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Roger-Yves Roche La peinture refoulée (sur quelques pages ...

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200 / <strong>Roger</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Roche</strong><br />

Qu’est-ce que l’aura ? « Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique<br />

apparition d’un lointain, si proche soit-il », nous dit Benjamin. Cette notion d’aura<br />

est-elle applicable uniquement aux objets naturels, en l’occurrence ce paysage de<br />

montagne ? Non point. L’aura doit avant tout être rattachée aux objets historiques,<br />

et plus particulièrement aux Œuvres d’art. À une <strong>peinture</strong>, par exemple, qui se<br />

montre, se dévoile et se regarde dans le lieu même de sa conception. C’est le hic et<br />

nunc de l’œuvre, « l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. » 7<br />

Espace de la monstration, temps de la représentation : le spectateur, le regardeur<br />

vit la manifestation originaire de l’œuvre dans un mixte d’apparition et de disparition,<br />

de présence et d’absence, dans un mouvement proche du fort/da décrit par<br />

Freud : il entre dans un rapport de familiarité avec l’inquiétant, il se trouve soudainement<br />

transporté dans le « ça a été », pour reprendre l’expression de Barthes à<br />

l’endroit de la photographie dans <strong>La</strong> Chambre claire.<br />

C’est l’aura de tableaux que le narrateur voit revenir dans les paysages, l’absence<br />

qui éclôt dans la lumière d’un ici et maintenant et qui entre en fusion avec l’ombre<br />

d’un lointain-antérieur : « Certains après-midi, lorsque la lumière arrivait en biais, il<br />

fallait être vigilant, se méfier des ondulations d’herbes sauvages, des ponts de<br />

brique, du bruissement des feuillages, des hauts nuages blancs... » C’est l’aura d’un<br />

tableau perdu qu’il s’évertue à maintenir dans le cadre du paysage, hors cadre de son<br />

regard, la monstration qu’il tente de refouler dans la représentation : « ...Il fallait<br />

concentrer son regard <strong>sur</strong> un point précis, entre les arbres ou le long d’une pente, et<br />

ne plus le perdre de vue. On avait peu à peu appris à tenir les parents à distance, et<br />

lorsque leurs silhouettes nébuleuses s’esquissaient aux marges de la conscience, on<br />

n’avait plus aucun mal à les repousser. » (LF, 83)<br />

Cependant, le tableau original, l’image originaire tapie dans le paysage menace<br />

toujours de plus belle l’enfant : « Il fut repris par le souvenir de l’année 1938, juste<br />

avant le départ, comme s’il avait fallu tout vivre en l’espace de <strong>quelques</strong> mois. <strong>La</strong><br />

clôture : les lattes qui luisaient dans la nuit, il y avait aussi des couleurs nocturnes.<br />

Il avait posé son vélo et écouté la nuit. Il avait senti le chemin du retour se dérouler<br />

en lui-même, d’abord le monticule et ensuite l’allée bordée de lanternes. Il connaissait<br />

l’endroit de l’horizon où sa mère était assise à l’intérieur de la maison, sous le<br />

cône de lumière. » (LF, 92-93) L’image l’habite, le hante, au point que la nuit, il se<br />

met à pisser d’angoisse : il souffre d’énurésie picturale. Des paysages qu’il ne peut<br />

contenir le traversent : « On ne lui changeait plus ses draps : les taches se superposaient...<br />

de vastes terres se dessinaient chaque nuit sous son corps ; des continents<br />

qui débordaient leurs limites, des lignes de couleurs brunes qui se complétaient et<br />

fonçaient au fur et à me<strong>sur</strong>e... » En même temps, l’énurésie est une forme de jouissance.<br />

Elle trahit, traduit, l’appartenance du corps à un nouveau pays : « Il n’est<br />

même pas français et il pisse des cartes de France dans ses draps » (LF, 102-103)<br />

s’exclame la <strong>sur</strong>veillante du dortoir !<br />

Concentrer son regard, fixer les formes. Les métaphores, les métamorphoses<br />

affleurent à la <strong>sur</strong>face de la matière. <strong>La</strong> métaphore fascine, mais la fascination conduit<br />

à une forme d’aveuglement : « L’eau suivait les contours des rebords rocailleux et<br />

7 Cf. « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (1939), in Walter Benjamin,<br />

Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », p. 269-316.

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