique du judaïsme, le<br />

trafic et ses prémisses, le juif est dev<strong>en</strong>u impossible, parce que sa consci<strong>en</strong>ce n'a plus<br />

d'objet, parce que la base subjective du judaïsme, le besoin pratique, s'est humanisée, parce<br />

que le conflit <strong>en</strong>tre l'exist<strong>en</strong>ce individuelle s<strong>en</strong>sible, et l'exist<strong>en</strong>ce générique de l'homme<br />

est surmonté.<br />

L'émancipation sociale du juif, c'est l'émancipation de la société libérée du judaïsme.<br />

(Karl Marx, propos de la question juive, in A nnales franco-allemandes, 1843)<br />

137


Considérons le Juif réel, non pas le Juif du sabbat, comme Bauer le fait, mais le Juif<br />

de tous les jours.<br />

Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion<br />

dans le Juif réel.<br />

Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l'utilité personnelle. Quel<br />

est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L'arg<strong>en</strong>t. Eh bi<strong>en</strong>, <strong>en</strong><br />

s'émancipant du trafic et de l'arg<strong>en</strong>t, par conséqu<strong>en</strong>t du judaïsme réel et pratique, l'époque<br />

actuelle s'émanciperait elle-même.<br />

Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par<br />

suite la possibilité du trafic, r<strong>en</strong>drait le Juif impossible. La consci<strong>en</strong>ce religieuse du<br />

Juif s'évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l'atmosphère véritable de la société.<br />

D'autre part, du mom<strong>en</strong>t qu'il reconnaît la vanité de son ess<strong>en</strong>ce pratique et s'efforce de<br />

supprimer cette ess<strong>en</strong>ce, le Juif t<strong>en</strong>d à sortir de ce qui fut jusque-là son développem<strong>en</strong>t,<br />

travaille à l'émancipation humaine générale et se tourne vers la plus haute expression pratique<br />

de la r<strong>en</strong>onciation ou aliénation humaine.<br />

Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élém<strong>en</strong>t antisocial général et actuel qui, par<br />

le développem<strong>en</strong>t historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activem<strong>en</strong>t participé,<br />

a été poussé à son point culminant du temps prés<strong>en</strong>t, à une hauteur où il ne peut<br />

que se désagréger nécessairem<strong>en</strong>t.<br />

(Karl Marx, propos de la question juive, in A nnales franco-allemandes, 1843)<br />

Dans sa dernière signification, l'émancipation juive consiste à émanciper l'humanité du<br />

judaïsme.<br />

Le Juif s'est émancipé déjà, mais d'une manière juive. " Le Juif par exemple, qui est<br />

simplem<strong>en</strong>t toléré à Vi<strong>en</strong>ne, détermine, par sa puissance financière, le destin de tout l'empire.<br />

Le Juif, qui dans les moindres petits états allemands, peut être sans droits, décide<br />

du destin de l'Europe. "<br />

" Tandis que les corporations et les jurandes rest<strong>en</strong>t fermées aux Juifs ou ne leur sont<br />

guère favorables, l'audace de l'industrie se moque de l'<strong>en</strong>têtem<strong>en</strong>t des institutions moy<strong>en</strong>âgeuses.<br />

" (B. Bauer, La Question juive, p. 114.)<br />

Ceci n'est pas un fait isolé. Le Juif s'est émancipé d'une manière juive, non seulem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> se r<strong>en</strong>dant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l'arg<strong>en</strong>t<br />

est dev<strong>en</strong>u une puissance mondiale, et l'esprit pratique juif l'esprit pratique des peuples<br />

chréti<strong>en</strong>s. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chréti<strong>en</strong>s sont dev<strong>en</strong>us<br />

Juifs. ...<br />

Si nous <strong>en</strong> croyons Bauer, nous nous trouvons <strong>en</strong> face d'une situation m<strong>en</strong>songère : <strong>en</strong><br />

théorie, le Juif est privé des droits politiques alors qu'<strong>en</strong> pratique il dispose d'une puissance<br />

énorme et exerce <strong>en</strong> gros son influ<strong>en</strong>ce politique diminuée <strong>en</strong> détail. (La Question<br />

juive, p. 114.)<br />

La contradiction qui existe <strong>en</strong>tre la puissance politique réelle du Juif et ses droits<br />

politiques, c'est la contradiction <strong>en</strong>tre la politique et la puissance de l'arg<strong>en</strong>t. La politique<br />

est théoriquem<strong>en</strong>t au-dessus de la puissance de l'arg<strong>en</strong>t, mais pratiquem<strong>en</strong>t elle <strong>en</strong><br />

est dev<strong>en</strong>ue la prisonnière absolue. ...<br />

Le judaïsme s'est maint<strong>en</strong>u, non pas malgré l'histoire, mais par l'histoire.<br />

C'est du fond de ses propres <strong>en</strong>trailles que la société bourgeoise <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre sans cesse le<br />

Juif.<br />

(Karl Marx, propos de la question juive, in A nnales franco-allemandes, 1843)<br />

Quelle était <strong>en</strong> soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l'égoïsme.<br />

Le monothéisme du Juif est donc, <strong>en</strong> réalité, le polythéisme des besoins multiples, un<br />

polythéisme qui fait même des lieux d'aisance un objet de la loi divine. Le besoin pratique,<br />

l'égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme<br />

pure, dès que la société bourgeoise a complètem<strong>en</strong>t donné naissance à l'état politique. Le<br />

dieu du besoin pratique et de l'égoïsme, c'est l'arg<strong>en</strong>t.<br />

138


L'arg<strong>en</strong>t est le dieu jaloux d'Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister.<br />

L'arg<strong>en</strong>t abaisse tous les dieux de l'homme et les change <strong>en</strong> marchandise.<br />

L'arg<strong>en</strong>t est la valeur générale et constituée <strong>en</strong> soi de toutes choses. C'est pour cette<br />

raison qu'elle a dépouillé de leur valeur propre le monde <strong>en</strong>tier, le monde des hommes ainsi<br />

que la nature.<br />

L'arg<strong>en</strong>t, c'est l'ess<strong>en</strong>ce séparée de l'homme, de son travail, de son exist<strong>en</strong>ce; et cette<br />

ess<strong>en</strong>ce étrangère le domine et il l'adore.<br />

Le dieu des Juifs s'est sécularisé et est dev<strong>en</strong>u le dieu mondial.<br />

Le change, voilà le vrai dieu du Juif. Son dieu n'est qu'une traite illusoire.<br />

L'idée que, sous l'empire de la propriété privée et de l'arg<strong>en</strong>t, on se fait de la nature,<br />

est le mépris réel, l'abaissem<strong>en</strong>t effectif de la religion, qui existe bi<strong>en</strong> dans la religion<br />

juive, mais n'y existe que dans l'imagination.<br />

C'est dans ce s<strong>en</strong>s que Thomas Münzer déclare insupportable que toute créature soit transformée<br />

<strong>en</strong> propriété, les poissons dans l'eau, les oiseaux dans l'air, les plantes sur le<br />

sol : la créature doit elle aussi dev<strong>en</strong>ir libre ".<br />

(Karl Marx, propos de la question juive, in A nnales franco-allemandes, 1843)<br />

La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l'homme d'arg<strong>en</strong>t.<br />

La loi sans fondem<strong>en</strong>t ni raison du Juif n'est que la caricature religieuse de la moralité<br />

et du droit sans fondem<strong>en</strong>t ni raison, des rites purem<strong>en</strong>t formels, dont s'<strong>en</strong>toure le<br />

monde de l'égoïsme.<br />

Ce n'est qu'alors que le judaïsme put arriver à la domination générale et extérioriser<br />

l'homme et la nature aliénés à eux-mêmes, <strong>en</strong> faire un objet tributaire du besoin égoïste et<br />

du trafic.<br />

C'est parce que l'ess<strong>en</strong>ce véritable du Juif s'est réalisée, sécularisée d'une manière<br />

générale dans la société bourgeoise, que la société bourgeoise n'a pu convaincre le Juif de<br />

l'irréalité de son ess<strong>en</strong>ce religieuse qui n'est précisém<strong>en</strong>t que la conception idéale du<br />

besoin pratique. A ussi ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t dans le P<strong>en</strong>tateuque et dans le Talmud, mais<br />

dans la société actuelle que nous trouvons l'ess<strong>en</strong>ce du Juif de nos jours, non pas une<br />

ess<strong>en</strong>ce abstraite, mais une ess<strong>en</strong>ce hautem<strong>en</strong>t empirique, non pas <strong>en</strong> tant que limitation<br />

sociale du Juif, mais <strong>en</strong> tant que limitation juive de la société.<br />

Dès que la société parvi<strong>en</strong>t à supprimer l'ess<strong>en</strong>ce empirique du judaïsme, le trafic de ses<br />

conditions, le Juif est dev<strong>en</strong>u impossible, parce que sa consci<strong>en</strong>ce n'a plus d'objet, parce<br />

que la base subjective du judaïsme, le besoin pratique, s'est humanisée, parce que le conflit<br />

a été supprimé <strong>en</strong>tre l'exist<strong>en</strong>ce individuelle et s<strong>en</strong>sible de l'homme et son ess<strong>en</strong>ce générique.<br />

L'émancipation sociale du Juif, c'est l'émancipation de la société du judaïsme."<br />

(Karl Marx, propos de la question juive, in A nnales franco-allemandes, 1843)<br />

140<br />

***<br />

A imer l'arg<strong>en</strong>t, s'attacher à lui, c'est haïr Dieu. L'on compr<strong>en</strong>d alors pourquoi saint Paul<br />

peut dire que l'arg<strong>en</strong>t est une racine de tous les maux (1 Ti VI, 10). Ce n'est pas là une<br />

considération banale de morale courante. C'est une expression très rigoureuse de cette opposition.<br />

Dans la mesure où l'amour de l'arg<strong>en</strong>t est une haine de Dieu, il est bi<strong>en</strong> une racine<br />

de tous les maux qui s'attach<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet à la séparation d'avec Dieu. Et dans ce même texte<br />

saint Paul pour• suit <strong>en</strong> soulignant que ceux qui étai<strong>en</strong>t possédés de cet amour ont perdu la<br />

foi : c'est exactem<strong>en</strong>t la même chose. Mais on ne perd pas la foi pour une simple erreur morale<br />

: c'est toujours la séduction de Satan qui «égare loin de la foi ».<br />

Seulem<strong>en</strong>t nous avons tellem<strong>en</strong>t l'habitude de minimiser le cont<strong>en</strong>u de la révélation que<br />

pour nous tout cela reste à portée de la main. Quand nous disons que tout se ramène à une<br />

question d'amour, nous redev<strong>en</strong>ons très à l'aise, parce que nous avons l'impression que ri<strong>en</strong><br />

n'est plus facile. Et nous sommes t<strong>en</strong>tés de dire: «Il suffit donc de ne pas aimer l'arg<strong>en</strong>t<br />

pour que tout soit résolu» ou même d'affirmer : «Moi, je n'aime pas l'arg<strong>en</strong>t» et peut-être<br />

beaucoup de chréti<strong>en</strong>s sont-ils de bonne foi <strong>en</strong> disant cela. Mais il faut alors nous rap-<br />

peler d'abord la profondeur de ce «li<strong>en</strong> d'amour», profondeur qui ne semble guère être à notre<br />

portée, puis, que l'amour de l'arg<strong>en</strong>t est suscité, provoqué par sa puissance spirituelle.<br />

Dès lors, si, dans une certaine mesure, nous pouvons être maîtres de nos p<strong>en</strong>sées et de<br />

nos s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, et par conséqu<strong>en</strong>t maîtriser une inclination qui vi<strong>en</strong>t de notre cœur seul,<br />

il nous est cep<strong>en</strong>dant impossible de dominer l'amour de l'arg<strong>en</strong>t, car celui-ci a été provoqué<br />

par la séduction d'une puissance qui nous dépasse de beaucoup, de même qu'il est<br />

<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>u par une force qui nous est extérieure. C'est ce que nous rappelle <strong>en</strong>core Paul (non<br />

seulem<strong>en</strong>t d'ailleurs pour la puissance arg<strong>en</strong>t) lorsqu'il <strong>en</strong>seigne que «ce n'est pas contre<br />

la chair et le sang seulem<strong>en</strong>t que nous avons à lutter, mais contre les Trônes, les Puissances<br />

et les Dominations...» (Ép VI, 12). 1l n'est donc pas <strong>en</strong> notre pouvoir de nous<br />

débarrasser de cet amour. Quand nous sommes pris (et qui donc pourrait se vanter d'y<br />

échapper) notre force est insuffisante. Il y faut une interv<strong>en</strong>tion de Dieu. Mais ici, <strong>en</strong>core,<br />

pr<strong>en</strong>ons garde de trop simplifier les choses. Lorsque Dieu s'attaque à cette puissance qui<br />

nous ti<strong>en</strong>t parce qu'elle a suscité <strong>en</strong> nous l'amour, lorsqu'il arrache le trésor auquel nous<br />

étions attachés, c'est à nous-mêmes qu'il s'attaque. La délivrance opérée par Dieu n'est<br />

pas un coup de baguette magique qui nous laisse intacts, tels que nous étions. C'est une<br />

délivrance d'une partie de nous-mêmes, et par conséqu<strong>en</strong>t nous pouvons avoir l'impression,<br />

le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, d'être amputés, diminués ; Dieu qui nous délivre de la contrainte de cette<br />

puissance, détruit aussi <strong>en</strong> nous les racines qui s'étai<strong>en</strong>t formées. Il nous sauve, mais dit<br />

saint Paul, comme au travers du feu, car il s'agit bi<strong>en</strong> de détruire ce qui ne résiste pas<br />

à ce feu.<br />

Cette délivrance se produit <strong>en</strong> passant par le jugem<strong>en</strong>t de Dieu et elle porte des fruits<br />

lorsque nous acceptons ce jugem<strong>en</strong>t. Le jugem<strong>en</strong>t est d'abord celui de Mammon, lui-même. Car<br />

il fait partie de ces puissances vaincues, détrônées, que Christ a dépouillées de leur autorité,<br />

<strong>en</strong> mourant sur la croix. Mammon est jugé ; il est donc réduit dans sa capacité et dans<br />

sa durée. Mais il conserve une force qui dépasse de beaucoup la nôtre, et un pouvoir terrible,<br />

que nous constatons bi<strong>en</strong>.<br />

Cep<strong>en</strong>dant c'est à partir de ce jugem<strong>en</strong>t pesant sur Mammon, que notre jugem<strong>en</strong>t peut être<br />

de libération. C'est parce qu'il est jugé, que lorsque Dieu nous juge, il nous libère par<br />

là même de Mammon. Sans quoi le jugem<strong>en</strong>t constaterait dramatiquem<strong>en</strong>t que nous appart<strong>en</strong>ons<br />

à Satan, sans autre recours.<br />

Le jugem<strong>en</strong>t de Dieu n'est pas seulem<strong>en</strong>t celui de notre personne, mais aussi de ce que<br />

nous avons, de ce que nous faisons, etc., donc il est aussi le jugem<strong>en</strong>t de notre trésor, et<br />

de notre arg<strong>en</strong>t sous tous les aspects. C'est une épreuve inévitable.<br />

(…)<br />

Délivrés, et non pas condamnés. Ce qui est condamné à ce mom<strong>en</strong>t, c'est la puissance de<br />

l'arg<strong>en</strong>t, non pas l'homme. Car il faut toujours nous rappeler que le jugem<strong>en</strong>t de Dieu n'est<br />

pas contre l'homme, mais pour lui. Dieu n'a ni la volonté ni l'int<strong>en</strong>tion de détruire l'homme<br />

et de le condamner, Dieu veut le sauver et le faire vivre. Ce jugem<strong>en</strong>t n'est donc pas <strong>en</strong><br />

vue de notre perdition, et l'ordre donné au jeune homme n'a pas pour but de démontrer sa<br />

méchanceté et combi<strong>en</strong> la condamnation de Dieu serait justifiée. A u contraire, il a pour but<br />

de montrer sa faiblesse, combi<strong>en</strong> il est esclave, combi<strong>en</strong> l'arg<strong>en</strong>t est une puissance, dont<br />

la force de l'homme ne saurait se libérer, combi<strong>en</strong> il a besoin de l'interv<strong>en</strong>tion de Jésus,<br />

combi<strong>en</strong> il a besoin de la grâce. Mais il n'y a pas d'autre possibilité, d'autre issue : il<br />

est vain d'espérer éviter de passer au travers du jugem<strong>en</strong>t.<br />

Or, ce jugem<strong>en</strong>t nous introduit, par son caractère même… dans un monde différ<strong>en</strong>t du monde<br />

naturel. Il nous conduit dans le monde de Dieu ; qui, déjà sur la terre, est caractérisé<br />

par la grâce. 11 faut certes nous rappeler le poids de ce mot trop usé. La grâce, c'est l'acte<br />

libre et gratuit de Dieu. Ce qui caractérise <strong>en</strong> effet le monde de Dieu, c'est la gratuité.<br />

La grâce est grâce précisém<strong>en</strong>t parce qu'elle ne s'achète pas. «V<strong>en</strong>ez, vous qui n'avez pas<br />

d'arg<strong>en</strong>t, pr<strong>en</strong>ez et mangez gratuit~m<strong>en</strong>t, sans verser de prix ... » (Es LV, 1-2). Nous sommes<br />

<strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce de cette extraordinaire libéralité de Dieu, qui, d'un côté, signifie que nous<br />

ne serions jamais capables de payer un prix suffisant, quel qu'il soit, pour acheter le<br />

pardon de Dieu, et qui, d'u~ autre côté, signifie que Dieu n'obéit pas à la loi du monde,<br />

mais a une autre loi, celle du don. Le seul comportem<strong>en</strong>t de Dieu est le don. Une seule fois<br />

Dieu s'est soumis à la loi de la v<strong>en</strong>te. Il a accepté que son fils soit v<strong>en</strong>du. I1 a accepté<br />

de payer le prix du rachat de l'homme. La rédemption, c'est très littéralem<strong>en</strong>t le paiem<strong>en</strong>t<br />

du prix demandé par Satan pour, affranchir l'homme.<br />

141


Dieu accepte de sortir de la gratuite pour traiter avec Satan, et là <strong>en</strong>core, nous avons<br />

à mesurer la profondeur de l'amour de Dieu qui r<strong>en</strong>once à sa propre volonté pour accepter la<br />

loi de l'<strong>en</strong>nemi, de même qu’<strong>en</strong> Christ Il accepte la conting<strong>en</strong>ce de la chair et sa limitation.<br />

Dieu paie un prix. Il accepte l'échange que demandait Satan, et celui-ci peut prét<strong>en</strong>dre<br />

avoir soumis Dieu à sa propre loi, celle de la v<strong>en</strong>te.<br />

(…)<br />

Mais alors, on compr<strong>en</strong>d la gravité de l'attitude catholique lorsqu'une certaine doctrine<br />

établit le système des mérites. Le mérite que l'on obti<strong>en</strong>t devant Dieu, au moy<strong>en</strong> des œuvres<br />

et des vertus, est un moy<strong>en</strong> de payer Dieu, d'acheter sa grâce. C'est-à-dire que l'on essaie<br />

de faire pénétrer la loi de l'arg<strong>en</strong>t dans l'œuvre de Dieu, que l'on essaie de faire <strong>en</strong>trer<br />

Mammon dans le monde de la gratuité : et de ce fait l'on détruit la totalité de l'œuvre de<br />

Dieu. Il n'y a plus à ce mom<strong>en</strong>t que la loi de notre monde et l'arg<strong>en</strong>t est véritablem<strong>en</strong>t Roi.<br />

La v<strong>en</strong>te monnayée des Indulg<strong>en</strong>ces n'est pas un accessoire, une déformation, c'est la conséqu<strong>en</strong>ce<br />

rigoureuse et nécessaire de l'achat de la grâce par les œuvres.<br />

Et c'est exactem<strong>en</strong>t la même erreur qui nous fait p<strong>en</strong>ser au jugem<strong>en</strong>t de Dieu comme à ce<br />

calcul de bi<strong>en</strong> et de mal, d'œuvres et de péchés, auquel nous sommes accoutumés. Combi<strong>en</strong> de<br />

fois p<strong>en</strong>sons-nous que le jugem<strong>en</strong>t de Dieu s'établit comme le résultat d'une pesée (la balance<br />

signe de la Justice) ou d'un bilan ! Et c'est au bas du grand livre où sont inscrites toutes<br />

nos bonnes et nos mauvaises actions que le Grand Comptable établit le solde.<br />

Mais Dieu n'est ni un épicier pesant une marchandise dont il fixe le prix, ni un grand<br />

comptable. Concevoir ainsi le jugem<strong>en</strong>t, c'est une fois de plus faire pénétrer la loi de l'arg<strong>en</strong>t<br />

dans la vérité de Dieu. C'est une fois de plus obéir à l'ordre de la v<strong>en</strong>te, alors que<br />

le monde de Dieu n'y obéit pas. Le jugem<strong>en</strong>t de Dieu est un jugem<strong>en</strong>t de la grâce : c'est la<br />

gratuité du don de Dieu <strong>en</strong> son fils qui change toute la perspective, et nous n'avons pas le<br />

droit de vouloir une logique des comptes. Celle-ci nous serait mortelle, mais la Miséricorde<br />

triomphe du Jugem<strong>en</strong>t (Jc Il,12-13). Et l'on compr<strong>en</strong>d d'autre part pourquoi le jugem<strong>en</strong>t<br />

de Dieu sur nous et notre arg<strong>en</strong>t (<strong>en</strong> même temps que nos œuvres) nous introduit <strong>en</strong> définitive<br />

dans le monde de la grâce.<br />

(Jacques Ellul, L’homme et l’arg<strong>en</strong>t, Presses bibliques universitaires)<br />

Nous devons pleinem<strong>en</strong>t accorder raison à Karl Marx pour son analyse de l’aliénation de<br />

l’homme par l’arg<strong>en</strong>t, par suite du système capitaliste. La disparition de l’être au profit<br />

de l’avoir est une des conséqu<strong>en</strong>ces de ce régime que nous voyons se développer au cours du<br />

XIXe siècle. Cet effet r<strong>en</strong>d l’adhésion au capitalisme pratiquem<strong>en</strong>t impossible pour un chréti<strong>en</strong>.<br />

Car nous ne sommes pas <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d'un accid<strong>en</strong>t secondaire, d'un fait qui aurait pu<br />

ne pas se produire, que l'on pourrait donc éliminer par une meilleure organisation du capitalisme<br />

: au contraire, c'<strong>en</strong> est la conséqu<strong>en</strong>ce inéluctable, car il ne peut <strong>en</strong> être autrem<strong>en</strong>t<br />

quand on assigne comme fin à la vie de l'homme de gagner de l'arg<strong>en</strong>t. L'idéologie du travail<br />

(vertu parce que produisant de l'arg<strong>en</strong>t) conduit évidemm<strong>en</strong>t à cet ordre de<br />

subordination. Il faudrait, pour qu'il <strong>en</strong> soit autrem<strong>en</strong>t, refouler le primat de l'arg<strong>en</strong>t,<br />

donner à l'activité économique une place accessoire, freiner le progrès technique, placer<br />

au premier plan la vie personnelle et spirituelle. C'est-à-dire très exactem<strong>en</strong>t, détruire<br />

le capitalisme. Mais à ce mom<strong>en</strong>t ne se pose plus le problème global, collectif, social de<br />

l'arg<strong>en</strong>t. Il n'est donc plus nécessaire de pr<strong>en</strong>dre parti sur une doctrine de l'arg<strong>en</strong>t, ni<br />

d'adhérer à un système.<br />

(Jacques Ellul, L’homme et l’arg<strong>en</strong>t, Presses bibliques universitaires)<br />

***<br />

142<br />

Le spectacle est l’autre face de l’arg<strong>en</strong>t : l’équival<strong>en</strong>t<br />

général abstrait de toutes les marchandises. Mais si l’arg<strong>en</strong>t<br />

a dominé la société <strong>en</strong> tant que représ<strong>en</strong>tation de<br />

l’équival<strong>en</strong>ce c<strong>en</strong>trale, c’est-à-dire du caractère échangeable<br />

des bi<strong>en</strong>s multiples dont l’usage restait<br />

incomparable, le spectacle est son complém<strong>en</strong>t moderne<br />

développé où la totalité du monde marchand apparaît <strong>en</strong><br />

bloc, comme une équival<strong>en</strong>ce générale à ce que l’<strong>en</strong>semble<br />

de la société peut être et faire. Le spectacle est l’arg<strong>en</strong>t<br />

que l’on regarde seulem<strong>en</strong>t, car <strong>en</strong> lui déjà c’est la<br />

totalité de l’usage qui s’est échangée contre la totalité<br />

de la représ<strong>en</strong>tation abstraite. Le spectacle n’est pas<br />

seulem<strong>en</strong>t le serviteur du pseudo-usage, il est déjà <strong>en</strong><br />

lui-même le pseudo-usage de la vie.<br />

Guy Debord, La société du spectacle


Je m’afflige des choses que l’on vi<strong>en</strong>t ici nous recommander ; on<br />

vi<strong>en</strong>t nous demander jusqu’à prier Dieu pour des intérêts et des<br />

procès d’arg<strong>en</strong>t, quand je voudrais voir ces mêmes personnes supplier<br />

Dieu de leur accorder la grâce de fouler ces choses aux pieds.<br />

(Sainte Thérèse d’A vila, Le Chemin de Perfection)


145

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