Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

sécher. Elle ne l’a jamais plus revu et m’a demandé un
jour si j’en avais encore.
C’était peut-être une façon de me faire savoir que je lui
manque. Elle voit peu de poil à la maison.
Les demoiselles Dillon ont ouvert leur pensionnat
réputé après l’armistice de 1918, en partant d’un noyau
de réfugiés qu’elles avaient hébergés. La fondatrice est la
propre petite-fille d’Hammerless-Dillon qui a donné son
nom à l’une des artères majeures de Tigreville. Depuis
qu’elle est impotente, sa nièce administre l’entreprise.
Elles appartiennent à ces dynasties en diagonale où l’on
persévère de tantes en nièces. Les hommes s’en sont
écartés, terrifiés sans doute par l’ombre du grand
Hammerless, dont je ne sais toujours pas qui il était. Le
bâtiment est noble ; il donne une idée de ce que seraient
devenues les propriétés avoisinantes, si l’on avait
continué de les arroser. Mais qui donc s’était occupé de la
plus jeune des demoiselles Dillon ? Quand j’y pense, le
véritable monument aux morts de 14, c’est cette longue
fille grisonnante dans sa robe noire, telle qu’elle m’est
apparue ce matin-là, droite sur sa pelouse.
J’allais pousser la grille, lorsqu’un scrupule médiocre
m’a retenu. Je n’avais pas encore reçu le mandat de
M. Rogeais ; j’étais sans un sou ; le taxi de Deauville, les
premiers frais d’hôtel, avaient englouti la monnaie
épargnée par le naufrage de Montparnasse… Il faudra
d’ailleurs, dans quelques instants, que je constate combien
m’a coûté la nuit chez Esnault. Si je glisse une main
superstitieuse le long de mon pantalon, il me semble que