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Roger-Yves Roche La peinture refoulée (sur quelques pages ...

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196 / <strong>Roger</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Roche</strong><br />

liberté même de sa matière as<strong>sur</strong>er la liberté de son expression et débarrassée du<br />

grotesque initial de toute écriture débutante. » 3 Les figures du peintre et de l’écrivain<br />

y sont sans cesse confondues et paraissent comme seules « susceptibles de mettre en<br />

œuvre toute cette frange de perceptions que l’action néglige et escamote. » (ME, 70)<br />

Une double activité qui n’aurait de comparaison possible qu’avec celle du traducteur<br />

: « Écrire ou peindre c’est savoir que ce qui fait écrire ou peindre reste inentamé...<br />

au bout du compte, le formulable se retrouve tout bête, puisque comme pour<br />

la traduction, c’est toujours à recommencer. » (ME, 78)<br />

Autant dire que chez Goldschmidt, l’idée de la <strong>peinture</strong> continue d’habiter l’intériorité<br />

de la page d’écriture. De fait, le plaisir pictural, braise jamais éteinte, devrait<br />

alors être entendu comme une sorte de seconde langue, de langue seconde, susceptible<br />

de faire revenir le reste d’un visible perdu. On le verrait peut-être <strong>sur</strong>gir par<br />

transparence, comme ce cavalier et sa monture <strong>sur</strong> la page lisse.<br />

C’est vers ce reste perdu-retrouvé, à travers une forêt d’images-traits et de<br />

mots-matière, que je voudrais entraîner le lecteur. Un reste qui, à première vue,<br />

tiendrait moins du footballeur (image-corps) que du village ou du peuplier (imagepaysage).<br />

À première vue...<br />

Parcourir une page-paysage dans un récit de Goldschmidt, revient peut-être à<br />

faire connaissance avec la description d’un tableau accroché dans je ne sais quel<br />

musée d’Europe, ou bien reproduit dans une histoire de l’art quelconque. On pourrait<br />

imaginer, un peu à la manière de Stendhal dans la Vie de Henry Brulard qui croit<br />

raconter son passage du col du Grand-Saint-Bernard avec l’armée d’Italie et qui<br />

s’aperçoit tout aussitôt qu’il ne fait que décrire une gravure représentant l’événement<br />

(exemple cité des dizaines de fois), que l’écrivain nous abuse. À lire telle<br />

description de <strong>La</strong> Ligne de fuite, n’a-t-on pas en effet l’impression de se trouver<br />

devant un tableau de Caspar-David Friedrich :<br />

Un matin, sous un ciel bleu profond, une couche de brouillard recouvrait<br />

la vallée comme un lac dont sortaient çà et là des nuages. Au bord<br />

de ce lac si vaste qu’on avait envie de tendre les bras vers lui<br />

émergeaient les crêtes les plus élevées, ultimes ressauts de la montagne<br />

: des ilôts dans une mer de brume. En dessous, on voyait la pente<br />

d’herbe verte sombrer d’un coup dans les profondeurs du brouillard.<br />

Le regard la sentait s’y prolonger. Parfois, quelqu’un sortait de la<br />

brume, forme grisâtre se colorant progressivement. De tout en bas<br />

montaient les bruits du village : une scie, une voiture, un appel. (LF,<br />

128-129)<br />

<strong>La</strong> nature tourmentée qui tourmente, cette dilection mélancolique pour les ciels<br />

chargés d’histoires térébrantes, le regard en <strong>sur</strong>plomb : la <strong>peinture</strong> romantique n’est<br />

pas loin. D’autres <strong>pages</strong> pourraient de même receler un Turner, un Constable ou,<br />

plus proche de nous, un Cézanne.<br />

Cependant, le lecteur doit se rendre très vite à cette raison : aucun tableau existant<br />

ne se cache derrière la nature. <strong>La</strong> nature n’est pas à peindre, elle est déjà, toujours<br />

déjà <strong>peinture</strong>. Ses lignes de fuite, ses effets de perspective se donnent ostensiblement<br />

à voir : « Quand on quitte Paris par l’est, on éprouve une sensation étrange<br />

3 Georges-Arthur Goldschmidt, <strong>La</strong> Matière de l’écriture, Éditions Circé, 1997, p. 67.<br />

Désormais abrégé en ME.

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