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Roger-Yves Roche La peinture refoulée (sur quelques pages ...

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198 / <strong>Roger</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Roche</strong><br />

couche, mais couche après couche : ce n’est plus un rayon X qui défait l’intimité du<br />

tableau mais un pinceau qui l’invente.<br />

Ces deux ordres, le faire et le défaire, fonctionnent souvent de pair. Face à un<br />

paysage qui se montre dans toute l’étendue de son apparition, le lecteur hésite, ne<br />

sait plus à quel regard se vouer : « Devant lui déjà la pente d’herbe dont le vert s’obscurcissait<br />

et devenait en même temps plus coloré, plus intense comme si la tombée du<br />

soir la relevait et l’inclinait vers lui » (FI, 38) Quel est le regard qui regarde l’autre ?<br />

Celui du narrateur (métaphore du rayon X) ou celui du paysage (métaphore du<br />

pinceau) ? Combat sans fin de la transcendance avec l’immanence. Avec les<br />

paysages de Goldschmidt, comme le formule si bien Maurice Merleau-Ponty, « je<br />

serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas<br />

comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui<br />

comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois. » 6<br />

Où se trouve donc ce village que le narrateur ne voit pas mais regarde pourtant<br />

de toute l’intensité de son corps : « Le village était tout en bas et, malgré l’obscurité<br />

– étaient-ce les bruits qui montaient, était-ce le vent qui reprenait ? – on reçut de<br />

plein fouet l’ampleur du paysage. » (LF, 34) ? Cette fois, l’ouïe vient au secours de<br />

la vue, transporte les restes d’un tableau qui se terre dans un autre, comme l’ombre<br />

est une tache qui scande le jour en même temps qu’elle le contredit ; le tableau parle<br />

au corps, l’œil écoute (selon la belle formule de Claudel). Recevoir de plein fouet<br />

l’ampleur du paysage : la formule est le bon sésame, elle indique le degré d’ouverture<br />

des tableaux vus par le narrateur : littéralement décadrés.<br />

<strong>La</strong> métaphore du voyage en train entre l’Allemagne et la France, ce voyage sans<br />

retour, est à cet égard fondatrice :<br />

Vinrent ensuite des montagnes, si hautes que l’on ne pouvait en<br />

apercevoir les sommets depuis la fenêtre du compartiment, et puis des<br />

tunnels si longs qu’on avait le temps de compter jusqu’à plus de mille.<br />

C’était ridicule d’être véhiculé si petit sous la masse montagneuse,<br />

dans un tel tintamarre. On était assis face à face dans un cube oblong<br />

aux parois de bois laqué, enfermé dans un étui. On était à la fois dans<br />

la montagne et dans le compartiment... (LF, 19).<br />

L’espace du dehors finit par avaler l’espace du dedans : paysage avec train. Mais<br />

l’inverse est tout aussi vrai : le dedans fait corps avec le dehors : train-paysage. Le<br />

regard du narrateur n’a plus conscience d’une frontière tangible, le corps accepte<br />

d’être pris dans les feux croisés de la vitesse et de la fixité, du mouvement et de<br />

l’arrêt. Un troisième regard serait maintenant nécessaire pour accréditer le tableau<br />

final. Celui du paysage comme celui du narrateur n’y suffisent plus.<br />

Le train file à corps perdu, il est la ligne de fuite, il transporte plus qu’un corps :<br />

une mémoire fraîche, des souvenirs à peine secs, un enfant qui a pleine conscience<br />

de se séparer des paysages qui sont derrière lui : « Parfois la cloche du village sonnait<br />

par bouffées irrégulières, retenues par la poussée du vent. Et le ciel devenait<br />

jaune. Pourquoi savait-on que de cela on se souviendrait ? » (JA, 21) Les paysages<br />

6 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit (1964), Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais »,<br />

p. 23.

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